Les prisonniers de guerre et les travailleurs slaves en

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mémoire
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 891 - novembre 2014
Les prisonniers de guerre et les
travailleurs slaves en Moselle annexée
Lors de la libération de la Moselle, les troupes américaines découvrent des dizaines de milliers de prisonniers de guerre soviétiques et de
travailleurs civils slaves que les nazis avaient contraints au travail pour faire tourner l’économie de guerre du Reich. Des milliers d’autres
n’ont pas vécu cette libération (les prisonniers de guerre principalement), victimes de terribles conditions de détention. Une histoire
méconnue qui éclaire pourtant les mécanismes de la politique raciale nazie envers les « sous-hommes » (« Untermenschen ») slaves et la
réalité tragique de l’annexion dans les provinces de l’est de la France. Un article de Cédric Neveu.
Les prisonniers
de guerre soviétiques
Le 22 juin 1941, l’Allemagne déclenche l’opération « Barbarossa ». Remportant des succès
fulgurants, la Wehrmacht a fait 2,4 millions
de prisonniers en d
­ écembre 1941. Si l’Alle­
magne a ratifié la troisième Convention de
Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, Hitler n’entend pas l’appliquer aux « Untermenschen » slaves victimes
de sa croisade d’anéantissement pour conquérir l’espace vital nécessaire à l’Allemagne.
La Wehrmacht laisse donc mourir ses prisonniers dans des camps à ciel ouvert. La
sous-alimentation organisée, l’absence de
soins médicaux, les rigueurs climatiques de
l’URSS provoquent une héca­tombe en parti­
culier lors de la grande épidémie de typhus
de l’hiver 1941-1942. Autre ­facteur de la surmortalité des prisonniers soviétiques, les
massacres perpétrés par les Einsatzgruppen
et des unités régulières de la Wehrmacht
(600 000 victimes). A la fin de l’année 1941,
le bilan humain est terrifiant. Au cours des
six premiers mois de guerre, sur 3,3 millions
de prisonniers, deux m
­ illions sont morts. A
la fin de la guerre, sur les 5,6 millions de soldats soviétiques faits prisonniers, 3,8 millions – soit 70 % – ont péri alors que le taux
de décès ne dépasse pas 2 % pour les captifs
de guerre français.
Ce massacre délibéré ralentit fin 1941 avec
l’échec de la « Blitzkrieg » devant Moscou.
Pour alimenter une guerre d’usure, il ne faut
pas des cadavres, il faut des bras. Hitler reconsidère sa politique raciale à l’égard des
Slaves, entrevoyant les bénéfices de cette force
de travail peu coûteuse et servile pour l’économie de guerre. Au début de l’année 1942,
les autorités allemandes initient le transfert
des prisonniers de guerre dans les usines allemandes. Ils sont près de 631 000 à l’été 1944.
Les conditions de déten­tion s’améliorent progressivement, sans jamais atteindre cependant
celles des captifs des nations occidentales.
Malgré cette ­évolution, près de 200 000 prisonniers de guerre soviétiques décèdent au
travail ­forcé en Allemagne.
En Moselle, annexée depuis juin 1940, les pays conquis. A l’Est, les nazis procèdent à
premiers contingents de captifs slaves ar- de véritables razzias. Des villages entiers sont
rivent à l’automne 1941 au sein du complexe raflés et envoyés de force dans le Reich. Ces
du Stalag XII F de Forbach. D’abord installé travailleurs civils polonais et ces travailleurs
à Sarrebourg, le camp central est transféré en de l’Est (Ostarbeiter) sont déversés par convois
mai 1941 au lieudit Ban-Saint-Jean, ­situé sur dans les différents sites industriels de l’Allela commune de Denting, à six kilomètres à magne. A l’été 1944, près de huit millions de
l’est de Boulay. Ancien casernement de l’ar- travailleurs étrangers alimentent ainsi l’écomée française s’étendant sur 88 hectares, ce nomie de guerre du Troisième Reich, soit un
site est transformé à l’automne 1941 en grand travailleur du Reich sur quatre.
camp de triage pour Soviétiques qui sont enLes premiers Polonais arrivent en Moselle
registrés puis répartis dans les dizaines de à la fin de l’année 1940. A chaque arrivée de
Kommandos de travail installés en Moselle, convoi, un fonctionnaire de la Gestapo contrôle
surtout dans la sidérurgie et le bassin houil- les nouveaux arrivants à partir d’une liste de
ler. Le Ban-Saint-Jean peut alors accueillir transport. Parquée dans des camps spéciaux,
de 1 500 à 3 000 prisonniers. A ­l’arrivée des – une soixantaine réservée aux Slaves –, martransports, après quinze jours de voyage avec quée comme du b
­ étail – P (Polen) pour les
peu d’eau et de nourriture, les cadavres se Polonais et Ost pour Ostarbeiter –, la maincomptent par dizaines. Les malades et impo­ d’œuvre slave est v­ ictime d’un régime d’« apartents sont transférés à Boulay où se trouve theid ». La Lorraine du fer et celle du charbon,
le camp-hôpital, en réalité un mouroir du mais aussi l’agriculture, puisent massivement
fait de l’insuffisance
criante de personnels et de moyens
médicaux. Ceux qui
peuvent être remis sur
pied sont soignés puis
affectés dans l’un des
93 camps de travail recensés principalement
dans le bassin houiller
et la sidérurgie. Ils sont
près de 30 000 travaillant dans les usines, les
mines, les ­entreprises,
les fermes.
Dans les Komman­
dos de travail, disposant de rations
alimentaires très in- La gare de Metz aujourd’hui. De 1940 à 1945, elle fut un
lieu de transit pour des milliers d’hommes et de femmes en
suffisantes, affai­blis provenance de l’est européen et de l’URSS, véritable bétail
par les maladies, vic- humain assujetti au travail par les nazis en Moselle annexée.
times de brutalités des
gardiens, les prisonniers soviétiques meurent dans cette force de travail. Elle est vitale pour
par centaines. Spontanément, les habitants l’économie mosellane dont la population lades villages alentour, les ouvriers travaillant borieuse est gravement amputée par les évaavec eux donnent du pain, des vêtements. cuations de 1939, les expulsions de 1940 puis
En échange, les prisonniers fabri­quent de par la mobilisation de la jeunesse mosellane
petits objets artisanaux en remerciement. dans la Wehrmacht et la « transplantation »
Les risques sont importants car en cas d’ar- de force (Umsiedlung) de milliers de familles
restation par la Gestapo, le Slave est exécu- mosellanes suspectes dans le Reich en 1943.
té et le Volksdeutsche mosellan transféré en Dans ces camps comme au travail, l’arbitraire
camp de concentration (KL) pour « ­relations de la police des usines règne. Cette police doit
interdites ».
lutter contre les insuf­fi sances au travail (paresse, lenteur, r­ etards répétés) et les sabotages.
Le Troisième Reich et la
Elle s’efforce également d’empêcher toute framain-d’œuvre civile slave
ternisation. Elle est de fait une auxiliaire préDès la victoire sur la Pologne, des dizaines cieuse de la Gestapo qui ne peut contrôler
de milliers de Polonais sont envoyés travailler seule les dizaines de milliers de travailleurs.
dans les usines allemandes suivis, au fur et à Dans les campagnes, la surveillance est asmesure des victoires, par les populations des surée par la gendarmerie. Les conditions de
Marc Ryckaert
P
endant la seconde annexion (19401945), un habitant sur sept en Moselle
est soit un prisonnier de guerre sovié­
tique, soit un travailleur civil slave (polonais,
yougoslave, ressortissant des territoires de
l’URSS occupés), contraints au travail forcé
au service de l’économie de guerre du Reich.
Selon nos recherches, au moins 9 500 prisonniers de guerre et 300 travailleurs civils y
laissent la vie. Retour sur une réalité méconnue mais caractéristique du sort particulier
réservé aux provinces de l’est de 1940 à 1945.
vie des Ostarbeiter sont bien meilleures que
celles des prisonniers. Ils peuvent organiser
des fêtes entre eux, des crèches sont aménagées. Mais, l’envers du décor est moins favorable tant la répression se montre féroce à la
moindre infraction.
La politique répressive
de la Gestapo
La Gestapo et la Kripo (Police criminelle)
sont chargées de l’application de cette ségrégation raciale et de la mise au travail effective
de cette main-d’œuvre. Pour les autorités allemandes, cette arrivée massive de populations
exogènes constitue une grave menace aussi
bien pour la sécurité intérieure que pour la
pureté raciale de la communauté du peuple
allemand (contacts amicaux avec la population allemande, relations sexuelles). Pour ces
raisons, d’extrêmes précautions sont prises
par les autorités policières notamment par
les accords Himmler-Thierack de l’automne
1942. Consacrant une « ­justice policière »,
qui fait de la Gestapo une force de police et
une instance punitive, ces a­ ccords p
­ révoient
que les travailleurs slaves ne seront plus justiciables devant les tribunaux mais dépendront exclusivement de la police SS.
Les crimes de sabotage, paresse, fuite de
son lieu de travail, vol, relations sexuelles
avec un membre de l’ethnie allemande sont
systématiquement transmis à la Gestapo.
Pour les affaires les moins importantes, cette
police se contente de quelques semaines de
prison accompagnées d’un sévère avertissement. Pour les autres, c’est l’internement
au camp de rééducation par le travail (AEL,
Arbeitserziehungslager) de Guénange. Les
AEL, dépendant de la Gestapo, sont créés
par Himmler au printemps 1940. Destinés
à rééduquer les « travailleurs paresseux », ces
camps ont l’avantage pour les autorités nazies de soumettre le travailleur rétif à une
période de « rééducation » avant de le renvoyer dans son entreprise, ce qui ne pénalise pas les firmes allemandes. Le camp de
Guénange fonctionne d’octobre 1941 à septembre 1942 puis les services de la Gestapo en
Moselle privilégient le camp de rééducation
de Schirmeck, en Alsace, puisque qu’il autorise un internement jusqu’à six mois, période
suffisante pour corriger les « fortes têtes ».
Cette répression vise également les Mosellans
apportant leur aide aux prisonniers ou aux
travailleurs slaves. La Gestapo s’empare de
ces cas de fraternisation et ­arrête une centaine de Mosellans, pour la plupart envoyés
à Schirmeck.
A partir de la fin de l’année 1942, la Gestapo
change de stratégie devant la recrudescence
des délits de droit commun, des évasions, la
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multiplication d’actes de sabotage ou de négligence. En vertu d’un décret d’Himmler de
décembre 1942 qui demande le transfert de
35 000 détenus dans le système concentrationnaire, des convois importants sont organisés
de janvier à mai 1943. Les femmes quittent
la prison du Grand Séminaire de Metz vers
le KL Ravensbrück ou celui d’Auschwitz.
Pour les hommes, c’est le tout nouveau KL
Natzweiler qui fait office de camp d’envoi.
Dans la pratique, les décisions d’internement
sont expéditives, en moyenne moins de dix
jours entre l’arrestation et le départ. Souvent
l’ordre d’envoi en KL de travailleurs slaves
ne porte que le nom et le prénom, voire une
date de naissance à la différence des travailleurs de l’ouest où l’état civil est extrêmement
détaillé. Les vies n’ont pas la même importance bureaucratique.
L’ouverture du camp de la Neue Bremm
(Sarre) à l’été 1943 puis celle du camp de
Woippy, au nord de Metz en août modifient
le dispositif répressif. Ces deux prisons de police, dépendant exclusivement de la Gestapo,
offrent l’avantage de ne plus externaliser
la répression rééducative vers Schirmeck.
Woippy et la Neue Bremm drainent désormais les travailleurs étrangers arrêtés par la
Gestapo. La prison du Grand Séminaire devient le centre d’internement des femmes.
Après plusieurs semaines de détention particulièrement brutales, les travailleurs sont
pour la plupart remis au travail. La répression concentrationnaire n’a pas pour autant
disparu. Ces deux camps servent de réservoirs pour les travailleurs « irré­cupérables »
comme ces cinquante-cinq travailleurs et
travailleuses soviétiques, capturés en juillet 1944 pour rupture de contrat de travail
et vol, transférés depuis Woippy et le Grand
Séminaire vers les camps de Natzweiler et
Auschwitz. Au total, au moins 650 travailleurs civils slaves sont transférés vers les
camps de concentration nazis.
Macabre comptabilité
En parallèle, pour frapper les esprits, la
Gestapo organise des exécutions sommaires.
Sous l’appellation « traitement spécial », elle
consiste en la pendaison-spectacle d’un travailleur ou d’un prisonnier de guerre slave
devant l’ensemble de ses cama­rades. Pour
ne prendre qu’un exemple, citons la pendaison d’un jeune Polonais en janvier 1943 à
Guinzeling sur ordre du KdS (1) Sarrebourg,
pour avoir eu des relations sexuelles avec
une Mosellane. A Woippy, la Gestapo utilise
une potence-mobile. Régulièrement, des prisonniers slaves sont extraits du camp pour
être pendus discrètement dans les bois de la
banlieue messine. Nos recherches nous permettent d’avancer le chiffre d’une vingtaine
de pendaisons de détenus de Woippy entre
août 1943 et août 1944. Parfois, la police
orga­nise une pendaison-spectacle comme le
20 août 1944 où quatre Ostarbeiter du camp
d’Amnéville sont pendus devant l’ensemble
des travailleurs russes du camp pour l’assassinat d’une gardienne mosellane. Les autres
travailleurs sont contraints à défiler devant
les cadavres se balançant au bout de la corde.
A la libération, les troupes américaines découvrent des milliers de prisonniers de guerre
affamés, dans un état sanitaire déplorable.
Environ 60 000 citoyens soviétiques et polonais se trouvent en Moselle. La question de
leur rapatriement se pose, l’URSS réclamant
ses ressortissants. Le drame vécu pendant
quatre ans se poursuit avec le rapatriement.
Considérés comme des traîtres, de nombreux
prisonniers connaissent la prison, le Goulag
ou les bataillons disciplinaires, d’autres sont
exécutés. Même situation pour les Ostarbeiter
suspectés d’être des collaborateurs des nazis.
En Moselle, la terre révèle les crimes commis par les nazis contre les prisonniers de
guerre notamment au Ban-Saint-Jean et à
Boulay avec leurs 6 600 corps. Cependant,
des dizaines d’autres lieux contribuent au
macabre décompte et n’ont pas été pris en
11
compte. Aucun chiffre défi­nitif ne peut donc
être avancé sur l’ensemble de la Moselle :
6 600 ? 9 500 ? 20 000 ? Impossible de trancher
de manière péremp­toire puisque les fouilles
n’ont pas été menées sur l’ensemble des sites
et que les archives originales sont presque
inexistantes. Si le nombre des victimes n’est
pas aussi vertigineux, les Ostarbeiter et travailleurs civils polonais méritent aussi l’attention des historiens tant leur vie ne pesait
pas grand-chose dans l’échelle raciale nazie.
Les querelles mosellanes souvent vives autour
de la macabre comptabilité n’ont en fait pas
grand sens. Le travail d’histoire autour de la
présence des Slaves en Moselle doit se poursuivre car il permet de mieux comprendre
les mécanismes de la politique raciale à l’encontre de ces « Untermenschen » et éclaire
sous un jour nouveau la terrible réalité des
­années ­d’annexion dans les ­provinces de l’est.
Cédric Neveu
n Cédric Neveu est historien et est notamment
l’auteur, avec Christine Leclercq, Alexandre
Méaux et Olivier Jarrige, de Trous de mémoire –
Prisonniers de guerre et travailleurs forcés
d’Europe de l’Est (1941-1945) en Moselle
annexée. Ed. Serpenoise, Metz, 2011.
(1) KdS : Kommandeur der Sipo-Sd, commandant de la Police de sécurité-Service de sécurité
témoignage
Le périple d’un jeune Mosellan
« On ne connaît guère le sort malheureux de nos trois départements de l’est de la France, Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle, annexés par deux
fois par l’Allemagne », nous écrit Jean Pierret, vice-président de la section de Sarralbe et environs (Moselle) de la FNDIRP. Son témoignage
donne un aperçu de leur tragique destin et de la capacité de résistance de leurs habitants.
L
e 18 janvier 1942, refusant de servir le Reich, je tente
de rejoindre mon frère aîné, engagé volontaire au
5e Chasseur en Afrique du Nord. Arrêté en zone
rouge par la Feldgendarmerie, je suis incarcéré à la prison de la Gestapo à Sarrebourg où je subis la torture des
interrogatoires de la tristement célèbre police secrète allemande. Dix-huit jours après, je suis transféré à la prison Maurice Barrès de Metz où je connais les privations
de ce dur ­hiver. Le 31 mars 1943 je suis condamné à trois
mois de prison pour m’être soustrait au Service obligatoire du travail (« Arbeits­dienstpflichtentziehung »), suivis
de mon enrôlement au RAD (Reichsarbeitsdienst), dans
un camp disciplinaire à Bierbach en Allemagne. J’y suis
le seul Mosellan, parmi la majorité de Bavarois peu fanatiques, hormis l’encadrement, pendant six mois.
Enrôlé de force dans la Wehrmacht le 4 avril, au 4e
Ersatzbataillon à Francfort-sur-le-Main, quelque temps
plus tard ma compagnie est envoyée en occupation en
France, à Saint-Etienne, pour l’instruction avant de
partir au front. C’est là que germe en moi l’idée d’une
nouvelle évasion. Lors d’une marche à travers la ville,
un jour je vois une enseigne sur un bâtiment : « Usine
Giron Frères ». Je me rappelle alors que l’usine où était
employé mon père était une filiale de cette usine. Et que
je connais de par mon père son directeur M. Bietrix qui
est officier de réserve. Lors d’une permission de sortie,
je fausse compagnie à mes « camarades » et me présente
à la porte de l’usine en demandant à voir M. Bietrix. Je
me souviens encore de la peur que j’inspire au portier et
à la jeune fille au guichet, avec mon uniforme (boche) et
fusil sur le dos ! Quand M. Bietrix arrive, il me reconnaît
de suite : « Mais nom de Dieu, c’est le fils Pierret ! », s’exclame-t-il. C’est donc sans méfiance qu’il me fait entrer
dans son bureau, connaissant les sentiments antiallemands
de mon père. Je l’informe de la situation en Moselle, de
l’échec de ma première évasion, de mon enrôlement de
force dans la Wehrmacht et la raison pour laquelle je me
trouve en sa présence. Bientôt il est rejoint par d’autres
personnes, et je saurai par la suite qu’ils font partie d’un
réseau de résistance dont un des membres, M. Guérin,
mourra en déportation.
On me photographie pour établir une fausse carte
d’identité et on me donne rendez-vous dans une dizaine
de jours mais par prudence à une autre adresse. Parmi
ces personnes se trouve Marcel Gabriel, ancien rédacteur du Courrier de la Sarre à Sarreguemines, qui a été
expulsé en 1941 et occupe un poste important à la préfecture de Saint-Etienne, ce qui lui facilite l’établissement
de faux papiers.
Quelques jours après, au cours de l’instruction militaire,
me voilà avec une hernie ; emmené à l’hôpital Bellevue de
Saint-Etienne, je suis opéré. Entre temps, ma compagnie
est retournée à Francfort. Je rentre en voiture sanitaire à
la caserne Grouchy. Le commandant, un officier très sympa, me demande mon adresse et me gratifie de 15 jours de
convalescence, en disant : « Encore un que je ne reverrai
plus ! ». C’est donc accompagné par un sous-officier que je
prends le train avec arme et bagages, ce dernier portant mes
affaires, vu mon opération récente. Aucun contrôle dans
le train. Ce qui me donne une idée pour la suite, puisque
je dois rejoindre mon unité à Francfort après ma perme.
Le 26 août 1943, je prends le train à Metz, risquant le
tout pour le tout : direction Lyon-Saint-Etienne. Comme
le voyage précédent, aucun contrôle ; on peut dire que la
chance sourit aux audacieux. Je me pointe dès mon arri­
vée 12 rue de l’Industrie, chez un nommé Maliquet, me
débarrasse de mon uniforme abhorré, et me voilà (oh !
grand soulagement) en civil. Laissant chez le monsieur
mon uniforme et mon armement, un Mauser et une baïonnette, je me rends à l’usine où M. Bietrix, très s­ oulagé de
me revoir, me remet ma fausse carte d’identité au nom
de Bour Jean et me donne quelque argent et des vêtements. Ayant une adresse où je peux trouver accueil, je
pars pour Culles les Roches en Saône-et-Loire où la maîtresse du château, Mme de Jussieu, me reçoit à bras ouverts. Elle me fait héberger dans une ferme des environs
où je suis contacté par la Résistance. Pendant un certain
temps séden­taire, je rejoins ensuite le maquis de SaintGengoux. Blessé lors d’un engagement avec l’ennemi, je
suis soigné aux Valottes, petite ferme près de Chenôve.
A mon réta­blissement, je m’engage dans la 1re Armée
­française le 13 décembre 1944 à Dijon.
Quelque temps après mon évasion, mes parents ont été
informés de ma condamnation à mort pour désertion avec
armes en temps de guerre, par les autorités allemandes.
J’ai fait la campagne France-Allemagne et ai été blessé
de nouveau, à Colmar. Je ne rentrerai de la zone d’occupation française (Freiburg/Brisgau) que le 13 décembre
1947, ayant contracté un engagement de trois ans. Comme
invalide de guerre, je suis embauché aux Houillères du
Bassin de Lorraine en tant qu’agent administratif…
On ne parle guère des souffrances de notre région. J’ai trois
cousins qui ne sont pas revenus de Russie et un autre mort
à Dachau. Mon grand-père était soldat sous Napoléon III,
mon père fut forcé de servir le Kaiser, et moi je fus ­enrôlé
dans l’armée d’Hitler malgré moi avant de rejoindre la
Résistance. La France n’a guère protesté contre les deux
annexions par l’Allemagne de nos trois départements…
Jean Pierret
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