La vision esthétique du monde chez Frédéric Schiller

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Université de Poitiers
Faculté de Sciences Humains et Arts
Département de philosophie
THESE DE DOCTORAT
DE L’UNIVERSITE DE POITIERS
La Vision Esthétique du Monde
Chez Frédéric SCHILLER
Présentée et soutenue par
Madame Bochra ABBAS
Sous la direction de
Monsieur le Professeur Jean-Louis VIEILLARD BARON
Année 2008
Au pays riche par les trésors de la beauté et du charme
À mon pays légendaire
À la Syrie
Monsieur le Professeur Jean-Louis VIEILLARD BARON
Je tien à vous remercier, sans vous ce travail n’aurait pas été possible, surtout
dans les derniers étapes où vous avez su me faire garder confiance en moi. Et en
plus, vous avez pris sur votre temps précieux pour me donner de très nombreux
conseils importants.
Votre passion et votre rigueur pour la recherche seront pour moi une référence
majeure.
Que votre soutien scientifique et moral continu soit vivement récompensées.
Soyez en sincèrement remercié et croyez en ma profonde considération.
Soyez éteints, ô millions d’êtres !
J’offre ce baiser au monde entier !
Frères, au-dessus de la tente étoilée
Doit habiter un père plein, de bonté.
F. Schiller
(A LA JOIE)
SOMMAIRE
Introduction
Chapitre I Schiller et la civilisation
Chapitre II La spéculation de l’art
Chapitre III Le théâtre : une institution culturel
Chapitre V Le jeu : la liberté intérieure
Conclusion
Table des Matières
Bibliographie
Introduction
Dans son introduction des Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme Leroux écrit que, l’idée maîtresse de Schiller fut de résoudre les
problèmes politiques de son temps par le recours à l’esthétique cela à partir du
moment où il fut confronté à la Révolution française. Auparavant, comme
l’atteste sa correspondance avec Körner, commencée en 1784 ; les Poèmes
philosophique (1788-1789) et divers écrits en prose, sa préoccupation était
purement esthétique.
Cette fièvre créatrice aboutit en 1754 aux Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme. Elles représentent l’effort le plus aboutir de son œuvre,
avec l’article Sur la Poésie naïve et la Poésie sentimentale (1795-1796).
Les Lettres sont une sorte d’état des lieux, de mise en ordre systématique et
raisonnée de toutes les conceptions esthétiques qu’il avait agitées jusqu’alors.
On peut suivre dans les réflexions de Schiller, depuis l’année 1786
environ, la formation d’un humanisme hellénisant dont l’idéal est une humanité
forte et harmonieuse. « C’est sur cette conception humaniste, mise en forme
et développée systématiquement dans les Lettres, que Schiller a bâti son
esthétique. Le beau y est proclamé comme la condition et le symbole de toute
perfection humaine ; la notion de beauté idéale y est déduit de l’idée d’humanité
idéale, du pur concept d’humanité »1.
Qu’est-ce à dire et comment, d’abord, se présenter la pure humanité ?
Selon Leroux que, dans les Lettres (11 à 14) Schiller a répondu à cette question.
Il y part d’une analyse des facultés humaines, d’une psychologie : l’âme
humaine est composée de deux « natures » essentielles ; la nature sensible ou
moi phénoménal et la nature raisonnable ou moi absolu. Le moi phénoménal,
c’est l’homme qui vit dans la relativité de l’espace et du temps, où il est
déterminé par la succession de ses perceptions, de ses sensations et de ses états
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 8-9
affectifs. Le moi absolu, c’est l’homme qui dépasse la relativité ; c’est la libre
personnalité pensante et agissante qui ne dépend pas du temps, qui n’est établie
que sur elle-même, qui assiste immuable, aux changements de son être
phénoménal et les met en forme. Elle s’élève des perceptions jusqu’à
l’expérience en accomplissant des actes dont la validité est universelle et en
énonçant des jugements.
Si telle est la structure profonde de l’âme humaine, la tâche de l’individu
qui tende à la pleine humanité est en premier lieu d’obéir aux deux exigences
opposées de son être raisonnable et de son être sensible, tiraillé qu’il est entre
deux directions contraires, tel le côcher de l’attelage ailé de Phédon de Platon.
A cette réalisation progressive d’unité dans la multiplicité – tel est le
but – comment parvenir ? Un obstacle fondamentale semble s’y opposer (Lettre
13) : la nature sensible aspire au changement ; la nature raisonnable est dans
l’immutabilité. Leurs tendances contraires poussent chacune d’elles à
outrepasser ses limites pour envahir le domaine de l’autre. L’unité de l’âme
risque donc d’être compromise ; le conflit de nos deux natures peut conduire à
la destruction de l’une ou de l’autre. L’instinct sensible peut usurper la fonction
législatrice de l’instinct raisonnable ; tout au contraire, l’instinct raisonnable
peut, en pénétrant dans la sphère de l’instinct sensible, tenter de se substituer à
lui, supplante le moi phénoménal et le détruise ou l’anéantir totalement dit
Leroux.
Pour que l’unité de l’âme soit sauvegardée, il importe en conséquence que
les deux natures soient confinées chacune dans son domaine légitime.
La limitation est la condition de l’unité et c’est réciproquement qu’elles se
limiteront. Mais attention, limitation ne signifie pas mutilation : les deux
pulsions ne pouvons se limiter l’une l’autre qu’en développant chacune son
aptitude propre. Ainsi, la pulsion sensible se procurera le plus de contacts
possibles avec le monde tandis que la nature raisonnable rendre l’activité de la
raison aussi intense que possible.
La limitation de chacun des instincts ne doit en aucun cas résulter de sa
faiblesse ; elle doit bien plutôt être l’effet de la force de l’autre ; l’instinct
sensible doit être borné et détendu – si on conjoint les instincts comme des
énergies – non par sa propre impuissance, mais par la liberté morale de l’instinct
formel ; de même l’instinct formel doit être détendu non par sa paresse à vouloir
ou à penser, mais par une abondance de sensations qui résiste à l’envahissement
de l’âme par l’esprit.
Or, et c’est ici que Schiller fait appel à la beauté. Cet accord vigoureux de
toutes les facultés de l’homme, Schiller pense que la beauté seule peut
l’engendrer. C’est en présence d’un objet beau, d’une œuvre belle à plus forte
raison, que l’homme aura l’intuition de son humanité parfaite, qu’il se sentira
complètement homme. Grâce à la beauté, la matière et la forme vibreront à
l’unisson et, de cette harmonie, surgira, ultime achèvement et trait suprême de
l’homme total, la liberté humaine au sein même de la vie sensible. L’humanité
complète est une humanité libre et forte écrit Leroux.
« Ce que, après des milliers d’années seulement,
Découvrit la raison vieillissante
Se trouvait, dans le symbole du beau et du grand,
Par avance révélé à l’entendement, encore dans l’enfance, de l’humanité »1.
On aura noté, ici, chez Castillo dans son ouvrage Sensibilité et dualisme dans
les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme que,
le
besoin
d’un passage entre la rationalité et la sensibilité suscite l’élaboration d’une
conception esthétique de l’homme. Mais, ce faisant, Schiller s’expose à la
contradiction permanente ; et il le sait. Il en souligne l’incohérence spéculative :
1
) F. Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, 1944, p 97
« Rien n’est plus incohérent et contradictoire que de concevoir ainsi la beauté,
car la distance entre la matière et la forme, entre la passivité et l’activité, entre la
sensibilité et la pensée est infinie, et il n’existe absolument aucun intermédiaire
qui puisse la combler »1.
Entre l’unité et la dualité se maintient une réelle contradiction,
contradiction que Schiller explore tout au long des Lettres. Il en multiplie les
formes, les définitions et les raisons. Lui-même fait du dualisme un usage
surdéterminé : il cherche tout à la fois à l’établir et à le récuser, en le présentant
comme indispensable et intenable.
Dans cette situation conceptuellement difficile, on a affaire à un problème de
fond et à un itinéraire méthodologique. Le maintien du dualisme dans la figure
même de la médiation évite précisément à Schiller les extrémités qu’il
condamne, en lui permettant de ne pas succomber, à son tour, à la loi des
opposés qui est le propre de l’entendement dissociatif et analytique.
En réalité, la sensibilité s’insurge contre la dualité humaine et l’état
esthétique en fera une médiatrice entre des extrêmes. Mais si Schiller ne tombe
pas dans le pathos des besoins du cœur ou dans une simple exaltation du
vouloir-vivre, comme Schopenhauer, c’est parce qu’il garde présente à l’esprit la
distinction entre la forme et la matière.
Il reprend ainsi à son compte la plus grande difficulté du kantisme qui
consiste à prononcer un accord dans les termes d’une opposition.
« Il faut attendre du recours à l’esthétique une solution originale,
l’accomplissement d’une véritable contradiction : l’état esthétique consiste dans
un dépassement du dualisme qui réussit à le conserver, puisque la satisfaction
simultanée des instincts antagonistes est la solution appropriée à la production
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 245
d’un troisième terme »1.
Sur le plan méthodologique, l’exploration des différentes figures du
dualisme est aussi un itinéraire par lequel Schiller entreprend de reconsidérer les
représentations de l’art, de la culture et de la morale pour les recentrer sur un
égal besoin d’une conception esthétique humaine dit Castillo.
Hell indique dans son ouvrage, Vie et œuvres de Schiller que, la
confrontation de Schiller avec Kant, les efforts du poète pour adapter sa pensée
aux principes de la philosophie de l’idéalisme allemand, ont donné lieu à des
interprétations diverses. Les uns déplorent que le poète se soit imposé une
discipline sévère au risque de compromettre sa carrière d’auteur dramatique et
de perdre sa spontanéité alors que les autres exaltent l’éducation esthétique et
en font un absolu.
On connaît la méfiance instinctive de Goethe envers la pensée purement
spéculative qui échafaude des systèmes complexes, souvent sans vie et sans
âme ; pour le poète de Faust, il ne s’agit pas seulement d’une opposition entre
deux formes d’esprit dont l’une, exercée à l’art de l’analyse, risque
d’imiter « l’esprit qui toujours nie », alors que l’autre s’efforce de retrouver le
mystérieux pouvoir créateur qui anime la nature, mais surtout d’une différence
dans la conception du langage : le philosophe, contraint de suivre des voies
discursives, s’adresse à la raison ou à l’entendement, le poète, quant à lui, crée
des œuvres qui expriment toutes les expériences des hommes.
C’est à ce problème du langage que pense assurément l’esthéticien Victor
Basch lorsqu’il fait ressortir l’influence de la philosophie Kantienne sur le
style de Schiller. Même si l’on admet que l’originalité de la pensée n’exclut pas
la qualité du style, il faut reconnaître la différence principale entre la démarche
1
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les lettres dur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophiques, PUF, Paris, 1992, n°4, p 442
de Kant et celle de Schiller : d’une part, à l’intérieur d’un système d’une
ampleur prodigieuse, une méthode prudente, un art du « criticisme » qui
examine fort
tous les caractères d’une assertion et progresse vers des
conclusions indubitables ; de l’autre, une pensée fulgurante qui ignore souvent
les nuances, saute d’un extrême à l’autre écrit Hell.
« Les difficultés qui s’opposent à une juste appréciation des rapports entre
l’idéalisme de Kant et de Fichte et la pensée de Schiller sont confirmées par les
propres aveux du poète qui, après une période d’exaltation où il se lance
dans l’étude de Kant avec le zèle d’un néophyte, voit refroidir son ardeur
et se montre, en fin de compte, impatient de délaisser les champs arides
de la philosophie »1.
Mais il faut se garder de donner une interprétation trop subjective des
relations entre Schiller et Kant, en s’appuyant sur les multiples notes du poète.
C’est rester prisonnier de cette célèbre théorie des influences, dont une certaine
école littéraire a abusé, que de faire succéder au jeune Schiller révolutionnaire,
lecteur de Kant, puis l’auteur dramatique, qui se libère de l’emprise d’une
pensée rigide pour retrouver sa profonde nature de poète.
Toute culture se forme et s’enrichit grâce à des maintes influences qui se
ramifient à l’infini ; toute œuvre bénéficie d’apports nombreux. Il convient
de dépasser la passivité qu’implique le terme d’influences, car l’effort
d’enrichissement et d’appropriation comporte aussi un choix complexe et une
recherche volontaire.
En effet, les liens de Schiller avec les plus grands esprits de son époque,
surtout avec Kant et Goethe et avec Fichte, constituent une réelle dialectique :
d’une part, Schiller prend conscience de sa vraie nature par opposition à l’autres
penseurs ou poètes; et il s’efforce, d’autre part, de s’approprier leur monde
spirituel, voire de conquérir ceux-ci avec une étonnante audace.
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 147
Parce qu’il adapte ingénument son système de pensée à des formes nouvelles et
qu’il emploie, dans multiples traités philosophiques, la terminologie de Kant et,
dans les Lettres, une méthode qui s’inspire de Fichte, on qualifie Schiller de
kantien et, à un degré moindre, de disciple de Fichte.
Pour Hell, malgré les maintes affinités, que présuppose d’ailleurs ce
terme d’idéalisme qui les caractérise tous deux, aucun des deux systèmes de
pensée, ni celui de Kant ni celui de Schiller, ne peut être saisi, dans son
originalité, à partir de l’autre ; en autres termes, la philosophie de l’art et
l’esthétique que Schiller établi dans ses études philosophiques ne sauraient
être interprétées comme les effets d’une influence ni même comme
l’approfondissement d’un domaine dont Kant aurait jeté les bases.
A quel point le jeu d’interférences est complexe, chez Schiller, un seul exemple
suffit à le laisser entrevoir : lorsque Schiller, lassé de ses traités essentiellement
théoriques, se détache de Kant pour se rapprocher de Goethe avec qui il crée le
véritable classicisme allemand, il n’est pas pour autant infidèle à l’idée vraie
du philosophe, car, en matière d’esthétique, l’influence de Goethe se fera dans le
sens même où Schiller, le disciple de Kant, s’est engagé.
« D’autre part, c’est aussi en se familiarisant avec les conceptions esthétiques et
avec l’art de Goethe que Schiller prend conscience de sa vocation et s’affermit
dans sa volonté d’être le premier auteur dramatique d’Allemagne »1.
Une autre difficulté s’oppose à la véritable appréciation de l’originalité
de la pensée Schillérienne. Schiller nous l’indique lui-même dans sa fameuse
lettre à Goethe du 31 août 1794. Même si l’on fait la part de l’habileté dans ce
témoignage de modestie, il faut reconnaître la singulière pertinence des notes et
l’acuité du sens critique d’un poète qui examine en toute clarté la structure de
son esprit :
1
) Ibidem, p 148
« Le besoin et la tendance spontanée de ma nature consiste à tirer grand parti de
peu de chose, et, une fois que vous aurez pu évaluer au juste combien je suis
pauvre de ce qu’on nomme le savoir acquis, vous estimerez peut-être que, sur
plus d’un point, je ne m’en suis pas trop mal tiré. Plus le domaine de ma pensée
est restreint, plus il m’est aisé de le parcourir en tous sens, fréquemment et
rapidement, et c’est pour la même raison que je parviens à faire mieux fructifier
mon petit fonds, et à créer, par le moyen de la forme, la multiplicité variée qui
fait défaut au contenu. Votre effet s’applique à simplifier votre vaste monde
d’idées, le mien, à diversifier mon petit avoir. Vous avez un royaume à régir, je
n’ai à gérer qu’une famille quelque peu nombreuse d’idées, et toute mon
ambition serait de l’élargir assez pour en faire un petit monde……Mon
intelligence opère à vrai dire davantage en symbolisant, si bien que j’oscille,
comme une sorte d’hybride, du concept à l’intuition, de la loi à la sensation, du
savoir-faire technique au génie. C’est ce qui m’a donné, surtout au début de ma
carrière, en matière de spéculation aussi bien qu’en matière de création poétique,
un air assez gauche ; car, d’ordinaire, le poète en moi prenait précipitamment les
devants lorsqu’il s’agissait de philosopher, et l’esprit philosophique, lorsqu’il
s’agissait de créer »1 .
Retenons de ce passage lucide les remarques sur la « famille de
concepts », si modeste à côté du royaume, échu à Goethe, et sur la nature
hybride d’un poète-penseur qui ne réussit pas de façon durable à discipliner son
esprit trop fougueux, ni surtout à adapter avec bonheur le langage appropriés et
les méthodes au domaine de son propre activité.
Il serait assez facile de renchérir sur cette critique et d’opposer un Schiller à un
Goethe, comblé par les Muses : il y a des échecs ou des défauts qui expriment
d’audacieuses tentatives et de nobles ambitions.
1
) Schiller-Goethe Correspondence 1794-1805, Tome I (1794-1797), trad. Lucien Herr, Saint-
Amand, Gaillmard, 1994, p 52
La philosophie de l’art et l’esthétique, dans les traités philosophiques, sont
plus riches que ne le laisserait voir une réduction aux fondamentaux concepts
dont use le penseur : le « naïf », et le « sentimental », l’autonomie, le beau, le
sublime, le « Stofftrieb », le « Formtrieb », et le « Spieltrieb ». En réalité, aussi
nous paraît-il nécessaire de joindre l’étude des poèmes philosophiques et de la
correspondance à l’interprétation des traités théoriques et de rattacher ceux-ci
aux essentiels lignes de force de la pensée Schillérienne.
La philosophie de l’art ne marque pas une rupture dans l’œuvre
Schillérienne : c’est une déviation, peut-être, de l’auteur dramatique, mais le
l’artiste et penseur estiment que c’est rarement le chemin tout droit qui les mène
à leur vérité parfaite dit Hell. « L’originalité de Schiller, dans ses écrits
théoriques, présente un double aspect : elle concerne, d’une part, l’apport du
poète à l’esthétique et à la philosophie de l’art en général et, d’autre part, la
réflexion sur sa propre nature de poète »1.
Incidemment, il est intéressant de noter que, pour le premier point, il
convient de situer la pensée Schillérienne par rapport à l’esthétique de Kant et
du dix-huitième siècle, et pour le second, de fonder la filiation entre l’œuvre
dramatique et la théorie.
Szondi écrit dans son ouvrage, poésie et poétique de l’idéalisme allemand
que, « L’esthéticien Schiller était un élève de Kant, non de Herder. Faire la
théorie de l’art, c’est, pour lui, en chercher les motivations psychologiques dans
l’instinct ludique, l’effet, la fonction. A la suite de Kant et de l’esthétique des
Lumières (Aufklärung), on s’interroge sur « la raison du plaisir qu’on prend aux
objets tragiques », on réclame une « éducation esthétique de l’homme ». Certes,
l’esthétique et la philosophie de l’histoire se rencontrent déjà dans ce postulat»2.
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 149
2
) Szondi (Peter), Poésie et Poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Édition de minuit, 1974,
p 57
Penseur et poète, Schiller doit à la différence de ses dons, à la stupéfiante
mobilité de son esprit et aussi à la qualité du dialogue qu’il a engagé avec les
grands esprits de son époque, d’avoir pu donner à ses écrits philosophiques
l’aspect d’un émouvant ton d’authenticité et aussi une expérience personnelle.
On aura noté, ici, chez Eggli, dans son ouvrage Schiller et le romantisme
français que, Schiller est classé comme poète philosophe. La profondeur et la
richesse un peu abstruse de la pensée ont de façon durable été signalées comme
une des caractéristiques principales de son génie. Mais, après 1830, cet aspect de
l’œuvre Schillérienne prend une importance nouvelle intégralement.
Les particularités de système dramatique ou de technique, les valeurs
littéraires passent clairement au second plan : la portée sociale et la valeur
philosophique aspirent à devenir le critérium de l’œuvre d’art : et, tandis que
Schiller a été souvent critique dans la période antérieure pour l’incessante
intrusion de la philosophie dans sa création poétique, cette association
incessante de la pensée et de la poésie devient désormais pour lui une cause
d’actualité et de faveur.
En effet, il faut dire que ce déplacement d’intérêt concerne non seulement
Schiller, mais la littérature allemande généralement. Vers 1840 l’influence
allemande aspire à s’exercer plutôt dans le domaine des sciences sociales et
philosophiques.
« C’est ce que constate le critique Bignon en 1839 (28 juin) dans le Moniteur
Universel, en rendant compte de la première Histoire de la Littérature
allemande qui paraît en France, celle d’Henry et Apffel : L’Allemagne, qui
abonde, comme l’Angleterre, en richesses littéraires, commence à exercer aussi
une action remarquable sur nos idées, et cette action ne fera probablement que
s’étendre encore davantage…La langue allemande…est non seulement la langue
de l’érudition et de la métaphysique, mais celle de ces sciences morales dont
l’étude est si importante dans l’état social où nous ont mis tant de révolutions de
mœurs et d’idées… »1. Selon Eggli, jamais, ajoute-t-il, le commerce de
l’intelligence entre la France et l’Allemagne n’a été plus actif.
D’autres contemporains ont remarqué cette orientation nouvelle des
curiosités françaises concernant l’Allemagne. En 1842 un rédacteur de
l’Allgemeine Zeitung rappelait les voyages faits par maints critiques ou
philosophes français en Allemagne, ainsi que les rapports qui s’étaient fondés
entre l’Université de Munich et les catholiques français, surtout cette association
des études allemandes que la Revue Européenne avait créée vers 1833 pour
entretenir et envoyer à Munich une petite colonie d’étudiants français.
« L’auteur du recueil des Ballades et Chants populaires de l’Allemagne (1841)
déclarait également dans sa préface : L’Allemagne et la France, toujours
solidaires l’une de l’autre, dont l’une fit la réforme religieuse et l’autre la
réforme politique, marchent maintenant vers le même but, le perfectionnement
social »2.
Or il est inévitable que Schiller gagne à cette orientation un nouveau
prestige. Ces problèmes qui tourmentent la société, à ce siècle inquiétant,
– la question du rôle que doivent jouer dans la société le savant et l’artiste, la
question du progrès de l’homme, social ou individuel, – Schiller les a posés
écrit Eggli. On a vu que la philosophie esthétique de Schiller se caractérise par
un effort pour réaliser une synthèse des fins morales et esthétiques, pour
concilier avec harmonie l’idéal moderne de perfection et l’idéal antique de
culture. Or, comme Schiller garde simultanément en vue ces deux caractères de
l’idéal auxquels il tient également, sa pensée intéressent ceux qui réservent un
rôle à l’artiste dans le progrès social de l’homme, aussi bien que ceux qui
inclinent à libérer l’art de toute destination utile.
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 2, 1927-1928, p 460-461
2
) Ibidem, p 461
Disons même que ses adversaires aussi bien que ses partisans pouvaient
trouver dans Schiller des vues qui répondaient à leur pensée. Ainsi la complexité
même de la philosophie Schillérienne, la maintenait dans l’actualité de la pensée
française.
Plus loin Eggli indique que, l’article Schiller de l’Encyclopédie Nouvelle
de Pierre Leroux et J. Reynaud est animé des mêmes sympathies pour le
poète de l’idéalisme humaniste. Schiller ne renia point sa mission d’homme.
De là vient la valeur constante de son œuvre : car les honneurs d’une renommée
durable n’appartiennent qu’aux hommes qui ont aimé l’Humanité. L’auteur de
l’article met en valeur l’inspiration sociale et humaniste du poète, soucieux
complètement de l’avenir de l’humanité et des libertés à naître.
En réalité, il a résisté à l’attrait du panthéisme de Spinoza, « arrangé par
Herder » ; de ce renoncement de l’individu acceptant d’être sacrifié aux
essentiels lois du monde, il en a appelé à Kant, « qui professait pour l’individu
un si haut respect ». Et tandis que Herder écrasait l’homme, Schiller le relevait
de la servitude divine, et le défendrait de l’insulte.
Sous deux formes principales Schiller personnifie le progrès et l’idéal
humain : il rêve la réforme de l’individu suivant la loi morale, la réforme de la
communauté sociale suivant le droit.
Dans Les Brigands, comme dans Don Carlos, le poète aspire à fonder
l’humanité dans ses droits ; mais ce n’est plus par la violence, c’est par le
développement parfait des grands instincts du cœur humain. Tout le luxe d’une
âme forte, jeune, et affectueuse, allant à la recherche des fières douleurs et des
hauts obstacles, anime ce poème.
La très haute opinion de Schiller, admiré comme
exemple du poète moderne,
préoccupé du progrès humain et du peuple, bien éloigné de l’égoïsme des
dilettantes qui s’isolent dans leurs stériles jouissances esthétiques, se retrouve
manifestement dans tous les écrivains qui représentent la tradition saintsimonienne dit Eggli.
L’article Schiller, de l’Encyclopédie des Gens du Monde, affirme
cette universelle popularité du grand poète allemand de l’idéalisme. L’auteur de
cet article assez intéressant, Louis Spach, de Strasbourg, dit: « D’où vient cet
accord des tempéraments les plus variés, des tendances les plus diverses ? C’est
qu’il existe dans toute intelligence non subjuguée par les jouissances matérielles
une inspiration vers l’infini vers l’idéal, irrésistible chez les uns, plus faible chez
d’autres, mais à l’état de disposition innée, intuitive, chez tous. C’est cette
opération, ce sont ces élans que Schiller explique et satisfait. Il est poète
idéaliste ; il transforme tout ce qu’il touche de sa baguette magique : on dirait
qu’il emporte dans la région des nuages les formes créées par lui, et qu’il les
renvoie parées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; les sentiments qu’il
effleure à peine prennent sous cet attouchement passager une teinte éthérée ;
il ennoblit les passions, même celles qui tiennent du crime ou qui y conduisent
… Schiller est le noble créateur des pensées pures et consolatrices… »1.
Louis Spach insiste sur l’aspect humaniste et cosmopolite de l’œuvre
Schillérienne: « Schiller a fait vibrer avant tout toutes les fibres de la nature
allemande ; mais par son attachement exalté aux droits du genre humain, il
sympathise avec toutes les nations… Il est le prêtre de la raison et de la vérité…
Poète-philosophe, dans la plus pure acception du mot, il parle un langage
qui a dû être compris par tous les cœurs généreux, sans acception de
nationalité »2.
Pour Eggli, dans toutes les tragédies du poète il y a une idée générale
et assez intéressante pour les hommes partout. Dans les Brigands, c’est la haine
1
) Ibidem, p 478
2
) Ibidem, p 478
Du despotisme; dans l’Intrigue et l’Amour, l’opposition de l’intérêt et de
l’amour ; dans Fiesque, la lutte républicaine contre la monarchie.
Don Carlos montre le conflit de la tyrannie et du réformisme; Wallenstein
manifeste les dangers de l’ambition ; Marie Stuart oppose deux religions
hostiles ; Guillaume Tell et Jeanne d’Arc exaltent l’amour profonde de la
patrie natal.
Schiller, qui était, en réalité, encore fréquemment représenté, vers 1820,
comme une type d’épouvantail révolutionnaire, devient ainsi vers 1840 le héros
de l’altruisme humaniste et des vérités morales universelles, une type de guide
possible de la communauté social moderne. Pour avoir vécu dans son temps et
pour son époque il apparaît comme l’exemple idéal du poète tel qu’on le conçoit
désormais vouant sa pensée à l’humanité et à sa nation. Ceux que préoccupent
à cette siècle l’indécision des esprits et les symptômes d’anarchie morale
attendent de lui une saine influence.
Effectivement, Schiller est plus que tout autre apte à nous ramener à la foi
des vérités morales. C’est le stoïcisme qui doit combler pleinement l’intervalle
entre deux religions: il a pour mission de conduire l’individu, quand ses autres
croyances l’abandonnent.
Donc, Schiller échappe au sentiment de réprobation qui atteint les grands
promoteurs étrangers de la littérature individualiste. En effet, la comparaison
souvent reprise à ce siècle, dans la critique allemande comme dans la critique
française, entre Schiller et Goethe se conclut en faveur de Schiller, dès que l’on
dépasse la perspective essentiellement esthétique pour envisager les relations de
la vie et de l’art.
Incidemment, il est intéressant de noter que, Schiller dans les Brigands
même où il malmenait la communauté sociale, se manifeste plein de foi
profonde dans un avenir inconnu de l’humanité ; il sentait les maux de tous et
son immense mécontentement était tout à fait une grande générosité. Schiller
était très sérieux avec Dieu comme avec la société et l’art et, en réalité, la
tendance noble et ferme de son propre talent ne fut-elle jamais douteuse.
Or, ainsi que tous les grands génies, dit Eggli, Schiller était à la foi de son
siècle et champion de son siècle. Le poète s’enthousiasma, au début, pour un
idéal d’humanité heureuse et rétablie dans tous ses droits. Puis il vit ce que cet
idéal comportait d’illusions. Il ne perdait pas sa confiance dans le progrès
humain, mais il estime que l’affranchissement individuel est, sans doute, la
condition nécessaire de l’affranchissement social, et qu’il doit tout d’abord être
réalisé.
Enfin, la grande tâche de Schiller et l’immense service qu’il rendait aux
individus fut donc de rendre toute leur valeur aux aspirations idéales de l’âme,
et de faire complètement de l’accomplissement de cet idéal moral la condition
indispensable du progrès des hommes.
Chapitre I
1) Position de Schiller vis-à-vis de la maladie de la civilisation
européenne
Schiller écrit, dans son ouvrage De la poésie Naïve et Sentimentale,
qu’on sait bien que dans la vie courante, on est aussi loin de la parole simple et
rigoureusement vraie que des sentiments ingénus ; la conscience coupable
et l’imagination facile à séduire ont rendu indispensable l’instauration de
convenances inquiètes . Sans être faux pour autant, l’on parle souvent autrement
qu’on ne pense ; l’on doit prendre des détours pour dire les choses qui pourraient
peiner un amour-propre malade. L’ignorance de ces lois conventionnelles, jointe
à une sincérité naturelle méprisant toute apparence et tout biais de mensonge
donne lieu dans la vie de tous les jours à une simplicité d’expression qui consiste
à nommer de la manière la plus concise et la plus correcte les choses qu’on ne
pourrait nommer autrement, sinon artificiellement. Telles sont les expressions
des enfants. Elles font rire par leur contraste avec les normes, mais l’on
reconnaît constamment profondément que ce sont les enfants qui ont raison.
Assurément, le naïf de sentiment ne peut être attribué qu’à l’homme,
c’est-à-dire à un être qui ne soit pas complètement soumis à la nature, bien
qu’il ne soit naïf que dans la mesure où en vérité la nature seule agit en lui ; mais
par un effet de l’imagination poétisante, on transpose souvent ces attributs de
l’être raisonnable à des êtres dépourvus de raison. Ainsi on attribue à un animal,
à un édifice, à un paysage, ou à la nature généralement, un caractère naïf, par
opposition à l’arbitraire et aux caprices des hommes. Cela suppose de façon
durable que nous prêtions intérieurement une volonté à ce qui n’en a pas, et
que nous remarquions que tout cela va dans le sens d’une loi de nécessité.
L’insatisfaction d’avoir fait mauvais usage de notre propre liberté morale
et de n’avoir pas su mettre dans notre action d’harmonie morale nous conduit
à une situation d’esprit où on s'adresse comme à une homme à ce qui est
dépourvu de raison, allant jusqu’à lui faire un mérite de son éternelle uniformité,
jusqu’à lui envier sa tranquillité, comme s’il avait vraiment à lutter contre la
tentation de faire autrement. Nous serions prêts à considérer la raison comme
un préjudice, comme une malédiction, et à arrêter d’être justes envers nos
aptitudes et nos dispositions, car nous sentons vivement que notre conduite
véritable manque de plénitude.
Alors, on ne voit dans la nature qu’une sœur moins malheureuse, qui
serait restée dans la demeure maternelle, alors que nous-mêmes nous en serions
échappés pour éprouver avec orgueil notre liberté. Un douloureux vœu nous
prend d’y revenir dès qu’on commence de connaître les tristesses de la
civilisation.
« Tant que nous étions de simples enfants de la nature, nous étions heureux,
nous étions parfaits ; nous avons pris notre liberté, et nous avons perdu ces deux
joies. De là une double et inégale aspiration à l a nature ; une aspiration à son
bonheur, une aspiration à sa perfection. De la perte du premier, seul l’homme
sensible se plaint ; de la perte de la seconde, seule l’homme moral s’accable.
Interroge-toi donc, ami sensible de la nature : est-ce ta mollesse qui regrette sa
tranquillité, ou bien ta moralité blessée qui regrette son harmonie ? Interroge- toi
bien, lorsque dégoûté des artifices et des abus de la société tu te sens, dans ta
solitude, attiré par la nature inanimée : est-ce que ce sont leurs brigandages, leur
importunité, leur désagrément, ou bien est-ce leur anarchie morale, leur
arbitraire, leurs désordres qui te répugnent en eux ? Dans les premiers, ton
courage doit se plonger avec joie et ta récompense doit être la liberté même que
tu en tires. Certes, tu peux toujours te fixer le bonheur naturel comme horizon
lointain, mais vise seulement le bonheur dont tu es digne. Aussi, trêve de
complaintes sur la difficulté de la vie, sur l’inégalité des conditions, sur le poids
des circonstances, sur l’incertitude qui menace tes biens, sur l’oppression, sur la
persécution ; tous les maux de la civilisation, tu dois t’y soumettre avec une libre
résignation, tu dois les respecter comme les conditions de l’unique bien. En eux
tu ne dois te plaindre que de ce qui est moralement mauvais, et non pas
seulement avec les larmes du lâche. Veille plutôt à agir proprement dans cette
flétrissure, librement dans ce servage, régulièrement dans ces caprices,
légalement dans cette anarchie. Ne crains pas les désordres hors de toi, mais les
désordres en toi ; vise à l’unité, mais ne la cherche pas dans l’uniformité ; vise à
la tranquillité dans l’équilibre et non en suspendant toute action. Cette nature,
que tu envies à ce qui est dépourvu de raison, ne mérite pas qu’on l’estime ni
qu’on la désire. Elle est derrière toi, elle doit y rester »1.
Schiller ajoute qu’ l’échelle qui te portait se dérobe, il ne te reste d’autre choix
que d’embrasser la loi dans la liberté de ta volonté et de ta conscience, ou bien à
tomber sans espérance de salut.
Mais quand tu seras consolé d’avoir perdu la félicité
de la nature.
Lorsque tu sors du cercle des artifices pour aller vers elle, elle est là, devant toi,
dans sa naïve beauté, dans sa simplicité et son innocence ; alors fais attention à
ce sentiment, il est digne de ce qui en toi est le plus humain. Abandonne la
pensée d’échanger avec elle ton état; bien plutôt, embrasse-la, et essaie d’allier
son avantage infini et l’infinie prérogative qui t’est propre : que de ces deux
voies naisse le divin. Elle t’environne comme une adorable idylle où
constamment tu te retrouves une fois arraché aux égarements de l’artifice,
auprès de laquelle tu amasses confiance nouvelle et courage pour poursuivre ta
course, auprès de laquelle à la fin tu rallumes en ton cœur la flamme de l’idéal.
Lorsqu’on se rappelle la belle nature qui environnait les Grecs, lorsque
nous songeons comme ce peuple vivait sous son ciel libre en confiance avec la
libre nature, comme ses pensées, sa façon de sentir, ses mœurs étaient proches
de la simple nature, et comme les œuvres de leurs poètes semblent un décalque
de cette nature, on ne peut que s’étonner en remarquant que se trouvent si peu de
1
) F.Schiller, De la Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 24-25
traces d’un intérêt sentimental que nous prenons, nous modernes, aux caractères
naturels et aux scènes de la nature. Dans leur amour pour l’objet, les anciens
Grecs ne semblent pas avoir fait de différence entre ce qui existe par soi-même
et ce qui existe grâce à la volonté de l’homme et à l’art. La nature semble
intéresser davantage leur curiosité et leur intelligence que leur sentiment moral ;
ils ne s’attachent pas à elle avec la même ardeur interne, la même amertume
douce que nous autres modernes. Alors qu’ils la personnifient et la divinisent
dans des phénomènes particuliers, et qu’ils représentent ses effets comme
l’action de êtres libres, ils lui enlèvent le caractère de calme nécessité qui font
pour nous tout son attrait écrit Schiller.
« Pourquoi cette différence dans les esprits ? Comment se fait-il qu’étant,
pour tout ce qui regarde la nature, supplantés largement par les Grecs, nous lui
rendions, nous, un hommage si vibrant, nous soyons à son égard dans une
telle dépendance, nous puissions embrasser le monde inanimé avec une
sentimentalité aussi chaleureuse ? Cela vient de ce que la nature, chez nous, a
déserté l’humanité et que nous ne la rencontrons qu’en dehors de celle-ci, dans
le monde sans âme, rendue à sa vérité.
Ce n’est pas notre plus grande conformité à la nature, tout au contraire, c’est
notre opposition à la nature dans nos relations, notre situation, nos mœurs qui
nous porte à procurer à notre instinct de vérité et de simplicité, lorsqu’il s’éveille
(car il réside dans tout cœur humain, immuable et inaltérable, comme la
disposition morale dont il procède), une satisfaction physique qu’il ne peut plus
espérer dans l’ordre moral. Aussi, le sentiment qui nous rattache à la nature estil lié de près au sentiment qui nous anime lorsque nous plaignons d’avoir perdu
notre enfance et de notre innocence enfantine.
Notre enfance est la seule manifestation intacte de la nature qu’il nous soit
donné de trouver dans l’humanité civilisée : aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce
que chaque pas vers la nature nous éloigne de nous-même pour nous ramener à
l’enfance »1.
Chez les anciens Grecs, la culture ne dégénérait pas au point de
les couper de la nature. L’édifice de leur vie sociale était
établi
sur des
sentiments, non sur des machines artificielles ; leur théologie même était le fruit
d’une imagination heureuse, et non d’une raison raisonnante, comme c’est la
situation dans le dogme religieux des nations modernes dit Schiller .
Dans la mesure où l’ancien Grec n’avait pas perdu la nature de vue, il ne
pouvait être étonnée par elle ni éprouver un si fort besoin d’objets dans
lesquels il retrouverait cette nature. Joyeux d’être homme, d’accord avec luimême, il devait forcément s’en tenir tranquillement à l’humanité comme ce qu’il
y avait pour lui de plus élevé, et tenter d’en rapprocher tout le reste ; alors que
nous, tristes dans notre expérience d’hommes, et en désaccord avec nousmêmes, n’avons pas d’intérêt plus impérieux que d’échapper de l’humanité.
Schiller affirme que, le sentiment dont il est ici question n’est donc pas
celui qu’éprouvaient les Grecs ; il correspond plutôt à celui que nous-mêmes
éprouvons pour les Grecs. Leurs sentiments étaient naturels ; nous sentons ce
qui est naturel. Notre sentiment de la nature ressemble à ce que le malade
éprouve pour la santé.
On aura noté, ici, chez Léon, dans son ouvrage Études sur Schiller
que l’homme ne peut atteindre qu’à une connaissance relative. Il ne peut
connaître que les phénomènes, il ne peut contempler que le voile de la déesse.
La recherche de l’Absolu est une folie intégralement dangereuse, parce que
L’Absolu ne se révèle qu’à la conscience, sous la formule de la Loi morale.
Il y a des moments où les prérogatives de notre raison nous apparaissent
comme un mal, comme une malédiction …. On voit alors, dans la nature
dépourvue de raison, une sœur plus joyeuse, restée au foyer maternel, tandis
1
) F.Schiller, De la Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 27-28
que l’orgueil parfaite de notre liberté nous a pousses vers des territoires
étrangères.
Douloureusement on regrette le berceau enfantin, du jour où on apprend
à connaître les tribulations de la civilisation, et, sur le territoire d’exil de l’art, la
douce plainte de notre mère vient parfois jusqu’à nos oreilles. Répétons même
avec Schiller que, tant que nous n’étions que des enfants de la nature nous étions
parfaits et heureux ; nous somme devenus libres et avons perdu cette perfection
et ce bonheur.
Mais le disciple de Kant tient un tout autre langage : si l’instinct seul détermine
les manifestations humaines, il n’y a plus rien en lui qui rappelle l’homme et on
n’a qu’un animal, un être de la nature, de ce point de vue la nature apparaît
comme le déterminisme des instincts aveugles animaux, des forces matérielles,
contre lesquels s’élève victorieusement l’être autonome.
« Le problème de la civilisation humaine tel que Schiller l’expose, c’est le
passage de l’état de nature à l’état moral par la culture esthétique, de la nécessite
à la liberté. Or l’état moral est un idéal et, en tant que tel, problématique ; il
suppose donc, comme la condition même de sa possibilité, la permanence de
l’existence sociale ; prétendre, au nom de la moralité, à la destruction immédiate
de l’état de nature c’est sacrifier à une existence future l’existence actuelle qui
la conditionne. La tâche même que nous impose le souci de la moralité, c’est
donc le maintien de l’existence sociale et ce qui rend possible ce maintien, c’est
l’État qui organise la société naturelle des hommes en une société juridique ; qui
soustrait les individus à l’arbitraire de la force pour les soumettre à la règle de
la loi ; qui représente déjà aux yeux de l’homme empirique, l’homme idéal, la
majesté de la raison,mais qui la représente d’une manière tout extérieure,
comme contrainte, d’un point de vue non éthique, mais dynamique.
C’est entre cet état « dynamique » du droit où les hommes se rencontrent comme
des activités qui se limitent, et l’état éthique où les hommes s’unissent dans la
communauté de leurs volontés, de la volonté de l’Universel, que l’état esthétique
trouve sa place, réalisant déjà dans
l’apparence l’universel au cœur de
l’individu »1.
Schiller dit, dans son ouvrage De la poésie Naïve et Sentimentale que,
aujourd’hui aussi, la nature est la seule flamme où se nourrisse l’esprit poétique.
C’est d’elle seule qu’il tire toute sa puissance. C’est d’elle seulement qu’il
s’adresse, même dans une humanité artificielle. Tout autre moyen d’action est
étranger à l’esprit poétique : c’est pourquoi nous avons tort d’appeler ouvrages
poétiques toutes les œuvres de l’intelligence, même si le prestige de la littérature
française nous a pendant longtemps condamnés à cette confusion.
La nature, est aussi, à cette période artificielle de la civilisation, ce qui
fait la force de l’esprit poétique, même s’il entretient avec elle une tout autre
relation. Schiller déclare que, Tant que l’homme demeure à l’état de nature
pure, il agit comme un tout facteur d’harmonie, comme une unité simple et
sensible, la raison et les sens , la capacité à agir et à ressentir spontanément,
ne se sont pas encore divisés et s’opposent encore moins.
Les sentiments humains ne sont pas le jeu sans forme du hasard, ses
idées ne sont pas le jeu sans contenu de l’intellect, les premiers sont issus de la
loi de la nécessité, les secondes de la réalité. Mais lorsque le citoyen est entré
dans l’état de civilisation, une fois que l’artifice eût mis la main sur lui tout à
fait, cette harmonie des sens l’a déserté, et il ne peut plus se manifester que
comme une unité morale.
« L’accord entre ce qu’il ressent et ce qu’il pense, qui dans l’état primitif
existait réellement, n’existe plus à présent qu’à l’état idéal ; il n’est plus en lui,
mais hors de lui ; comme une idée qu’il lui faut concrétiser, mais n’est plus un
donné concret de son existence. Si l’on applique le concept de poésie, qui n’est
rien d’autre que le fait de donner à l’humanité son plus haut degré d’expression,
1
) Léon (Xavier), Études sur Schiller, Paris, 1905, p 83-84
à ces deux états, l’on voit bien que dans l’état primitif de simplicité naturelle,
où l’homme encore agit comme unité harmonieuse en mobilisant toutes ses
ressources à la fois, où la totalité de sa nature s’exprime pleinement dans la
réalité, ce qui fait le poète, c’est l’imitation la plus exhaustive de la nature ; alors
que dans l’état de civilisation, où cette harmonieuse collaboration de toute sa
nature n’est plus qu’une idée, ce qui fait le poète est l’élévation de la réalité à
l’idéal ou, ce qui revient au même, la représentation de l’idéal »1.
Telles sont les deux moyens seulement qu’a le génie poétique de s’exprimer.
Elles sont très variées, mais il est un concept supérieur qui les rassemble, et il
ne faut pas se formaliser que ce concept ne fasse qu’un avec l’idée même
d’humanité totale écrit Schiller.
Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme Schiller écrit,
sans doute, l’opinion a perdu son crédit ; le tyrannie est démasqué ; bien qu’il
soit encore puissant il n’obtient plus qu’artificieusement qu’il soit encore
puissant il n’obtient plus qu’artificieusement un renom de dignité ;
un renom
de dignité ; l’humanité s’est réveillée de sa longue situation d’illusion, et elle
exige d’être rétablie dans ses droits imprescriptibles. Mais elle ne l’exige pas
uniquement ; elle se lève pour s’emparer par la violence de ce qu’elle estime lui
être injustement refusé.
Pour Schiller, l’édifice de l’état de la nature chancelle, et une possibilité
physique semble donnée de mettre la loi sur le trône, d’honorer
l’homme
comme une fin et de faire de la liberté parfaite le fondement de l’association
politique. Vain espoir ! Il manque la possibilité morale et le moment généreux
trouve une génération qui n’est pas digne à le recevoir.
« Quelle est la figure dont le drame du temps présent offre l’image ?
D’un côte retour à l’état sauvage, de l’autre affaissement des énergies : les deux
extrêmes de la dépravation humaine, et tous les deux réunis dans une même
1
) F.Schiller, De la Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 36
époque. Dans les classes inférieures qui sont les plus nombreuses, on voit se
manifester des instincts grossiers et anarchiques qui, après que le lien de l’ordre
social a été dénoué, se déchaînent et se hâtent avec une incoercible frénésie
vers leur satisfaction animale. […] D’un autre côté, les classes policées nous
donnent le spectacle plus repoussant encore d’un relâchement et
d’une
dépravation du caractère qui indignent d’autant plus qu’elles ont leur source
dans la civilisation elle-même »1.
On nie la nature dans son domaine légitime pour subir son arbitraire dans
l’ordre moral, et tandis qu’on résiste à ses impressions, on accepte d’elle nos
principes. La décence affectée de nos mœurs lui refuse de faire entendre, bien
que cela fût pardonnable, la première sa voix, et enfin elle lui concède la voix
décisive et ultime dit Schiller.
Au sein de la sociabilité la plus raffinée, l’égoïsme a établi son système
et, sans engendrer en nous un cœur sociable, la société nous impose toutes ses
misères et toutes ses contagions. On soumette notre sentiment à ses usages
bizarres, notre libre jugement à son avis despotique, et ce n’est que vis-à-vis de
ses droits sacrés qu’on affirme notre tyrannie.
Chez l’homme du monde une orgueilleuse suffisance rétrécit un cœur
qui chez l’homme naturel et fruste éprouve souvent encore le battement de la
sympathie, chacun cherche à sauver ses misérables biens de la dévastation. Ce
n’est qu’en abjurant intégralement la sensibilité, que l’on croit pouvoir se
protéger contre ses aberrations, et la raillerie qui inflige souvent à l’exaltation
sentimentale un châtiment salutaire, outrage avec aussi peu de ménagement le
plus noble sentiment.
Pour Schiller, « maintenant, c’est le besoin qui règne en maître et qui
courbe l’humanité déchue sous son joug tyrannique. L’utilité est la grande idole
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 113
de l’époque ; elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous
les talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière, le mérite spirituel
de l’art est sans poids ; privé de tout encouragement, celui-ci se retire de la
kermesse bruyante du siècle. L’esprit d’investigation philosophique lui-même
arrache à l’imagination province après province, et les frontières de l’art se
rétrécissent à mesure que la science élargit ses limites »1.
On aura noté, ici, chez Castillo, dans son ouvrage Sensibilité et dualisme
dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, que « Les Lettres
sur l’éducation esthétique de l’homme ont d’abord pour but de rectifier les
conceptions de leur époque sur la possibilité d’une humanisation de l’homme
par l’éducation. Dans le contexte encore très présent de la Révolution française,
l’éducation est chargée d’une mission émancipatrice en un sens politique. Il
s’agit de conduire les individus à la citoyenneté libre en créant les ruptures
nécessaires avec l’ancienne conception de la société qui fixe à chacun son rang,
sa place et ses devoirs »2.
Selon Castillo, l’éducation de l’homme a donc pour fonction d’effectuer
une fracture et une médiation en même temps. Une fracture qui instaure un
dualisme entre l’être empirique des hommes et leur personnalité idéale,
puisqu’ils sont désormais reconnus comme des sujets de droits, des sujets
extraits ou abstraits de leurs attaches historiques et sociales. Disons même
que, en se fondant sur l’idée rousseauiste de la perfectibilité de l’homme, les
révolutionnaires français ont conçu l’éducation comme une tâche régénératrice,
puissant de promouvoir un genre humain libre pour n’obéir plus qu’à la loi.
Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme entendent se
démarquer de cette valorisation trop exclusivement politique de la liberté.
1
) Ibidem, p 89
2
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophique, PUF, Paris 1992, n°4, p 442
Schiller ramène à ses termes véritable l’ambition juridique des Lumières : entre
l’idéal politique et la réalité sociale, le dualisme est radical car les termes de
l’opposition sont intégralement inconciliables et hétérogènes.
S’il est vrai que les Lumières ont été un développement, elles ne
l’ont constitué que théoriquement, par l’apport de concepts neufs pour la
contemplation. Mais elles viennent en un temps où les mœurs ne sont pas mûres
pour accéder, par un saut confus, au pur respect des pensées.
L’intellectualisme des Lumières est impuissant d’unir ce qu’il a séparé et, au
lieu d’un ordre social régénéré, il n’a engendré, pour Schiller, qu’une disparité
plus grande entre les classes et agrandi le fossé qui sépare l’individu de l’espèce
idéalisée. Du côté du peuple, la désorganisation politique qui favorise
le
déploiement anarchique des instincts et, du côté des classes cultivées, la
perversion d’un égoïsme raffiné écrit Castillo.
Le dualisme entre les classes manifestes comme une formule exacerbée de
l’opposition de l’idéal au réel. En confiant la vertu humaine à son seul futur
politique, les Lumières commettent une erreur d’appréciation et oublient que
l’époque est, en effet, dominée par l’élément physique. Entre le retour barbare à
la naturalité, dans le peuple, et l’oubli de toute mesure naturelle, chez les adeptes
du raffinement, la raison législatrice ne voit figurée que son impuissance à
rencontrer les faits.
« L’homme physique est une réalité, tandis que l’homme moral n’a qu’une
existence problématique. Si donc la Raison, voulant substituer son Etat à celui
de la nature, abolit, ainsi qu’elle doit nécessairement le faire, ce dernier,
elle court le risque de sacrifier l’homme physique, réel, à l’homme moral,
problématique »1.
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 97
D’abord le dualisme se trouve condamne comme un fait de civilisation.
Schiller prend ses distances à l’égard d’un concept révolutionnaire du
développement, appuyée sur un certain philosophisme où domaine l’abstraction.
L’idéal d’un règne de la loi est au début le témoignage d’un fait de civilisation
destructeur d’identité et d’unité. Entre le vœu d’une liberté idéale qui est
complètement l’expression d’un besoin illimité, et une perception seulement
physique de la sensibilité, le concept révolutionnaire de la civilisation,
d’inspiration essentiellement française, n’a pas vu qu’elle ne produisait que
des effets contraignants et mécaniques écrit Castillo.
Nous trouvons ici en germe la critique de l’Etat moderne comme triomphe
du mécanisme. En tant que fait de civilisation, le dualisme devient l’expression
caractéristique de la modernité, Schiller perçoit son époque comme l’époque
des ruptures et, en ce sens la modernité amorce l’ère des dualismes « entre l’Etat
et l’Eglise, entre les lois et les mœurs, entre la jouissance et le travail, entre le
moyen et la fin, entre l’effort et la récompense »1.
Si le dualisme définit les divisions du monde moderne, c’est qu’il en
explique la volonté de pouvoir rationnelle. C’est lui qui a permis à la raison de
conquérir sa plus grande force. La science y a gagné sa pleine puissance.
La scission constitue l’instrument d’une division du travail intellectuel qui est
dominé par la quête de la force puissante. Mais cette souveraineté de la
réflexion engendre une disproportion choquante entre le destin de l’espèce et
celui de l’individu car si « elle mène l’espèce à la vérité », elle est conduite à
réduire les individus à la situation de « domestiques de l’humanité ».
Tout cela est important, disons même que, le dualisme est un produit
contradictoire des Lumières, il est présenté par Schiller comme le mal et le
génie du siècle en même temps. L’art est le témoin privilégié de cette antinomie
qui l’exclut.
1
) Ibidem, p 123
Le règne de la science rend l’art étranger à une sensibilité dominée par l’utilité.
Le sacrifice de l’individu à l’Etat, le sacrifice de la sensibilité à la raison et le
sacrifice de l’art à la science symbolisent le déchirement profond de l’homme
intérieur et les divisions de la réalité. Les différentes formules données au
dualisme sont l’entre-expression d’une séparation primordiale entre l’idée et la
vie, de l’abandon de la vie par la spéculation.
Castillo indique que, ce dualisme semble ne pouvoir se nourrir que de son
propre approfondissement : pour que la raison s’accroisse toujours plus, il faut
appauvrir davantage la sensibilité, rendre davantage plus grande la faiblesse de
la sensibilité, la part de conflictualité interne et d’aveuglement. Pour que la
sensibilité soit développée, il faut qu’elle se rebelle contre la raison et fasse
prévaloir l’instinct dans sa barbarie. Nous échappons à l’arbitraire par la
révolution et à la sauvagerie par la brutalité : « d’où vient que nous soyons
encore et toujours des barbares ? »1.
2) Les principaux aspects de la civilisation moderne
Pour Schiller, « la civilisation, bien loin de nous conférer la liberté, ne fait
que développer avec chaque force qu’elle cultive en nous, un besoin nouveau ;
les liens de la vie physique resserrent leur étreinte d’une manière toujours plus
redoutable, tant et si bien que la crainte de perdre étouffe
même l’aspiration
naturellement ardente à la perfection, et une maxime d’obéissance passive est
considérée comme la suprême sagesse de l’existence. Ainsi voit-on l’esprit du
temps hésiter entre la perversion et la sauvagerie, entre l’éloignement de la
nature et la seule nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et seul
l’équilibre du mal lui assigne quelquefois des limites »2.
1
) Ibidem, p145
2
) Ibidem, p115
Hell indique dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que, les Lettres
mettent d’abord la critique des conditions politiques et sociales et insistent sur
nécessité urgente d’une réforme de l’État. Schiller ne renonce pas aux vœux de
la Révolution française, mais à la révolution il substitue l’évolution, non pas à
cause du refus de la Terreur, mais surtout parce que cette tâche importante est
une grande œuvre de raison et ne saurait être livrée aux violences et aux
impulsions de la masse.
La critique des conditions politiques et sociales se caractérise par deux
aspects : elle est incluse dans une critique générale de l’état présent de la
civilisation et elle se réfère à la pensée de nature. Les sciences humaines ont
forgé des termes précis pour déterminer les caractères de la civilisation moderne.
Tant d’essais, d’écrits, ont été consacrés aux méfaits de la spécialisation et à la
crise de l’homme qu’il est superflu d’exposer dans le détail des problèmes
que Schiller a eu le mérite de discerner nettement à un siècle où la civilisation
technique ne révélait pas encore les implications qu'elle comporte dans tous les
domaines.
Même si Schiller, au lieu d’employer des termes spécialisés qui nous sont
devenus familiers, adopte un langage accessible à « l’honnête homme » de son
époque, les faits auxquels il se réfère sont ceux-là même que la pensée doit
encore affronter.
Voici les principaux caractères de la civilisation moderne, il y a tout d’abord :
- La spécialisation
La spécialisation est devenue le lot inéluctable de ceux qui travaillent.
Les conditions de la vie moderne imposent aux individus une différenciation de
plus en plus poussée de leurs activités qui a pour effet de compromettre le
développement harmonieux des facultés de l’homme et aussi de rendre les
individus étrangers les uns aux autres. Schiller a fort bien relevé la contradiction
que provoque le développement concomitant de la spécialisation de la technique
et de la science et de la démocratisation des régimes politiques, du moins
théoriquement, c’est-à-dire deux phénomènes auxquels le siècle des lumières a
donné une impulsion décisive écrit Hell.
La spécialisation est conditionnée par le développement même des
techniques et des science ; quant à la démocratisation, elle ne se limite pas à
l’affirmation de la liberté personnelle : elle exige la participation de chacun aux
affaires de la cité. Alors que l’État moderne tend à devenir de plus en plus
complexe, la sphère où se meut chaque homme se rapetisse de sorte qu’il y a
un vide entre le moi personnelle et l’État dans sa totalité.
« Le problème politique que pose, aux yeux de Schiller, le divorce entre
l’individu et l’État se confond avec la tendance essentielle de son esthétique et
de sa poétique, à l’époque classique ; à la volonté de libérer l’individu de
l’étroitesse de son moi et de faire naître, en lui, grâce à la culture personnelle,
la vraie humanité, correspond le souci de transcender toute particularité
individuelle, toute maniérisme, pour atteindre au style qui exprime la forme dans
sa valeur objective »1.
Le deuxième aspect de la civilisation moderne concerne :
- L’aliénation
Selon Hell, l’individu, se confondant en pratique avec l’activité
particulière qui lui est impartie, devient un instrument. L’état d’une société
complexe où chacun mène « une vie de taupe » favorise l’exploitation de
l’homme par l’homme. Il y a, dans les premières Lettres, quelques formules
concises qui définissent intégralement l’état de l’homme moderne, la dualité de
sa condition en tant que citoyen et individu et le déchirement que provoque
l’observance de deux morales.
1
) Victor Hell, Vie et Oeuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 200-201
Dans sa sixième lettre Schiller dit, « ainsi peu à peu la vie concrète des
individus est-elle abolie afin de permettre à la totalité abstraite de persévérer
dans son indigente existence, et l’État reste indéfiniment étranger aux citoyens
qui le composent parce que leur sentiment ne le trouve nulle part. obligée pour
faciliter sa fonction de diviser leur multiplicité en catégories et de ne jamais
laisser l’humanité accéder jusqu’à elle que par des représentants de seconde
main, la partie gouvernante finit par la perdre complètement de vue et par la
confondre avec un simple produit de l’entendement ; et la partie gouvernée ne
peut recevoir qu’avec froideur les lois qui s’adressent si peu à elle. Finalement
lasse d’entretenir des rapports qui lui sont si peu facilités par l’État, la société
positive se dissout (c’est depuis longtemps déjà le destin de la plupart des
nations européennes) et tombe dans une situation qui moralement est celle de la
nature ; la puissance publique n’y est plus qu’un parti haï et trompé par ceux qui
le rendent nécessaire, et apprécié seulement par qui peut se passer de lui »1.
Helle affirme que, Schiller dans sa tentative de réformer la société,
accorde à l’État une importance qui nous surprend dans le passage suivant, un
ton auquel les doctrinaires de l’État moderne ne nous ont que trop habitués ?
« Tout individu, peut-on dire, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives,
un homme pur et idéal, et la grande tâche de son existence est de se mettre, à
travers tous ses changements, en harmonie avec l’immuable unité de celui-ci.
Cet homme pur que l’on peut discerner plus ou moins distinctement dans tout
individu est représenté par l’État, lequel est la Forme objective et en quelque
sorte canonique en laquelle la multiplicité des sujets aspire à se réunir »2.
Disons même que dans sa quatrième lettre Schiller déclare que, nous
pouvons concevoir pour l’homme dans le temps deux moyens différentes de
coïncider avec l’homme idéal, et par suite aussi pour l’État deux moyens de
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p127
2
) Ibidem, p103
s’affirmer dans les citoyens: ou bien l’homme pur étouffe l’homme empirique ;
l’État supprime les citoyens ; ou bien le citoyen devient État ; l’homme dans le
temps, en s’ennoblissant, s’élève à la stature de l’homme idéal.
Si l’homme avec lui-même est d’accord, il va sauver sa particularité
même en universalisant au plus haut degré son comportement, et l’État sera
nettement l’expression de son bel instinct, la formule plus claire de sa législation
interne. Par contre si dans le caractère d’un peuple il subsiste entre l’homme
objectif et l’homme subjectif une contradiction et une opposition telles que
celui-ci ne puissent triompher qu’en opprimant celui-là, l’État devra lui aussi
recourir à la rigide sévérité de la loi, et pour ne pas être victime des individus, il
devra sans égard fouler aux pieds des individualités qui se sont montrées si
rebelles écrit Schiller.
Tout cela est important, Hell dit, ainsi l’État n’est pas uniquement le règne
de la loi ; il devrait être la forme objective permettant au citoyen de s’accomplir
intégralement et, en même temps, la finalité vers quoi tendent les liens humains.
C’est ici qu’il convient d’insister sur un caractère original de la contemplation
Schillérienne que l’usage des mots habituels masque le plus souvent. L’État dont
parle le penseur n’est pas cet appareil extérieur à nous qui réglemente notre
conduite dans la société ; il résout l’opposition entre l’objet et le sujet, entre
l’action humaine et la vie intérieure.
Comme dans l’idée marxiste, l’État en tant que superstructure devient
superflu si, grâce à la culture, l’homme devient puissante d’assumer elle-même
toutes les contraintes que comporte la vie sociale. « Le rôle que le marxisme
attribue à la solution des problèmes économiques et à une organisation humaine
des moyens de production incombe, dans la pensée de Schiller, au pouvoir de la
liberté et à l’éclosion de l’idéal dans l’homme. A l’État traditionnel qui contraint
l’homme à vivre sur deux plans, à subir la distorsion entre la vie privée et le
domaine public, se substitue l’état de l’homme libre »1.
1
) Victor Hell, Vie et Oeuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 202
Dans sa sixième lettre Schiller annonce, ce fut la civilisation elle-même
qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que, d’un part, une
séparation plus rigoureuse des sciences, et, de l’autre part, une division plus
stricte des classes sociales et des tâches furent rendues indispensables, la
première par l’expérience accrue et l’idée devenue plus précise, la seconde par le
mécanisme plus compliqué des Etats, le faisceau intérieur de la nature de
l’homme se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses
forces.
Il y a une rupture se produisit alors entre l’Église et l’État, entre les mœurs
et les lois ; il y eut séparation entre le travail et la jouissance. L’individu qui
n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé ne se
donne qu’une formation fragmentaire ; il ne développe pas du tout l’harmonie
de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité totale,
il n’est plus qu’un reflet de sa savoir, de sa profession dit Schiller.
La communauté sociale fait de la fonction le critère des hommes; elle
n’honore chez tel de ses individus que l’aptitude mécanique, chez tel autre que
l’intelligence de tabellion, chez un troisième que la mémoire ; tantôt elle est
indifférente au caractère et n’exige que de la connaissance ; tantôt par contre elle
tient pour méritoire un extrême obscurcissement de l’intelligence, pourvu qu’il
aille de pair avec un esprit d’ordre et un comportement conforme à la loi ; ces
capacités isolées, elle désire que à la fois le citoyen les développe en gagnant
en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue écrit Schiller.
« Comment s’étonner alors que l’on néglige les autres dispositions de l’âme
pour consacrer tous ses soins à celle qui seule procure honneur et profit ?
Sans doute savons-nous que le puissant génie ne fait pas coïncider les limites de
sa fonction avec celles de son activité, mais le talent moyen consume dans
l’exercice de la charge qui lui est dévolue la totalité de sa faible énergie, et
pour en réserver un surcroît qu’il puisse, sans préjudice pour sa profession, se
consacrer à ses goûts particuliers, il lui faut être un esprit peu vulgaire »1.
Le troisième aspect de la civilisation moderne est définit par :
- Le problème religieux
On aura noté, ici, chez Hell que, le problème religieux et, surtout,
l’opposition entre le monde sensible et le domaine du suprasensible que la
pratique des religions chrétiennes a accentuée tout à fait. La civilisation moderne
oppose les hommes aux dieux ; elle nie même l’existence des dieux. L’union
entre les dieux et les hommes est la formule la plus élevée de l’idée de totalité ;
celle-ci constitue, avec l’idée de liberté, l’un des pôles de la contemplation
schillérienne dans les grands écrits.
La culture des Grecs que Schiller évoque, expose l’exemple d’un accord
entre le monde des hommes et le monde des dieux à tel point que l’homme est
assurément à l’image des dieux ; mais cette culture, n’est pas l’idéal ; elle est
un point de repère qui permet à une réflexion, résolument tournée vers le futur
des hommes, de trouver sa voie. Le visage des dieux, leur représentation dans le
monde des arts ne sont pas des formes figées historiquement ; les dieux
dépendent du degré de culture humain et la valeur essentielle d’une civilisation
se révèle par l’image qu’elle se fait de ses dieux, « l’homme est supérieur à
toutes les terreurs de la nature à partir du moment où il sait les mettre en forme
et faire d’elles ses objets. Dès qu’il commence à affirmer son autonomie à
l’égard de la nature en tant que phénomène, il affirme aussi sa dignité à l’égard
de la nature en tant que puissance, et avec une liberté pleine de noblesse il se
dresse contre ses dieux. Ceux-ci jettent bas les masques de revenants qui avaient
effrayé sa jeunesse, et ils le surprennent en lui renvoyant son image, car ils
deviennent sa représentation. Le dieu monstrueux qui, chez l’Oriental, gouverne
1
) F.Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 123-125
le monde avec la force aveugle de la bête de proie, se rétracte dans l’imagination
grecque et se limite aux contours aimables de l’humanité ; l’empire des Titans
s’écroule et la force infinie est domptée par la forme infinie »1.
Hell déclare que l’originalité du classicisme Schillérien est expliquée
dans cette forme essentielle, aux termes manifestement contradictoires :
maîtriser la force infinie par la forme infinie, qui inspire totalement la poétique
de l’auteur dramatique.
Qu’est-ce qui a rompu la merveilleuse entente entre les dieux et les
hommes ? Quelle force a brisé l’accord organique entre le monde suprasensible
et le monde sensible ? Schiller répond
à cette question dans son poème
philosophique les dieux de la Grèce dont la première version publiée dans en
1788, contient des attaques assez forts contre la religion chrétienne que le poète
atténuera dans la deuxième édition qui paraîtra en 1800 et dont le nombre de
strophes réduit de 25 à 16.
Pour Schiller, la religion des Grecs implique une humanisation des dieux
dont la présence au monde est complètement source de poésie. La religion
chrétienne se caractérise par une réduction à l’unité qui ne doit pas être
confondue avec la totalité, et par une pensée de la mort cruelle.
Pour l’homme chrétien, la mort est un arrachement ; elle est le passage sauvage
d’un monde impur à le paradis et la vie surnaturelle où entrent les élus est
d’autant plus lumineux que la vie d’ici-bas apparaît sombre :
« A cette époque aucun hideux squelette n’apparaissait
Devant le lit du mourant. Un baiser
Gueillait le dernier souffle de la vie sur les lèvres ;
Un Génie abaissait sa torche vers le sol »2.
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 325-327
2
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p 87
Toute représentation seule de la divinité est un sacrilège ; parce qu’elle réduit la
complexité du divin arbitrairement.
« Toutes ces fleurs sont tombées
Sous le sombre souffle du Nord.
Pour enrichir un unique Dieu
Le monde des dieux a dû périr »1.
En effet, il n’a pas repris cette singulière qualification du christianisme
dans l’édition définitive de son poème, mais la notion de barbare se retrouvera
dans les Lettres où elle sera associée à la notion de sauvage. Les deux
conceptions ne prennent leur sens que par référence à l’idée de nature qui
constitue le pivot de la critique de la civilisation intégralement écrit Hell.
« Or il y a deux façons pour l’homme d’être en opposition avec luimême : il peut l’être à la manière d’un sauvage si ses sentiments imposent leur
hégémonie à ses principes ; à la manière d’un barbare si ses principes ruinent ses
sentiments. Le sauvage méprise l’art et honore la nature comme sa souveraine
absolue. Le barbare tourne en dérision la nature, mais, plus méprisable que le
sauvage ; il continue assez souvent d’être l’esclave de son esclave. L’homme
cultivé fait de la nature son amie et il respecte sa liberté en se contentant de
refréner son arbitraire »2.
Quant aux barbares, nous les rencontrons chez les esprits scientifiques et
chez les fanatiques mystiques. Toute activité spirituelle qui accapare l’homme
complètement, en devenant unilatérale et excessive, compromet la totalité qui
est synonyme de pure humanité dans les Lettres. Ainsi la culture exerce
finalement la même influence qu’une religion suprasensible.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p 89
2
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 107-109
La perte de la totalité que le penseur déplore est due à l’action conjuguée du
christianisme et d’une certaine formule de culture.
Basch écrit, dans son ouvrage La poétique de Schiller, on voici amené à
la question principale de toute notre analyse. Y a-t-il une différence spécifique
entre la poésie sentimentale et la poésie naïve, entre l’idéal moderne et l’idéal
antique, entre la conception de vie des nations chrétiennes et celle des Grecs, et
en quoi cette différence existe-t-elle ? Assurément il est malaisé de répondre en
bref à cette question.
Il faudrait entrer dans le détail et comparer précisément les poètes modernes et
les poètes anciens, distribués dans des groupes naturels, à de maints points de
vue. Le seul auquel se soit arrêté Schiller pour faire son parallèle a été le
sentiment de la nature. Sans doute, ce qui différencie la conception de la vie
des Grecs de la conception moderne, c’est leur conception des choses divines.
Assurément, il y a une frontière entre le génie moderne et le génie antique, et
cette frontière c’est la religion chrétienne qui l’a créée.
« Si le christianisme a pu conquérir le monde antique, c’est qu’il y avait
été préparé, c’est que des philosophes comme Platon et comme les Néo
Platoniciens avaient amorcé cette scission entre la nature sensible et la nature
morale de l’homme, entre la vie du corps et la vie de l’âme qui constitue
l’essence du christianisme. Mais ce que fit le christianisme, c’est de transporter
l’idée de cette séparation de la spéculation philosophique dans le domaine de la
vie réelle, c’est d’en faire une vérité comprise et sentie par les plus humbles des
hommes »1.
Dans sa sixième lettre, Schiller dit, les anciens ne nous remplissent pas
uniquement de confusion par une simplicité qui est étrangère à notre siècle ; ils
sont aussi nos rivaux, souvent même nos exemples par les avantages dont
la possession a coutume de nous consoler du caractère contre nature de nos
mœurs.
1
) Victor Basch, La Poétique de Schiller, Paris, 1911, p 289
On les voit comblés de richesse sensible et de forme en même temps,
doués d’esprit philosophique autant que de force plastique, énergiques et
délicats à la fois, réunissant dans une humanité merveilleuse la virilité de la
raison et la jeunesse de l’imagination.
Au temps où, aussi haut que la raison s’élevât, elle entraînait cependant de
façon durable
la matière avec elle avec amour, et aussi
pénétrantes et fines
que fussent ses analyses, elle ne mutilait pourtant jamais. Elle décomposait sans
doute la nature de l’homme, elle la résolvait en parties qu’elle incarnait dans
les divinités de son Panthéon splendide; mais elle procédait ainsi sans la
déchiqueter ; elle l’insérait de différents manières dans l’individualité des
diverses dieux, sans que l’humanité parfaite manquât en aucun d’eux.
Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes ! « D’où vient
que les individus se trouvent ainsi désavantagés alors que l’espèce a l’avantage ?
Pourquoi tout Grec était-il le représentant qualifié de son époque et pourquoi
tout moderne n’a-t-il pas le droit de se risquer dans ce rôle ? Parce que le
premier recevait sa forme de la nature qui réunit tout, tandis que le second tient
la sienne de l’entendement qui dissocie tout »1.
La religion chrétienne a créé une conception nouvelle de l’homme et des
Dieux. Les Dieux des Grecs ont été premièrement des forces cosmiques revêtues
de formes des hommes, puis ce ne furent plus que des formes des hommes
douées de tous les vices et de toutes les vertus humaines et enfin, à le temps de
la grande prospérité artistique de la Grèce, le paganisme était devenue vraiment
une religion artistique et les Dieux n’eurent plus d’existence réel dans l’âme
humain, mais uniquement dans l’imagination des artistes.
« C’est bien parce que la religion antique n’était plus quelque chose
d’intérieur que nous nous expliquons la large hospitalité des Romains qui
adoptèrent tous les cultes des peuples qu’ils subjuguèrent, et qui auraient
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 121
certainement adopté le Jéhovah juif, s’ils n’avaient pas eu des raisons politiques
pour persécuter les sombres fanatiques venus de Jérusalem. Et c’est à cette
religion extérieure, artistique, plastique des Grecs que le génie des Sémites a
substitué une religion tout intérieure, une religion éthique »1.
C’est aux Dieux vivant notamment dans les statues et dans les poèmes
que ce sombre génie a substitué un Dieu irreprésentable, invisible. Et à
cette modification de la conception divine s’est associée parfaitement une
modification aussi profonde de la conception de la nature
de l’homme.
L’homme pour les anciens était, un tout qui se composait de l’âme et du corps
écrit Basch
Ces deux éléments paraissaient aux Grecs unis intiment, et aucun d’eux ne
devait empiéter sur l’autre. Il était aussi légitime de veiller à la satisfaction des
besoins corporels que de ménager des satisfactions aux tendances spirituelles.
Le souverain bien pour les Grecs était la jouissance, la santé, le bonheur. C’est
là ce que la religion chrétienne a changé. Il a brisé la belle totalité de l’homme :
il a opposé l’âme au corps et arbitrairement humilié celui-ci devant celle- là.
La satisfaction de ses fonctions les plus naturelle de l’homme un péché, la
recherche du bonheur physique tout à fait vaine, puisque le véritable bonheur ne
peut être accompli qu’après la mort du corps.
Selon Basch, ce qui différencie donc l’idéal moderne de l’idéal antique,
c’est l’intime révolution que la religion chrétienne a suscitée dans la conception
de Dieu et dans la conception de l’âme. C’est le sentiment religieux nouveau qui
a adressé vers les ciels. C’est lui qui au sublime et au beau a associé le laid et
le grotesque, incarnations du péché si proche, même dans l’âme des justes, de la
vertu. C’est lui qui vibre dans les créations de l’art moderne par excellence, de
l’art romantique.
« Toute la révolte qu’incarne l’art moderne, l’art romantique, c’est, d’une part,
l’effort de l’âme humaine d’échapper à la prison de la foi, de sortir de la larve
1
) Victor Basch, La Poétique de Schiller, Paris, 1911, p 289-290
religieuse pour s’envoler dans les espaces illimités et, de l’autre, la conscience
que ces espaces infinis sont encore une création de la religion et que l’âme s’y
heurte toujours au même fantôme inexcitable. Et ce qui insuffle à cette âme la
force de se révolter, de se croire un pouvoir illimité, de se poser, solitaire et
hautaine, en face des choses, en face des hommes, en face même de Dieu, c’est
encore le sentiment religieux chrétien »1.
Hell écrit, dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller, à l’idée de
développement qui implique une conception rationnelle du devenir de l’homme,
on préfère la notion d’aventure que on a employée à propos des drames de la
jeunesse de Schiller et qui nous paraît mieux appropriée à expliquer la différence
entre l’acte et le projet, entre la volonté d’être libre et les implications de la
liberté concrète dans tel état historique.
Les pensées sur les relations entre les individus et le genre humain, dans
son évolution universelle, marquent, chez l’auteur dramatique, un des points de
rencontre avec Kant qui considérait « l’antagonisme des forces » comme une des
conditions du développement humain. Quelle formule littéraire explique tout
à fait cette contradiction ? Voici une remarque typiquement kantienne : « Une
activité unilatérale des forces conduit certes immanquablement l’individu à
l’erreur, mais elle mène l’espèce à la vérité »2.
Selon ses observations, Hell dit, toute l’aventure de l’homme, toute
l’énergie créatrice humain dont témoignent les œuvres philosophiques
Schillériennes et qui correspondent au « Drang » faustien se trouvent comprises
entre les deux pôles de l’idée de nature dont la complexité est reflétée par les
multiples variantes - « wahre Natur », « bereicherte Natur », « fromme Natur » qu’on rencontre dans les écrits du poète.
1
) Ibidem, p 291-292
2
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 131
L’un de ces pôles, c’est la physis, l’existence organique des êtres, leur
milieu qui leur permet de s’épanouir en vertu d’un accord préétabli entre les
choses et les êtres. Disons même que l’homme appartient à cet ordre naturel,
mais son existence ne saurait se limiter à la réalité biologique de son être, car il
est aussi le résultat de ses actes et de ceux de son groupe et, de tout le genre
humain. La liberté, c’est l’arrachement au environnement naturel, le départ
de la maison des parents et l’acceptation d’une aventure dangereuse et assez
grande.
L’autre pôle désigne la finalité de la vie morale, comprise comme
l’expression de l’énergie de l’homme. L’homme ne fuit la nature dans laquelle
se complaît le brutal que pour lui substituer une autre « nature », une nature
spiritualisée, qui est une des composantes de la totalité. Les ont atteint à une
formule de totalité exemplaire qui ne saurait être confondue avec la fin de
l’histoire.
Pour que l’homme puisse expliquer les virtualités de son être
complètement, il lui a fallu renoncer à cette heure de prospérité et d’équilibre,
laisser en sommeil telle ou telle de ses facultés pour progresser quelques-unes
de ses aptitudes de façon unilatérale.
« Existe-t-il d’autres formes de totalité que celle qu’on réalisée
les Grecs ? Les écrits philosophiques et les poèmes philosophiques
tentent de répondre à cette question. Dans la voie périlleuse où s’engage
l’homme libre, la fonction de l’art est, non pas de faire naître des
mirages pour encourager l’errant, mais d’être, tout à la fois, souvenir et projet »1.
1
) Victor Hell, Vie et Oeuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 207
3) La reconstruction de la civilisation
Selon Montargis, dans son ouvrage
l’esthétique de Schiller, dans la
cinquième lettre, corroborée par le traité Sur les dangers des mœurs
esthétiques, Schiller reconnaît que de tous les genres de dépravation morale le
plus révoltant est celui qui a sa source dans la civilisation même. Il admet des
situations où « les lumières de l’intelligence ne servent qu’à fournir des
maximes à la corruption ». De même dans la neuvième lettre il nous expose
une certaine science qui n’a d’autre objet que de plaire, un certain art dont le
seul objectif est d’amuser, des maintes générations d’artistes et de philosophe,
tout à fait occupées « à plonger la volonté et la beauté dans les profondeurs de
l’humanité vulgaire ».
Comment résoudre cette contradiction ? La réponse est dans les lettres
XVI et XVII. Cette différence d’influence a son expression dans la dualité qui
constitue le beau. Le beau est l’équilibre parfait de la forme et de la réalité, il
est l’harmonie des deux natures se tempérant et s’excitant de façon mutuelle.
Or, c’est rarement en fait que l’équilibre soit complet, que l’un des deux
éléments ne l’emporte pas sur l’autre, et, la beauté, une en son principe, va
comporter deux espèces, une beauté gracieuse et une beauté énergique.
La beauté énergique est aussi incapable de délivrer l’âme humain de ce qui lui
reste de sa dureté primitive que la beauté gracieuse l’est de la garantir d’un
certain degré de mollesse. Tous les maux viennent de ce que nous appliquons à
l’humanité le genre de beauté qui lui convient le moins, de ce qu’on enchérit
sur ses fautes, au lieu de réagir contre eux, de ce qu’on abonde maladroitement
dans son sens. Le défaut est à artiste, non à l’art.
Au-dessus de ce premier moment où la joie apparaît comme un moyen en
vue d’une destination qui est la moralité, il en est un second où les deux termes
sont sur un pied d’égalité, où la sensibilité fait valoir ses droits et revendique
une part dans le gouvernement de la vie. Dès à présent Schiller se sépare du
kant. Pour bien fonder que la loi de la volonté est uniquement formelle, Kant
en avait exclu tout élément affectif. Il a tellement peur que la tendance n’altère
la pureté du motif rationnel qu’il se plaît à les opposer l’un à l’autre. Aimer le
bien c’est déjà, pour lui, presque un acheminement au mal.
« L’excès de ce rigorisme, selon Schiller, est dans la morale relâchée du siècle
qui réclamait un Dracon plutôt qu’un Solon ; mais il se refuse à voir une
doctrine définitive dans une théorie qui supprime une partie de l’âme humaine.
C’est le fait artiste maladroit de contraindre sa matière, argile, âme ou peuple, et
il y a quelque chose de supérieur à la guerre même victorieuse qui ne donne
qu’un succès éphémère, c’est la paix. Vaincre l’ennemi est bien ; mais il vaut
mieux s’en faire un ami. Ailleurs il compare la morale de Kant à un dessin
exact, mais froid et rigide, auquel il oppose une peinture dans le genre du Titien
qui, sans négliger les contours, les pare des couleurs de la vie. Le bien est à la
fois ligne et coloris, raison et sensibilité ; il résulte de l’harmonie de la tête et du
cœur, il est dans la totalité du caractère (Guides de la vie) »1.
Cette totalité n’existe pas plus à l’heure qu’il est chez les citoyens que
chez les peuples. Elle s’est rencontrée cependant à un siècle et chez une race
privilégiée, et la sixième lettre reprend la théorie si brillamment esquissée
dans les Dieux de la Grèce et entonne un nouveau dithyrambe, plus ou moins
établi historiquement, en l’honneur de la civilisation des Grecs. Là, tous les
charmes des arts s’alliaient à toute la dignité de la sagesse et l’imagination
mariait sa jeunesse à la virilité de la raison. L’unité de la vie n’était point
morcelée en cent fragments différents, de telle sorte qu’il épuiser la série des
citoyens pour reconstituer la totalité de l’espèce écrit Montargis.
« Le citoyen s’y confondait avec le prêtre ; l’artiste ne aidait qu’un avec le
savant. Sans doute cette synthèse n’était possible que par suite du peu de
développement des forces composantes. Reprenant une idée de Kant (Idée pour
histoire universelle), Schiller reconnaît que le progrès de l’humanité exigeait
1
) Montargis Frédéric, L’esthétique de Schiller, Paris, 1890, p 163
Une certaine division du travail. Il n’en est pas moins vrai que cette
spécialisation, utile à l’espèce, a été funeste à l’individu. La civilisation doit être
en état de guérir les maux qu’elle a amenés avec elle »1.
Selon Montargis, comme Fichte le remarquera dans la suite, l’objectif de
l’État doit être d’arriver à se rendre inutile ; la centaine des républiques est celle
où l’action des lois se fait sentir ; c’est-à-dire, le but de toute gouvernement est
l’anarchie, en d’autres termes la suppression du gouvernement.
Schiller est d’avis qu’il en va de même pour l’âme de l’homme. La loi
morale est quelque chose de provisoire et de conditionnel. Nous ne mettons de
frein qu’aux animaux vicieux, de lisière qu’aux enfants inexpérimentés.
La marche Kantien est celle d’un homme qui se défiait de la nature humaine ;
elle n’est pas faite pour un être libre. Tout cela est important, l’obligation ne doit
être qu’un dernier recours, et l’idéal est de pouvoir s’en passer. L’être humain
doit apprendre à avoir de nobles vœux pour n’avoir plus besoin de la sublime
volonté.
L’identité du moral et de l’esthétique avait été déjà indiquée par
Shaftesbury et par Diderot (Essai sur le mérite et la vertu). D’après le
philosophe anglais, l’inclination égoïste qui nous pousse au bonheur n’a en soi
rien de coupable ; elle ne le devient que lorsqu’elle dépasse les mesures.
De même la bienveillance envers l’autre, la bonté, deviennent répréhensibles par
leur excès. Mais quand une inclination sait garder les justes mesures, il en
produit une beauté morale qui doit rencontrer le bonheur, et disons même que la
vertu n’est pas l’amour du beau dit Montargis.
Désormais, le sentiment qui était un moyen devient un but et c’est le
devoir qui prend sa place ; les rôles sont intégralement intervertis, et la beauté
du cœur humain devient synonyme de la moralité elle-même.
On aura noté, ici, chez Leroux, dans son introduction des Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme que, avec presque tous les théoriciens
1
) Ibidem, p 164
politiques du dix huitième siècle, Schiller part de la pensée que les individus
vécurent au début dans un état de nature ; les individus seraient sortis de cette
situation pour échapper à l’impuissance et à l’isolement auxquels elle les
condamnait et ils passèrent entre eux un contrat constitutif de l’État.
Cet État n’avait d’autre rôle que de rendre la vie en commun possible, d’assurer
l’existence de la société en bridant l’égoïsme des individus. Il était né des
besoins de la nature physique des hommes ; Schiller l’appelle État de la
nécessité.
Mais l’homme, parce qu’il est un être libre et raisonnable, ne peut s’en
contenter. Cet État l’humilie parce qu’il ne tient compte que de sa nature
sensible. Sa raison, par suite, en conçoit un autre dont le contrat primitif aurait
été passé par libre choix et clair discernement, non sous la pression du besoin.
Donc, l’État de la nécessité doit faire place à l’État de la raison.
« Le perfectionnement de l’État doit donc partir de l’amélioration des
individus. Il s’agit de former des caractères qui sachent se mettre au service des
idéaux de la raison. Il s’agit d’élever des hommes qui aient le courage et
l’énergie d’être sages, telle est la première maxime à leur proposer si l’on veut
instaurer l’État de la raison »1.
Le progrès de la raison n’a-t-il été complété par aucun progrès moral et le
dix huitième siècle finissant donne le spectacle de dangereuses perversions.
Nous observons dans les classes inférieures de la communauté sociale un
déchaînement de tous les instincts. En bref, l’individu du peuple est redevenu
une sorte de sauvage chez qui la vie sensible n’est contenue par aucun principe
dit Leroux.
Quant aux classes supérieures, les individus de ces classes se conduisent
comme des barbares chez qui les principes ruinent les sentiments humains, mais
qui restent les esclaves de la nature et apparaissent alors plus méprisables que
1
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 24
les sauvages.
Castillo écrit, dans son ouvrage Les études philosophiques, qu’en
présentant le dualisme comme une contradiction intérieur à la conception
politique du progrès, Schiller peut l’expliquer comme la source d’un besoin de
culture et comme un mal de la civilisation. La culture des Grecs fournit
l’exemple d’une unité culturelle étrangère et antérieure à toute division exemple
qui unit l’art et la philosophie, la matière et la raison. Tandis que le
grec recevait sa forme de la nature qui réunit tout, l’individu moderne tient la
sienne de l’entendement qui sépare tout.
Schiller choisit d’expliquer dans un vocabulaire kantien le besoin de culture
qui est celui d’une unité à retrouver. Il se sépare ainsi d’une conception
civilisatrice de l’éducation, celle qui en fait un pont jeté entre l’être et le
devoir-être, la programmation anticipée d’une adaptation à l’état civil, pour
privilégier la dimension culturelle de l’éducation, celle qui est centrée sur un
accomplissement morale.
À la Kultur, ensemble des obligations et des artifices de la civilisation,
fait place la Bildung ou Ausbildung, la capacité de progresser et respecter les
besoins de la nature. Le concept d’éducation renvoie au souci principal du Kant
mais, pour en administrer la possibilité transcendantale, Schiller doit effectuer
un autre déplacement et se montrer plus kantien que Kant, en transférant à
l’esthétique, plutôt qu’à la raison pratique, le vrai principe d’une unité culturelle
morale écrit Castillo.
« Kant constate lui aussi, dans la Critique de la faculté de juger, que la
distribution inégale des bienfaits matériels de la civilisation accentue l’injustice
entre le labeur pénible des pauvres et le luxe superflu des privilégiés. Mais il
en attribue la faute à l’insuffisante diffusion des Lumières. Kant et Fichte
cultivent un humanisme juridique qui fait de la promotion institutionnelle de la
liberté le moteur d’un devenir moral humain. L’humanité doit commencer par se
soustraire aux despotismes multiples, politiques, pédagogiques et religieux, car
la liberté fournit la raison de la moralisation »1.
Castillo indique que, la parole de Schiller est précisément de renverser ce
rapport entre moralité et liberté en faisant de la moralité une condition de la
liberté. C’est uniquement sur la noblesse du comportement que pourra se fonder
l’espoir d’une liberté politique possible.
Le caractère moral humain doit être premièrement formé car « seul un
cœur pur croit à la volonté pure ». C’est dans la mesure où l’humanité est morale
qu’elle peut désirer d’être libre. Quant à la moralité, nous ne sauront aller du
connaître à l’être, ni de l’idéal au réel.
Donc, pour Schiller, l’appui du modèle esthétique est le moyen de
révolter contre la méconnaissance que ses contemporains ont de l’éducation et
de la culture. Si la prospérité humain tient à une libre moralité, ce n’est pas tant
l’instruction que l’éducation de la sensibilité qui est réclamée.
Dans son introduction des Lettres, Leroux écrit que, « le problème
politique est un problème moral. La tâche urgente est de réformer les caractères
et les mœurs. C’est ici qu’intervient la notion d’éduction esthétique. Pour
redresser les mœurs, Schiller compte sur la beauté. Elle guérira le siècle de la
corruption où il est tombé, et en l’en guérissant elle résoudra le problème de
l’État »2.
Des caractères ennoblis par l’éducation esthétique ne manqueront pas de
dépouiller leur instinct de violence. Dans une société esthétique il n’y aura plus
de luttes car les individus s’y seront apaisés. Grâce aux caractères esthétiques,
l’État de la nécessité deviendra inutile ; l’homme esthétique rendra possible
le passage à l’État de la raison ; il va ménager la transition entre l’État de la
1
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophique, PUF, Paris, 1992, n°4, p 445
2
) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 25
nécessité et celui de la raison. L’État de la raison ne sera plus que l’interprète
des hommes qui auront embelli leurs tendances sensibles ; il ne sera que la
formule plus claire de la législation interne qu’ils se seront eux-mêmes donnés
dit Leroux.
C’est État idéal, Schiller l’appelle le plus souvent État de la raison, mais
aussi État esthétique, et il le conçoit comme un organisme supérieur ; il est
organisme parce que formé d’énergies sensibles et vivantes, comme celles d’un
organe, et il est organisme car les gouvernants et les gouvernés y sont les uns
pour les autres des moyens et des fins en même temps.
Schiller déclare que, dans l’État esthétique de l’avenir, les gouvernants ne
contraindront pas ; ils pourront dispenser la liberté politique car la beauté y aura
engendré la liberté morale et que la liberté morale va donner droit à la liberté
politique et civile.
Castillo écrit, le fondement du passage de la subjectivité de l’individu à
l’objectivité de l’espèce lui sert de fil directeur pour reprendre la découverte
critique de l’objectivité pratique. Mais, à la différence du modèle juridique, qui
oppose le règne de la loi à l’indignité de la sensibilité. Le modèle de « l’artiste
en pédagogie » veut faire de la sensibilité de l’homme une destination à part
entière : la personnalité est matière et forme indissolublement.
La préoccupation ontologique prend le pas sur l’individualité vivante singulière
et le formalisme, plus que la personne fictive et abstraite, doit être
intégralement sujet de droits.
« L’éducation cesse d’être conçue comme une réforme indéfiniment
réitérée, comme un programme inutilement théorisé. Elle change de
signification : elle n’est plus projet ni anticipation de l’idéal, mais liaison, union
et passage entre la nature et la liberté. L’artiste réclame qu’on promeuve une
image de la nature qui soit à la mesure des ambitions de la raison »1.
1
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophique, PUF, Paris, 1992, n°4, p 446
Pour Gastillo, Schiller semble effectuer une régression à l’égard au
progressisme politique de son époque, mais son désire est de faire ressortir les
promesses contenues dans l’idéal d’humanité. Son procès de la culture moderne
ne conduit à aucun antihumanisme.
Pourtant, Schiller s’efforce notamment de fondre en une seule
problématique l’humanisme esthétique et l’humanisme politique en regardant le
domaine de la politique comme un phénomène de culture bien plus que comme
une affaire de théoriciens et de théorie. Le modèle de l’art ne doit pas fournir
une solution uniquement spéculative ou subjective mais contenir une validité
anthropologique, historique et sociale.
« Entre l’humanisme naturaliste des Anciens et l’humanisme supranaturaliste
des Modernes, un humanisme esthétique doit réconcilier l’homme avec luimême en réconciliant la nature et la liberté. L’état esthétique de l’humanité se
veut une redécouverte moderne d’une visée univoque de la nature, qui en
surmonte les divisions historiques »1.
Schiller annonce que, dans la cité esthétique régnera même une certaine
égalité, parce que le manœuvre lui-même, s’il a acquis l’harmonie interne, a les
mêmes droits que le noble. Donc, les privilèges seront d bannis. Disons même
que, tout en condamnant les caractères négatifs de la civilisation moderne,
Schiller proclame sa volonté d’être de son époque.
On aura noté ici, chez Marcuse, dans son ouvrage Éros et civilisation
que, pour Kant, le domaine de l’esthétique est le milieu dans lequel la raison et
les sens se rencontrent. Cette médiation est accomplie par l’imagination, qui est
la « troisième » faculté mentale de l’homme. En outre, la dimension esthétique
est aussi le milieu dans lequel la liberté et la nature se rencontrent. Cette double
médiation est rendue indispensable par le conflit provoqué par le progrès de la
civilisation, entre les facultés supérieures et les facultés inférieures de l’homme,
le progrès s’accomplissant par l’intermédiaire de la soumission des facultés
1
) Ibidem, p 446
sensibles à la raison.
Les efforts philosophiques pour trouver un médiateur dans le domaine de
l’esthétique, entre l’entendement et la sensibilité apparaît ainsi comme une
tentative pour réconcilier les deux sphères de l’existence de l’homme séparées
par un fondement de réalité répressif. La fonction de médiation se réalise grâce
à la faculté esthétique qui est semblable à la sensibilité, appartenant aux sens.
Par conséquent, la réconciliation esthétique implique le renforcement de
la sensibilité puisqu’elle s’oppose à l’arbitraire de l’entendement et, elle lutte
même en faveur de la libération de la sensibilité contre la domination répressive
de l’entendement. Lorsque la fonction esthétique devient le thème principal de
la philosophie de la culture, elle est utilisée pour mettre en évidence les
fondements d’une civilisation non-répressive, dans laquelle la sensibilité
rationnelle et la raison est sensible.
« Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, écrites
dans une large mesure sous l’influence de la Critique de la faculté de Juger,
tentent une reconstruction de la civilisation, à l’aide de la force libératrice de la
fonction esthétique : celle-ci est alors envisagée comme contenant la possibilité
d’un nouveau principe de réalité »1.
La logique interne de la tradition de la pensée occidentale obligeait
Schiller à délimiter le nouveau fondement de réalité, comme esthétique.
On a souligné que le terme désignait à l’origine « ce qui appartient aux
sens » et insisté
sur leur
fonction cognitive. La fonction cognitive de la
sensibilité a été constamment affaiblie sous la domination du rationalisme. Dans
le développement du concept répressif de la raison, la connaissance est devenue
le domaine principal des facultés « supérieures », non sensibles de l’esprit
humain. L’esthétique fut absorbée par la métaphysique et la logique écrit
Marcuse.
1
) Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p159
La sensibilité en tant que faculté « inférieure » fournissait dans le meilleur
des situations la simple étoffe, la matière première de la connaissance, matière
première qui devait être organisée par les facultés supérieures de l’intellect.
La valeur et le contenu de la fonction esthétique se trouvèrent principalement
réduits. La sensibilité conservait un peu de dignité philosophique dans une
situation épistémologique subordonnée ; ceux de ses processus qui ne
s’adaptaient pas à l’épistémologie rationaliste, se trouvaient sans foyer. Les
plus importants de ces valeurs sans foyer et de ces contenus étaient ceux de
l’imagination : l’intuition libre qui reproduit les objets qui ne sont pas
immédiatement « donnés », la faculté de représenter les objets sans qu’ils soient
« présents ».
Marcuse dit que, il n’y avait pas d’esthétique comme science de la
sensibilité pour servir de pendant à la logique comme science de la
compréhension conceptuelle. Mais, vers le milieu de XVIIIe siècle, l’esthétique
apparut comme la théorie de l’art et de la beauté : Alexander Baumgarten
définit le premier le terme dans son usage moderne. Le changement de sa
signification a une valeur beaucoup plus profonde que celle d’une simple
nouveauté académique.
L’histoire philosophique du terme « esthétique » reflète le traitement
répressif subi par l’expérience sensible (et par là, corporelle). Dans cette
histoire, l’établissement de l’esthétique comme science indépendante s’oppose
au règne répressif de la raison : les efforts faits pour démontrer la position
centrale de la fonction esthétique et pour la fonder comme catégorie existentielle
en appellent à la vérité inhérente aux sens contre leur dépravation sous le
fondement de réalité.
La discipline de l’esthétique installe l’ordre de la sensibilité comme
opposé à l’ordre de la raison. Introduite dans la philosophie de la culture, cette
notion tende à une libération des sens qui, loin de détruire la civilisation, lui
donnerait une base plus ferme et augmenterait
de façon considérable ses
potentialités. Opérant grâce à une impulsion principale (l’instinct de jeu), la
fonction esthétique va supprimer toute obligation et va donner à l’homme la
liberté physiquement autant que moralement ; il mettrait en harmonie les
pensées de la raison et les affections et les sentiments, ôterait aux lois de la
raison leur obligation morale et les réconcilierait complètement avec les intérêts
des sens dit Marcuse.
Nous allons objecter que cette interprétation qui fonde une relation
entre la libération des sens et le terme philosophique sensibilité, est un simple
jeu sur une ambiguïté étymologique.
« La racine sens dans le terme sensibilité n’autorise plus l’interprétation
de sensibilité. En allemand, sensibilité, et sensualité sont encore traduits par
le même mot : Sinnlichkeit. Ce terme implique la satisfaction instinctuelle
(surtout sexuelle), la perception sensible et sa représentation (la sensation).
Cette double implication subsiste dans le langage quotidien aussi bien que dans
le langage philosophique et est conservé dans l’usage du terme Sinnlichkeit
pour la fondation de l’esthétique. Là le terme désigne les facultés cognitives
« inférieures » (« opaques », « confuses ») de l’homme, aussi bien que le
sentiment de douleur et de plaisir : les sensations aussi bien que les affections.
Dans les Lettres sur l’éducation esthétique, Schiller insiste sur le caractère
impulsif, instinctuel de la fonction esthétique. Ce contenu fournit le matériel
fondamental de la nouvelle discipline de l’esthétique. Cette dernière est conçue
comme la « science de la cognition sensible », comme la « logique des facultés
inférieures cognitives »1.
Marcuse ajoute que, l’esthétique est la sœur et la contrepartie de la
logique à la fois. L’opposition à la prédominance de la raison caractérise la
nouvelle science : ce n’est pas la raison, mais la sensibilité (Sinnlichkeit) qui est
constitutive de la fausseté ou de la vérité de l’esthétique : ce que la sensibilité
reconnaît, ou peut reconnaître comme vrai, l’esthétique peut le représenter
1
) Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Édition de minuit, 1963, p 160-161
comme vrai, même si la raison la rejette comme non-vrai.
« Et Kant affirme dans ses conférences sur l’anthropologie :… on peut
établir des lois universelles de la sensibilité (Sinnlichkeit) aussi bien qu’on peut
établir des lois universelles de l’entendement, c’est-à-dire qu’il y une science
de la sensibilité, l’esthétique, et une science de l’entendement, la logique.
Les principes et les vérités de la sensibilité fournissent le contenu de l’esthétique
et « l’objectif et le but de l’esthétique est la perfection de la cognition sensible.
Cette perfection est la beauté. Ici se trouve franchi le pas qui transforme
l’esthétique, science de la sensibilité, en science de l’art, et l’ordre de la
sensibilité en ordre de l’art »1.
On aura noté,ici, chez Basch dans son ouvrage La poétique de Schiller
que, selon Schiller, il y a au début une harmonie totale entre la raison et les
sens , entre la nature intellectuelle , la nature affective et la nature moral de
l’homme. Ensuite, à l’aube de la civilisation, il y a séparation entre la nature
intellectuelle et la nature sensible, et empiètement sur la nature sensible de
cette nature intellectuelle qui s’exprime dans la tendance à l’idéal.
Et dans l’avenir, grâce à l’effort durable de la science et de la civilisation, de
l’art, l’harmonie inconsciente et primitive renaîtra, supérieure et consciente.
Donc, chez Schiller il y a premièrement harmonie, puis scission, puis
harmonie nouvelle, tandis que chez Hegel il y a au début scission, puis
harmonie, puis scission nouvelle mais supérieur, parce que consciente d’ellemême.
Disons même que, la différence entre les deux conceptions réside dans le
premier moment du triple mouvement de l’artiste et de l’homme généralement.
« Tandis que chez Schiller l’homme est d’abord naïf et l’artiste classique, puis
l’homme devient sentimental et l’artiste romantique pour aboutir à une naïveté
consciente et un classicisme nouveau qui s’est approprié toutes les conquêtes de
1
) Ibidem, p 161-162
l’idéalisme sentimental ou romantique, chez Hegel l’artiste est d’abord
symbolique, puis il devient classique, et enfin il aboutit au romantisme »1.
Mais pour la conception du romantique et du classique, elle est fortement
semblable chez les deux esthéticiens, et il nous est permis de dire que l’influence
qu’a exercée la poétique de Schiller sur l’esthétique de Hegel a été profonde
véritablement écrit Basch.
Marcuse se demande, quelle est la réalité derrière le développement
conceptuel depuis la sensibilité jusqu’à l’art (l’esthétique) et jusqu’à la
sensibilité (la cognition sensible) ? La sensibilité, le concept médiateur désigne
les sens comme des organes et des sources de la connaissance. Mais les sens ne
sont pas uniquement, et ne sont même pas essentiellement des organes de
cognition. Leur fonction cognitive se confond avec leur fonction appétitive
(sensualité) ; ils sont gouvernés et érogènes par le principe de plaisir.
De cette fusion des fonctions appétitives et cognitives, provient l’aspect passif,
inférieur, confus, de la cognition par les sens, qui les empêche de s’adapter au
principe de réalité, à moins qu’ils ne se soumettent à l’activité conceptuelle de
la raison, de l’entendement, et qu’ils soient formés par elle. Et, dans la mesure
où la philosophie a accepté les valeurs et les règles et du principe de réalité, la
revendication d’une sensibilité libérée de la domination de l’entendement n’a
pas trouvé de place dans la philosophie ; mais elle a trouvé refuge dans la
théorie de l’art.
La vérité de l’art est la libération de la sensibilité par sa réconciliation
avec l’entendement : c’est la notion principale de l’idéalisme esthétique
classique : Dans l’art, écrit Herbert Marcuse, « …la pensée se trouve incorporée
dans le beau artistique, et la matière, au lieu d’être déterminée par elle du
dehors, possède sa propre liberté : le naturel, le sensible, les mouvements de
l’âme, ont en eux-mêmes leur mesure, leur but, leur accord, et si, d’une
part, l’intuition et le sentiment reçoivent un caractère de généralité, qui les fait
1
) Victor Basch, La Poétique de Schiller, Paris, 1911, p 342
participer de l’esprit, la pensée, de son côté, ne renonce pas seulement à son
hostilité à l’égard de la nature, mais s’y épanouit et s’y détend, en même temps
que le plaisir et la jouissance se trouvent justifiés et sanctionnés, se sorte que
nature et liberté, sensibilité et concept viennent se placer sur le même rang,
acquièrent les mêmes droits, se fonde en une unité indissoluble »1.
Marcuse ajoute que, l’art défie le principe fondamental de la raison : en
représentant l’ordre de la sensibilité, il fait appel à une logique taboue,
la logique de la satisfaction qui s’oppose à la logique de la répression. Derrière
la forme esthétique sublimée manifeste le contenu non-sublimé : le rattachement
de l’art au principe de plaisir. L’investigation des racines érotiques de l’art joue
un rôle important dans la psychanalyse ; cependant ces racines sont dans le rôle
et l’œuvre de l’art plutôt que dans l’artiste.
La forme esthétique est une forme sensible, la forme constituée par l’ordre de la
sensibilité. Si la « perfection » de la cognition par les sens est définie comme la
beauté, cette définition contient aussi la relation interne avec la satisfaction
instinctuelle, et le plaisir esthétique est encore le plaisir.
Mais, l’origine sensuelle est « refoulée » et la satisfaction est déplacée
dans la forme pure de l’objet. En tant que valeur esthétique, la vérité nonconceptuelle des sens est admise et sa liberté vis-à-vis le principe de réalité est
garantie au « libre jeu » de l’imagination créatrice.
La tentative Schillérien tendant à supprimer la sublimation de la fonction
esthétique part de la position de Kant : ce n’est que parce que l’imagination est
une faculté centrale de l’esprit, ce n’est que parce que la beauté est une
condition indispensable de l’humanité que la fonction esthétique peut jouer un
grand rôle dans la reconstruction de la civilisation dit Marcuse.
Au siècle de Schiller, le besoin d’une telle reconstruction semblait assez
évident. A l’heure où la société industrielle commence à prendre forme sous
la souveraineté du principe de rendement, sa négativité pénètre l’analyse
1
) Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Édition de minuit, 1963, p 162
philosophique.
Puisque c’est la civilisation elle-même qui « porta à l’homme moderne
cette blessure », il n’y a qu’un nouveau mode de civilisation qui puisse la guérir.
Elle est provoquée par le lien antagoniste entre les deux dimensions polaires de
l’existence de l’homme. Schiller décrit cet antagonisme dans une série de
concepts couplés : raison et sensibilité, liberté et nature, universel et particulier.
Chacune des deux dimensions est gouvernée par un instinct principal :
« l’instinct formel » et « l’instinct sensible ».
Le premier profondément réceptif, passif, le deuxième dominateur, actif.
Ce sont l’interaction et la combinaison de ces deux instincts qui construisent la
civilisation. Mais dans la civilisation actuelle, leur relation est antagoniste ; au
lieu de réconcilier les deux instincts en rendant la raison sensible et la sensibilité
rationnelle, la civilisation a soumis la sensibilité à la raison de telle manière que
la sensibilité, si elle se réaffirme, le fait dans des formules destructrices et
« sauvage » et que l’arbitraire de la raison l’appauvrit et la rend brutale écrit
Marcuse.
« Le conflit doit être résolu pour que les potentialités humaines puissent
se réaliser librement. Puisque seuls les instincts ont la force durable qui affecte
fondamentalement l’existence humaine, cette réconciliation entre les deux
instincts doit être l’œuvre d’un troisième instinct. Schiller définit ce troisième
instinct médiateur comme l’instinct de jeu, son objectif comme la beauté, et son
but comme la liberté »1.
Frédéric Montargis écrit que : « Déjà Kant, sur la fin de la Critique du
jugement, avait noté l’influence bienfaisante qu’exerce le goût sur les mœurs
en nous faisant trouver dans les objets un agrément indépendant de tout
attrait sensible. L’essai de Schiller sur l’Unité des mœurs esthétiques est
le développement de cette pensée ; mais le point de départ de Schiller diffère
1
) Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Édition de minuit, 1963, p 164
absolument de celui de Kant »1. Ce dernier attribue à l’homme une méchanceté
radicale et originelle. Schiller ne cache pas à Koerner (28 fév. 1793) qu’une telle
doctrine l’indigne et lui fait horreur dit Montargis.
Or, nous pouvons concevoir deux manières de favoriser l’action de
la moralité en nous; l’une consiste à fortifier la raison, l’autre consiste
à affaiblir la force de la tentation. Ceci est l’office de la culture esthétique,
du goût. Le goût n’aime pas tout ce qui est violent, dur ; il aime la
paix, l’harmonie ; il va chasser donc les inclinations brutaux, grossiers, et va
implanter à leur place dans l’âme de l’homme des inclinations calmes et doux
qui, sans être des vertus, ont au moins quelque chose de commun avec la vertu,
leur objet.
Assurément nous ne pourrons pas dire de nous actions qu’elles sont
morales, mais elles seront légales, ce qui est un début. En d’autres termes,
comme le dit la lettre vingt troisième sur l’éducation esthétique de l’homme,
le passage de la passivité du sentiment à l’activité du vouloir et de la pensée
n’est possible que par un état mixte de liberté esthétique, et le seul manière de
rendre l’homme sensible moral, c’est de commencer par le rendre esthétique.
Cette action n’est pas moins sensible si du citoyen on passe à la société ;
si, après avoir considéré l’influence morale du beau, on examine son action
politique. La troisième lettre accepte et justifie le principe d’où est issue la
Révolution française.
Pour Montargis, c’est non seulement le droit, mais le devoir de l’homme,
en vertu de sa liberté même, de soumettre l’ordre social où il se trouve aux
conditions de la raison, de transformer l’état établi sur la nature, en un état de
raison. Celui-ci peut suffire à l’homme physique ; celui-là est exigé par l’homme
moral. Uniquement il est une chose qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que,
tandis que l’homme physique est réel, l’homme moral n’est que problématique.
1
) Montargis Frédéric, L’esthétique de Schiller, Paris, 1890, p 159
Donc, si la raison supprime l’état établi sur la nature, comme elle le doit
nécessairement pour mettre le sien à sa place, elle risque l’homme physique et
réel contre l’homme moral et problématique, elle risque l’existence de la société
contre un idéal simplement possible, encore que moralement indispensable.
Supposez que l’objectif soit actuellement inaccessible, qu’on ait trop préjugé de
ses forces, la raison, pour nous élever à une humanité supérieure, nous enlève
jusqu’aux manières de vivre de la vie des animaux. Permis à l’ouvrier d’arrêter
la montre dont il veut réparer les rouages ; la société ne peut pas cesser même
un instant dans le temps.
« Qu’est-ce qui rendra possible ce passage du règne violent des forces au
règne paisible de la loi ? Ce ne saurait être le caractère physique, qui, égoïste et
violent, tend au bouleversement bien plutôt qu’à la conservation de la société, ni
le caractère moral, qui, par hypothèse, n’existe pas encore. Il s’agit de trouver un
troisième caractère qui éloigne le premier de la nature, de la réalité, et en
rapproche le second. Ce sera le caractère esthétique »1.
En réalité, Schiller a diagnostiqué la maladie de la civilisation comme
étant le conflit entre les deux instincts principaux de l’homme (les instincts
formels et les instincts sensibles), ou plutôt comme la « solution » violente et
ce conflit, comme la fondation de l’arbitraire répressive de la raison sur la
sensibilité. Par conséquent, la réconciliation des instincts en conflit impliquerait
le renversement de cet arbitraire. Il faudrait chercher la liberté dans la limitation
des facultés « supérieures » en faveur des facultés « inférieures », et dans la
libération de la sensibilité plutôt que dans celle de la raison dite Marcuse.
C'est-à-dire,
le
salut
de
la
civilisation
impliquerait
l’abolition
des contrôles répressifs que la civilisation a imposés à la sensibilité.
Voilà l’essentielle idée qui se trouve vraiment derrière l’Education esthétique
de l’homme. Elle a pour but d’établir la morale sur le territoire du sensible ;
il faut réduire l’instinct formel dominateur ; il faut réconcilier les intérêts
1
) Ibidem, p 161
des sens avec les lois de la raison.
Sans doute, pour que la liberté devienne le principe fondamental de la
civilisation, il n’y a pas que la raison qui exige des transformations restrictives,
il y a aussi « l’instinct sensible ». La libération supplémentaire d’énergie
sensuelle doit se conformer à l’ordre universel de la liberté. Cependant, tout
ordre qui doit être imposé à l’instinct sensuel doit être lui-même «un acte de la
liberté ». C’est le citoyen libre lui-même qui doit veiller à l’harmonie entre la
satisfaction individuelle et la satisfaction universelle.
Selon Herbert Marcuse, « dans une civilisation vraiment libre, les
individus se fixent à eux-mêmes toutes les lois : « donner la liberté par le moyen
de la liberté est le principe fondamental » de « l’état esthétique ». Dans une
civilisation vraiment libre, la volonté générale ne s’accomplit que par le moyen
de la nature des individus. L’ordre n’est la liberté que s’il est fondé sur la libre
satisfaction des individus et soutenu par cette satisfaction »1.
Dans sa treizième lettre, Schiller affirme que, « la tâche de la culture est
d’assurer à chacun des instincts ses frontières. Elle doit donc à touts les deux
une égale équité et son rôle est d’affirmer non seulement l’instinct sensible
contre l’instinct raisonnable, mais encore celui-ci contre celui-là. Son œuvre
est par suite double : elle est premièrement de protéger la vie sensible contre
les empiétements de la liberté ; deuxièmement d’assurer la sécurité de la
personnalité contre la puissance des sensations. Elle atteindra
le premier
objectif en développant la faculté de sentir, le second en développant la faculté
raisonnable »2.
Leroux écrit, dans son ouvrage Schiller, poète de la grandeur que,
Schiller a subie fortement l’influence de la philosophie Kantienne, au temps de
sa maturité, de sa morale et de son esthétique.
1
) Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Édition de minuit, 1963, p 168
2
) F Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p193
Or, la morale de Kant prescrit à l’homme d’obéir à l’impératif catégorique
de sa conscience en sacrifiant au besoin la vie sensible. Comment concilier cette
austère doctrine avec l’idéal hellénique d’équilibre de l’esprit et du corps ?
On essaie de résoudre ces deux antinomies, et on se demande donc tout
d’abord : Quelle a été la position de Schiller vis-à-vis l’histoire ? Schiller a cru
à une finalité de l’histoire. Il a, cherché la grandeur, dans l’histoire et dans le
progrès qu’elle manifeste.
Le croyance au progrès, elle paraît dans son œuvre, sous des formes
maintes: dans le Don Carlos (1787), notre poète déclare que l’avènement de
l’âge d’or est tout à fait certain. Mais il est assurément tardif. Il croit à un
progrès lent de l’homme par l’immolation volontaire des meilleurs.
Schiller croit comme il le annoncera dans sa leçon d’ouverture à
l’Université d’Iéna, que l’histoire est le domaine dans lequel les efforts humains
se déploient en vue d’assurer par une lutte constant le triomphe final de la
moralité et de l’esprit.
« Comme les hommes du XVIIIe siècle, Schiller aperçoit dans les
institutions que l’humanité s’est peu à peu donnée un progrès qui atteste le
progrès même de la raison. Les institutions humaines sont nées du besoin, du
hasard et même de la violence. Mais les hommes ont peu à peu introduit en elles
de la raison. Ils ont conclu des contrats ; ils se sont donnés des lois ; ils ont
fondé l’égalité devant la loi, et une liberté toujours plus noble et plus humaine.
Dans l’ordre international, un lien de cosmopolitisme s’est déjà créé entre les
esprits qui pensent, et Schiller a la foi que les Etats de l’Europe deviennent peu à
peu une grande famille dont les membres ne peuvent plus se déchirer entre eux.
Au total, l’humanité tend vers une victoire des valeurs d’intelligence, de
civilisation, de liberté de conscience et de paix ; elles ont, assure-t-il, déjà
triomphé dans l’Allemagne du XVIIIe siècle »1.
1
) Leroux, Schiller, Poète de la Grandeur, faculté des lettres de Strasbourg, 1955, p 8-9
Notre poète pense même que l’évolution humaine prouve des formes de
l’art et des progrès de la morale individuelle. Dans son compte rendu de
l’Iphigénie (1789), il loue Goethe d’avoir donné à son héroïne des aspects
d’affinement moral par lesquels elle est une femme moderne ; elle témoigne que
la nature humaine est chez les modernes ennoblie ; et la forme même du drame
Iphigénie atteste que Goethe s’est non uniquement rendu intégralement maître
de la forme grecque, mais qu’encore il a laissé les tragiques grecs loin derrière
lui écrit Leroux.
Mais alors on retrouve l’antinomie que nous signalions : si la civilisation
moderne est en progrès incessante, si Goethe est supérieur aux Grecs, si
l’histoire aspire à une destination de perfection, est-ce donc que l’art grecs et
la civilisation ne représentent pas une valeur absolue et unique.
L’antinomie dans laquelle il est impliqué, Schiller l’a résolue dans les
Lettres (1794): « il continue à croire que les Grecs incarnèrent, à un moment de
l’histoire, la totalité humine, et il déplore toujours que cette totalité ait fait place,
chez les modernes, à la fragmentation qui résulte de l’usage exclusif de
l’entendement. Mais, il assure que le recours à la seule intelligence, s’il a
mutilé l’homme moderne, à tout de même présenté un avantage ; il a permis
l’élaboration des sciences et des techniques spécialisées »1.
Leroux dit que, le poète conclut en affirmant son désire que dans le venir,
l’humanité se hausse à la totalité de nouveau, et à une totalité qui va être plus
parfaite que celles des Grecs, car elle va être assez riche de toutes les
acquisitions techniques et scientifiques accumulées par des hommes. L’on verra
surgir un état nouveau de paix et d’harmonie qui va réaliser la synthèse de la
civilisation moderne et de la civilisation grecque.
Dans Poésie naïve et poésie sentimentale, Schiller ajoute que les poètes
exprimeront alors dans des idylles sentimentales la condition heureuse d’une
1
) Ibidem, p 9
humanité enfin parvenue à la maturité parfaite de son progrès l’idéal accompli.
La foi au progrès et la conception finaliste de l’évolution de l’homme, elles sont
encore, sous une forme un peu différente, dans les ouvrages historiques de notre
poète. Le mérite des progrès réalisés par l’humanité, il l’attribue aux grands
hommes qui furent des images supérieurs d’énergie et d’intelligence.
En effet, le poète généralement ne veut plus que son héros soit le type
d’une grandeur authentique. Un moment est venu où il s’est persuadé qu’il n’y
avait de grandeur qu’au service de destinations idéales, et que cette grandeur
l’histoire ne la manifestait que rarement, que les grands scélérats n’étaient pas
en vérité grands écrit Leroux.
« L’histoire c’est le plus souvent, comme il l’écrira dans Sur le sublime
(1801), le monde du mal ; c’est l’arène où se déploie habituellement la nature
aveugle, les intérêts et les calculs, les passions, les intrigues, l’hypocrisie, les
conjurations, les trahisons. La moralité en est en général exclue. Les Caton, les
Aristide et les Phocion sont rares. Il n’y a guère de grandeur que contre
l’histoire »1.
1
) Ibidem, p 11
Chapitre II
1) La mission de L’Art, un Acte de Liberté
On aura noté, ici, chez Leborgne dans son ouvrage Poétique du sublime
romantique que, Le sublime moral ne pouvant se réaliser parfaitement dans
l’Histoire, c’est surtout par l’art que Diderot et Schiller entendent rééquilibrer le
caractère tragique du sublime. Dans les Salons, dans la Correspondance de
Diderot, comme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de Schiller,
un eudémonisme esthétique vient infléchir vers le beau le sublime, et les deux
auteurs, en cela représentants de l’idéal du siècle des Lumières, rêvent à un
possible progrès moral par l’art, dans lequel le sublime et le beau s’uniraient
plus qu’ils ne s’opposeraient. Quand ils parlent du bonheur, c’est en effet par le
concept de beauté que les deux philosophes énoncent l’attente d’une
amélioration de l’homme.
Les Lettres s’ouvrent sur cet avertissement : « Vous voulez donc bien
m’accorder la faveur de vous présenter dans une série de Lettres les résultats de
mes investigations sur la Beauté et sur l’Art. Je sens vivement le poids de mon
entreprise, mais aussi son attrait et sa dignité. Le sujet dont je vais parler a un
rapport immédiat avec notre bonheur, avec ce qu’il y a de meilleur en lui, et il a
un rapport assez étroit avec la noblesse morale de la nature humaine »1. En fait,
C’est encore un réel bonheur par le sublime, et un bonheur de la moralité, qui
apparaît dans la « Promenade Vernet » du Salon de 1767.
De 1759 à 1767, les Salons ont permis à Diderot de développer un
thème de prédilection, l’éloge des grands sujets et des scènes violents. Le
trente-neuvième article du Salon de 1767 est consacré à Vernet et la peinture
de paysage. Il est significatif que l’œuvre de Vernet, la fameuse Tempête
en particulière, ait joué un rôle déterminant dans la formation d’une sensibilité
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 81
romantique au siècle des Lumières.
En effet, dans L’invention de la liberté et dans 1789. Les emblèmes de la
raison, Jean Starobinski voit dans la représentation du paysage sublime l’image
même du mélange d’enthousiasme et d’inquiétude qui anime l’époque. Depuis
les paysages fougueux de Salvator Rosa, les calmes profondeurs célestes de
Claude Lorrain, jusqu’aux torrents de montage de Kaspar Wolf, puis de John
Martin (notamment le symbolisme détaché de tout souci réaliste que
supposeront les paysages du Barde, 1817), la peinture du sublime converge vers
des scènes spiritualisées, qui trouveront leur réalisation dans l’œuvre de Caspar
David Friedrich. Vernet représente ici une état intermédiaire entre la calme
sublimité du classicisme et la pure allégorie romantique. Diderot voit en lui le
peintre du sublime écrit Leborgne.
Construite sur un artifice littéraire, la « Promenade Vernet » substitue
l’illusion d’une promenade dans la nature à la réalité de l’exposition de peinture.
Diderot y simule une conversation, avec un abbé anonyme, disciple socratique
privilégié. L’émerveillement devant les sites naturels, sert de prétexte à l’éloge
des tableaux de l’artiste ; il soulève une interrogation sur les rapports entre la
nature et l’art, entre l’imitation et la création, entre la puissance divine et le
génie de l’artiste : donc, Vernet, peinture de la nature sublime, rivalise avec
Dieu.
Les caractéristiques des sept tableaux étudies reposent sur des critères
inverses de ceux de l’esthétique classique : l’étendue, l’immensité (hauteur et
profondeur), l’irrégularité, la violence, l’absence de limites, nous placent
d’emblée dans le registre du sublime. Mais, plus que sur des critères objectifs,
l’analyse de Diderot est avant tout fondée sur l’effet produit sur le spectateur.
Le ton même adopté dans les Salons, celui du reportage ou de la causerie
autorise un constant passage entre l’analyse technique et l’expression jubilatoire,
presque narcissique, des états d’âme du philosophe-esthète. Diderot ménage
ainsi, au cours de la « promenade Vernet », une gradation dans l’intensité
émotionnelle du spectateur, dont la passivité initiale se change en réceptivité
intense. Du premier au dernier site, le visiteur passe par tous les stades de
l’admiration, du plaisir et de la crainte. Il s’agit bien ici du « delight » burkien
fondé sur l’oxymore de l’horreur délicieuse. Parvenu au stade esthétique où les
sensations les plus contradictoires se mêlent, le spectateur, sous l’impulsion de
sa violente émotion, investit le tableau de toutes ses facultés personnelles.
Le sublime a sa contagion : il incite à l’enthousiasme, échauffe l’imagination et
pousse à la création.
Le spectacle sublime préside à un renversement de la position du
contemplateur : de spectateur, le philosophe devient créateur et se substitue au
peintre. Le tableau de Vernet est une invitation au rêve. Diderot refait la scène,
peuple le paysage naturel de personnages émouvants ou terribles.
Dans les tableaux de Vernet, le jeu subtil des contrastes fait ce côtoyer les
scènes terribles et les promesses de paix. La violence des éléments alterne avec
la douceur nostalgique de l’idylle. Aussi, l’esthétique burkienne de la terreur,
largement dominante dans les Salons, est-elle alors rééquilibrée par une
orientation plus paisible, plus longinienne du sublime. C’est un sublime de joie
et d’élévation. Même s’il s’apparente le plus souvent à une dépense d’énergie
psychique, le sublime peut aussi susciter un état de ravissement extatique, dans
lequel le Moi se sent transporté en dehors du temps et de l’espace, au-delà de sa
condition mortelle.
De fait, le Salon de 1767 développe une poétique des ruines, qui ramène
l’homme à une conception antique du sublime, celle de la sagesse, dans une
confrontation géniale avec les douloureux mystères de la mort. Chez Diderot,
le stoïcisme de la mort se meut en contemplation paisible de l’éternité.
La douleur cède devant l’extase. Capable d’appréhender les états les plus
contradictoires de la condition humaine, le contemplateur abdique sa pure
humanité pour connaître une satisfaction qui n’a d’égale que la béatitude divine.
Il met en jeu toutes ses facultés, et la base physiologique de l’émotion, la fibre
sensible, se convertit en plénitude spirituelle.
Selon Leborgne, Synthèse personnelle des versions longiniennes et
burkiennes, le sublime est ici accès à une transcendance purement humaine, par
l’imagination et l’extase. Le mouvement dialectique entre l’émotion et la
sérénité aboutit à un équilibre ataraxique, qui n’est pas sans rapport avec le
sublime de la contemplation chez Schopenhauer. Mais contrairement à ce que
fera le philosophe allemand, Diderot insiste moins sur la résultante du sublime,
la plénitude de la contemplation, que sur le principe actif qui y conduit :
l’imagination. Le sublime diderotesque est avant tout une mise en scène
dynamique du sujet. Il renforce la conscience qu’a l’homme de ses facultés, il
stimule sa volonté de maîtriser la destinée.
Cette toute-puissance divine, acquise par la contemplation du sublime,
devient le moteur d’une recréation imaginaire des fictions représentées sur la
toile, et dans lesquelles le philosophe se met en scène. Dans le Salon de 1765, le
motif du naufrage est ainsi l’occasion pour Diderot de renverser les conclusions
du thème lucrétien du « Sauve mari magno » en convertissant le plaisir
esthétique en passion bénéfique pour la communauté humaine. Le sublime ne
provient pas du délice que nous avons à nous sentir en sécurité lors d’une
tempête, alors que d’autres en souffrent, ce qui serait ramener le plaisir
esthétique à une dimension égoïste , incompatible finalement avec la grandeur
sublime.
C’est au contraire un engagement pour le spectateur à vivre
imaginairement la scène tragique ; le sublime invite cette fois à confondre l’art
et le réel, et permet donc d’abolir psychologiquement la distance entre acteurs et
spectateurs du drame. Ce n’est pas le phénomène de distanciation, mais celui de
l’identification. Le sublime provient alors d’une projection du Moi dans les
figures les plus flatteuses du tableau. Le spectacle des victimes importe surtout
parce qu’il rend nécessaires les instances secourables, et dessine une vision
exaltante de l’humanité.
Par leur capacité de solidarité et de sacrifice, ce sont bien ces figures qui
déclenchent l’effet sublime, car elles conservent une force morale au sein de la
catastrophe. Ainsi, nous ne jouissons pas seulement du malheur d’autrui mais
surtout de notre grandeur d’âme, mise en scène par ces situations violentes,
et mesurée à l’aune de nos sentiments désintéressées, de notre détachement à
l’égard de la vie. Le spectacle de la souffrance procure peut-être en définitive
moins une jouissance sadique que la connaissance flatteuse de l’énergie de
notre âme. On ajoute que le sublime provient spécifiquement de la résistance
morale à la pulsion sadique : l’être jouit à la fois de donner libre cours
– en imagination – à ses désirs, et de pouvoir le faire en toute liberté, sans
conséquences négatives, puisque triomphe finalement en lui la loi morale.
Le sublime est ainsi l’occasion d’un agrandissement des facultés du
Moi qui, d’unique, devient multiple et omnipotent. Par une projection
enthousiaste dans les personnages, le « je » se substitue aux représentés.
Tout se passe donc comme si notre besoin de grandeur morale s’exaltait au
spectacle du sublime de la terreur. Tout se passe comme si notre besoin de
grandeur morale rendait nécessaire le préliminaire de la souffrance. De même
que le philosophe avoue qu’il y a des femmes « si belles quand elles pleurent
qu’on serait de les faire pleurer toujours », de même ici, il se plaît à s’imaginer
dans un scénario de naufrage mais aussi significativement de rescousse, centré
sur la figure d’une femme en danger. Il faut alors affronter ce paradoxe : on est
sadique parce qu’on veut être bon ; on est tenté de faire pleurer les femmes
pour avoir le plaisir de les consoler, de les aimer et d’être aimé.
S’apparentant à la version de Schiller de la liberté morale au sein de la
catastrophe, le goût des spectacles tragiques chez Diderot ne correspond donc
pas parfaitement à la logique du dramaturge allemand, affirmant dans son
Traité du sublime qu’on ne peut se montrer sublime que dans le malheur.
Le malheur chez Diderot n’est pas irréversible, et dans la fiction, il possède
l’avantage de donner à l’homme de bien l’occasion de mesurer sa vertu. Par le
détour de la grandeur morale, donc par la certitude d’une sympathie, la
contemplation artistique transcende la situation du sujet et le fait accéder à la
liberté, au sentiment d’une plénitude et d’une autosuffisance.
« L’aporie du sublime de la terreur semble ainsi levée par un narcissisme
légitime, car il est la forme individuelle que prend l’optimisme humaniste de
Diderot, l’un et l’autre se justifiant et s’engendrant mutuellement : le plaisir de
se sentir une « belle âme » œuvre faveur d’une vision positive de l’humanité »1.
L’esthétique des Salons conduit ainsi à une réflexion sur l’enthousiasme
qui permet à Diderot de concilier la maîtrise technique et l’effusion, et d’unir
les trois aspects de ce qui constitue pour lui humanité idéale : la figure de
l’artiste, du philosophe et de l’amant dit Leborgne.
Cet enthousiasme facilite les métamorphoses du sublime, au point que
l’on pourrait presque parler chez Diderot d’un paradoxal et très intimiste
sublime du bonheur. Produit de la réconciliation entre l’imagination et les
passions, et la raison, cette version du sublime instaure une ligne d’équilibre
idéale là où les plus importants théoriciens du sublime verront au contraire la
mise en scène dramatique d’un conflit spirituel.
Or, selon l’analyse de Jean-François Lyotard, « ce qui s’éprouve dans le
sublime n’est pas la bonne proportion dans le jeu des deux facultés, mais leur
disproportion et même leur incommensurabilité : un abîme, « Abgrund », les
sépare, qui effraie et attire l’imagination ». Mais, pour Diderot, parce qu’il
se fait appel à un humanisme des belles et grandes âmes, le sublime devient
par l’éducation esthétique le principe de la genèse morale de l’humanité.
1
) Leborgne Dominique, Poétique du sublime romantique, université de Paris III, 1993, p 73
Dans ses plus subtiles manifestations, il ménage un espace préservé, en
quelque sorte mythique, pour le plaisir et la passion. Si Diderot se plaît à répéter
qu’ « une chose hideuse [le] blesse moins qu’une petite chose », le cadre de l’art
lui fournit l’occasion d’inventer entre ces deux pôles une troisième situation,
ce sublime narcissique, qui met en scène à la fois le désir et la loi morale,
et dans lequel le retour sur soi est aussi, ouverture généreuse sur autrui et sur le
monde.
Diderot y conquiert une éthique du bonheur. « Le beau est symbole
du bien moral » dira Kant ; il semble que Diderot, comme Schiller d’ailleurs,
oriente aussi le sublime vers le Beau et le Bien, quoique
détournement.
Il convertit la dangereuse logique du sublime en élégance du libre
jeu, affirmant ainsi au sein d’une esthétique du tragique un hédonisme éthique.
Ce sublime-là est proche de la grâce, preuve de la liberté et de la volonté
humaines. Donc Il faut pour Diderot comme pour Schiller que le sublime se
joigne au beau pour faire de l’éducation esthétique un tour parfait, pour que le
cœur de l’homme et sa faculté de sentir s’étendent aussi loin que va notre
destination.
« Dans cette volonté de synthèse entre le sublime et le beau, intégrée dans
une démarche éthique, Schiller rejoint profondément Diderot, en développant
sur le plan théorique ce qui reste chez le philosophe française de l’ordre de
l’intuition, de la confidence et de la rêverie »1. Essentiellement inspiré de Kant,
le premier traité de Schiller sur la beauté, Kallias oder über die Schönheit
(1793), tente de concilier, la notion kantienne de liberté avec la représentation
formelle par le concept de beauté. Le beau expose une analogie de la liberté.
Toujours selon les préceptes kantiens, le sublime est alors explicitement et
définitivement associé par Schiller à la loi morale.
1
) Ibidem, p 75
Le traité Sur la grâce et dignité (1793) présente comme complémentaires
les deux pôles esthétiques que sont « la grâce » et « la dignité ». La grâce
exprime le pouvoir de l’âme sur la matière, tandis que la dignité du concept
kantien de sublimité morale dans l’accomplissement du devoir. Dans Kallias
comme dans Sur la grâce et dignité, en fait Schiller cherche à incarner le monde
sublime des Idées dans la beauté des objets d’art. La belle forme devient
symbole de l’harmonie et du bien.
Cette assimilation du sublime au Beau idéal s’explique par le désir de
surmonter les antinomies du réel politique et de l’idéal. Témoignant des
préoccupations politiques de Schiller, et du pessimisme historique engendré par
la Terreur, en effet les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme cherchent
à redéfinir le concept de
beauté, en nuançant l’apologie du sublime de la
violence développée dans les drames de la jeunesse. Dans le contexte de la
terreur révolutionnaire, celle-ci acquiert des résonances négatives fatalement.
Le sublime devient trop proche de la « barbarie ». Mentionnant les deux
façons pour l’homme d’être en opposition avec lui-même , soit comme sauvage ,
soit comme barbare , Schiller les définit comme deux états dans lesquels
l’homme, est gouverné par la violence de ses passions (le sauvage) ou par le
fanatisme (le barbare). Au contraire, l’état esthétique est la situation idéale dans
laquelle la sagesse concilie avec la liberté.
Ainsi L’on voit comment Schiller est amené à nuancer l’apologie du
sublime passionnel qui se déployait dans les Brigands. Dans la perspective des
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Karl Moor correspond au type
du sauvage, celui qui se lance dans l’excès et le désordre, sans pouvoir atteindre
l’équilibre du stade esthétique. Le Marquis de Posa lui non plus ne réalise
pas cette « humanité idéale » ; mais, outre la « Schwärmerei » du personnage,
c’est surtout le déterminisme des circonstances politique qui entrave cet
idéal.
Donc c’est par le détour de la culture esthétique que Schiller entend
retrouver une forme d’action. Le concept de « pure humanité » et « d’humanité
totale »
lui permet ainsi de définir un modèle de culture dans lequel l’art
conduise à la liberté et à la moralité. Cet idéale culturel, conçu théoriquement,
doit s’affirmer, pratiquement, comme une incitation à redresser les perversions
de la culture contemporaine : « il doit être en notre pouvoir de rétablir dans
notre nature la totalité que l’artifice de la civilisation a détruite, de la restaurer
par un art supérieur »1.
L’art supérieur est aussi un retour à la pureté, il est restauration d’une perfection
première, mythiquement ancrée dans la nature de l’homme. La culture ne
corrige pas la nature, elle ne fait que lui redonner sa noblesse native.
« Schiller présente alors deux types de beauté réalisés jusqu’à présent par
la culture, incomplets tous deux : la « beauté apaisante » et la « beauté
énergique », qui est proche du sublime passionnel incarné par Karl Moor – bien
que Schiller n’en formule pas l’identité. L’union de ces deux formes de beauté
est constitutive de la « beauté idéale ». Tempérant la passion chez l’homme
exalté, mais insufflant l’énergie et le sens de l’élévation à l’homme paisible, la
beauté idéale constitue une harmonie qui nous rapproche à nouveau d’une forme
de sublime, mais un sublime délivré de sa composante angoissante et terrible.
Manifestement, ce à quoi rêve Schiller par ce concept de beauté idéale, c’est à
une forme de sublimité spirituelle dans laquelle la force et l’énergie ne soient
pas déviées vers la violence»2.
Pour Leborgne, La culture contemporaine est un état de déséquilibre où
les forces dégénèrent. Ainsi Le caractère tragique et violent du sublime semble
moins dépendre d’une essence que des circonstances sociohistoriques.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 135
2
) Leborgne Dominique, Poétique du sublime romantique, université de Paris III, 1993, p 78
La violence est seulement la forme que prend « la sublimité de l’esprit »
aux époques tourmentées, surtout la Révolution française : « c’est pourquoi l’on
voit, aux époques de force et de plénitude, la vraie grandeur des représentations
aller de pair avec l’énorme et l’extravagant, et la sublimité de l’esprit avec les
plus affreuses explosions de passion »1.
En tant que catégories esthétiques, « l’extravagant » et « l’énorme » sont les
résultantes des données historique dont l’art enregistre l’influence. Mais par
rapport au sublime, ils sont seulement des épiphénomènes qui en altèrent parfois
l’idéale pureté.
Aussi, à côté du sublime de la terreur, se dessine-t-il dans les Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme, un sublime de la moralité et de la grandeur.
Par le registre de l’élévation et de la réconciliation s’énonce le véritable stade
esthétique, et qui est donc un dépassement du sublime tragique des Brigades.
Celui-ci s’abolit en quelque sorte dans la moralité.
Schiller affirme dans Les Lettres ainsi un eudémonisme dans lequel le sublime
du sacrifice et de la mort puisse être une virtualité édifiante, incitant l’homme à
accomplir les impératifs de la loi morale.
C’est alors par le concept de jeu que Schiller définira sa vision de
« l’humanité authentique » ou « idéale ». L’état de « libre jeu spirituel »
constitue le point d’aboutissement de l’éducation esthétique, car il est un état de
liberté intérieure qui conduit l’humanité vers une liberté concrète réalisée dans
la vie, et non plus seulement dans la mort comme le manifeste le sublime
tragique. L’être qui accède à cet état de « libre jeu », – la belle âme est –, « le
produit le plus pur de l’éducation esthétique », car il agit naturellement avec
moralité. Le stade esthétique est donc identité du sublime et du bonheur, de la
passion et de la raison.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 231
Unité de la « grâce » et de la « dignité », de la « beauté apaisante » et de la
« beauté énergique », l’idéal de Beauté correspond à l’existence « la plus libre et
la plus sublime ». La quinzième Lettre s’achève sur la conception d’une beauté
merveilleuse, conciliatrice des contraires, et dépassant les facultés du langage
rationnel. Par la Beauté, Schiller retrouve lui aussi un sublime très loginien du
ravissement, dont la formulation prend certes un tour plus mystique que chez
Diderot : « nous sommes irrésistiblement saisis et attirés par son charme,
maintenus à distance par sa suffisance. Nous nous trouvons simultanément dans
l’état de suprême repos et dans celui de suprême agitation ; il en résulte la
merveilleuse émotion pour laquelle l’intelligence n’a pas de concept ni la
langue de nom »1.
La beauté idéale, œuvre toujours
miraculeuse et unique , propose à
l’homme, dans la pure joie de la contemplation, une image possible, et concrète,
de son salut ; car l’art « projette sur les objets passagers », dit Schiller,
« un reflet de l’infini » contenu dans la forme. Dans l’état esthétique, l’homme
se soustrait donc au monde et au temps. Tout en restant en prise, par une lucidité
supérieure et une connaissance, sur l’histoire de son temps, il s’élève au-dessus
d’elle en le contemplant. Il s’ensuit que l’art, a seul le privilège de suggérer que
« l’infini est réalisable dans la fini », et que « l’humanité la plus sublime est
possible ».
Le poème « Les Artistes » (1789), antérieur aux Lettres, peut être lu à la
lumière de cette conception optimiste du sublime. Il témoigne lui aussi d’une
sublimité acquise par le travail esthétique, et est révélateur de l’inspiration la
plus heureuse de la pensée de Schiller. Ayant fait sortir l’homme de sa
sauvagerie primitive, l’art conduit l’humanité vers le sublime de l’idéal :
les ancêtres de l’artiste moderne sont « dans l’échelle montant vers l’univers
sublime des esprits, le premier degré de l’Humanité ! ».
1
) Ibidem, p 225
Le double registre de la sublimité cosmique et de la sublimité spirituelle
magnifie les lumières de l’esprit assimilées à la splendeur des astres, dans un
enthousiasme qui fait écho à L’ « Hymne à la joie ». Le sublime est la naissance
de l’Esprit :
« Maintenant tombait la sombre barrière de l’animalité,
Et sur le front dégagé de tout nuage apparaissait l’humanité.
Et la sublime étrangère, la Pensée,
Jaillissait du cerveau émerveillé.
Maintenant c’était debout que se tenait l’homme offrant aux astres
Son loyal visage.
Déjà, tourné vers de sublimes lointains »1.
Garant d’un projet éthique, cet enthousiasme esthétique suppose aussi la
solidarité et l’efficacité des « hommes de bonne volonté ». Aussi, « Les
Artistes », comme les Lettres tente-t-il de réaliser une synthèse entre l’Etat
politique et l’état esthétique.
De la même manière, la dernière « Lettre » pose le concept d’ « Etat
esthétique », d’une civilisation dont Schiller, voit le modèle dans l’antiquité
grecque, et qui réactualiserait dans le temps moderne l’union parfait de la
beauté formelle et du sublime de l’Idée. Mais cet « Etat » idéal, Schiller en
précise à la fois la valeur absolue et les limites. Il a une valeur universelle, en ce
sens qu’il « existe à l’état de besoin dans toute âme délicate » ; mais il connaît
des restrictions sur le plan concret, dans la mesure où il ne peut s’accomplir
qu’au sein d’un petit nombre d’âmes d’élite.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p 109
Le sublime de l’Humanité idéale est donc un Universel qui, reste ainsi partagé
entre une tension vers la totalité et la conscience de sa singularité.
Dans son ouvrage, L’esthétique de Schiller, Montargis écrit, on a
cherché avec Schiller l’origine psychologique de l’art ; il nous reste à trouver ce
qu’on pourrait appeler son origine historique. Les Lettres nous l’ont appris :
c’est le beau qui donne en nous naissance à la liberté ; par suite, l’art qui est un
des moyen de la réaliser ne saurait dériver de la liberté. Il faut qu’il provienne
d’un instinct, qu’il ait sa source dans la nature même. Cet instinct naturel,
l’instinct de jeu.
Déjà, au bien prendre, le monde inorganique, nous présente un luxe de
forces, une insouciance, une prodigalité qui en un certain sens éveillent déjà
l’idée d’un jeu. L’arbre produit d’innombrables germes qui avortent ; il pousse
bien plus de racines, de branches et de feuilles, qu’il n’en est employé pour la
consommation de l’homme et de l’espèce. Avec l’animalité. Quand la faim
cesse de dévorer le lion et qu’aucune bête féroce ne le provoque au combat,
il remplit le désert de rugissements et sa force exubérante jouit d’elle-même en
se déployant sans but (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, XXVII).
« Certes, il y a déjà de la liberté dans ces mouvements ; toutefois, si c’est
l’affranchissement d’un besoin déterminé, externe, ce n’est pas encore
l’affranchissement du besoin en général.
L’animal travaille quand une privation est le mobile de son activité ; on dira, au
contraire, qu’il joue quand il n’a d’autre mobile que de dépenser le trop-plein de
son activité. Le jeu physique, né de la surabondance de la force, sert de passage
du sérieux physique ou de la contrainte du besoin au jeu esthétique »1.
Celui-ci commence avec le goût de l’apparence qui pénètre en nous par
l’intermédiaire de deux de nos sens, l’ouïe et la vue, et qui, développe dans
1
) Montargis frédéric, L’esthétique de Schiller, Paris, 1890, p 174-175
notre âme un nouvel instinct que Schiller appelle l’instinct formel imitatif, père
de l’art. Mais cet art n’est lui-même que le dernier terme d’une lente évolution
marquée par de nombreuses étapes. La forme, d’abord tout extérieure à
l’homme, se rapproche de lui peu a peu ; elle pénètre dans sa maison, pour
s’appliquer ensuite à ce qui le touche de plus près ; puis à la fin elle prend
possession de l’homme même parfaitement écrit Montargis.
Les sauts désordonnés de la joie deviennent la danse ; les accords confus de la
sensation se plient à la mesure et au chant.
Quel est le but de cet art, dont l’origine se cache dans les profondeurs de
la nature ? Déjà, dans son discours sur l’Utilité d’une bonne scène permanente,
Schiller avait examiné la question au point de vue du théâtre. En bref, il
assimilait la scène à une tribune et à une chaire, et voyait dans le drame, un
instrument, le plus puissant peut-être, d’édification.
Le poème des Artistes développait un avis intermédiaire entre celle qui fait de
l’art le véhicule des idées morales et celle qui ne assigne d’autre fin que la
beauté. La lettre du 25 décembre 1788, adressée à Kœrner, nous montre Schiller
parfaitement adepte à la théorie de « l’art pour l’art ».
« Le poète qui ne vise d’autre but que la beauté, mais la poursuit sans
relâche, se trouvera finalement en avoir atteint un autre qu’il semblait négliger,
sans le vouloir ni le savoir : au contraire, celui qui flotte toujours entre la beauté
et la moralité, aspire aux deux, manque l’une en même temps que l’autre »1.
Selon Montargis, plus tard La correspondance avec Gœthe trahit le même
état d’esprit. Schiller y reproche à Jacobi d’avoir relevé dans les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister l’absence de tendances morales, critique
les idées de Diderot sur le théâtre utile, se plaint que les Allemands n’aient de
sens que pour le moral, le rationnel, et dédaignent le poétique .
1
) Ibidem, p 176
Même façon de voir au début des Causes du plaisir que nous prenons
aux objets tragiques et dans le traité Sur le naïf et le sentimental (rapports des
deux genres de poésie). Certes, l’art ne doit pas viser à récréer, mais il ne doit
pas tendre à édifier. Le transformer en Mentor, c’est méconnaître son but,
le pousser hors de ses voies. L’influence qu’il exerce sur les hommes est
indirecte et il ne l’exerce qu’à la condition de ne pas chercher à l’exercer.
Sa destination véritable est celui que poursuit la nature, c’est le plaisir entendu,
non pas au sens de divertissement passager, mais d’une mise en action des
puissances de notre âme complètement.
Et qu’on ne croie pas rabaisser l’art, nous dit Schiller, en lui assignant la fin
même que le Créateur s’est donnée, à savoir de répandre partout la joie.
On lit dans la préface de la Fiancée de Messine, « Tout art, quel qu’il
soit, est destinée à créer de la joie, et, en fait, il n’y a pas tâche plus haute et
plus sérieuse que celle qui consiste à rendre les hommes heureux. L’art véritable
est celui-là seul qui procure la jouissance la plus élevée »1. L’art seul nous
assure des jouissances qui ne nous coûtent aucun renoncement et n’amènent
aucun repentir.
Il ne suffit pas de savoir d’où vient l’art et où il va. Il n’est pas moins
important de savoir quelle route il doit suivre pour atteindre sa destination.
Cette route est celle
de la reproduction de la réalité,
du naturalisme.
C’est à combattre cet avis qu’est consacrée en majeure partie la préface de la
Fiancée de Messine.
Le rôle de l’artiste, ajoute Schiller, et spécialement du poète, n’est pas
de nous donner l’illusion de la chose, c’est-à-dire, de mettre la vraisemblance
à la place de la vérité. Il doit s’élever au-dessus de la réalité morcelée et
particulière en vue de définir la vérité de la nature. C’est ce qu’il répète à peu
1
) F. Schiller, La Fiancée de Messine, trad. Hippolyte Loiseau, Paris, Aubier, 1942, p 95
près dans les mêmes termes dans une lettre à Gœthe.
Malheureusement, l’artiste, pour arriver à l’une des deux fins : s’élever
au dessus de la réalité et rester dans le monde sensible, se croit obliger de
renoncer à l’autre et par là il les manque à la fois toutes les deux. Celui à qui la
nature a prêté une sensibilité fidèle, mais a refusé l’imagination créatrice celuilà sera un peintre exact des objets environnants ; il saura saisir sur le vif les
phénomènes passagers, mais non l’esprit de la nature. Tel nature à qui est échue
une imagination ardente, mais au détriment du caractère et du cœur, cherchera
seulement à nous surprendre par des combinaisons inattendues. Le jeu de l’un
n’est pas plus poétique que le sérieux de l’autre.
L’idéal et la nature se contredisent si peu qu’ils s’équivalent. Ainsi
L’idéal n’est que l’efflorescence de la nature ; quant à la nature, elle n’est pas
tel ou phénomène, ni même leur ensemble, mais la source d’où ils découlent ;
elle est une idée, elle n’est pas un fait. Donc c’est seulement l’art idéal est vrai,
en tant qu’il nous met en communication avec l’esprit des choses et s’adresse, à
quelque faculté supérieure, non pas seulement aux sens.
Schiller conclut de là que l’artiste ne serait employer tel quel, à l’état
brut, aucun élément tiré de la réalité, que son œuvre doit être tout à fait idéale
pour être vraie en tant que tout.
Cette règle vaut pour tous les arts, mais si l’on est contraint de mettre une
certaine idéalité aux arts plastiques, à plus forte raison la poésie, voire la poésie
dramatique, doit-elle être autre chose qu’une copie de la réalité passée ou
actuelle . Dans sa huitième lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller
écrit, le conflit de forces aveugles doit-il, dans la politique, durer pour toujours
et la loi de la sociabilité ne triomphera-t-elle jamais sur l’égoïsme ? La Raison a
fait ce qui est en son pouvoir, quand elle découvre et proclame la loi ;
l’application doit en être l’œuvre du sentiment vivant et de la volonté résolue.
D’où vient en effet cet obscurcissement des cerveaux en dépit de tous les
flambeaux de lumière que la philosophie et l’expérience ont dressés ? D’où vient
donc qu’on soit toujours des barbares ? Il faut qu’il y ait dans les âmes humains
quelque obstacle qui les empêche d’accueillir la réalité ; la majorité des
individus sont beaucoup assez fatigués et lassés par leur lutte contre les
privations pour être capables de rassembler leurs forces en vue d’une lutte
nouvelle contre l’erreur.
Si ces hommes, trop malheureux méritent notre pitié, notre juste mépris va
aux autres, qu’un sort meilleur libère de la contraint des besoins, mais que leur
propre choix courbe sous celui-ci. « La formation du sentiment est donc le
besoin extrêmement urgent de l’époque, non seulement parce qu’elle devient un
moyen de rendre efficace pour la vie une compréhension meilleure de la vérité,
mais même parce qu’elle stimule l’intelligence à améliorer ses vues »1.
Dans sa neuvième lettre, Toute amélioration dans la politique doit partir
de l’ennoblissement du caractère ; or comment le caractère pourrait-il s’ennoblir
s’il subit les influences d’une constitution politique barbare ? Donc, la fin à
réaliser exigerait que l’on cherchât un instrument que l’État ne fournit pas, et
que l’on ouvrît des sources qui demeurassent pures quelle que fût la corruption
dans la politique. L’instrument recherché est le bel art ; ses modèles immortels
sont les sources qui s’ouvrent à nous dit Schiller.
Comme la science, l’art est affranchi de tous les jougs positifs et de toutes
les conventions introduites par les individus ; à l’égard de l’arbitraire humain
l’un et l’autre jouissent d’une immunité absolue.
Dans son introduction des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,
Leroux écrit, le cœur de l’homme qui dans ses résolutions se laisse guider par
la beauté n’a pas besoin de la dure notion de devoir pour bien agir ; la beauté
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 147
suffit à le préserver des basses désirs ; il est introduit par elle dans l’esprit ; il
devient libre. L’art prépare donc à la moralité, comme Schiller le dit dans les
Lettres. Il y prépare, d’une manière qui ressemble fort à celle que Schiller
décrira dans les Lettres, puisqu’il dit déjà que la beauté nous rend libres en nous
affranchissant de la contraint de la vie sensible.
Le poème Les Artistes annonce encore les Lettres en développant l’idée
que la beauté a, procuré plus d’un bienfait à la culture. Ce sont les artistes qui
révélèrent à l’Humanité, dans les symboles de la beauté, les grandes idées
religieuses, métaphysiques, civilisatrices, morales dont elle a vécu.
Ils conçurent la divinité comme l’incarnation de toute beauté et la quintessence
des qualités les plus complètes qu’ils constataient chez
les meilleurs des
hommes. Ils imaginèrent l’idée d’immortalité pour résoudre les discordances de
la vie terrestre. Ils ouvrirent les voies à la science en découvrant aux savants
l’harmonie des lois de la nature. Ils propagèrent la morale en enseignant les
devoirs sous la forme de fictions belles et de mythes.
Enfin, l’art est pour l’homme le but suprême, car la fin assignée aux
efforts de l’humanité est une civilisation qui saurait se parer de beauté.
La science elle-même y paraîtrait sous une forme belle. Les savants y
organiseraient leurs vérités en systèmes harmonieux qui seraient de véritables
œuvres d’art. La beauté et la science se confondraient. Donc, Schiller dans le
poème Les Artistes identifie beauté et moralité. L’œuvre d’art, est à la fois sa
propre fin et un moyen d’ennoblir l’humanité.
On aura noté, ici, chez Taminiaux, dans son ouvrage La nostalgie de la
Grèce que, Le sens de l’hymne « A la Joie » semble résider dans un quiétisme
de la totalité. Cependant les deux dernières strophes du poème résonnent comme
un appel à l’action :
« Virile fierté devant le trône des Rois …
Qui, frères, le prix dût- il être notre vie et nos biens …
Que soit couronné le mérite,
Que disparaisse la couvée du mensonge ! »1.
Mais alors la joie qui semblait être source est-elle autre chose qu’une fin
proposée à l’action ? Consentement à la totalité et rayonnement de celle-ci,
peut-elle rayonner dans toute sa splendeur avant qu’aient été brisées les
séparations et les limites qui entravent son règne ? Qu’est-ce donc que cette
force omniprésente et pourtant absente ? Que cette « éternelle Nature »
manifestement étrangère à l’histoire ?
« Telles sont les questions qui aussi va être affronté, s’il est vrai que lui
non plus ne peut s’empêcher de penser l’Ểν χaί IIăν ou le royaume de Dieu
comme une fin proposée à l’action, ainsi que l’atteste le sens que dans une lettre
à Schelling de 1795 il confère au mot de ralliement sur lequel se séparèrent les
trois amis de Tübingen : « Que le Royaume de Dieu vienne, et que nos mains ne
restent pas inactives »2. Taminiaux ajoute, pour l’étudient de Tübingen comme
pour le poète d’Iéna, l’amour est le pôle des mondes et des esprits, la joie le
ressort du Tout, et la Beauté l’éclat de leur règne. Pour l’un comme pour l’autre,
la célébration de l’amour, de la joie et de la Beauté s’enracine dans une
ontologie. Dans l’amour et la joie comme dans la Beauté, se manifeste l’Ểν χaί
IIăν, c’est-à-dire l’Être même de ce qui est, en tant qu’il est la seule lumière
donnant à toutes choses de se déployer, et au règne de laquelle l’homme
appartient. Mais cette ontologie les heurte aux obstacles de l’histoire. Joie,
amour et Beauté sont ce que le monde est profondément, et pourtant l’égoïsme,
le calcul et la laideur sont partout répandus.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p 79
2
) Taminiaux Jacques, La Nostalgie de la Grèce à l’Aube de l’Idéalisme Allemand, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1967, p 19-20
Or, la Grèce apparaît comme le modèle unique de la communauté
ontologiquement justifiée. Mais de la présence grecque à la représentation
moderne, il y toute la distance du jour à la nuit. Le poème « Les dieux de la
Grèce » exprime cette dignité ontologique de la Grèce que nous ont paru viser
les ébauches de la jeunesse de Hegel :
« Quand le voile magique de la poésie
Flottait encore plein de grâce autour de la vérité,
Alors à travers la création s’épanchait la plénitude de la vie
Et ce qui jamais ne sera sensible, alors était doué de sensation »1.
Ces vers résument la pensée du petit texte hégélien sur la poésie grecque.
Selon les termes
Hégéliens, la « vérité », la « chose même », la « nature
sensible » trouvaient immédiatement
accueil dans la poésie grecque. Cette
vérité, cette nature sensible, nous étaient apparues ensuite, comme une
omniprésence originaire se déployant dans l’amour, la joie et la Beauté.
Tel est bien le nœud qu’invoque le poème Les dieux de la Grèce :
« Entre les hommes, les dieux et les héros,
L’amour nouait un beau lien »2.
« L’évohé des joyeux agitateurs du thyrse,
L’attelage magnifique des panthères,
Annonçaient l’arrivée du grand porteur de joie »3.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p 81
2
) Ibidem, p 83-85
3
) Ibidem, p 85
Mais ce lumière s’est éteint sous « le sombre souffle du Nord » :
« insensible à sa propre splendeur », « ignorante de l’esprit qui la mène »,
la Nature « dépouillée de ses dieux » n’obéit plus qu’à la loi de la pesanteur.
« Bel univers, où es-tu ? Reviens
Age charmant des fleurs de la nature !
Ah ! Ce n’est plus que dans le féerique pays des chants poétiques
Que vit encore ta trace légendaire »1.
Aujourd’hui l’omniprésence aujourd’hui ne transparaît plus que dans les
œuvres d’art qui en sont les ombres. Jadis l’Art était animé de la vie même du
Tout, il était la parole même du sacré. Aujourd’hui cette âme l’a quitté et sa vie
propre n’est plus celle de la terre. Schiller va être amené à penser, que la totalité
originelle devait se perdre pour mieux se retrouver, se diviser pour mieux se
réconcilier.
En effet, c’est sur le rôle et la place de l’art et de la beauté dans ce
processus que Schiller et Hegel se sépareront. Pour Schiller il y aura une
« puissance du chant » oeuvrant à la réconciliation, et la couronnant en beauté,
tandis que Hegel liera le sort de la Grèce à celui de la Beauté, dissociant le
mouvement de l’Art de celui de la réconciliation écrit Taminiaux.
Le rôle de la réconciliation d’un art qui n’est pas uniquement le dernier
rayonnement d’un âge d’or perdu, mais qui dans le présent même est la
promesse d’un règne à venir, est affirmé avec une grande vigueur dans le
poème « Les Artistes ». Dans une lettre à Körner, datée du 9 février 1789,
Schiller dit que l’idée principale de son poème, est l’existence latente du Bien
et du Vrai dans la Beauté.
1
) Ibidem, p 89
Le terme ultime de l’évolution de l’homme, c’est la résolution en Beauté de la
culture moral et scientifique. C’est avec l’apparition de l’Art que l’humanité
s’instaure, c’est par lui qu’elle s’accomplira en beauté. Il y a des hommes parce
qu’il y eut des artistes. L’Art, est le propre de l’homme, non pas la science ni la
technique.
Dans son premier épanouissement, libérée par l’art de la nuit de l’instinct,
l’homme vit dans le règne exclusif de la Beauté, où le Vrai et le Bien sont
directement sensibles au cœur humain.
« Ce que, après des milliers d’années seulement,
Découvrit la raison vieillissante
Se trouvait, dans le symbole du beau et du grand,
Par avance révélé à l’entendement, encore dans l’enfance, de l’humanité »1.
A ce stade qui est celui de la raison sensible, le devoir ne s’oppose pas à
l’inclination mais s’accorde avec lui, sous la garde de la Beauté.
« Les êtres vivant dans son chaste service
Ne connaissent la tentation d’aucun vil instinct, l’effroi d’aucun destin ;
Comme soumis à une puissance sacrée,
Ils reçoivent en retour la pure vie des esprits,
Le droit précieux de la liberté »2.
Cette harmonie était prématurée. Dans un second moment « la vie sombra
dans le gouffre avant d’avoir parfait le beau cercle ébauché ». Mais l’Art veillait
dans une « téméraire autonomie ».
1
) Ibidem, p97
2
) Ibidem, p101
C’est lui qui sauve l’Homme aux temps de danger et qui ouvre « les voies
libres de penser » et de la science. Mais la couronne de la perfection n’est pas
pour la science. Ce qui est né dans la Beauté s’achèvera dans la Beauté :
« Avec vous, première fleur du printemps
Commença la Nature quand elle voulut façonner les âmes ;
Avec vous, joyeuse couronne de la moisson,
La Nature achèvera son cycle en parachevant son œuvre »1.
En attendant cette réalisation, la dignité de l’humanité est remis entre les
mains des artistes qui abritent la vérité quand elle est « repoussée par son
temps » et qui font apparaître dans la poésie « l’aurore du siècle à venir ».
Ce poème suggère que l’harmonie finale est un approfondissement de
l’harmonie primitive, mais, bien qu’il chante l’amélioration de la civilisation, il
n’indique aucunement leur nécessité par rapport au règne initial de la belle
Nature, et se garde de traiter des variations du statut de l’art au cours de
l’histoire.
« La sagesse cosmique de la « Théosophie de Julius » et des poèmes qui
lui font suite semblait renier le refus du monde et la liberté inconditionnée
chantés par les premières tragédies. Du moi dégagé de toute entrave et niant
toute réceptivité, l’accent s’y était déplacé vers l’unité du Tout ; la joie, l’amour,
la liberté et la Beauté n’y relevaient pas de l’ego, mais de la Nature ou de l’Être
même. Cependant la préface de la « Théosophie de Julius » déclarait cette
ontologie prématurée et Schiller opposait à Julius les réserves de Raphaël,
partisan d’une délimitation préalable des capacités du savoir humain »2.
1
) Ibidem, p 123
2
) Taminiaux Jacques, La Nostalgie de la Grèce à l’Aube de l’Idéalisme Allemand, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1967, p 23-24
Taminiaux ajoute, en outre les poésies dépeignaient le beau règne de
l’unité comme la réalité même mais sous la double forme d’un âge perdu et
d’un âge à venir. Par là, l’accent tombait sur l’histoire et sur la conscience
séparée à la fois, que celle-ci soit nostalgie ou volonté tendue vers
l’accomplissement d’un idéal.
Schiller va s’efforcer de concilier ces différents termes. On peut dire que,
son objectif sera de penser d’un seul tenant l’Être, la subjectivité théorique et
pratique et l’histoire. Les difficultés que nous avons décelée dans sa pensée
lyrique vont être rassemblées et transposées sur le terrain de la philosophie,
vont y motiver son recours à Kant, mouvoir son effort vers dépasser du
criticisme dans la direction d’une ontologie, jointe à une philosophie de
l’histoire, et s’y solder en fin de compte par un va-et-vient entre une philosophie
de l’Être et une philosophie de la réflexion.
Suivons cet effort et ce va-et-vient tels qu’ils se projettent sur les deux
plans de la philosophie de l’histoire et de l’esthétique, auxquels Schiller amené
par la logique même de sa réflexion lyrique. Ces deux plans sont corrélatifs
d’ailleurs selon lui, puisque penser l’histoire, c’est penser l’intervalle séparant
la subjectivité d’un règne de la Beauté qui est l’Être même, mais qui a perdu
de la terre. Pour accéder à ces deux plans, la pensée kantienne lui offre un
appui d’autant plus propice qu’elle est principalement une philosophie de la
conscience séparée, qui est amenée à s’interroger sur le sens de l’histoire et sur
celui des arts et la Beauté.
Or, la philosophie de la subjectivité séparée qui se traduit par le dualisme
rigoureux de la pensée et du sensible, de la liberté et de la nature, n’en laisse
pas moins subsister chez Kant la préoccupation d’une connaissance du monde
sensible jusque dans sa particularité, contingente par rapport à la généralité de
la législation de l’entendement, et le vœu d’une réalisation de la liberté dans la
nature à laquelle s’oppose l’impératif catégorique.
Répondant à ce double souci, les opuscules de philosophie de l’histoire
recherchent un passage de la nature à la liberté et une insertion de celle-ci dans
celle-là. La troisième Critique unissant les deux troncs, du criticisme, justifiera
la possibilité de ce passage et de cette insertion, en attribuant à la faculté de
juger conçue comme moyen terme entre la raison et l’entendement, le statut
d’une faculté législative a priori, à laquelle se rapporte le concept de la finalité
formelle de la nature. Mais avant les opuscules auront développé l’idée que la
raison est immanente à la nature, et que l’état de séparation où se trouve la
subjectivité trouve sa raison d’être dans la nature.
Parmi ces opuscules, il en est deux surtout qui vont retenir l’attention de
Schiller et guider sa médiation sur l’histoire. Le premier de ces textes est l’idée
d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Kant y développe la
thèse que le cours des choses de l’homme, qui est « absurde » si on le compare
à l’ordonnance de la conduite animale régie par l’instinct, et à l’idéal d’une
république de la raison, n’en obéit pas moins à un « dessein de la nature » qui
pousse les individus à accomplir ses destinations, alors même qu’ils ne songent
qu’à leurs destinations privées. Il esquisse ce plan de la nature susceptible de
livrer un fil conducteur pour traiter philosophiquement de l’histoire général.
La première des ces propositions énonce le principe universel de la
téléologie de la nature : Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont
dirigées à se développer un moment tout à fait conformément à une fin.
Les propositions suivantes décrivent les modalités que revêt cette téléologie
dans le monde des hommes. Kant y affirme que le but assigné au développement
des dispositions naturelles de l’homme est l’usage par celui-ci de sa raison, à
cette réserve près que le développement parfait de ces dispositions est appelé à
s’accomplir dans l’espèce et non dans l’individu. Puis il expose ce que cette
fin implique pour l’homme : la nature a voulu que l’homme tire de lui- même
tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il
ne participe à aucune autre bonheur ou perfection que celle qu’il s’est créée
lui-même, de façon indépendant de l’instinct, par sa propre raison.
Les conjectures sur les débuts de l’histoire humaine développent les
pensées exposées dans l’opuscule précédent. Contentons-nous d’en résumer le
principal dans les termes mêmes de Kant : le départ de l’humanité du paradis
n’a été que le passage de la rusticité d’une créature complètement animale
à l’humanité, des lisières où le tenait l’instinct au règne de la raison,
précisément de la tutelle de la nature à l’état de liberté.
Ici, la question de la connaissance si l’humanité a perdu ou gagne à ce
passage ne se pose plus si l’on regarde le but de son espèce qui réside seulement
dans la marche progressive vers la perfection. Ce changement représente une
chute du point de vue morale : « L’histoire de la nature commence par le Bien,
car elle est l’œuvre de Dieu ; l’histoire de la liberté commence par le Mal, car
elle est l’œuvre de l’homme »1. Taminiaux écrit, mais ce départ et ce passage
ne représentent une perte que pour l’individu. En ce qui concerne la nature,
préoccupée d’orienter la destination qu’elle réserve à l’humanité en vue de son
espèce, ce fut un gain. Car la « contradiction inévitable » et déchirant entre
l’homme comme espèce naturelle et l’homme comme espèce morale est,
comme Rousseau, selon Kant, l’a bien vu, une contradiction progressiste ; elle
promeut une réconciliation supérieure de la nature et de la civilisation, en termes
kantiens, de l’art. Elle engendre son personnel dépassement, ce point où « l’art
atteignant sa perfection. Devient de nouveau nature ; ce qui est le but dernier
de la destination morale pour l’espèce humaine ». En conséquence Kant de
fustiger le « vain regret » d’un « âge d’or », regret qui conduit l’humanité à
apprécier le prix de la paresse, si par hasard la raison l’incite à trouver la valeur
de la vie dans l’action.
1
) Taminiaux Jacques, La Nostalgie de la Grèce à l’Aube de l’Idéalisme Allemand, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1967, p 26
On voit quelle jonction pouvait s’opérer entre cette idée de l’histoire et
l’idée de Schiller, toute soucieuse par la distance séparant l’humanité de
l’harmonie joyeuse qui est son essence, mais dont le règne concert fut éphémère.
Comment l’accord a-t-il pu faire place à la discorde ? Que nous reste-t-il dans la
scission où nous vivons ? Comment restaurer l’harmonie ?
A ces questions Kant répond par une philosophie de l’histoire qui est une
« philosophie de la nature » dans le même temps.
C’est la nature elle-même qui a voulu que l’homme quittât l’état de
« concorde » de « satisfaction » et d’ « amour » où elle l’avait situé. C’est elle
qui a force les humains à inaugurer l’histoire, en les arrachant à l’innocence
joyeuse et parfaite, pour que s’éveillent les dispositions qu’elle avait mises en
eux, pour que dans le travail, le labeur et le conflit, s’instaurent la moralité et la
raison, pour que, comme dit Kant dans une formule saisissant, ils comblent le
néant de la création en considération de la fin qu’elle se propose comme nature
raisonnable. C’est elle à la fin qui au terme d’une lutte immense, d’une très
longe amélioration de la conscience et de la moralité, réintègrera en elle tout
l’« artifice » de l’homme, lui restituant après une infinie médiation la perfection
directe qui était celle de l’instinct.
On voit bien en quoi cette idée rencontre les soucis profonds Schillériens.
En effet, elle a le double mérite, d’affirmer la primauté de la nature et de
justifier par celle-ci l’état de division dans lequel se trouve l’homme. Cependant
par l’introduction de la scission dans le dessein de la nature, l’importance
donnée à cette dernière change d’accent : la nature n’est plus, l’omniprésence
indivise, la pure antithèse de la scission ; au contraire, c’est à travers la division
même que l’unité et la réconciliation « naturelles » vont se réaliser.
L’accord le plus haut n’est pas derrière nous dans le lointain de l’Arcadie,
il est devant nous à l’horizon
des efforts de l’homme. Mais justement la
question est de savoir si dans ces efforts, la nature ne s’évanouit pas au moment
même où lui est attribué le rôle d’un fondement.
Il n’entre pas dans notre parole de dégager les sens multiples de la notion
de nature chez Kant, mais il nous semple à tout le moins que dans les opuscules
de philosophie de l’histoire comme dans la perspective critique, la nature reste
envisagée subjectivement comme pouvoir constituant et fondé sur soi.
Qu’elle soit la totalité du sensible se prêtant à la législation théorique de
l’entendement, ou la même totalité exclu de la législation pratique de la raison,
ou aussi un système téléologique spécifique comme elle l’est dans les opuscules,
c’est toujours en fonction de la subjectivité que la nature se définit, dans le
première état comme objet, dans le second comme obstacle, dans le troisième
comme appui.
Le « dessein » ou le « plan » naturel, ne culmine-t-il pas dans le
gouvernement des destinations, c’est-à-dire dans un ordre où l’homme ne doit
plus rien qu’à sa volonté pure et où peut-être tout l’ « artifice » humain, tout ce
qu’ils sont institué, tout leur art, redeviennent nature, mais à la condition que
celle-ci tout entière ne soit plus que l’œuvre de la liberté de l’homme promue
au rang de seul fondement.
Il est vrai que Schiller ait commencé par souscrire à cette conception
universelle. Sa leçon inaugurale d’Iéna : Ce qu’est l’histoire universelle et à
quelle fins on l’étudie, est tout imprégnée de l’esprit des opuscules kantiens.
Moins nuancé que Kant, il y affirme naïvement la nécessité d’un principe
téléologique pour comprendre de l’histoire du monde et il souligne le caractère
subjectif de ce principe.
L’esprit philosophique, dit-il, ne peut pas
longtemps s’occuper des
matériaux de l’histoire du monde, sans que s’éveille en lui un nouvel instinct
qui tend à l’harmonie, qui l’excite irrésistiblement à assimiler tout ce qui
l’entoure à sa spécial nature raisonnable, la pensée… Il tire donc de lui- même
cette harmonie et la transplante, hors de lui, dans l’ordre des choses extérieures,
c’est-à-dire qu’il porte dans la marche du monde un objectif raisonnable, et un
principe téléologique dans l’histoire du monde.
Bien qu’il n’améliore pas les articulations de cette téléologie, Schiller
laisse entendre qu’il tirera de l’examen de l’histoire général la même leçon
qu’en tire Kant : En analysant le délicat mécanisme par lequel la main de la
nature, développe, d’après un plan régulier, les facultés humains ; et en
indiquant tout à fait ce qui a été fait , toujours, pour la réalisation de ce grand
plan de la nature, (l’histoire) rétablit la vraie mesure du mérite et du bonheur,
que l’erreur a diversement faussée.
Elle nous guérit de l’admiration de l’antiquité exagérément, et du puéril
regret de passée disparu. Est-ce à dire que le congé accordé à la Grèce, soit
définitif et que Schiller passe de procès d’une philosophie de l’Un-Tout et de
l’accueil à une philosophie de la conscience et de ses conquêtes morales ou
théoriques.
Apparemment sur ce point son idée ne soit pas sans ambiguïté, comme on peut
le constater à lire d’un petit écrit intitulé : « Quelques considérations sur la
première société humaine, en prenant pour guide le témoignage de Moïse »,
dissertation qui prit naissance à l’occasion de lire des Conjectures sur les
débuts de l’histoire humaine, le second des opuscules kantiens analysés plus
haut.
Il semble que la petite étude Schillérienne est une simple paraphrase des
conceptions que Kant développe sur le même point. Comme Kant, Schiller croit
que c’est sous la « tutelle de l’instinct » que la nature introduisit l’humanité dans
la vie et y guida ses premiers étapes. « Comme Kant il déclare que l’homme
était destiné à tout autre chose : à savoir à la création par lui-même de ce dont
la nature s’était chargée initialement, à la « raison », à la « liberté », à la
« moralité ». Dans les mêmes termes que Kant, il interprète le récit de la chute
originelle comme le passage de l’animalité à l’humanité »1.
Si, dit-il, on transforme cette voix divine dans le paradis, qui porte
l’interdiction (à l’homme) l’arbre de la connaissance, en une voix de son instinct
qui le retenait loin de cet arbre, cette désobéissance prétendue à cet impératif
divin n’est qu’une défection envers l’instinct, par conséquent un premier essai
risqué par sa raison, un premier début de son existence morale dit Taminiaux.
Cette défection humaine envers l’instinct, qui porta le mal moral dans la
création, est sans doute le plus important événement de l’histoire humaine.
« Dans cette conception ce sont des caractères négatifs qui définissent l’essence
de l’humanité. L’homme est l’être qui « refuse » l’animalité, l’être qui « lutte
contre la nature et contre les autres hommes », la « créature coupable »,
l’ « artiste malheureux », l’être actif qui doit se donner « l’indépendance où il
sera son propre maître ».
Plus encore que par des caractères négatifs, on pourrait dire que c’est par l’idée
de néant que cette conception tende à définir l’être- homme. Non seulement
l’homme est l’être qui « doit » être et qui donc n’est pas, mais encore il ne peut
être ce qu’il doit être qu’en néantisant ce qui lui est donné »2.
Taminiaux écrit, la création devient « néant », suggérait Kant, pour
l’homme et par l’homme. A quoi Schiller fait écho : l’homme ne pouvait pas
ne pas changer l’Eden en « désert ».
D’une réflexion de la nature comme plénitude affirmative du Tout
trouvant hospitalité en l’homme, Schiller parait donc être passé à une
philosophie de la subjectivité conçue de façon fondamentale comme un
1
) Taminiaux Jacques, La Nostalgie de la Grèce à l’Aube de l’Idéalisme Allemand, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1967, p 29
2
) Ibidem, p 29-30
mouvement de négation emportant la nature elle-même dans son courant.
Cette mutation est fort bien illustrée par une nouvelle manière d’envisager
la joie. Celle-ci n’apparaît plus comme le ressort de l’ensemble mais comme la
« félicité » que l’homme « se procure à lui-même » par son propre effort.
Cependant certaines tournures cadrent mal avec cette conception.
En elle affleure une autre perspective qui affirme une hésitation à partager
complètement les pensées kantiennes. Pour la conception de Kant à laquelle
l’essai de Schiller emprunte ses articulations maîtresses et sa structure, le
premier cas de l’homme se définit par « la tutelle de l’instinct ».
Sans doute Kant attribue au premier homme des caractéristiques peu
suspectes d’animalité au rang desquelles le propos entendue comme expression
de l’idée Mais à ce stade, il ne s’agit là que d’une habilité technique acquise
par un vivant qui éprouve le « besoin » d’apparaître son existence vis-à-vis des
êtres vivants extérieurs de lui. L’instinct est le contraire de la raison.
La seconde fonde son règne sur le meurtre du premier. « Tutelle de
l’instinct », dit Schiller, mais il note qu’en l’homme des origines, la
« raison aussi avait déjà de loin commencé à s’épanouir ». Et il commente cet
épanouissement en termes peu kantiens. « Comme, en effet », dit-il, « la nature
pensait, veillait et agissait encore pour lui, ses facultés pouvaient d’autant plus
aisément se diriger, sans obstacle, vers la tranquille contemplation ; sa raison,
n’étant distraite encore par aucune préoccupation, pouvait, sans empêchement,
travailler à la construction de la langue et donner le clavier délicat de l’idée.
C’était encore avec bonheur qu’il promenait alors ses regards sur la création ; et
déposait tous les phénomènes dans une mémoire active. On voit mal comment
cette description pourrait passer un tableau des « bornes de l’animalité » et du
« cercle aussi restreint que possible » où elle se meut.
Contemplation, harmonie d’une réflexion pudique rassemblant tout ce qui
manifeste sans le corrompre, joie de l’accueil mémoire fidèle, sont-ce là les
traits du « sommeil » de l’instinct ? En effet, Plutôt ceux du monde le poème
aux dieux de la Grèce disait la disparition et dont les Artistes chantait la beauté.
Mais cet écho assourdi que la voix empruntée à Kant ne réussit pas à recouvrir
intégralement, n’ébranle-t-il pas tout l’édifice nouvellement érigé ?
La conception de Kant de la négativité de la raison se justifiait
simplement face à l’instinct. Dans la nuit de l’animalité il n’est pas d’autre
source de lumière que
le refus. Mais comment cette conception peut-elle se
justifier au regard d’une autre raison, affirmative et non plus négative, mais tout
aussi active, tout aussi générale que la précédente ?
Au surplus, l’équivoque dans la description des origines se double d’une
équivoque parallèle dans la description des destinations. L’état d’innocence
qu’il a disparu, affirme Schiller, l’homme devrait apprendre à le recouvrer par sa
raison, et revenir, au point d’où il était parti comme créature de l’instinct.
Mais si l’instinct se définit encore par l’accueil du Tout, le sens de cette
destination qui est encore retour, ne coïncide pas avec le projet de Kant d’un
règne de la volonté pure où en définitive la Nature est exclue. Non que la
volonté ne joue aucun rôle dans la contemplation Schillérienne. Tout au
contraire, c’est d’affirmer de deux principes -Nature et volonté- tour à tour aussi
principaux l’un que l’autre, qui fixe les pôles de la démarche philosophique
Schillérienne :
« Cherches-tu ce qu’il y a de plus haut et de plus grand ?
La plante peut te l’apprendre.
Ce qu’elle est sans effort de volonté, sois-le, toi,
Par ta volonté – Voila ! »1.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p11
Nous voici en même temps très loin et très près de la métaphore de
Hegel de « la tendre et belle plante de la sensibilité libre et ouverte ». Très loin
puisque la pensée de la raison-négativité était aussi étrangère à Hegel, comme
nous pouvions en juger par tout l’horizon de l’idée d’où cette métaphore
recueillait sa simplicité, très près cependant puisque c’est ce même horizon qui
reste présent à Schiller et qui le demeura sur le territoire dont ce détour par la
philosophie de l’histoire ne nous a écarté qu’en apparence : celui de l’idée de
l’art et du Beau.
Le poème Les Artistes, qui est le modèle même de cet art philosophie que
Baudelaire oppose à « l’art pur d’après la conception moderne », expose déjà les
importants thèmes qui seront explicités dans les Lettres.
Dans des vers empreints de sagesse, Schiller évoque le noble type de l’artiste qui
apparaît, tel le « fils le plus mûr de l’époque ».
«O homme ! Que tu es beau, ta palme de victoire dans les mains,
Debout au déclin du siècle,
Dans ta noble et fière virilité,
Le sens ouvert, l’esprit fécond,
Plein de sérieux et en même temps de douceur, silencieux et actif,
Fils le plus Mûr des temps,
Libre par la raison, fort par la loi….»2.
De comparer rapidement
avec les phrases de Baudelaire nous paraît
significative : alors que le poète définit les caractères spécifiques de l’œuvre
des importants peintres de Rubens jusqu’à Delacroix, Schiller, pour lui, évoque
les artistes, sans déterminer leur individualité suivant les époques.
2
) Ibidem, p 95
Quant à lui, c’est non le style uniquement, c’est l’art qui est l’humanité.
Aussi l’artiste est-il moins un créateur que ce sculpteur de son propre moi dont
Michel-Ange exalte la force d’âme dans un de ses sonnets. Il fait un type
d’homme exemplaire. Dès à présent retenons la fonction de totalisation qui est le
propre de l’artiste :
«Ce que la nature, dans sa marche grandiose,
Tient séparé par de grandes distances,
Devient sur la scène du théâtre, dans le chant du poète,
Une partie, aisée à comprendre, d’un tout ordonné. »1.
Ces vers nous rappellent les remarques sur les rapports entre la nature et
l’art que Schiller indique confusément dans son essai de jeunesse sur le théâtre
allemand contemporain. L’artiste n’apporte pas quelque message surnaturel ; il
ne nous livre pas un moi mystérieux. L’artiste réalise un « ordre » que Schiller
appelle harmonie ; il possède le don d’accord parce qu’il instaure
un état
d’équilibre en lui même. Telle est la fonction et à la fois, la définition très
universelle de l’art : unir les divers aspects d’une époque et apporter le sens
de la mesure dans un monde tenté par la démesure tout le temps.
Pour Schiller, les hauts faits de l’histoire dans son unité, ne sont plus
d’ordre militaire, mais qui trouve sa parfaite expression dans le devenir culturel
de l’humanité. L’artiste devance et résume intégralement son époque ; il
importe de saisir ce double aspect de la fonction de l’art qui nous permet de
transcender l’opposition traditionnelle entre idéalisme et réalisme.
1
) Ibidem, p 111
Sans doute, Schiller ajoute, l’artiste est le fils de son temps, mais malheur
à lui s’il est aussi son disciple, ou, qui plus est, son favori. Mais comment
l’artiste se préservera-t-il des perversions de son époque qui l’environnent
partout ? En méprisant son jugement. Qu’il regarde en haut vers la loi, non en
bas, vers le besoin.
« En conséquence si un jeune ami de la vérité et de la beauté me demande
comment il doit s’y prendre pour satisfaire, malgré toute la résistance du siècle,
le noble instinct de son cœur, je lui répondrai : engage le monde sur lequel tu
agis dans la direction du bien ; alors le calme déroulement du temps amènera
l’épanouissement. Cette direction tu la lui auras donnée si par tes enseignements
tu élèves ses pensées vers ce qui est nécessaire et éternel, si par tes actes ou tes
créations tu transformes ce qui est nécessaire et éternel en un objet de ses
instincts »1.
Chaque siècle est un moment moins ou plus important dans la vie de
l’esprit dont l’art nous révèle la parfaite originalité. Mais il faut se rappeler à ce
sujet que le génie, ne se distingue que lentement du talent :
l’artiste est un
rassembleur, un ordonnateur qui réussit à unir en un tout cohérent des éléments
épars ou disparates.
Selon Schiller, l’artiste doit vivre avec son époque, mais sans être sa créature.
Il doit dispenser à ses contemporains les choses dont ils ont besoin. C’est que
la main d’artiste peut essayer de les prendre par leur désœuvrement. Il les
bannira encore de leurs actes. Enfin de leurs sentiments. Le poète explique ce
que les hommes ressentent confusément ; il est en avance sur son époque. Les
artistes participent à l’important œuvre d’éducation qui consiste à accorder la
raison des préjugés qui l’obnubilent, à en étendre toujours davantage le champ
d’application et à l’exercer dans le maniement de concepts toujours plus clairs.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 155
Schiller dit, dans son ouvrage, De la poésie naïve et sentimentale, partout
les poètes sont les garants de la Nature. Lorsqu’ils n’arrive plus à réaliser cette
tâche, et qu’ils commencent à sentir en eux l’influence destructrice des formes
artificielles ou arbitraires, ou qu’ils doivent lutter contre cette influence, ils
deviennent vengeurs et témoins de la Nature. Soit ils deviennent Nature, soit ils
la cherchent, après l’avoir perdue.
Les lois de la décence sont étrangères à l’innocente Nature ; uniquement
l’expérience de la décadence leur a donné naissance. Mais dès lors que cette
expérience a été adoptée et que l’innocence naturelle a perdu, ces lois de la
décence deviennent tout à fait des lois sacrées.
Elles prévalent dans le monde de l’artifice avec le même droit que les lois
de la Nature dans le monde innocente. « Mais c’est cela même qui fait le poète :
il ôte de lui-même tout ce qui rappelle le monde artificiel, il s’entend
à reconstituer en lui la nature dans sa simplicité primitive. Une fois qu’il a fait
cela, il est affranchi de toutes les lois qui protègent le cœur contre lui-même.
Il est pur, il est innocent et ce qui est permis à la nature innocente lui est
permis aussi. Si tu as, toi qui le lis ou l’écoutes, perdu ton innocence et si tu
n’es pas capable, pendant un instant, de la recouvrer grâce à sa présence
purificatrice, c’est ton malheur et non le sien ; tu dois le quitter, ce n’est pas
pour toi qu’il chantait »1.
Face à telles libertés, voici ce que nous pouvons établir. D’abord, la
nature uniquement peut justifier ces libertés. Elles ne doivent donc pas être le
résultat d’un choix ou d’une imitation délibérée parce que nous ne saurions
pardonner à la volonté la moindre condescendance pour la sensualité. Elles
doivent donc être le résultat de la naïveté. Seul un cœur qui se soumet à toutes
les contraints de la nature est autorisés à faire également usage de ses libertés
écrit Schiller.
1
) F .Schiller, De La Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 66
Les autres sentiments de ce modèle d’individu doivent tous porter l’empreinte
de la nature ; il doit être libre, ouvert, sensible ; toute ruse, tout égoïsme, toute
dissimulation doivent être bannis de son caractère.
En suite, uniquement la belle nature peut justifier de telles libertés.
Or, il ne saurait s’agir de la manifestation brutale du besoin, parce que toutes
ces énergies sensibles doivent être issues de la totalité profuse de la nature
humaine. Elles doivent être l’humanité même.
« En soi, la réceptivité sensible est innocente et indifférente. Elle ne convient
pas à un homme pour cette seule raison qu’elle est animale et montre en lui un
défaut de réelle perfection humaine : elle nous offense dans une œuvre poétique
parce qu’une telle œuvre prétend nous plaire et considère que nous présentons
nous aussi cette déficience »1.
Mais si on voit en l’homme qui se laisse entraîner à cela l’humanité
telle qu’elle agit dans tout son environnement, on verra dans l’ouvrage où de
telles libertés ont été prises le sens de toutes les vérités
des hommes : aussi
on se réjouisse avec une joie parfaite devant cette nature belle et vraie dit
Schiller.
On aura indiqué, ici, chez Leroux, dans son ouvrage, Schiller, poète de la
grandeur, que Schiller exprime dans ses Lettres que le genre humain, après
avoir été, dans une première phase de son existence, le déchaînement des
instincts bruts, la nature égoïste, réalisa dans une deuxième phase qui fut celle
de la culture grecque une totalité harmonieuse de vie raisonnable et de vie
instinctive. Il dit que dans une troisième phase qui est celle dans laquelle on
vit, cette belle totalité a perdu. Une dissociation s’est produite dans l’âme de
l’homme.
1
) F .Schiller, De La Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 67
Donc l’humanité est incomplète, car l’homme n’est plus que raison
discursive. Cette philosophie de l’histoire a pour corollaire une conception de la
poésie que Schiller a expliqué dans le traité Poésie naïve et poésie sentimentale
où il exprime que les poètes grecs ayant sous les yeux une réalité proche
de l’idéal, créaient naïvement, une poésie qui était toute pénétrée d’idéal,
« une poésie qui donc était la poésie idéale, car la fin suprême de toute poésie
doit être d’exprimer l’humanité dans son plein contenu et dans sa perfection
idéale. Au contraire, l’humanité moderne qui, depuis qu’une scission s’est
produite en elle, n’est plus l’humanité totale, n’offre plus aux poètes l’image
idéale que leurs chants doivent par définition célébrer. Ils en sont réduits à
imaginer l’idéal dont ils ont la nostalgie et à transformer dans leurs œuvres la
réalité vulgaire qui les entoure en une réalité idéale. Leur poésie est
sentimentale. Ils doivent opposer à la réalité qui les déçoit et les froisse l’image
d’une humanité qui ressusciterait et dépasserait même la plénitude de l’humanité
grecque»1.
Hell dit, dans son ouvrage, Vie et œuvres de Schiller, qu’on a vu que la
conciliation entre la nature et l’art qui est le propre du génie naïf caractérise,
pour Schiller, l’antiquité classique ; il est un type de totalité à jamais révolue.
C’est l’aventure de la liberté et l’histoire, celle qui englobe toutes les formes
de l’activité de l’homme, qui ont éloigné l’homme de la Nature ; l’état politique
spirituelle, de l’humanité moderne ne permet pas à l’artiste de créer naïvement
et de faire de son œuvre un reflet de la Nature.
Selon Schiller, l’opposition entre la poésie naïve et la poésie sentimentale
devait intégralement se manifester en termes d’histoire : le génie naïf se
rencontre notamment dans l’antiquité ; les conditions qui favorisent son
épanouissement caractérisent un état de la culture où l’homme arrive à vivre
avec sa double nature en conformité.
1
) Leroux, Schiller, Poète de La Grandeur, Faculté des Lettres de Strasbourg, 1955, p 7
A partir de l’avènement des savoirs expérimentaux qui bouleversent la
civilisation moderne, la scission entre l’état de nature et la culture et, en même
temps, entre les deux natures constitutives humaines s’est accusée. La prise de
conscience de cet état qui est celle de la modernité est à l’origine de la poésie
sentimentale. L’esprit de système exigerait une assimilation entre poésie naïve et
poésie ancienne, d’une part, et poésie sentimentale et poésie moderne, d’autre
part ; dans la contemplation Schillériens, l’homme est en situation dans son
siècle ; mais il n’est pas prisonnier de son époque ; aucun déterminisme
historique ne saurait prévaloir contre la liberté de l’esprit humain.
C’est là un des aspects de l’idéalisme du penseur. Poésie naïve et poésie
sentimentale sont encore deux manières d’être intemporel ; mais le poète naïf,
jeté dans environnement dénaturé, se voit contraint de faire un détour pour
trouver sa bonne route. Tel est le sens de la lettre du 23 août 1794: « Si vous
étiez né grec, ou même seulement italien, et si, dès le berceau, vous aviez été
environné par une nature exquise et par un art créateur d’idéal, votre chemin
aurait été infiniment raccourci, peut-être même serait-il devenu superflue.
Vous auriez, dès la première intuition des choses, posé sur elles et imprimé sur
elles la forme de la nécessité, et, dès vos premiers expériences, vous auriez
d’emblée senti se développer en vous le grand style. Mais vous êtes né
allemand, et votre esprit grec s’est trouvé jeté dans notre monde septentrionale :
il vous a donc bien fallu, soit vous résigner à devenir vous-même un artiste du
Nord, soit travailler à fournir à votre imagination, grâce à l’aide énergique de la
pensée, l’aliment que le milieu réel se refusait à lui offrir, et vous créer de toutes
pièces une Grèce par un acte de la raison, et l’enfanter en quelque sorte du
dedans au dehors »1.
1
) Schiller-Goethe Correspondence 1794-1805, Tome I (1794-1797), trad. Lucien Herr, Saint-
Amand, Gaillmard, 1994, p 45
Un peu plus loin, Schiller déclare qu’un résultat de cette pénible démarche
intellectuelle a été de contraindre Goethe à transformer des idées en sentiments.
On imagine aisément le malaise que devaient provoquer chez un esprit
aussi intuitif que Goethe, cette assez pesante démonstration, ces alternatives
rigoureuses et cette volonté délibérée de vouloir tout réduire à un enchaînement
logique de formules.
Néanmoins, la lettre de Schiller est un document fondamental pour
comprendre du classicisme allemand et, surtout, des derniers essais de
Schiller De la poésie naïve et sentimentale et Sur les poésies de Matthison.
Il entre une part de diplomatie dans l’art avec lequel Schiller s’efforce de fonder
une base commune entre lui-même et Goethe, malgré les différences qui
opposent leurs conceptions capitales et leurs deux poétiques écrit Hell.
Le préoccupation d’équité, digne d’un esprit classique, répond aussi aux plus
intimes convictions
Schillériens : en effet, le don poétique est inhérent à
l’homme quelles que soient les vicissitudes de l’histoire et de la culture.
Il y a bien une poésie naïve et une poésie sentimentale, mais les deux
termes ont en commun la pensée même de poésie. Dans sa lettre du vingt
troisième août, comme dans les deux traités De la poésie naïve et sentimentale
et Sur les poésies de Matthison, Schiller veut en même temps établir
théoriquement la différence qui le sépare de Goethe et à la fois fonder l’unité
sous-jacente à leur activité de poètes. Goethe apprend tout d’abord qu’il est luimême un idéaliste qui s’ignore et qu’il élabore des pensées, un peu fait de la
prose.
Dans son ouvrage
De la poésie naïve et sentimentale, Schiller se sert
de la même pensée – la nature – pour faire ressortir la différence entre les
deux types de poésie et pour définir leur commune finalité. Quelle est cette
« nature » ? La partie la plus originale du traité concerne les relations entre l’art,
la nature et l’histoire.
Le poète naïf, nous dit Schiller, est « nature », le poète sentimental
cherche la « nature ». S’agit-il, dans les deux propositions, de la même
« nature » ? Sans doute, il faut premièrement entendre le terme : la nature,
c’est l’ensemble du monde crée, qui n’a pas été altéré par la culture humaine ;
c’est aussi cette vie
tranquille et simple. Ce qui nous touche dans la nature,
c’est la spontanéité des différents phénomènes de la vie ; c’est aussi une forme
d’être sans obstacles, c’est l’obéissance parfaite aux lois. Ainsi, la nature est la
vie libre, l’être des choses qui sont que l’existence en vertu de lois immuables.
Cette conception conduit Schiller à établir une distinction qu’il explique
de façon lapidaire : « Ils (les Anciens) sentaient de façon naturelle; on sent le
naturel ». Le poète naïf ressemble à cette nature : comme elle, il crée de façon
spontanée et ses œuvres répondent à une nécessité interne. D’autre part, il
s’efface derrière son œuvre qui s’impose de façon objective.
« Schiller reprend ses idées, exposées par Kant dans sa Critique du jugement :
le génie naïf est le type même du génie : « Tout vrai génie doit être naïf, ou il
n’est pas génie. De même que la divinité est derrière l’univers, il est derrière son
œuvre ; « il (le poète d’un monde naïf) est l’œuvre et l’œuvre c’est lui ».
Le génie ne copie pas servilement la nature : il ne se contente pas de transposer,
dans son œuvre, des formes du monde extérieur, patiemment observées.
Il invente discrètement ; il devance la nature pour pouvoir en étendre
constamment les limites : « Il n’est donné qu’au génie de se sentir encore chez
lui en dehors même des domaines connus et d’élargir la nature sans
l’enfreindre »1.
Hell ajoute, aussi Schiller distingue-t-il deux conceptions de la nature : à
la nature brute, simple, réelle, dynamique, il oppose la nature saine, vraie, belle,
voire même « divine ». L’exigence est donc que la nature triomphe de l’art par
sa forme en tant que grandeur morale, en ce sens nos pas en tant que besoin,
1
) Victor Hell, Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 234
mais en tant que nécessité intérieur.
« Dans une incidente, Schiller est proche de Hegel en affirmant que « tout
ce que fait la nature est divine ». « Aussi longtemps que l’homme est encore
nature pure – non pas nature fruste, entendons-nous bien, – il agit comme unité
sensible indivise, comme une totalité qui harmonise. La nature réelle existe
partout, mais la nature vraie est d’autant plus rare, car il faut une nécessité
intérieure de l’être. Toute explosion de passion, aussi vulgaire soit-elle, est de la
nature réelle ; cette explosion peut même être de la nature vraie, mais elle n’est
pas vraie nature humaine ; celle-ci exige un effet que le pouvoir autonome dont
l’expression constante est la dignité, soit présent en chacune de ses
manifestations. Schiller précise sa pensée, à ce sujet, dans son essai Sur les
poésies de Matthison où sa réflexion le porte à examiner l’œuvre d’art en tant
que forme et en tant que langage. Il part du problème que pose l’absence, chez
les grecs, de la peinture de paysages »1.
La remarque principale, celle qui exprime
tout le raisonnement
Schillériennes, est expliquée par une incidente qui définit les réels œuvres d’art :
(c’est-à-dire celles où un idéal est possible). Comment un idéal peut-il être
possible dans l’exposition d’un paysage ? Ce n’est pas grâce à « l’objet » qui
appartient à ce que Schiller définit, « la nature inanimée » ; l’unique possibilité
qui s’offre à l’artiste, c’est la façon dont il traite cet « objet », c’est la forme qui
révèle ainsi sa valeur idéale dit Hell.
C’est elle qui permet à l’artiste d’expliquer sa subjectivité et sa vision. En effet,
le résultat s’impose inéluctablement : la peinture des paysages relève
intégralement de l’art sentimental : c’est un art moderne.
Dans cette étude, la distinction entre les deux conceptions de la nature est
principale pour
former
d’une esthétique classique, d’inspiration idéaliste.
A la nature réelle ou historique, Schiller oppose la nature vraie.
1
) Ibidem, p 235
Que faut-il entendre par « nature vraie » ? Dans un poème il ne faut pas que
nous trouvions la nature réelle (historique), car toute réalité est détermination de
cette vérité universelle de la nature. Tout sujet individuel est d’autant moins
homme, qu’il est plus individuel et la manière de sentir de chacun de nous est
d’autant moins nécessaire et complètement humaine, qu’elle appartient en
propre à un sujet limité. Ce n’est que dans le refus de ce qui est contingent et
dans la pure expression de ce qui est nécessaire, que consiste le grand style.
Pour Hell, ainsi la nature vraie présuppose une conception idéaliste de la
nature ; pour la transposer dans l’œuvre d’art, l’artiste suit une méthode qui n’a
plus rien de kantien, car elle consiste à dépouiller les manifestations du monde
sensible de leurs caractères contingents et à découvrir la structure des objets,
« l’idée » dont chacune n’est que la phénomène pas complète.
Les dangers qui guettent une telle esthétique classique manifestent nettement :
l’idée s’oriente vers l’abstraction ; l’idéal se transforme en utopie. A force de
vouloir réduire les choses à leur forme intemporelle, toujours valable, on risque
de leur faire perdre toute consistance. Ce n’est plus le particulier qui caractérise
un art qui veut expliquer l’universel. Une proposition qui consiste à opposer
clairement l’humanisme à l’individualisme surprend chez un poète qui exalte la
liberté : elle ne prend son sens que si nous découvrons les liens entre l’idée
d’humanité et celle de liberté.
Les mêmes critères idéaliste caractérisent l’œuvre d’art en tant que le langage :
ce dernier doit posséder une valeur intemporelle. L’œuvre d’art demeure tout le
temps actuelle ; elle échappe aux variations historiques, aux changements du
goût et aux contingences sociales.
Eggli écrit dans son ouvrage, Schiller et le romantisme français, que
Schiller a été assez forte pour le séparer philosophiquement du XVIIIe siècle
français. La faveur avec laquelle il se plonge dans l’étude de Kant, et montre
assez que le rationalisme français ne pouvait satisfaire sa réflexion en quête
d’absolu. Et ce n’est pas uniquement du dogmatique rationaliste des
« Philosophes », de leur libéralisme un peu terre à terre, que Schiller se détache
alors. Rousseau lui-même, dont l’influence sur lui a été plus profonde parce
qu’il trouvait en lui, un vœu de certitudes plus profondes que les certitudes
rationnelles, et des intuitions sentimentales de l’absolu, Rousseau lui-même lui
manifeste
se confondre dans la masse d’un époque qui n’a su proposer à
l’humanité qu’un pauvre idéal de félicité social, et dont l’eudémonisme foncier
a sacrifié la notion de perfection à la notion de bonheur. En ce sens, Schiller
reconquiert l’autonomie de son idée allemande.
Il donne toute son ampleur à une théorie de l’éducation esthétique dont
on ne trouve chez Diderot
que de brillants mais fugitifs aperçus. Le rôle
que Schiller accorde à la beauté, la substitution de l’art, instrument de
développement individuel, à l’action sociale et politique, comme fondement de
progrès de l’homme, montrent assez que l’attrait des constructions logique de la
raison latine, avec ses notions bienfaisantes et nettes d’ordre, de loi, d’action
sociale, avec ses abstractions moyennes aussi distantes des réalités et de
l’absolu, n’a pas aboli en lui l’invincible prédilection du Germain pour les
données directes, profondes, moins lucides peut-être, mais plus émouvantes, de
la conscience personnelles.
Mais il n’en faudrait pas dire que Schiller est tout à fait un Germain.
L’individualisme n’a pas été l’essence de sa nature ni de sa réflexion. Jamais il
n’a perdu de vue l’idée latine de la cité.
Même dans ses drames de la jeunesse, lorsqu’il se laisse aux violences
antisociales d’un romantisme anarchique, l’idée sociale reste
premièrement
dans sa contemplations.
Les gestes ou les mots les plus violents d’un Charles Moor ne s’exprimeraient
pas s’il n’y avait au fond de sa révolte un idéal d’équilibre social et de justice
humanitaire. Et quand
Schiller désespérant de l’action sociale et politique
immédiate, concentre toute sa réflexions sur l’idée de développement
individuel, ce n’est qu’après avoir franchement déclaré, dans ses premières
Lettres , que ce développement individuel est le fondement nécessaire, la
condition première du développement social, qui reste la destination dernière de
l’homme.
« D’autre part Schiller était sensible à l’attrait des formes latines. Il
blâmait, comme Voltaire, la profusion « gothique ». La vivacité, l’esprit, la
clarté étaient des qualités dont il sentait vivement le prix. Si la conversation de
Mme de Staël l’a fatigué, si finalement, par réaction, la fréquentation de cette
étrangère a renforcé en lui son germanisme, il reconnaît cependant la séduction
et la valeur de ses dons français : « la clarté, la netteté décisive, la vivacité
spirituelle de sa nature ne peuvent exercer, dit-il, qu’une action bienfaisante ».
Et ceci représente une bonne part de l’influence qu’ont eue sur Schiller les
écrivains français. En réalité donc, Schiller présente une singulière synthèse de
caractéristiques latines et germaniques, et c’est ce qui ressort finalement de
l’étude de ses rapports avec le XVIIIe siècle français »1.
Il a senti profondément la préoccupation d’époque finissant. Sa distinction
du naïf et du sentimental, forme nouvelle de l’antinomie rousseauiste de la
nature et de la civilisation, et une sorte de diagnostic schillérien des maux
d’époque. D’autre part, il a cherché aussi un traitement à cette situation. Il a
voulu réduire ces conflits, rétablir dans la société moderne et dans l’individu
l’harmonie et la stabilité écrit Eggli.
« La philosophie française, largement influencée par l’Angleterre, était,
sans son ensemble, dominée par le souci du bonheur individuel et social.
Les « philosophes », en travaillant à la diffusion des lumières, Rousseau,
en prêchant le retour à la nature, avaient également en vue de rendre les hommes
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, volume I, Librairie Universitaire J.
GAMBER, Paris, 1927-1928, p 53
plus heureux. Schiller a d’abord subi profondément l’influence de cette
philosophie. Toutes les idées libérales, égalitaires, qui constituent, vers 1770,
une sorte de cosmopolitisme philosophique en Europe, sont dans les œuvres de
jeunesse de Schiller, et l’on a pu dire : Toutes les idées les plus hardies de la
liberté moderne étaient proclamées sur une scène d’Allemagne avant 1789 »1.
Selon Eggli, vers la fin du siècle, le kantisme, développant quelque
données du rousseauisme, sa foi dans la noblesse originelle de l’homme, dans la
certitude des données directes de la conscience, dans le mérite de l’intuition
morale avait dressé son idéal d’une volonté libre assurant, de façon indépendant
de toutes destinations utiles, et par une constante domination des inclinations,
l’hégémonie de la loi morale. C’était, par-dessus le XVIIIe siècle la révélation
d’une loi divine étant remplacée par la incessante
révélation, non moins
impérative, d’un absolu moral.
La pensée schillériens va de la nature au devoir sans vouloir sacrifier l’un
à l’autre : et il conçoit à la fin un accord originale de ces exigences contraires
par le beau, principe d’équilibre et de liberté. Par sa théorie de la liberté
esthétique, il montre la voie vers l’accomplissement possible de cette « belle
âme » en laquelle s’harmonisent les impulsions de l’instinct et les prescriptions
de la loi morale. Cette profonde relation entre Schiller et son époque avait été
discernée par son ami Guillaume de Humboldt qui l’appelait « le plus moderne
des poètes récents ». On peut dire que Schiller avait pensé avec autre intensité
personnelle les idées de son époque.
Ses analyses pénétrantes affirment les exigences d’une intelligence éprise
d’unité et d’harmonie. Son originalité est moins dans les concepts mêmes, dont
on retrouve souvent la source, que dans cette conciliation synthétique qu’il tente
des importants courants de pensée d’époque. Sans renoncer aux vœux
de progrès sociaux où se complaît le rationalisme des philosophes, il fait du
1
) Ibidem, p 53
principe kantien de progrès moral individuel la base importante de l’évolution
sociale. Mais tout en admettant l’impératif catégorique comme fondement de
sa doctrine, il défend contre l’intransigeance Kantiens les droits de l’instinct.
Sans sacrifier l’idéal rousseauiste de nature heureuse, il se constitue, contre le
rousseauisme, le champion de la civilisation. Il répond aux rêves des néoplatoniciens anglais en établissant des rapports internes entre les notions de
nature, de beauté, et de moralité.
2) L’Éducation Esthétique : Traitement Pour La Maladie de La
Civilisation Européenne
Masson écrit, dans son ouvrage, Les études psychologique de Schiller
de 1774 A 1785, Sulzer (1720-1779) est considéré comme un représentant de la
Popularphilosophie : il reste intellectualiste et fidèle, intégralement, à la
métaphysique de Leibniz, mais il s’applique moins à la recherche spéculative
qu’à la diffusion, voire à la vulgarisation des essentielles pensées
du
rationalisme déiste et surtout de sa morale humaniste. Il a tout le temps une
intention pédagogique : il veux former l’homme et la faire développer.
On découvert ici les limites du rationalisme de Sulzer, facultés supérieures
ne suffisent pas à gouverner notre activité. La morale ne peut s’appuyer sur
l’unique raisonnement, quelle qu’en soit la force convaincante : La sagesse,
pour lui, établit le temple du bonheur et de la quiétude ; mais elle le laisse sans
ornements, si bien que, malgré son aspect imposent, il attire quelque hommes
seulement. La poésie le décore et en fait pour tous les hommes un objet de vœu
et d’admiration. Il faut solliciter l’attention en rendant agréable à l’esprit ce qui
est utile et bon pour les hommes. Les œuvres belles seront l’appât du bien: les
arts agiront comme professeurs de vertu et de sagesse.
« Dans son étude sur l’origine et la destinée des sciences et des arts, Sulzer
affirme encore : « Les sciences sont destinées à chercher la vérité et à instruire le
monde, les beaux-arts à rendre la vérité belle et aimable. Les unes et les autres
concourent à servir le genre humain et sont également nécessaires »1.
Masson ajoute, Que l’art ait un rôle pédagogique, c’est une pensée qui est
un peu de tous les temps, mais qui a en particulière hanté les esprits au dixhuitième siècle. Disons même que, Sulzer croit que les beaux-arts arrivent à
tenir ce rôle, et il est en accord sur ce point avec Henry Home, qui associe la
culture esthétique et le développement moral.
Homme raisonne par induction, il exprime le plaisir esthétique en même
temps qu’il en constate l’existence ; il le voit naître des sens « supérieurs » et le
situe dans la vie de l’esprit humain au-dessus des satisfaction matérielles, à un
niveau intermédiaire entre l’instinct aveugle et l’idée froide. Pour lui, les joies
esthétiques sont le moyen idéal pour conduire l’homme vers la maîtrise de soi
et fonder son âme dans l’harmonie. Ainsi, le soutien apporté à la morale par
l’activité artistique manifeste comme un type de mécanisme de la vie affective.
Nous pouvons même avoir l’impression que la fonction morale de l’art
est pour Sulzer une évidence. Il pense qu’une exhortation réussit tout le temps
à être présentée par le truchement d’une œuvre belle qui flatte l’imagination.
Sulzer prend soin d’exprimer le rôle du plaisir esthétique dans l’éducation
de l’humanité. Mais sa démonstration passe par une analyse métaphysique et
psychologique de la vie des sentiments en même temps.
Dans son Etude sur l’origine des sentiments agréables et pénibles,
rédigée en 1751, il s’efforce d’expliquer l’importance des sentiments et des
représentations indistinctes pour tout ce qui relève du goût.
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1174 à 1785, université de Metz,
1979, p 314
Et c’est sur ce fondement qu’il établira son esthétique. On peut même dire que
le lien entre la science du beau, qui est son but, et la psychologie, qui en est le
moyen, caractérise et conditionne sa réflexion intégralement.
Sulzer croit que l’œuvre d’art agit sur l’esprit par l’intermédiaire de la
sensibilité : il reconnaît au sentiment deux avantages : sa spontanéité et sa
subjectivité.
La spontanéité du sentiment s’oppose à la démarche indirecte de
l’intelligence. Celle-ci ne peut former
des sentences
qu’en passant par
l’intermédiaire de l’analyse, de déduction, de la induction. Par contre, le
sentiment est un « acte de l’âme » ; il procède immédiatement d’une tendance
principale de notre dynamisme interne. C’est pourquoi le jugement esthétique
se distingue radicalement des jugements portés par la raison, du fait qu’il
s’affirme avec autorité, sans qu’un raisonnement doive le justifier. Or Sulzer
met à égalité les jugements du goût et les conclusions de l’idée discursive.
« En quoi la subjectivité du sentiment est-elle un avantage ? Sulzer le précise ;
quand l’âme, explique-t-il, se représente un objet, elle ne se perçoit pas ellemême. Au contraire, quand elle éprouve un sentiment, c’est elle-même qu’elle
sent vivre et non l’objet ; elle se connaît alors dans sa propre activité. De là
résulte l’intérêt qui accompagne le sentiment, car « rien ne nous intéresse, sinon
ce qui est en nous-mêmes »1.
On ressent profondément le plaisir : plaisir des sens, plaisir intellectuel et
plaisir moral.
Le plaisir moral donne naissance à des états affectifs qui
suscitent des actions morales. La tendance naturelle devient ainsi source de vertu
écrit Masson.
« Le plaisir moral nous est notamment procuré par l’art, qui peut ainsi
jouer un rôle de médiateur entre les sollicitations des sens et les exigences de la
1
) Ibidem, p 316
raison. Les arts ont en effet la propriété de donner à nos représentations vivacité
et relief. Ils contribuent d’une part à modérer les émotions, à harmoniser les
sentiments qui se partagent l’âme, d’autre part à stimuler quand c’est nécessaire,
la sensibilité et les sentiments dominants, pour pousser l’homme à agir. D’une
manière générale, ils tendent à régulariser la vie affective. Mais un progrès
moral doit en résulter. « Le but des arts, dit Sulzer, est de faire naître dans les
âmes une vive émotion ; s’y adonner, c’est avoir en vue l’élévation de l’esprit et
du cœur ». Il faut que, grâce à cette activité, nous ayons assimilé dans notre
substance même les principe de la morale, au point de repousser d’instinct
chaque atteinte à ces principes comme un coup porté à notre sensibilité »1.
Home a peut-être mieux délimité la juridiction du jugement de goût, en le
présentant comme l’émanation d’un sens particulier. Mais Sulzer s’engage
dans la même direction lorsqu’il sépare les sentiments esthétiques de l’idée
abstraite et met la contemplation du beau entre la vie des sens et les opérations
intellectuelles.
Alors que Home, à propos de
quelque problèmes littéraires et
pédagogiques se lançait dans l’exploration psychologique, s’y attardait et
esquissait une anthropologie, Sulzer s’appliquait à établir un assemblage parfaite
avec les notions esthétiques de son siècle et à expliquer ses pensées personnelles
sur l’art et sur l’humanité dans un langage leibnizien, sans entreprendre une
révolution philosophique.
Il avait à l’égard de lui l’intellectualisme de Wolff, pour lequel le plaisir
esthétique n’était rien d’autre que la prise de conscience d’une perfection,
perfection de l’objet jugé beau, et perfection accrue de la monade dans et par le
jugement de goût. Sulzer fonde une séparation plus radicale entre le travail de
l’entendement et la perception du beau : cette dernière est l’œuvre du sentiment,
qui ne doit pas être confondue avec la sensation.
1
) Ibidem, p 316
Les sentiments sont des réactions de l’âme, les unes pénibles, les autres
agréables. Les sentiments agréables sont l’objectif des aspirations des hommes.
Ils répondent donc à cette quête du bonheur dans laquelle le dix-huitième siècle
voit une des tendances principales de notre nature.
Disons même que, avec l’offensive de Sulzer, c’est une nouvelle
conception du psychisme qui va peu à peu se substituer à la théorie des
monades. Celles-ci étaient principalement
substances connaissantes et leur
activité était-on ne sait trop comment- un aspect de la cognition, une extension
de leur représentation du monde. Wolff voyait dans le sentiment une formule
inférieure de la connaissance et rattachait la volonté elle-même à l’idée
rationnelle. Cet intellectualisme ne résistera pas aux coups que va lui porter la
recherche philosophique dans la deuxième moitié du siècle. Sulzer affranchit
la vie affective. Le plaisir est devenue la satisfaction d’une tendance à l’activité ;
la volonté partage avec l’entendement le gouvernement de l’âme. Le règne de la
monde une et indivisible sur le microcosme touche à sa fin. La psychologie sera
désormais fractionnée ; elle va étudier séparément les différentes opérations
de la vie mentale ; la théorie des facultés de l’âme humaine va s’imposer à
l’anthropologie allemande. Sulzer accorde à la psychologie une orientation
décisive et l’inscrit dans un cadre que Kant lui-même utilisera.
Sulzer a indiqué l’évolution de la philosophie allemande ; il est un des
parrains de la nouvelle esthétique ; il a mis en honneur le sentiment, il en a fait
un objet privilégié de recherche ; il a ouvert un nouveau domaine à la
psychologie dit Masson.
Il a consacré une bonne part de ses efforts à une mise au point conceptuelle, à
des considérations théoriques au détriment, certes, du l’observation de ce qui se
passe dans le cœur humain. Les sentiments l’intéressent moins pour ce qu’ils
sont que pour leur finalité, pour leur fonction dans la vie de l’âme.
Disons même que, les efforts de Sulzer dans son Etude sur l’origine des
sentiments agréables et des sentiments pénibles consistent à chercher dans
l’affectivité les principes de la portée morale de l’art. Sa psychologie est
un savoir auxiliaire de l’esthétique, qui est elle-même au service de la morale.
Parce que le dynamisme de l’art vient des sentiments : il faut que l’artiste
toujours choisisse un sujet utile pour créer des effets durables dans le cœur
humain. Sulzer est allé jusqu’à affirmer que la poésie n’est pas faite pour
imposer son pouvoir ou pour cultiver, mais pour servir.
C’est tout de même à un service important que Sulzer convie
généralement la poésie et l’esthétique. Un service dont la philosophie elle-même
a besoin. Les vérités auxquelles se hausse la raison ne peuvent être
complètement comprises et devenir convaincantes que lorsqu’elles ont été
adoptées et mises en forme par la sensibilité et l’imagination. Il faut qu’elles se
présentent accompagnées d’images et d’impressions affectives, voire, « comme
conséquence de sentiments ». Cela exige que l’attention soit fortement sollicitée
par l’œuvre d’art.
Or, Le service devient une coopération : C’est lorsque les philosophes
deviennent poètes, ou les poètes philosophes, que la poésie révèle sa vraie
valeur. Nul n’a plus docilement suivi cette règle que Schiller : il a choisi comme
sorte d’expression dans ses études philosophiques et esthétiques un style imagé
destiné à habiller les pensées
abstraites, pour que les lecteurs puissent en
apprécier les rapports, la dialectique et y prendre plaisir .
Sans doute, Sulzer a marqué son siècle. Philosophe modérée et modeste.
Ainsi Schiller a des pensées tout à fait proches, sinon identiques, surtout en
ce qu’il s’agit du e rôle du sentiment, l’éducation esthétique.
« On peut penser que Sulzer a été un des précurseurs de l’esthétique
schillérienne, telle qu’elle s’est affirmée à partir de 1793. Mais il s’agit là de
principes. En matière d’observation et d’analyse des sentiments, il ne semble pas
que Schiller ait pu emprunter à Sulzer beaucoup d’éléments que l’on ne trouve
également chez Home et chez Ferguson dans un ensemble plus vaste et plus
riche »1.
Masson ajoute, Moses Mendelssohn (1729 – 1786) reste toujours un des
représentants les plus exemplaires de la philosophie populaire allemande.
Mendelssohn n’est pas à l’origine un psychologue. Dans ses Idées sur la
probabilité, il s’attaque à ceux qui nient la prescience divine ; c’est à peu près
ce qu’avait fait Henry Home, qui invoquait des raisons religieuses en faveur du
déterminisme, tout en ayant
d’autres motifs. On pense que d’emblée
Mendelssohn est engagé dans l’examen des problèmes hérités de Wolff : le
contentieux de la liberté et du déterminisme était un souci majeur de son siècle.
Mendelssohn ouvre sa théorie du bonheur à la vie des sens : le plaisir ne
sera plus uniquement la prise de conscience d’une perfection, on admettra qu’il
naisse de la sensation elle-même. Cette thèse rejoint les avis de Sulzer, mais il
semble que Mendelssohn l’ait empruntée en effet à un Français, Louis Jean
Lévesque de Pouilly.
Ce dernier, dans sa lettre à Lord Bolingbroke (1730) et dans sa Théorie des
sentiments agréables (1747), apparaît comme le précurseur de la doctrine du
sens esthétique – un précurseur de Home, par conséquent. Il se place fortement
sur le territoire de la physiologie et atteste que tout plaisir fait éprouver un
mieux-être physique.
« Au lieu de mettre ce mieux-être au compte du dynamisme de la monade
– comme l’a fait Sulzer – il y voit la reconnaissance d’une perfection.
Quelle perfection ? D’une part, celle de l’objet beau ou agréable, dont
la perception cause une satisfaction d’origine intellectuelle, que Mendelssohn
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1174 à 1785, université de Metz,
1979, p 320
appelle curieusement Lust, d’autre part, le mieux-être, de nature affective,
qui vient de l’élévation du tonus, produite par la sensation elle-même, et qui
rend ici le nom de sensation agréable : La source du plaisir, dit l’auteur des
Briefe, se trouve aussi bien dans l’âme que dans le corps. Ces deux êtres
distincts l’un de l’autre, doivent avoir quelque chose de commun, qui est à
l’origine de cette réaction dans laquelle ils sont associés. Les satisfactions des
sens procurent à notre âme une représentation confuse de la perfection du corps.
Tout plaisir a sa source dans la représentation d’une perfection sensible ou
spirituelle »1.
On aura noté, ici, chez Masson que, le plaisir d’ordre intellectuel est
fonction de la qualité de la représentation, celle-ci pouvant être confuse, claire,
distincte ; elle est claire, mais non distincte dans l’émotion esthétique.
Mendelssohn croit s’être mis ainsi en règle avec les exigences du rationalisme
wolffien ; ce qui lui échappe, manifestement, c’est qu’en tenant compte, comme
il le fait ici – et comme il le fait plus clairement aussi dans ses contemplations
sur le suicide – de la sensation agréable, de façon indépendant de la perfection
d’un objet perçu, il sort déjà du strict rationalisme.
Tout cela est important,il y a eu,
plus tard, dans l’évolution de
Mendelssohn, un tournant décisif et qu’il a même constaté peu à peu, mais
jamais de façon claire et parfaite intégralement, combien il s’écartait de sa
direction initiale. Dans son traité Von den Quellen und Verbindungen der
freien Künste, paru en 1757, il concentre son attention sur les sentiments
esthétiques et met l’étude de l’action de la beauté sur la sensibilité au centre de
sa recherche. Il renonce donc à faire de la perfection véritable la pierre de
touche en matière d’esthétique. Il en arrive à une conception subjective de la
beauté.
1
) Ibidem, p 326-327
Celle-ci est en quelque sorte accordée à l’objet par l’esprit comme perfection de
la connaissance sensible, pour reprendre la définition de Baumgarten. C’est une
beauté idéale, produite par l’artiste.
Même si l’idée de Mendelssohn n’est pas ici d’une clarté parfaite, les
résultats
manifestent nettement: il n’y a plus désormais d’objets interdits ou
permis à l’art ; ce qui est laid, ce qui est déplaisent – et ce qui est sur le plan de
la moral condamnable – peut avoir une valeur esthétique.
Ce traité, de 1757, ne correspondait qu’à un commencement d’évolution.
Une étape décisive sera franchie lorsque Mendelssohn aura assimilé les pensées
expliquées par Burke dans son Enquête sur le beau et le sublime. Lui qui ne
pouvait se résoudre à séparer, dans la tragédie, l’effet produit et l’aspect moral
de l’action, trouve dans l’ouvrage de Burke une théorie des sentiments mixtes
dont il n’avait auparavant qu’une confuse pensée. Il attestera désormais que la
grandeur de l’objet nous cause du plaisir, mais que notre impuissance à définir
cet objet mêle au plaisir une certaine tristesse, qui lui accorde d’autant plus
d’attrait.
Disons même que, Cela concerne le sublime. Mais
généralement la
nouvelle interprétation de Mendelssohn est qu’on a affaire à un sentiment mixte
lorsqu’une représentation est agréable en tant que « détermination de l’âme »,
mais à la fois accompagnée de réprobation et de répugnance dans la mesure où
l’on aperçoit à travers elle l’objet qu’elle signifie.
Il accorde d’ailleurs à cette théorie une portée qu’elle n’avait pas, chez
Burke, en étendant la notion de sentiment mixte au ridicule, à la colère et à la
pitié. Et, bien entendu, il n’est plus question d’appréciation morale des objets
esthétiques, des états dramatiques particulièrement.
En réalité, il est vrai que Mendelssohn a pris conscience de son évolution :
il procède à une mise au point en publiant la Rhapsodie oder Zusätze den
Briefen über die Empfindungen (1761) ; il corrige ainsi ce qu’il avait écrit en
1756 ; il le fera plus clairement encore dans l’édition de 1771, ainsi que dans la
troisième édition de Uber das Erhabene und Naive, publiée aussi en 1771. Il
ne désavoue aucunement le rationalisme. Il est resté, ou a cru rester,
fidèle jusque la fin au système de Wolff, qu’il pensait uniquement avoir
adapté sur certains points. Mais son esthétique a désormais un fondement
psychologique ; elle rejette le recours à un jugement de valeur portant sur la
perfection de l’objet considéré écrit Masson.
« Sa démarche est forte bien caractérisée par Fritz Bamberger : Le sens du beau
ne peut être appréhendé à partir d’une réalité objective, à partir de l’objet du
sentiment esthétique, ou du moins, cet objet n’est pas seul en cause ; et si
l’expérience subjective n’est pas tout, elle est du moins prépondérante.
L’esthétique de la perfection a été pour Mendelssohn le point de départ ; on n’en
fait plus état ; elle est remplacée par une théorie construite sur l’émotion,
si flottante que soit, dans le détail de l’exposé, la frontière séparant l’émotion de
son objet ». On ne peut mieux souligner combien il reste d’atténuations, de
réticences, voire d’incertitude dans ce revirement »1.
Masson se demande, établir l’esthétique sur une prise en considération de
l’émotion, n’est-ce pas faire œuvre de psychologue ? En effet, après la première
édition des Lettres sur les sentiments, Mendelssohn a négligé la recherche
psychologique systématique ; il s’est contenté dans ce domaine d’observations
de détail, et c’est en théoricien de l’esthétique qu’il y a fait quelques incursions.
Son esthétique n’est pas inspirée par la fréquentation des œuvres artistiques,
par l’analyse des réactions affectives de la vie vécue.
Elle veut être justifiée moralement et métaphysiquement, rattachée à un système,
exprimée par les relations entre les facultés de l’âme. Certes, il fait appel aussi
à des observations concrètes, mais c’est pour les intégrer dans une psychologie
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1174 à 1785, université de Metz,
1979, p 329
rationnelle. La science de l’esprit est plus normative que descriptive.
Schiller avait Mendelssohn en haute estime. C’est à l’aide d’arguments
empruntés au Phädon, qu’il réfute dans les Brigands, le matérialisme de Franz
Moor. Dans son Versuch über den Zusammenhang, il reprend certaines
formules de Mendelssohn et dit
après lui, à propos de la décroissance de
l’émotion (ravissement, effroi ou colère), un vers de Klopstock qu le philosophe
avait appliqué au combat des sentiments dans une âme irritée
ce qui est
vraiment assez différent. Plus tard, il va utiliser les analyses que Mendelssohn
avait faites à propre de la grâce, du caractère naïf, du sublime. Il l’a suivi aussi
en libérant, dans ses œuvres privés, l’art de la morale. Peut-être avait-il lu dans
les Lettres sur les sentiments cette formule, hardie pour le siècle : « Le théâtre a
sa propre moralité », que Bamberger traduit en disant : « Ce qui est moralement
détestable peut être sur la scène d’un heureux effet » ; elle justifiait une tendance
profonde de l’imagination de Schiller, séduite toujours par les grands criminels
dit Masson.
Cela dit, Schiller n’en est pas moins convaincu que l’art peut venir en
aide à la morale. Il est en accord non seulement avec Sulzer, mais avec
Mendelssohn. Ce dernier, en vérité, voit se manifester dans la
croissance
intuitive. L’utilité importante des arts pour la morale non seulement au bénéfice
des esprits ordinaires, mais au profit même du philosophe, s’il est décidé à ne
négliger aucun moyen de faire surgir des concepts sans vie de le savoir
rationnelle une véritable vie morale.
N’allons pas dire, cependant, que Schiller a reçu intégralement la théorie
de l’éducation esthétique de l’homme des mains de Mendelssohn. Celui-ci
précise, en vérité, qu’il ne suffit pas, pour accéder à la vertu de suivre la voie de
la connaissance intuitive. L’image peut persuader ; elle ne saurait engendrer une
conviction parfaite
ni donner la certitude nécessaire pour
surmonter
des
obstacles. Elle nous trompe en nous proposant des exemples au lieu de preuves.
La connaissance ne peut créer en nous une détermination morale que par une
généralisation à partir de états concrets.
Celui qui n’est pas devenu capable de ramener un état donné à un
principe universel demeura au bord du danger, hors du cas de se raccrocher
aux exemples qui pourraient le sauver. Celui, au contraire, qui associe les deux
modes de connaissance affermit son jugement pratique grâce a l’autorité de la
démonstration. Cette conception intellectualiste d’une morale
ne s’accorde
guère avec le projet de Schiller.
Nous pouvons dire que, Schiller et Mendelssohn, tous les deux
ont des
soucis communs ; ils proposent des définitions assez semblables, mais celles-ci
n’ont pas essentiellement le même contenu. « Plus tard, bien sûr, quand Schiller
repensera la philosophie et reconstruira l’esthétique, il s’appuiera sur
Mendelssohn, autant peut-être que sur Kant »1.
Masson ajoute, il est un point, en tant cas, sur lequel Mendelssohn n’a pas
apporté à Schiller la solution cherchée ; c’est le problème de la liberté et du
déterminisme. Abordent cette question dans un bref article à Nicolai,
Mendelssohn se contente d’une tentative de conciliation qui rappelle le point de
vue de Home dans ses Essais de 1751 ; il atteste que on est libre lorsqu’on
n’est pas contrainte et qu’on se décide par un choix conscient, en fonction de
buts, de motifs. Il ignore le déterminisme psychologique. Pour lui, la valeur
morale des actes est sauvegardée du moment qu’ils découlent en dernière
analyse de la connaissance du mal et du bien. On l’aura noté ici que, seules,
selon notre connaissance, Home et Schiller ont exposé une expression de la
liberté.
Selon ses observations dans son ouvrage Les études philosophique, Castillo
écrit, l’idée que le beau prédispose au bien, devenue vérité poétique plus que
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1174 à 1785, université de Metz,
1979, p 331
philosophique, conduit donc à reconnaître la sensibilité comme ce qui
prédispose à la liberté. Si la réceptivité esthétique est une capacité d’être
sensible sans être passionnel, d’avoir des sentiments sans être pathologiquement
déterminé, si le goût devient l’éducateur de l’homme, alors la sensibilité joue le
rôle d’un schématisme de la raison pratique. L’éducation esthétique est cette
médiatrice qui élève l’homme au-dessus de sa condition physique, lui enlève sa
brutalité. De ce fait est supprimée la signification qu’à la phénoménalité dans la
philosophie pratique.
Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme substituent à une
phénoménalité empirique, établiée sur une épistémologie législatrice, une
phénoménalité esthétique synthétiquement fondée dans l’histoire et la nature.
L’esthétique s’augmente de ce que perd la problématique morale. Les résultats
éthiques et anthropologiques sont décisifs car ce n’est plus de la raison pratique
que s’obtient la liberté :
« C’est la disposition esthétique de l’âme qui donne naissance à la liberté, il est
facile d’apercevoir qu’elle ne peut pas surgir de cette dernière et qu’elle ne peut,
par suite, avoir d’origine morale »1.
Dans la mesure où elle prédispose la nie aux progrès de la civilisation, la
sensibilité fait disparaître la contradiction qui existe entre la fin physique et la
fin morale du genre humain, et qui conditionne la vision critique de la culture
comme arrachement continué aux déterminations physiques. L’individu peut
atteindre sa liberté morale sans contredire par là le moins du monde ses
destinations physiques.
L’accès à la liberté ne se fait plus par arrachement, en partant de la nature
physique, mais par disposition, en partant de l’état esthétique. Un idéal de
vie, compris comme augmentation de notre puissance d’être. La notion pratique
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 335
d’idéal se rapproche de l’existence : elle exprime une sorte d’excédent ou de
débordement de la vie. La poésie définit la raison comme amour plus que
comme entendement et supprime le risque de légalisme moral attaché au
formalisme. Le devoir « peut être dépassé esthétiquement » par la noblesse.
La noblesse découvre une âme belle. Cette noblesse de l’âme est comprise
par Schiller comme la figuration ou la schématisation de la fin pratique de
l’homme. L’âme noble est celle dans laquelle la sensibilité constitue vraiment
une prédisposition morale et cesse d’être contingente du point de vue pratique.
Elle est une étape effective, culturelle et historique
du devenir-espèce des
hommes. L’objectivité pratique s’accomplit intégralement dans l’avènement de
la noblesse du caractère et dans les étapes de la culture de l’homme où se
déploient les apparitions de la beauté et le goût de l’apparence. L’état esthétique
n’est pas simplement symbolisation, mais réalisation de la destination morale.
« La beauté symbolise, chez Kant, les Idées de la raison. Elle réalise,
selon Schiller, une médiation, un mouvement qui va de la nature à l’idée.
Kant reconnaît bien à la beauté une valeur pédagogique : dans la mesure où le
beau symbolise les Idées de la raison, il fournit le principe d’une communication
universalisable entre les hommes. Le goût médiatise une reconnaissance
universelle de soi de l’humanité. La solution esthétique kantienne est une
solution entièrement formulée dans les termes d’une philosophie de la
représentation. Le beau est la représentation universalisable du bien. Mais
Schiller veut tirer de l’esthétique une solution plus ontologique que symbolique.
L’intuition esthétique est pour l’individu, une sorte de factum de la sensibilité
et, pour l’espèce, Schiller entrevoit une étape esthétique historique du
développement humain. L’esthétique doit faire apparaître la liberté comme une
compétence effective plutôt que comme une forme de la représentation »1.
1
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les lettres dur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophiques, PUF, Paris, 1992, n°4, p 460-461
La solution esthétique Schillérien substitue la transition à la tension.
Le dépassement de soi peut s’effectuer autrement que par la lutte, par le procès
d’une spiritualisation de notre rapport au monde. Schiller culturalise, en quelque
sorte, le transcendantalisme de Kant en faisant de l’esthétique le fondement
autonome d’un progrès collectif et individuel. Pour rendre exemplaires, sur le
plan culturel, les réquisits critiques, il les introduit dans une poétique de
l’expression, en tant que figuration ou schématisation réciproque du spirituel et
du sensible écrit Castillo.
L’entre-expression de valeurs contradictoires ou d’autorités contraires,
comme la morale et la science, la beauté et la technique, la volonté et la vie,
fonde une conception de la culture centrée sur l’expression et substituée au
modèle de la domination. L’art précède la morale dans une vision de la culture
qui déchosifie et « désinstrumentalise » les objets. De cette transfiguration de la
fonctionnalité technique des choses naît une conception esthétique de l’objet
culturel.
« Outre la fonction qui est leur fin, il faut qu’ils reflètent l’intelligence
ingénieuse qui les a conçus, la main qui les a exécutés avec amour, l’esprit
enjoué et libre qui les a choisis et construits »1.
Disons même que, Il faut que l’homme réalise sa liberté ; deux possibilités
s’offrent à lui : ou bien la raison s’exerce en accord avec la nature sensible
humaine ou bien il contraint ce dernier à faire violence à ses sentiments, voire
même à sacrifier sa vie personnelle ou celle d’autre pour obéir à la loi morale.
Dans la première situation, Schiller postule un état d’équilibre entre la nature
et la raison chez l’homme qui se manifeste concrètement par la grâce ou la
beauté du jeu.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 361-363
Dans la deuxième situation, il y a scission, séparation, écrasement, soumission,
mais en même temps affirmation de la grandeur morale humaine qui accepte la
mort et la souffrance au nom de la liberté.
Cette grandeur morale suscite en nous le sentiment du sublime. Schiller
exalte le mérite de Kant qui a libéré la morale de tout eudémonisme. Une telle
morale, qui correspond à la dignité du genre humain, est à l’origine du sentiment
du sublime. Mais peut-elle réaliser cet état d’équilibre qui détermine le beau
pour Schiller ? Non, car la morale Kantienne est d’une telle rigueur qu’elle
exclut l’accord entre le sentiment et la raison.
Léon indique, dans son ouvrage Études sur Schiller que, le passage de la
nature à la raison pour l’homme exige une condition préalable : la constitution
et le maintien de l’existence sociale qui est l’objet propre du droit. Assurément
dans une communauté sociale parfaitement morale la bonne volonté de tous
les individus suffirait à la garantie de leurs droits mutuels et l’institution de
l’État serait inutile ; mais l’existence de cette Cité des Saints n’est qu’un Idéal.
En attendant son accomplissement, il faut à la société un principe, et ce principe
c’est la justice, le droit représenté par l’État. Le droit il est la condition de
l’accomplissement de la morale.
Ainsi, c’est presque dans les mêmes termes Schiller et Fichte exposent le
problème moral. Sans doute la solution qu’ils en donnent n’est point identique :
la pensée de la culture esthétique comme moyen d’élever les individus à la
raison n’est point une pensée qui soit familière à Fichte.
Cependant
nous retrouvons ici chez Fichte une tendance analogue à
celle qui domine toute la théorie Schillérienne : la tendance à découvrir un
milieu où se rencontreraient – nous pour se combattre, mais pour s’accorder–
l’intelligible et la sensible, la liberté et la nature.
« Il importe de remarquer ici que cette tendance ne s’était pas encore
manifestée nettement dans la philosophie de Fichte ; jusqu’alors il s’agissait
avant tout de ruiner l’idole de la « Chose en Soi », de détruire l’illusion d’une
réalité extérieure à l’esprit, d’établir ainsi la suprématie absolue du Sujet ou Moi
pur en face du Moi empirique, de l’objet, considéré comme une apparence,
comme un produit inconscient de l’esprit, entièrement subordonné à lui.
Or il semble bien que dans la partie pratique de sa philosophie, où l’action prend
la place de la connaissance et trouve en face d’elle – comme un obstacle –
ce réel qu’elle ne peut éliminer et qu’il ne suffit plus d’expliquer idéalement,
Fichte ait compris la nécessité de restituer à la nature une sorte de réalité, et,
pour que cette réalité ne détruise pas le caractère absolue de l’existence
spirituelle, de faire de la nature la collaboratrice, l’instrument même de l’esprit,
de la liberté »1.
Léon se demande Quelle est, en vérité, la tâche que poursuit Fichte dans la
partie pratique de sa philosophie ? Il s’agit
complètement
de trouver
l’intermédiaire permettant de relier les deux mondes que Kant avait
arbitrairement séparés, le monde phénoménal – où règne la nécessité – et le
monde intelligible dont la loi est la liberté ; cet intermédiaire, Fichte le conçoit,
non pas assurément à la manière de Schiller sous la forme de l’art,
mais comme la catégorie même de la moralité : c’est pour lui l’effort pratique,
le devoir qui implique l’opposition et l’union de la nature et de la liberté en
même temps: l’opposition puisque la nature y est l’obstacle à l’accomplissement
direct de la liberté intelligible, l’union parce que Fichte considère dans le devoir,
non plus comme Kant, la causalité
nettement formelle de la raison, mais
l’accomplissement effective de la raison à travers la nature par un progrès sans
fin, la liberté exerçant son efficacité au sein même
du Moi sensible, de
la conscience empirique.
Et c’est le propre de la moralité que ce développement à l’infini : le jour où
l’Idéal serait accompli, le jour où le règne des fins serait réalisé, où la liberté
1
) Léon (Xavier), Études sur Schiller, Paris, 1905, p85
intelligible serait la loi générale des volontés, la moralité cesserait d’être : elle
ferait place à la sainteté.
« Ainsi définie la moralité est, dans la nature, la condition même de la
réalisation de la liberté ; c’est donc,
pour Fichte, non plus sans doute
dans l’éducation esthétique, mais dans l’éducation éthique de l’homme que
se trouve la condition de son affranchissement, du passage de la nature
à l’esprit ; cependant éthique chez Fichte, esthétique chez Schiller, le rôle
de l’éducation est toujours d’enseigner la liberté à l’homme doué d’une
nature sensible . Dans les deux cas l'éducation a pour fin l’harmonie de la nature
et de la raison : ce que la beauté enseigne chez Schiller, ce que, chez Fichte, la
moralité exige, c’est que le domaine des sens et celui de l’esprit cessent d’être
opposés pour constituer, par leur accord, l’homme complet »1.
On se souvient de la vivacité avec laquelle Schiller s’inscrit en faux, dans
son traité sur la grâce et la dignité, contre le formalisme de Kant qui institue le
rupture entre la raison et l’inclination, de la moralité et de la sensibilité; de ses
efforts encore montrer, dans la grâce, un exemple de l’accord parfait de la liberté
et de la nature. Schiller faisait de cet accord la condition même de l’efficacité de
la liberté, le triomphe de l’Idéal restant inexplicable dans l’hypothèse d’une
nature intégralement hostile à l’esprit ; il allait plus loin encore et constatait
dans certains mouvements l’action immédiate de l’esprit sur la nature, la
plasticité du corps sous l’action de la liberté ; le charme ou la grâce fixant en
quelque sorte dans les attitudes, dans les mouvements et jusque dans les traits
de la physionomie l’expression de la liberté écrit Léon.
Or la réhabilitation de la nature et du corps est un des traits
caractéristiques de la Théorie du Droit et de la Morale de Fichte.
Selon Léon, La Théorie du Droit du Fichte montre dans l’existence du
corps du sujet, du corps organisé, doué de sens, articulé, éducable, la condition
1
) Ibidem, p 86
d’application de la liberté ; elle va même plus loin ; elle fonde que les caractères
spécifiques du corps sont des fonctions de la liberté. L’organisation et
l’articulation sont les réquisits pour la causalité du concept, les moyens qui
rendent possible, par le seul intermédiaire sur lequel notre volonté peut agir
immédiatement, par notre corps, la modification des objets en vue d’une fin ; les
organes des sens, par l’inhibition font du mouvement autre chose qu’un pur
réflexe, une réaction directe contre l’excitation, ils lui donnent une certaine
indépendance permettant cette restriction de l’action possible qu’exige le respect
de la liberté des autres ; enfin, chez l’homme le corps, avec tous les organismes
d’habitudes que constituent son exercice, est le fruit d’une longue éducation et
comme le chef-d’œuvre de la volonté.
Ainsi, pour Fichte le corps est son instrument et son expression en même
temps ; comme Schiller l’avait fait, Fichte affirme la plasticité du corps sous
l’influence de l’esprit ; mais cette plasticité qui n’avait chez Schiller qu’une
valeur esthétique acquiert ici un sens moral.
Fichte combat les doctrines mystiques qui prêchent à l’homme de
renoncer à l’action terrestres et à la vie pour se réfugier dans le vœu d’une
perfection surhumaine, doctrines qu’il qualifie d’immorales.
Il réhabilite le corps car le corps est l’instrument de notre action dans la
vie et qu’il croit à l’accomplissement progressive de l’Idéal dans la vie :
l’opposition produite par Kant entre la liberté et la nature que réfutait Schiller,
au nom de l’art, Fichte, lui-même, l’annonce inadmissible au nom de la morale.
Donc, la nature, selon Fichte, comme selon Schiller, cesse d’être hostile
à l’esprit. Disons même que, pour Schiller la nature conserve une réalité en
dehors de l’esprit ; elle a aussi une existence à soi ; pour Fichte la nature est
complètement l’œuvre inconsciente de l’esprit ; elle est la limite que l’esprit
s’oppose, pour se déterminer en se réfléchissant ; elle est l’instrument qu’il se
crée pour sa propre accomplissement.
Mais l’objectif que poursuit l’Idéalisme de Fichte est l’Unité suprême,
le monisme où le dualisme de l’esprit et de la nature n’a plus de sens, n’aurait
plus besoin d’un intermédiaire pour s’accomplir, où d’un mot le réel et l’Idéal
se confondraient. Or la réalisation de l’Idéal n’est-ce pas aussi la destination
suprême de l’art ?
Pour Léon, Les rapprochement entre les pensées Schillériennes et celles
de Fichte, s’ils tendent à prouver l’influence qu’aurait exercée le poète sur le
philosophe ne peuvent être fondés d’une manière rigoureuse, comme nous
pouvons expliquer par exemple le caractère polémique anti-Schellinguien de
tous les ouvrages et leçons de Fichte à partir de 1800 ; nous ne les exposons
donc ici qu’à titre d’hypothèse ou d’indication.
On n’ignore pas l’objection grave que nous pouvons faire à cette hypothèse :
celle que la contemplation de Fichte sur la Critique du Jugement suffirait
assurément à exprimer l’évolution de son idée en ce qu’il s’agit de la
conciliation de la liberté et de la nature.
Cependant la lecture attentive des écrits philosophiques Schillériens,
le souci qu’ils révèlent de l’obstacle pratique et de la conciliation entre la
liberté et la nature, quelque points précis de cette conciliation, la démonstration
de la plasticité du corps, par exemple, que l’on retrouve chez Fichte ;
notamment et enfin l’heure même à laquelle Fichte oriente sa pensée vers le
problème pratique et le sens dans lequel il en cherche la solution juste au
moment où viennent de paraître dans la Nouvelle Thalie l’écrit sur « la grâce
et la dignité » et dans les Heures - auxquelles il collabore, - les Lettres,
autorisent à admettre plus qu’une simple coïncidence ou qu’une communauté
d’origine dans parenté des points de vue qu’on a signalée.
Tout cela est important que Fichte a admis tout au moins un certain accord
entre sa réflexion et celle de Schiller. Il est assez clair que le ton sur lequel il
parle de Schiller avant et après lire des ouvrages philosophiques du poète est
très diffèrent.
« Il commence par parler de Schiller avec un peu de dédain ; il ne cache
pas ses préférences pour l’esprit de Gœthe. Je ne connais véritablement Gœthe
que depuis hier, écrit-il à Weisshuhn durant l’été 1794, mais je l’aime fort et il le
mérite bien. Il est bien plus initié aux libres recherches qu’on ne pourrait le
croire d’après son caractère poétique et, en cela, il dépasse de beaucoup Schiller
qui vit proprement dans deux mondes, le monde poétique et de temps à autre
aussi, le monde de la philosophie kantienne. Mais peu après, dès le mois de
septembre de la même année, brusquement le ton change : Fichte cause du
poète avec G. de Humboldt et déclare qu’il attend beaucoup de Schiller pour
la philosophie ; que Schiller a maintenant réfléchi sur presque tous les
problèmes. – La seule chose qui lui manque encore c’est l’unité. Et cette unité,
qui ne se trouve pas dans son système, existe, à la vérité déjà, dans son
sentiment »1.
S’il y atteint – ce qui dépend seulement de lui, – Fichte pense qu’aucun
cerveau ne donne autant d’espoirs et qu’il déclare une ère tout à fait nouvelle ;
tandis que, parlant de Gœthe, Fichte alors se borne à dire qu’il espère le gagner
à la spéculation. Cette « intéressante conversation » que nous rapporte G. de
Humboldt dans une lettre à Schiller, pour qui connaît le caractère de Fichte,
avouer qu’il ne manque plus au système de Schiller que l’unité ; affirme que
cette unité existe déjà dans son sentiment, aller jusqu’à dire que la philosophie
Schillérienne
déclare une ère
complètement nouvelle, c’est, pour Fichte,
annonce encore nettement que possible que la philosophie Schillérienne ne
diffère pas profondément de la philosophie de Fichte dit Léon.
« Ce n’est pas tout : Schiller, en réponse à l’envoi de l’Appel au public,
avait écrit à Fichte avec son ordinaire franchise qu’il eût préféré une défense
1
) Léon (Xavier), Études sur Schiller, Paris, 1905, p89
moins passionnée, une exposition plus calme et plus désintéressée de sa
croyance, une réponse purement juridique où Fichte se serait borné à montrer
l’illégalité de la confiscation au cas même où l’accusation d’athéisme
eût été fondée, « parce qu’un gouvernement éclairé et juste ne peut
interdire une opinion théorique qui est exposée à des savants dans une œuvre
scientifique », ajoutant que Fichte aurait eu alors pour lui tous les philosophes,
amis et adversaires, et que la partie se fût jouée sur un terrain où il faut que se
défende tout homme qui pense ? Or Fichte, aussitôt cette lettre reçue se range à
l’avis de Schiller : il écrit sa Défense juridique, dans laquelle il suit
ponctuellement le plan que Schiller vient de lui tracer, démontrant que l’article
sur le Fondement de notre croyance à une Providence divine n’est pas athée,
mais que, fût-il athée, le gouvernement n’avait pas le droit de le saisir et de le
confisquer. Et cette déférence peu coutumière chez le philosophe aux objections
de ses amis, atteste assez l’ascendant de Schiller sur Fichte »1.
Léon ajoute, en deux cas, pour caractériser le point de vue éthicoreligieux
Fichte s’est placé lui-même sous l’égide de Schiller. Dans le
Fondement de notre croyance à une Providence divine il conclut son article
par ces vers Schillériens :
« Une volonté sacrée vit.
Quels que soient les vacillements de l’humaine volonté ;
Bien haut au-dessus de l’Espace et du Temps agit
Vivante la Pensée suprême ;
Et tout a beau circuler dans un éternel changement,
Dans ce changement même persiste un esprit stable »2.
1
) Ibidem, p90
2
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p215
Et c’est également à des propos Schillériens qu’il emprunte le résultat de son
Enseignement de la Vie bienheureuse ou Théorie de la Religion.
« Éternellement claire, pure comme un miroir, tout unie,
Coule la vie, légère comme le zéphyr,
Que les immortels mènent dans l’Olympe.
Les lunes alternent et les races disparaissent,
Mais les roses de leur jeunesse divine fleurissent
Sans changement au milieu de l’éternelle caducité des choses »1.
On aura noté, ici, chez Léon que, si les considérations précédentes ont
quelque justesse, il nous semble qu’elles éclairent le caractère, très particulier
dans la vie du philosophe, des liens entre Fichte et Schiller. Schiller est le seul
dont Fichte n’ait pas considéré les critiques, si humiliantes qu’elles pussent être
pour son orgueil comme des atteintes à l’honneur qui exigeaient un divorce. Il
est le seul dont il tint à mettre l’estime et l’amitié au-dessus de leurs différends
philosophiques. Et s’il est assurément téméraire de voir en Schiller un maître
de Fichte, il est peut-être légitime de reconnaître en lui seul ami dont il ait
jamais consenti à accepter les critiques.
D’avoir exercé sur un penseur comme Fichte une pareille influence, ajoute
sans doute certaine chose à la gloire de Schiller.
Leroux écrit, dans son ouvrage, Schiller, poète de la grandeur, qu’à partir de
1792, Schiller élabore une théorie du
Pathétique,
puis
une
doctrine de
l’éducation esthétique du genre humain dont l’inspiration commune est qu’il
faut surmonter la Réel mauvais de la vie et assurer le paix de l’homme par l’art.
1
) F Schiller, Poèmes Philosophiques, trad. R. D’Harcourt, Paris, Aubier, 1944, p159
Le drame y réussira en présentant à l’homme des images belles de leur destinée
tragique ; elles leur montreront des héros qui témoignent de leur liberté contre
le destin et elles les aguerriront ainsi, elles les immuniseront contre les tristesses
qui les attendent.
Quant à l’éducation esthétique, elle leur enseignera qu’en contemplant la
beauté ils deviennent capables de résolutions sublimes et libres. N’allons donc
pas dire avec les détracteurs du poète que la réalité lui était étrangère. Il n’a pas
cessé de la vivre et de vouloir triompher d’elle.
Mais les deux moyens qu’il a proposés à l’homme pour les persuader
d’acquiescer à leur sort et de dire oui à l’existence, ne peuvent être acceptés et
mis en pratique que par des hommes d’élite. Ainsi s’explique que la foule tienne
Schiller pour un idéaliste exalté, dont elle n’attend aucune aide pour l’action. Le
message du poète est surhumain pour elle. Il est à la mesure de son âme
héroïque d’être qui a souffert et résisté.
« N’oublions pas d’autre part que, si Schiller veut éduquer les individus,
ce n’est pas seulement pour eux, c’est aussi pour la Cité. Il n’a, tout au long de
sa vie, pas cessé de réfléchir au problème de l’État, ainsi que le prouvent le Don
Carlos, les Lettres Esthétiques et Guillaume Tell, et l’on trouve dans ces trois
œuvres les linéaments d’une politique, sur laquelle nous n’avons, faute de
temps, pas assez insisté. L’idée centrale en est que l’avènement de l’État de
l’avenir, l’État raisonnable dans lequel les citoyens jouiront de la liberté
politique et de l’égalité civile, a pour condition préalable une amélioration
morale des individus, un ennoblissement dont la beauté aura été l’instrument »1.
Schiller déclare que la Cité de l’avenir n’aura de principes solides que
si elle est l’œuvre des individus ennoblis dont il a dessiné l’image. Montesquieu
avait écrit que la vertu doit être le ressort et le fondement des Etats
démocratiques.
1
) Leroux, Schiller, Poète de La Grandeur, Faculté des Lettres de Strasbourg, 1955, p 19
Il entendait par vertu l’amour de la patrie et il estimait que si l’amour patriote
conduit à la bonté des mœurs la bonté des mœurs mène à l’amour patriote écrit
Leroux.
Il ajoutait que pour inspirer l’amour de la patrie il faut tout le pouvoir de
l’éducation était, dans un gouvernement républicain, importante. Schiller donne
à croire que l’importance de l’idée de vertu dans un gouvernement républicain
présente un contenu assez différent, mais on voit qu’il est d’accord avec
Montesquieu pour estimer que dans une démocratie la politique doit être de
façon durable liée à l’éducation et à la morale.
La beauté, c’est la liberté dans l’apparence. La nature nous offre la beauté
l’exemple que nous devons accomplir dans notre vie morale. Si la beauté
naturelle est ainsi l’image de la liberté, la beauté humaine en est l’expression
parfaite.
Selon Leroux, C’est ce qu’indique
Schiller dans le traité Grâce et
Dignité, où il distingue deux espèces de beauté humaines, qui se manifestent
l’une par la grâce, l’autre par la dignité. L’un et l’autre expliquent la liberté
morale humaine, et la différence qui les sépare est celle-ci : la liberté que reflète
une homme gracieuse, c’est celle d’une belle âme en qui la vie sensible et la
vie raisonnable sont d’accord de façon spontané, tandis que la dignité est
l’expression de la personne qui pour être libre est obligé de maîtriser ses
instincts par de l’héroïsme.
Grâce et Dignité doivent être présentes toujours en nous, et nous les trouvons
réunies dans les chefs-d’œuvre de la sculpture grecque.
Dans les Lettres, Schiller concilie liberté morale et beauté d’une autre
manière encore. Il soutient que la beauté est, non plus l’expression
ni le
symbole de la liberté morale de l’homme, mais sa condition. Il développe la
pensée que la contemplation de la beauté a pour effet d’obliger nos deux natures,
notre nature spirituelle et notre nature sensible, à s’harmoniser en se limitant
l’une par l’autre – chacune d’elles empêchant l’autre d’exercer son joug sur
l’âme.
De l’accord ainsi accompli entre elles produit un état esthétique
d’indétermination, qui est possibilité de liberté. En présence d’un objet beau la
personne éprouve une intuition de son humanité complète ; il se sent libre et
harmonieux. La beauté prépare donc la moralité en permettant à la volonté de
s’affirmer dans son autonomie. L’homme n’a plus qu’à vouloir pour agir pour
des destinations raisonnables, pour décider dans quelle mesure il veut être ce
qu’il doit être, en un mot : un homme.
Et Schiller de proposer à notre effort une longue éducation esthétique, dont il
attend des résultats importants pour la vie sociale. Il s’est en vérité convaincu
que la liberté politique ne peut être la prérogative que de citoyens qui, parce
qu’ils se sont ennoblis par la beauté, sont devenus capables de liberté morale.
On aura noté, ici, chez Leroux, dans son
introduction du traité de
Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, que la politique
Schillérienne dans les Lettres est inséparable de l’idéal moral et esthétique qui
vient d’être exposé, et Schiller a bien mis en lumière la solidarité qu’il fonde
entre esthétique, politique et morale : si l’éducation esthétique confère à
l’homme la faculté d’agir en être moral, et seulement la faculté d’agir en être
moral lui donne un droit à la liberté- comprenons à la liberté politique et civique.
Disons même que, sans beauté les caractères des hommes ne s’ennobliront pas ;
s’ils ne s’ennoblissent pas, les hommes ne seront pas capables de moralité ; tant
qu’ils ne seront pas moraux.
« La liberté politique devient le cadeau ultime promis aux hommes quand
ils se seront, par une longue éducation esthétique, rendus dignes de la
recevoir. Si l’octroi de la liberté est un idéal lointain, Schiller est d’autre part
convaincu que la réalisation de celle-ci est cependant la fin vers laquelle
l’humanité s’achemine spontanément dans son devenir historique. L’histoire se
déroule et progresse pour que la société de la liberté puisse être un jour fondée
parmi les hommes »1.
Selon Leroux, la politique Schillérienne est ainsi liée non seulement à son
morale et à esthétique, mais aussi à la philosophie de l’histoire, c'est-à-dire
l’évolution par laquelle l’homme va de l’état sensible où est esclave de la nature
à l’état esthétique où il s’affranchit, puis à la fin à l’état morale où il le domine.
Lorsque l’homme n’est encore qu’un être physique mû par son
entendement ou par sa vie affective, il n’est capable de constituer avec les
autres individus que l’État élémentaire auquel Schiller pose le nom de Notstaat,
État de la nécessité. Puis quand les hommes seront devenus des caractères
esthétiques, ils sauront former ensemble une société régie par la beauté ; cette
société facilitera le passage de l’État de la nécessité à un État de la raison,
Vernunftstaat, qui est la fin. La société esthétique servira donc d’intermédiaire
entre l’État de la raison et l’État de la nécessité.
Or, de même que l’État né de la nécessité répondait à une réalité, à savoir
l’obligation de limiter la violence et l’égoïsme pour que la communauté sociale
vive, l’État de la raison doit avoir lui aussi un principe dans la réalité, et il ne
l’aura que la mesure où, parce qu’ils seront devenus moraux, les individus se
conduiront conformément au devoir. L’État de la raison ne peut être construit
que sur une société de citoyens qui auront été transformés moralement.
Mais l’existence de l’État de la raison ne peut être assurée toujours que par des
hommes esthétiques. Elle ne peut pas l’être par des hommes qui agissent selon
leur caractère naturel, puisque celui-ci, violent et égoïste, tend à détruire. Et elle
ne peut pas l’être non plus par des individus dont on aurait développé le
seul caractère spirituel, car celui-ci est libre, c’est-à-dire capable de choisir entre
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 22
l’inclination et le devoir ; il peut par suite agir contre la raison et compromettre
la durée de l’État.
Au contraire, des hommes esthétiques ne peuvent, même s’ils choisissent
d’agir selon leur tendance, agir que de façon noble, parce qu’ils ont ennobli
celle-ci. Bien que libres, ils ne veulent que des choses nobles puisque leurs
instincts eux-mêmes sont devenus nobles. Ce que Schiller explique en disant que
même si la forme de leur volonté change, la matière de leurs actions reste tout à
fait bonne. Ils se conduiront donc de façon durable conformément à la loi
morale. Sans avoir à prendre de résolutions sublimes, ils auront tout le temps le
respect de la personne d’autrui. Il n’y aura en effet de sécurité que dans un État
composé de caractères esthétiques.
D’autre part, seules les hommes esthétiques sont dignes de faire partie de
l’État raisonnable. Schiller affirme que l’État raisonnable doit incarner non
seulement les aspirations rationnelles des citoyens qui le constituent, c’est-àdire les inclinations communes à tous les individus conçus comme atomes
semblables, mais encore la multiplicité des caractères naturels humains. L’État
de la raison ne doit pas faire abstraction des tendances empiriques particulières
des gouvernés : il doit légiférer à la fois pour les caractères spécifiques et
subjectifs et pour la personne morale des citoyens. Sans doute, l’État ne
représente les hommes que s’il les ménage dans
leur
caractère individuel
écrit Leroux.
Dans cet situation, il existe non pas uniquement par eux, mais aussi pour
eux, il les traite comme des fins autant que comme des moyens, et il est
indispensable qu’il les traite comme des fins, car les individus ne peuvent
s’incliner devant l’État que parce qu’il se fait le serviteur de tous.
Or l’État ne pourra respecter les citoyens même dans leurs inclinations
empiriques que si les citoyens se sont, en ennoblissant celles-ci, rendus dignes
d’être ainsi traités, que si donc ils sont devenus des hommes esthétiques.
Parce qu’ils seront dans le cas d’accord avec eux-mêmes qui caractérise
l’homme esthétique, ils mériteront intégralement d’être honorés par l’État, et
l’État pourra être ce qu’il doit être : la forme où s’objectivent toutes les
inclinations aussi bien instinctives que raisonnables des citoyens.
Schiller, admet la doctrine de l’État contractuel. Mais il dépasse cette
conception en affirmant que dans son État idéal les individus seront aussi les
fins des gouvernants. Inversement dans cet État les citoyens se laisseront
facilement déterminer par l’Idée raisonnable de la Totalité de l’État dont ils sont
membres ; cette Idée agira sur eux comme une fin. Et ils se hausseront d’autant
plus sans effort à cette Idée que l’État leur apparaîtra tout de façon naturelle
comme étant un moyen pour leur bonheur, comme existant non seulement par
eux mais pour eux dit Leroux.
Nous pouvons dire que, l’État idéal est celui dans lequel les citoyens sont, parce
que devenus esthétiques, en même temps capables de se représenter l’État
comme leur fin, capables d’être les moyens de cet État et dignes d’être ses fins,
donc capables et dignes de la liberté.
Pour Schiller, la liberté civile et
politique
restera de façon durable
l’objectif le plus digne de tous les efforts et le centre de toute civilisation. Mais
Schiller en méditant sur les événements de la Révolution Française, il se sépare
des révolutionnaires sur un point principal.
« La génération à qui l’on offrait en cadeau la liberté n’était pas digne de
la recevoir. Elle était trop corrompue pour l’apprécier et en faire usage. C’est
donc qu’il était prématuré de la lui octroyer, c’est que les hommes ne sont pas
mûrs pour la liberté civique. Le reproche que Schiller adresse aux
révolutionnaires, c’est de s’être livrés à une tentative prématurée ; c’est d’avoir
édicté une législation raisonnable alors que l’homme raisonnable n’existait pas
encore ; c’est d’avoir légiféré dans l’irréel. Les hommes du XVIIIe siècle
n’étaient pas mûrs pour une législation rationnelle.
Arrière, donc, les révolutions violentes ! Il s’agit d’abord de produire chez les
hommes la maturité qui leur manque. Cette maturité, seule l’éducation
esthétique peut l’engendrer. Cette éducation créera ainsi la réalité sur laquelle
une législation rationnelle aura prise. C’est une réforme intérieure qui doit être
d’abord accomplie ; elle est la tâche la plus urgente. Sans elle un
bouleversement des institutions est sans efficacité »1.
Leroux ajoute, selon Schiller, assurément l’humanité grecque s’éleva à la
totalité et passa de l’état physique à l’état esthétique ; mais cette totalité était
élémentaire. Cette phase du progrès de l’homme fut suivie d’une autre, celle
où on vit et où l’entendement triomphe ; la totalité y a fait place à une certaine
« unilatéralité » qui se manifeste par un esprit discursif d’analyse bornée et
claire , dont les inconvénients ont été décrits.
Cette phase, toutefois, ne constitue pas une régression, car un jour viendra
où l’esprit de l’homme profitera des acquisitions de l’entendement et des
progrès que l’usage unilatéral de celui-ci lui a permis de réaliser.
Il y aura dans l’avenir une troisième phase dans laquelle l’humanité va dépasser
le stade de la formation unilatérale, triomphera de ses perversions provisoires et
s’élèvera de nouveau à la totalité, et à une totalité qui sera supérieure à celle des
Grecs, car elle sera riche de tous les progrès partiels et de toute l’éducation
qu’elle se sera donnée au cours des temps modernes.
Nous verrons la naissance alors d’un état de la raison dont la perfection laissera
loin derrière elle celle que les Républiques de l’Antiquité ont pu réaliser.
Pour Leroux, Schiller est convaincu que le développement de l’esprit de
l’homme se traduit dans l’histoire par un développement de la liberté politique
et civile. Et il assure que l’accomplissement progressif de liberté politique a
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 61-62
pour condition la liberté morale et que celle-ci naît sous l’influence de la beauté.
La liberté morale n’est pas produite par la beauté, car la liberté reste aux yeux
de Schiller un acte d’autonomie par lequel l’homme manifeste sa propre
causalité. Mais Schiller déclare que cet acte d’autonomie est rendu possible par
l’état esthétique, c’est-à-dire par l’état d’équilibre qui doit s’établir entre notre
nature spirituelle et notre nature sensible lorsque, parce qu’elles se limiteront
mutuellement, aucune des deux ne peut imposer à l’âme une hégémonie qui
serait une contrainte.
Les déterminismes des deux natures en s’exerçant simultanément
s’abolissent l’un l’autre et mettent l’âme dans un état d’indétermination qui est
liberté. Cet état est produit par la beauté. Celle-ci engendre donc l’harmonie de
l’esprit et des sens ; elle permet de sauvegarder la nature tout en apaisant sa
sauvagerie ou sa brutalité, et de demeure fidèle aux fondements sans abolir la
vie affective. Ainsi en va-t-il chez l’individu et dans l’espèce. Et Schiller, qui,
dans ses traités historiques, avait expliqué la croyance en un enfantement
progressif de la liberté politique dans le monde, complète dans les Lettres
sur l’éducation esthétique de l’homme cette
philosophie de l’histoire par
une description de l’évolution au cours de laquelle, avant qu’il fût question de
liberté politique, la liberté morale a, sous l’influence de la beauté, surgi peu à
peu parmi les hommes.
La lente génération de la liberté morale a précédé celle de la liberté
politique. L’immanence de la liberté dans le monde s’est manifestée par la
naissance progressive de la liberté morale jaillissant sous l’action de la beauté.
La culture esthétique ouvre donc à l’humanité l’accès de la vie spirituelle et
par la vie spirituelle celui de la cité raisonnable. La beauté est sinon la cause,
du moins le symbole et la condition de l’humanité parfaite qui est libre
moralement, et à qui la liberté morale donne droit à la liberté politique.
« Schiller affirme (Lettre 4) que dans l’État de la raison l’homme
esthétique devenu libre aura le choix de se décider entre l’inclination de la vie
sensible et les sollicitation de la vie spirituelle, mais qu’il ne pourra, même s’il
opte pour l’inclination, qu’agir, puisque celle-ci aura été ennoblie par la beauté,
conformément au devoir. Il paraît ailleurs concevoir (Lettres 8, 21 et 23) que
l’état esthétique crée seulement chez l’homme une possibilité et que pour agir
conformément au devoir, il lui faut encore une volonté forte qui se décide pour
le bien. En bref, l’éducation esthétique semble tantôt rendre certaine, tantôt
rendre simplement possible l’action conforme au devoir »1.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p70
Chapitre III
Le rôle pédagogique du théâtre tragique chez Schiller
On aura noté chez Kontz dans son ouvrage Les drames de la jeunesse de
Schiller que, en Allemagne, il s’est trouvé que l’extraordinaire influence morale
de la Bible a été mise au service du goût et de la langue littéraire, grâce à cette
traduction des livres sacrés où Luther donna à son pays, dans l’idiome national,
le premier modèle d’une prose de génie. La traduction de Luther est la source
vive où les plus grands écrivains allemands du dernier époque ont puise ;
quelques-uns d’entre eux l’ont de façon durable pré sente à l’esprit en
composant certaines de leurs œuvres ; ainsi Klopstock, Herder et même
Lessing ; et il n’en est aucun qui, le volant ou non, n’y ait fait son butin
d’images, de sentiments, d’idées, de tours frappants, de poésie.
Schiller reçut de se parents une éducation très religieuse, et la Bible, qui
ne devait pas se trouver loin de son berceau, a été probablement le premier livre
qu’il aperçut dans les mains de sa mère. Aussi la première vocation de l’enfant
fût-elle de se faire pasteur ; les parents l’y encouragèrent, mais le duc de
Wurtemberg, ainsi qu’il a été dit, ne leur permit pas de donner suite à leur désir.
« Petersen rapporte que : Schiller n’avait pas étudié à fond d’autres œuvres
poétiques que celles de Klopstock, si ce n’est toutefois l’Énéide de Virgile et les
magnifiques chants et cantiques de l’ancien Orient, dans la traduction de
Luther ». 1
Pour ces premières œuvres, le jeune Schiller a tout puisé à la même
source, le fond et la forme ; dans les drames qui suivirent, c’est surtout le style et
la langue qui fourmillent de tournures, d’images et de réminiscences bibliques ;
mais le souvenir de la Bible se fait sentir aussi dans les faits et les idées.
Le sujet des Brigands offre, ainsi que l’a déjà fait remarquer Mme de Staël, une
1
) Kontz Albert, Les drames de la jeunesse de Schiller, Paris, 1899. p 89
grande analogie avec la parabole de l’Enfant prodigue, à laquelle l’auteur a fait
de nombreuses allusions écrit Kontz.
Au 3e acte Karl Moor reprend plusieurs idées du chapitre « l’enfant
prodigue » de la Bible : il s’écrie, « Oh ! Puissé-je retourner dans le sein de ma
mère ! Puissé-je renaître sous la forme d’un mendiant ! Non, je demanderais
même plus, ô ciel, d’être comme l’un de ces journaliers »1, qui mènent une vie
pénible mais innocente !
Le brigand Moor, en retrouvant son père qui ne le reconnaît pas, voudrait
obtenir la bénédiction paternelle ; « Si je m’enfuyais ensuite, chargé de cette
divine proie »2.
Et Franz Moor, dans le récit de son rêve, donne le « tableau vivant du
dernier jour, » tableau que Schiller a composé pour une bonne part de traits
empruntés aux Ecritures et en particulier à l’Apocalypse.
Il dit « un énorme coup de tonnerre vint frapper mes oreilles ; je me levai
en chancelant et voilà qu’il me semblait voir tout l’horizon s’enflammer d’un
feu ardent, fondre comme de la cire au four les montagnes et les villes et les
forêts, et une bourrasque hurlante balayait le mer, le ciel et la terre ; il me
semblait entendre retenir des trompettes d’airain : terre, rends tes morts, rends
tes morts, mer ! »3. Il est certain que les tournures bibliques dont le style de
Schiller fourmille ne sont pas sorties d’une recherche voulue ; elles sont venues
tout naturellement sous sa plume, par une conséquence indispensable de sa
première éducation, et comme l’émanation d’une atmosphère de famille.
Pour Kontz, de là, dans la terminologie courante de Schiller, des
particularités curieuses et qu’il convient peut-être d’indiques rapidement.
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 253
2
) Ibidem, p 361
3
) Ibidem, p 339
La Bible lui fournit des ressources infinies de synonymes pour exprimer les bons
et le bien, les méchants et le mal, pour faire sentir la joie et le plaisir, l’effroi et
la douleur.
Les critiques allemands ont noté que la phrase de Schiller se découpe
fréquemment en propositions parallèles et cadencées ; on y retrouve, en réalité,
le rythme particulier à l’ancienne poésie hébraïque, et que les Allemands
appellent d’un nom assez obscur : rime de pensées, c’est-à-dire que des idées
exprimées en propositions de longueur à peu près égale s’y répandent avec une
symétrie doublée quelquefois par le système d’une incise.
Une curieuse
note est à faire sur ce qu’on peut appeler la langue
religieuse de Schiller. Dans ses premiers drames, aux termes pris des croyances
hébraïques il associe des noms particuliers à certaines religions païennes ou à la
mythologie ancienne. Les œuvres de la jeunesse de Schiller, et même de son âge
mûr, offrent des exemples très nombreux de cette association disparate et
singulière; plus tard, dans la préface de la Fiancée de Messine, il a cherché à la
justifier ; le poète a, d’après lui, le droit de se servir des différentes religions
comme d’un tout collectif pour frapper l’imagination, car « sous le voile de
toutes les religions il y a la religion elle-même »1.
« Il est à remarquer que l’influence de la Bible chez Schiller, en
particulier sur sa langue, se confond parfois avec celle qu’il a reçue des poésies
séraphiques, du Messie et des Odes de Klopstock »2.
Quand Schiller donna aux Brigands leur forme définitive, son admiration
pour Klopstock avait subi de graves atteintes. L’étude de la médecine et de la
philosophie avait intégralement modifié ses pensées ; il n’admirait plus le
chantre du Messie écrit Kontz.
1
) Kontz Albert, Les drames de la jeunesse de Schiller, Paris, 1899. p 94
2
) F. Schiller, La fiancée de Messine, trad. Hippolyte LOISEAU, Aubier, Paris, 1942. p 111
Dans la critique des Brigands, notre poète, pour expliquer l’inertie d’Amalie,
prétend qu’elle a trop lu Klopstock ; il y a déjà là une sorte de blâme à l’adresse
du chantre du Messie, dont la poésie extatique dispose à la vie contemplative,
absorbe l’esprit dans des chimères, au lieu de pousser l’homme à l’action et au
mouvement. Klopstock, par ses images transcendantes et
surnaturelles, ne
saurait utilement inspirer le poète dramatique.
Grappin écrit dans son ouvrage Liberté et nécessité dans les tragédies de
Schiller qu’il y a une relation très étroite qui existe entre les premiers héros du
poète et sa jeunesse. Schiller avait été mis dans une école de discipline militaire
où on lui faisait faire des études contre son gré, encore qu’il ait pu s’y préparer à
la médecine, ce qui représentait une faveur.
De Stuttgart en 1770, Schiller avait gardé un souvenir indélébile et plus
encore de la police et de ses délateurs, moyen de gouvernement dont il eut
personnellement à souffrir. La police partout présente, ses agents dissimules là
où on les attendait le moins, l’impossibilité dans la petite ville qu’était alors
Stuttgart de rien dire, de rien faire, presque de rien penser dont le pouvoir ne fut
informé, ont donné à Schiller l’idée que rien n’importait tant à la communauté
sociale que de supprimer les risques de l’initiative libre.
Le spectre de l’autorité d’état, la machine policière ont hanté son
imagination. On pourrait trouver jusque dans son âge mûr des traces de cette
hantise. Il y aurait montré que, sans doute, le criminel ne peut échapper à un
juste châtiment.
La force contraignante de ces images a dû être bien grande sur sa jeune
imagination car il a même tenté un instant de se mettre justement du côté de la
police, de collaborer avec elle à l’instauration d’un ordre moral. Certaines
phrases sont à la limite de la dénonciation, d’autres sont des auto-accusations.
Schiller, qui avait alors dix-sept ans, semble avoir cru un instant que le moyen le
plus sûr de faire triompher le bien était de remettre un pouvoir absolu, moral et
politique, à un chef d’église et d’état qui aurait été le Dieu de la cité terrestre.
Ce n’est qu’une indication et ce seul témoignage ne peut être mis en
balance avec cent autres qui nous montrent Schiller en rupture avec les lois,
fuyant son pays, mettant sa personne en danger pour échapper aux gendarmes du
Wurtembergeois.
Il apportait de son enfance et de sa jeunesse des images constantes et
fortes de la nécessité, de l’inébranlable construction que représente le monde
extérieur, auquel il s’était heurté très tôt. On a souvent invoqué la sévérité
piétiste de son père, qui a pesé sur son enfance. L’autorité paternelle, détestée et
aimée en même temps, est le visage de cette nécessité objective a laquelle il
n’est donné à individu d’échapper. Ensuite la seconde autorité : celle du chef
souverain d’un état tyrannique dit Grappin.
« L’abus de l’autorité, l’ignorance où elle était tenue des besoins de ses
sujets et de leurs aspirations rendaient alors, la liberté parfaitement illusoire,
impossible, peut-être même criminelle. Voilà ce qui a nourri l’idée schillérienne
de la destinée et l’opposition jamais résolue de l’homme et du destin »1.
Eggli écrit dans son ouvrage Schiller et le romantisme français que, on
a pu dire que tout le théâtre Schillérienne était une glorification de l’idéal
moral. Il ne faut pas oublier non plus qu’en donnant à son œuvre cet aspect
universel de moralisme, Schiller obéit à une nécessité de fait autant qu’à une
prédisposition personnelle contre laquelle il a réagi.
Au début, Schiller vise à l’effet moral immédiat. Ses drames proposent
donc des exemples de désastres passionnels. L’intérêt tragique résulte d’une
lutte entre des volontés de mal et des volontés de bien, entre la clarté morale et
l’aveuglement passionnel.
1
) Grappin Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller, Paris, 1959. p 316-317
Dans l’âme des protagonistes ces forces rivales coexistent et sont en conflit : tel
est Karl Moor, ou Ferdinand, ou Fiesque. Les personnages de second plan, plus
simples, peuvent ne représenter qu’une volonté de mal ou une volonté de bien.
Ainsi se multiplient, à travers l’action, les caractères et les épisodes du
grand conflit des deux principes ennemis. D’ailleurs des antithèses accessoires
se combinent avec cette antithèse principale, la recouvrent en quelque sorte, et
en dissimulent la monotonie. L’homme se heurte à la société, la tolérance au
fanatisme l’ambition à la loi, l’amour à l’intérêt, le progrès à la tradition. Mais
le conflit du mal et du bien reste toujours le ressort fondamental du drame.
Le président de Walter est arrêté, Fiesque est précipité dans la lagune ; ou
bien c’est le héros lui-même qui se châtie, comme Karl Moor. Alors la lutte des
forces et de mal et de forces de bien s’apaise en une sorte d’harmonie tragique
qui est faite des victoires du mal dans la vie et de la tardive vengeance de la loi
morale. Et cette sérénité finale qui s’étend sur le drame évoque la justice
souveraine de la Providence.
« La tragédie ne doit plus proposer de leçon : elle ne doit pas procéder par
suggestion ou par intimidation directe : elle ne doit pas inspirer au spectateur le
désir d’imiter les actions vertueuses ou la crainte de subir des malheurs figurés
sur la scène. Elle atteindra son but d’édification indirectement en exaltant chez
le spectateur l’énergie morale, en lui donnant le goût des âpres voluptés du
sublime. Cette théorie particulière de la tragédie s’appuie sur la doctrine
kantienne »1.
Il faudra que les forces de mal triomphent matériellement, et que ce
triomphe apparaisse de bonne heure comme inévitable : il faudra qu’il
apparaisse aussi comme immérité et que le héros soit supérieur moralement
à son sort. Alors à la souffrance que nous causeront ces désastres se mêlera la
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme française, Tome II, 1927-1928, p 260
jouissance sublime de sentir que la conscience de l’homme peut dominer le
désordre du monde. La tragédie suit ainsi le rythme du sublime : elle nous
déprime d’abord pour nous exalter dit Eggli.
Cette conception de la tragédie implique une psychologie nouvelle du
héros tragique. La recherche de l’effet sublime exige que le héros ne soit plus
responsable de ses malheurs et libre. L’impression d’accablement sympathique
et de pitié qui est un premier moment indispensable, suppose une puissance plus
forte que la volonté : c’est la tension de l’énergie morale contre cet obstacle
surhumain qui produira l’impression finale d’exaltation sublime.
Ainsi, après avoir d’abord vu dans l’art un moyen immédiat d’édification,
puis un inspirateur d’énergie morale, Schiller le conçoit maintenant comme un
révélateur de liberté et un créateur d’harmonie. Il grandit de façon progressif
son rôle dans le progrès humain, à mesure que ses analyses lui révèlent une
action plus profonde du beau dans les sources mêmes de la vie morale.
Nous voyons les conséquences qui doivent résulter de cette esthétique pour la
tragédie. Il ne s’agit plus d’enseigner par des exemples : il ne s’agit plus
d’exalter les forces morales par des impressions sublimes : il s’agit d’approcher
de cet équilibre idéal où cesserait complètement l’antagonisme de la loi et de la
passion, où dans la beauté se réaliseraient le libre jeu et la parfaite harmonie
des facultés de l’homme.
Donc, on attend du héros tragique qu’il nous donne une idée approchée de
cette beauté idéale qui serait l’accord
complet du devoir
et de l’instinct.
Ceci suppose que le héros soit libre, ou du moins que la liberté triomphe
finalement en lui. Mais d’autre part, il ne faut pas que le héros porte nettement
la responsabilité de ses malheurs. Une culpabilité trop évidente du héros nuit à
notre pitié : de plus elle donne à la tragédie une allure édifiante qui est contraire
aux conditions du beau.
Il est intéressant d’indiquer que, devant ces exigences conciliables il était
inévitable que Schiller songeât à la fatalité. En réalité, la fatalité concilie les
deux conditions principales du drame : la souffrance irresponsable du héros,
condition de notre pitié ; sa liberté, condition de moralité. Mais, dans cet état,
la volonté libre se raidit contre la fatalité : il y a conflit : l’action donne le
sentiment du sublime et l’âme du spectateur est sollicitée, influencée. Le héros
est libre : mais le spectateur ne l’est pas. Et cette forme de l’intérêt dramatique
ne peut plus satisfaire Schiller lorsqu’il a défini le beau comme un état idéal
d’équilibre.
Ainsi il faut que le héros soit libre : mais il faut aussi qu’il n’apparaisse
pas comme strictement responsable, ce qui exige un élément de fatalité ; il faut
encore que cette fatalité n’exalte pas la volonté de résistance, la volonté
héroïque, ce qui détruirait au profit du sublime l’harmonie du beau.
Une combinaison se présente qui répond à toutes ces conditions conciliables.
C’est qu’il ait dans le drame une fatalité, mais que cette fatalité, en apparence
extérieure, soit en effet une fatalité interne, une forme de la loi morale. Alors le
héros, après avoir été écrasé par elle, et peut être après avoir tenté contre elle un
conflit héroïque, reconnaîtra son erreur : il va manifester sa liberté morale, non
par une révolte sublime de sa volonté contre un sort arbitraire, mais pas une
adhésion de tout son être à cette loi qui l’a broyé, mais dont il reconnaît à la fin
la beauté et la sagesse écrit Eggli.
Schiller a de façon durable placé au centre de son œuvre la grande
question de la liberté morale, et que ses héros, dans les drames de la dernière
période, ont pour aspect général commun de subir d’abord une limitation de
leur liberté et un obscurcissement de leur conscience, pour s’élever ensuite, par
la souffrance, à la libre acceptation et à la vue nette de la loi morale.
Selon Eggli, dans la Pucelle d’Orléans, Schiller fait intervenir le
surnaturel romantique des apparitions, des voix, des volontés célestes signifiées
par le tonnerre, et le miracle des chaînes brisées. Par ces manifestations d’une
volonté extérieure il semble bien que le poète ait voulu symboliser les combats
qui se livrent dans l’âme de l’héroïne. Cette âme héroïque et pure n’atteint pas
d’emblée à toute la plénitude de sa liberté et de sa force morale: elle subit
d’abord, comme une volonté extérieure à elle, et non sans résistance, le devoir
qui parle en elle ; puis elle a ses moments d’humanité, de défaillance et de
doute. Mais par degré, à travers les souffrances qui purifient même les cœurs
purs, elle s’élève à la liberté victorieuse apte à miracles, à la grandeur suprême.
Dans la Fiancée de Messine, Schiller fait paraître la fatalité sous sa forme
la plus brutale, la plus absolue, celle du fatum antique qui se manifeste par des
oracles et par des songes. Mise en action par la malédiction d’un ancêtre, une
volonté obscure, inhumaine et surhumaine, réalise inexorablement le désir fatal,
torturant les faibles humains, jetant dans les âmes des impulsions inconscientes
qui les précipitent dans le crime.
Mais encore faut-il reconnaître que Schiller, dans ce drame même où il
semble vouloir atténuer le plus la responsabilité de l’homme et se rapprocher de
la conception antique de la fatalité, s’est gardé de présenter cette fatalité comme
une volonté arbitraire, étrangère à la loi morale. La faute d’un fils envers son
père est à l’origine de la malédiction inéluctable qui pèse sur la maison des
princes de Messine. A l’origine même du drame, donc, une connexion est
fondée entre l’ordre moral et le surnaturel. Dans le cœur de la pièce, d’ailleurs,
les personnages, à plus d’une reprise, se sentent responsables, au moins
relativement. Lors que don César, par sa mort volontaire, accomplit la prophétie,
il n’a pas le sentiment d’être le jouet d’une volonté arbitraire, mais de se
soumettre à la loi par une expiation moralement indispensable.
Il semble donc bien fondé que Schiller n’a jamais renoncé à l’idée de la
responsabilité morale, et que la notion de liberté morale est effectivement le
centre de son œuvre. Les données de ses drames peuvent varier. Entre et la
pureté morale complète et l’aveuglement absolu, les degrés sont infinis. Sur ce
long chemin de croix de l’humanité, le poète ne place pas ses héros aux mêmes
étapes : les points de départ ne sont pas les mêmes, ni par suite les points
d’arrivée. Tel part de l’aveuglement parfait et de l’égoïsme passif, tel autre part
d’un état de perfection relative. Tel meurt au moment où il entrevoit la lumière :
tel autre meurt en apothéose dans la lumière divine. Mais le rythme principal
du drame est incessant : l’homme s’élève douloureusement à la liberté et à la
lucidité morale par la souffrance, par l’épreuve: le plus pur doit être purifié dit
Eggli.
Le drame répond ainsi aux lois essentielles du théâtre. Il émeut notre pitié
par le spectacle d’une souffrance qui n’est pas la sanction d’une volonté de mal :
mais à la fois il nous hausse à la notion de l’idéal humain par le spectacle d’une
liberté reconquise.
Le poète disait, dans son traité du pathétique, qui est de 1793 : La loi de
l’art tragique est, tout d’abord, de représenter la souffrance. Et la seconde loi
est de représenter parfaitement la résistance morale contre cette souffrance.
Léon indique dans son ouvrage Études sur Schiller que, ce qui constitue
fondamentalement l’être humain, d’après Schiller, c’est sa volonté, c’est-à-dire
sa force de résistance, d’opposition à la douleur, à la contrainte physique.
Cette idée inspire déjà une des premiers traités du jeune étudiant en médecine.
« Il faut la douleur pour mettre en branle les rouages internes de l’esprit, et
l’activité spirituelle se manifeste essentiellement par une résistance, une
« réponse » énergique à l’agression. Toute la philosophie dramatique de
Schiller se développe de cette intuition. La résistance seule peut manifester la
force. De là vient que la plus haute conscience de notre être moral ne peut se
maintenir que dans un état violent, dans un état de lutte et que la haute joie
morale est toujours accompagnée de douleur »1.
1
) Léon Xavier, Études sur Schiller, Paris, 1905. p 110
Ce qui, pour Schiller, fait l’auteur dramatique c’est une certaine « faculté
de torture tragique » qui lui permet de donner aux luttes leur acuité la plus
douloureuse, d’imaginer les problèmes les plus cruels. Les consolations
religieuses et métaphysiques, les « quiétifs » qui auraient pour effet d’émousser
ou d’endormir cet aiguillon tragique de la vie, il doit les rejeter écrit Léon.
La vie de notre poète a été un conflit de tous les instants contre des
obstacles matériels, sociaux et moraux qu’ainsi au romantisme s’oppose chez lui
dès le début une forte tendance polémique, principalement dramatique et
pessimiste.
Sa conception de l’héroïsme tragique le détourne peu à peu de la poésie
transcendantale, élyséenne et idyllique, en même temps que sa position
philosophique nouvelle à l’endroit de la nature détache du lyrisme romantique et
la porte vers les problèmes de culture sociale et humaine.
Eggli écrit,
pour en revenir à la classification des sujets tragiques
esquissée par Schiller, les drames Schillériennes et ceux des romantiques
français ont déjà ce trait commun de n’être ni des drames de passion, à la
manière des tragédies françaises classiques, ni des drames de caractères à la
manière de Shakespeare. Ils représentent dramatique où la situation, pour
employer le terme de Schiller, est l’élément capital. Il doit en être ainsi : quel
que soit le dessein du poète dramatique, qu’il veuille opposer des volontés de
bien à des volontés de mal, qu’il veuille dresser des volontés héroïques contre
des circonstances hostiles, ou qu’il veuille montrer la purification et la libération
d’une âme dans l’épreuve de toute façon, du moment que l’intention directrice
est une intention morale et que le problème de la liberté est au centre du drame,
la situation prend fortement une importance principal.
« C’est donc la situation qui est au premier plan dans le théâtre de Schiller
et dans le théâtre romantique. Mais il va de soi que d’autres éléments s’y
mêlent : des caractères, dans lesquels on sent la hantise des modèles
shakespeariens ; des idées philosophiques, de l’histoire, de la poésie épique ou
lyrique. Cette complexité appelle des distinctions qui permettent de préciser les
rapports du système dramatique de Schiller avec celui des romantiques »1.
On peut distinguer d’abord une série d’œuvres dans lesquelles l’élément
premier autour duquel le drame s’est organisé est une situation non historique,
choisie, semble-t-il, non uniquement pour son intérêt dramatique, mais aussi
pour son intérêt lyrique. L’élément historique, s’il intervient, est très librement
traité et très accessoire. Tels sont certains des premiers drames de Schiller :
les Brigands, l’Intrigue et l’Amour : dans ces œuvres l’auteur met sa
conception de la vie, son moi mécontent
et protestataire. Tels sont aussi,
Antony, Chatterton, Hernani. Ce drame lyrique est volontiers révolutionnaire et
subversif. C’est le drame de la jeunesse des poètes.
Une autre catégorie d’œuvre marque un progrès vers l’objectivité.
Un fonds important d’histoire et de philosophie refoule le lyrisme. L’histoire
est en réalité un des éléments qui aspirent à neutraliser des ces drames
l’expansion indiscrète du lyrisme : et peut-être faut-il voir dans l’importance que
les auteurs attribuent ici à la couleur historique une inconsciente réaction de leur
sens dramatique contre les continuels empiètements de leur personnalité.
Dans des sujets comme Guillaume Tell, Wallenstein, Marie Stuart, ce qui a
séduit Schiller, c’est assurément en première ligne l’intérêt moral et
psychologique, mais c’est aussi, dans une large mesure, l’intérêt non moins vif
d’un moment ou d’un milieu historique à reconstituer, la difficulté de faire
revivre une grande siècle. Cette forme de drames, avec ses variétés, selon que
l’élément historique y est plus ou moins développé, se retrouve également dans
le romantisme français. Hugo faisant choix d’un sujet comme Cromwell, Vigny
s’arrêtant au sujet de la Maréchale d’Ancre, subissent très fortement, comme
Schiller lorsqu’il prépare Wallenstein, l’attrait du siècle historique qu’ils
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme française, Tome II, 1927-1928, p 271
veulent évoquer dit Eggli.
Notons qu’en affirmant ainsi le principe de l’autonomie du poète
dramatique à l’égard de l’histoire, et en ajoutant à ses déclarations l’exemple de
ses œuvres, Schiller exerce, vers 1825, une influence opportune sur le
développement du théâtre français. A cette siècle où l’engouement général pour
la littérature historique détermine toute une série d’écrivains, Vitet, Mérimée,
Roederer, Gain-Montagnac, Ch. de Remusat, Ch. d’Outrepont, à tenter des
reconstitutions historiques qui n’empruntent au théâtre que se formes
extérieures, et renoncent à être jouées plutôt que de compromettre la vérité
historique dans les conventions théâtrales, l’autorité de Schiller et son exemple
interviennent pour limiter ces empiétements de l’histoire qui menacent
d’étouffer le drame, et pour maintenir les droits de la poésie au théâtre.
Mais le choix de la situation est déterminé par une idée poétique.
A l’origine de l’œuvre il y a le vœu de mettre en valeur dramatiquement un
caractère de l’humanité, un sentiment humain, une force sociale. L’œuvre
dramatique s’appuie sur des données historiques, mais ni les événements ni les
personnages ne sont à proprement parler historiques : l’ensemble a plutôt un
caractère légendaire ou épique, ou bien encore symbolique.
Dans ces drames, qui veulent être de vastes synthèses à demi-historiques,
à demi-imaginaires, et dans lesquelles le merveilleux trouve l’occasion de jouer
son rôle, la personnalité du poète a de nouveau une part fondamental. Mais elle
ne se manifeste plus par des accents de lyrisme personnel : elle se révèle par la
présence d’une pensée maîtresse qui soutient et organise le drame, et par une
concentration volontaire des effets autour de cette pensée.
Schiller annonce dans la préface de la Fiancée de Messine que l’œuvre d’art
« doit être idéale dans toutes ses parties s’il veut faire un tout réel et s’accorder
avec la nature»1.
1
) F. Schiller, La fiancée de Messine, trad. Hippolyte LOISEAU, Aubier, Paris, 1942. p 99
Selon Eggli, si nous considérons les types des personnages, nous
constatons encore, en passant du théâtre de Schiller au théâtre romantique, des
liens fort nets.
De part et d’autre apparaissent d’abord, visiblement apparentés, des
personnages de premier plan qui ont évidement les sympathies de l’auteur,
et dans lesquels il a mis beaucoup de lui-même. Ce sont des êtres de sentiment,
principalement impulsifs, versatiles et violents, flottants et hésitants, capables
d’ailleurs d’héroïsme surhumain et de dévouement sublime.
A des initiatives soudaines, à d’extraordinaires audaces succèdent chez eux de
violentes réactions, des crises de désespoir, des dépressions profondes, des
attendrissements enfantins. Ils n’ont pas une personnalité très consistante : on
sent qu’ils sont le poète une occasion de s’exprimer lui-même sur les thèmes
indirectement lyrique que comporte toute la variété des situations imaginaires du
théâtre.
Dans le théâtre Schillérienne ce sont surtout les premiers drames qui
présentent ce genre de héros : tels sont Ferdinand, Karl Moor. A cette famille
appartiennent aussi les Antony, les Chatterton, les Hernani, les Ruy Blas, les
Didier, les Gennaro, les Rodolphe, tous ces violents, ces exaltés héroïques, ces
impulsifs, ces discoureurs orgueilleux, ces poètes, dont le geste familier est de se
croiser les bras dans une position de défi.
En face de ces héros qui ils ont toute indulgence, les mêmes poètes
campent, en vivantes antithèses, des figures diaboliques en qui se personnifient
les puissances de la cupidité, du mal, de l’intrique tenace et cruelle: en face de
Karl Moor, son frère François ; en face du major Ferdinand, le président de
Walter. Ces personnages sont exactement l’opposé des précédents. Ils ont une
volonté lucide et malfaisante, et sont, par contre, complètement dépourvus de
sensibilité. Ce sont eux qui mènent l’action. Ces êtres très sombres peuvent tout,
savent tout : ils ignorent tout sentiment autre que la haine et la méfiance : ils
sont tellement noirs qu’ils paraissent irréels.
Les procédés de composition du drame sont nécessairement en fonction
de la psychologie des personnages. Il n’est pas étonnant que sur ce point encore
des analogies apparaissent entre la technique des romantiques et celle de
Schiller, et que même dans le développement de ces techniques un certain
parallélisme apparaisse.
A des personnages impulsifs correspond de façon naturelle une action
touffue et un peu lâche. Dans ses premiers drames, préoccupé de peindre en
action des personnages fortement individualisés, et de donner une vision
violente de la vie,
Schiller garde le plus possible de la technique de
Shakespeare, sa composition libre et un peu tumultueuse, son dialogue mêlé de
poésie et de trivialités.
Plus tard, les personnages étant moins impulsifs, la composition de
Schiller prend un
aspect plus rationnel. L’action devient plus liée et plus
cohérente : des volontés rationnelles ne comportent pas de réaction inattendue
du sentiment : elles s’appliquent à des desseins concertés, à des fins suivies.
Cette technique ultérieure de Schiller se rapproche de la technique classique.
Il subit le prestige des formes plus idéales, plus calmes, plus objectives :
il étudie les Grecs : il rêve d’une tragédie simple, dans la forme grecque la plus
rigide.
C’est encore à la prédominance du sentiment dans la psychologie des
personnages qu’il faut attribuer l’importance de l’élément lyrique dans le drame
romantique et dans le drame de Schiller. Les scènes de lyrisme, ces scènes qui
ne répondent à aucune nécessité de l’action, qui n’ont aucune valeur dramatique,
et n’aboutissent à rien, mais qui expriment seulement, avec émotion et poésie, le
retentissement d’une situation dramatique dans l’âme du poète, sont une des
ressemblances les plus frappantes que l’on constate entre les premiers drames de
Schiller et ceux de Musset ou de Hugo. Les dialogues d’amour entre Ferdinand
et Louise, entre Karl Moor et Amélie, entre Max et Thécla, sont des intermèdes
lyriques, comme ceux d’Hernani et de Dona Sol, ou de Didier et de Marion
Delorme : c’est la même exaltation de sentiment, la même superfluité
dramatique, la même abondance lyrique.
Plus tard, lorsqu’il s’efforça de se détacher de ses créations dramatiques,
Schiller réduisit cet élément de lyrisme personnel. Mais une autre forme de
poésie lyrique, le lyrique des chansons et des chœurs, des chants populaires,
qui se trouvait déjà dans les Brigands, garde sa place dans les drames
ultérieurs de Schiller, dans la Fiancée de Messine et dans Guillaume Tell.
Les romantiques ont également admis dans le drame cet élément par lequel leur
théâtre se rattachait à la tradition de Shakespeare en même temps qu à Schiller et
’à Gœthe dit Eggli.
Et il y a en outre, entre la technique des romantiques et celle de Schiller
des liens généraux d’orientation : et ces liens sont encore plus représentatives,
s’il est vrai que des analogies dans les techniques ne prennent toute leur
signification que quand elles manifestent une direction commune.
C’est un fait que Schiller a évolué de Shakespeare à l’esthétique grécoclassique : et c’est un fait aussi que le développement de l’art romantique au
théâtre, qui commence par Cromwell, aboutit aux Burgraves et à l’Antigone de
Meurice et Vacquerie. D’autre part, l’élément de poésie que Schiller a mêlé au
drame a d’abord eu un aspect lyrique, puis un aspect symbolique, ou épique: et
c’est la même évolution qui se manifeste d’Hernani au Burgraves et au Théâtre
en liberté. Ainsi le rythme de l’œuvre Schillérienne se répercute en quelque
sorte dans le développement du romantisme français.
Schiller, c’est une force un peu brutale, qui par un long effort s’est
disciplinée. Il a traversé le romantisme comme une sorte de crise organique
assez violente ; on peut même dire que le romantisme est de façon durable resté
une tendance accessoire et secondaire de sa nature profonde.
Il en a toujours conservé une certaine « sentimentalité » particulière, qui s’est
fixée définitivement dans sa manière de traiter l’amour et aussi dans un certain
goût pour l’idéologie métaphysique.
Schiller fait de la poésie dramatique la sœur, inférieur en dignité, et de la
religion, et de la morale.
Dans l’opuscule intitulé Le théâtre considéré une institution morale
(1784) la thèse est affirmée avec encore plus de force. Tandis que l’autorité des
lois est toute négative, parfois instable et incertaine, le théâtre partage avec la
religion le privilège d’exercer une influence morale constante et positive en
même temps:
La juridiction du théâtre, dit Schiller, commence où s’accomplit le
domaine des lois humaines… Quel renfort pour les lois et la religion, si elles
s’allient avec le théâtre !... Le théâtre est une école de sagesse populaire…
Le théâtre est le canal commun par lequel la lumière de la sagesse va, découlant
de la meilleure partie du peuple, de celle qui pense, se répandre de là, en rayons
plus deux, à travers tout l’État. Par là des maximes plus saines, des plus justes,
des sentiments plus épurés s’insinuent dans toutes les veines du peuple ; le
brouillard de la barbarie, de la sombre superstition se dissipe, la nuit cède à la
lumière victorieuse écrit Eggli.
Finalement, Notons qu’en affirmant ainsi l’importance de ce qu’on déjà
discuté sur la préoccupation de la liberté chez Schiller cette citation de Grappin
: « C’est dans ce monde étouffant que Schiller conçut pour la liberté un amour
sans mesure. S’il semble avoir été, un instant, prêt à se soumettre, disposé à
flatter le pouvoir pour mieux le diriger, en fait, ce fut l’inverse qui se produisit.
Plus lourd pesait la contrainte, plus il était tenté de la rejeter. Il s’est mesuré
avec l’autorité, avec la nécessité, et il lui a tenu tête, i a fait front devant
l’inéluctable. Tout, pour lui, est sorti d’un acte décisif, du jour où il a choisi de
vivre libre, de se fier à son talent et à sa bonne étoile. Cela a orienté sa vie, et
aussi toute son œuvre, même au-delà des années de jeunesse »1.
1
) Grappin Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller, Paris, 1959. p 317
I- Les Brigands
1)- Karl : un criminel sublime
Karl Moor dans les Brigands se rebelle contre une humanité et une société
corrompues où l’injustice et la haine triomphent. Il avait foi en la bonté de la
nature. Il annonce « Il y a une si divine harmonie dans la nature inanimée,
pourquoi y aurait-il cette discordance dans le monde de la raison ? »1.
Mais il se croit repousser par son père un jour qu’il implorait son pardon
pour quelques fautes de jeunesse. Ulcéré, il éprouve contre son père un
ressentiment qui se transforme en aversion contre tout le genre humain. Il rompt
avec la société des hommes. Il se réfugie au sein de la nature. Il devient le chef
d’une bande de brigands qui est un groupement fondé sur la liberté naturelle.
Avec elle il tue et il incendie. Mais – et c’est là sa grandeur – c’est pour
rénover la société légale qu’il commet tous ses crimes, c’est pour la purifier des
vices qui la rongent. Il veut être justicier et redresseur de torts. Aussi bien ne
frappe-t-il que les hobereaux qui tondent leurs serfs, les avocats qui défendent
d’injustes causes, les fonctionnaires prévaricateurs, les ministres qui flagornent
les princes, les financiers qui trafiquent des offices et des honneurs, les prêtres
qui regrettent que l’inquisition ait disparu. Il est incapable de certains crimes
sordides. Toute bassesse lui est étrangère. Il ne tue pas pour piller. Il ne fait le
mal que par amour du bien.
« Voilà le tragique de Moor : pour combattre l’injustice il a déchaîné la
violence, engendrant une plus grande injustice. Il est alors écrasé par les forces
mêmes qu’il voulait mettre au service du bien. C’est l’illustration d’un tragique
déchirement entre une fin idéale et des moyens nécessairement terrestres »2.
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 315
2
) Grappin Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller, 1959, p 318
Karl s’exaspère de ce que l’héroïsme ne soit plus une valeur du quotidien :
« Fi, fi de cet indolent siècle de castrats, qui n’est bon qu’à remâcher les exploits
des temps passés, à écorcher les héros de l’antiquité par ses commentaires et à
les massacrer par ses tragédies »1.
Et ajoute, « – ils enferment la saine nature entre les barricades de conventions
insipides, et n’ont pas le cœur de vider un verre à sa santé – ils lèchent les bottes
du cireur de bottes pour qu’il parle en leur faveur à Sa Grâce, et tracassent le
pauvre bougre dont ils n’ont rien à craindre. Ils adorent qui offre à dîner,
et s’empoisonneraient entre eux pour un bois de lit qui leur échappe aux
enchères. Ils condamnent la Saducéen qui ne fréquente pas assidûment l’église
et devant l’autel font le compte de leurs intérêts de Juifs, tombent à genoux pour
pouvoir étendre leur traîne, ne quittent pas le curé des yeux pour voir si sa
perruque est bien faite »2.
Pour Karl, les hommes sont détestables parce qu’ils ne s’en prennent qu’aux
faibles, ne pensent qu’à leurs propres intérêts et son prêts aux pires
compromissions pour les servir ; ils conservent leur comportement hypocrite
jusque dans les églises, salissant à la fois ce qui fait la dignité de l’homme et son
honneur.
On aura noté, ici, chez Cannac, dans son ouvrage Théâtre et révolte que,
dès la première scène où Karl Moor paraît, ses propos nous révèlent son
hyperémotivité et la dualité de sa nature profonde en même temps. Il y a en lui
deux hommes très différents : d’une part, un être de passion et de défi, un
« génie » impétueux, fier de sa force, épris de vie dangereuse et de grandeur ;
d’autre part, un être de sentiment, cœur bon et tendre, esprit religieux
et qu’anime une haute exigence morale. Le premier se répand en invectives
contre son époque abâtardit et le conformisme béat de ses contemporains
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 125
2
) Ibidem, p 125
émasculés et ses fait fort de transformer l’Allemagne en une « République »
auprès de laquelle Sparte et Rome feraient figure de « couvents » ! Le second
n’a qu’un vœu : retourner auprès de son père dont il est certain d’obtenir le
pardon de ses fautes et de sa fiancée qu’il aime.
Selon Schiller, cette volte-face s’explique suffisamment par les
contradictions du sentiment et que Karl Moor est avant tout un être
follement sensitif, tout entier gouverné par ses passions et ses instincts.
Son caractère, illustre en effet la psycho-physiologie schillérienne. Il y a chez
lui rupture de l’équilibre psychique ; mais, dans sa situation, le déséquilibre
résulte du fait que son intelligence ne réfrène et ne contrôle pas tout à fait son
affectivité. Quels que soient les sentiments qui l’agitent – désespoir ou
enthousiasme, tristesse ou colère – toujours il s’abandonne au flux émotionnel
dit Cannac.
En effet, dans son second avant-propos, Schiller déclare que le destin de
Karl est déterminée par les « conjonctures malheureuses » – et assurément le
héros ne fût-il, en effet, jamais devenu criminel sans le concours de
circonstances extérieures, telles que la présence à ses côtés de quelques mauvais
hommes et les machinations de son frère.
Il vient de délivrer Roller, le plus fidèle de ses compagnons, et lorsqu’il
paraît lui-même, au milieu de la bande, il est comme halluciné d’émotion et de
fatigue et, se jetant sur le sol, garde un long silence, tandis que ses camarades
décrivent quelques-unes des atrocités qu’ils sont commises dans la calme ville.
A ce récit, le héros prend soudaine honte de son comportement et va même
jusqu’à dire qu’il renonce à son fou projet.
« À chaque réveil de sa conscience, Karl Moor essaie de se dégager du
nœud de fatalités qui l’enserre, mais chaque fois il en est empêché par un
enchaînement de circonstances, qui le maintiennent soudé à sa bande.
Toute la suite du drame nous montre, en même temps que le progrès en lui
de la conscience, ses vaines tentatives pour se libérer »1.
Avec le souvenir de son père, tous ceux de son jeune âge lui remontent au
cœur. Ce ne sont pas seulement les grâces de son enfance préservée qu’il
regrette, ce jardin de délices où il a connu un bonheur sans trouble, mais
l’innocence de cet âge, cette pureté qu’il a pleinement perdue. Ainsi Karl Moor,
accablé par le sentiment de sa déchéance, semble-t-il de nouveau prêt à
abandonner sa insolent entreprise. Lorsque le héros se trouve à proximité du
manoir de la famille Moor, dans le site champêtre qui a servi de cadre à son
enfance bénie et joyeux écrit Cannac.
Un vieux serviteur – qui, lui, l’a tout de suite identifié – lui révèle
l’odieuse machination de Franz, et le héros découvre avec atterrement qu’il a été
joué par une simple apparence, victime d’un vulgaire faux ! Cette révélation, qui
frappe de dérision sa révolte contre la communauté sociale, ne laisse place en lui
qu’au sentiment torturant d’avoir lui-même gâché son sort. Écrasé sous le poids
de la propre faute, il rejoint ses garçons et, il renonce à tirer vengeance de son
frère, bien décidé à disparaître pour toujours.
L’idée de la mort continue de le hanter et suscite en lui la tentation de
mettre fin à sa vie. Il débat en lui-même le problème philosophique du suicide,
qui n’est autre que celui de la liberté de l’homme, et conclut par l’affirmation de
son droit à disposer de ses propres jours. A l’ « anonyme » mystère d’un audelà insondable, il oppose la stoïque position et la fidélité à soi d’un cœur viril,
proclamant : « Je suis moi-même mon ciel et mon enfer »2.
Enfin, il écarte la tentation de choisir cette issue à sa vie manquée
et douloureuse : un homme courageux et fier ne saurait s’arrêter en chemin.
1
) Cannac (R.), Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller, Paris, 1966, p 128-129
2
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 315
Sans doute, pour une âme de cette race, la volonté de vivre peut être un devoir.
Et le héros, qui avait déjà chargé son pistolet, rejette loi de lui l’arme libératrice,
en s’écriant : « J’irai jusqu’au bout »1.
Il ne reste plus à Karl Moor qu’à confier à ces garçons la tâche de châtier
le coupable. Et ce n’est pas, dans ce drame où Schiller rencontre si souvent un
accent religieux, l’une des scènes les moins étonnantes que celle où l’on voit le
héros, debout au milieu des hors-la-loi agenouillés, et sanctifiant par avance leur
action vengeresse, il s’écrit : « Vous n’avez sans doute jamais rêvé que vous
étiez le bras d’une majesté supérieure ? L’écheveau embrouillé de notre destin
est démêlé. C’est aujourd’hui, aujourd’hui qu’une puissance invisible vient
ennoblir notre métier. Adorez celui qui vous a départi ce sort sublime, qui vous
a conduits ici, qui vous a honorés comme les anges exterminateurs de son
sombre tribunal »2.
Fontany écrit dans son ouvrage Trahison et héroïsation au théâtre que,
nous pouvons observer ici l’intention de Karl qui adopte d’instinct la même
stratégie que Franz lorsqu’il se félicitait d’avoir arraché le père à son fils préféré
pour affaiblir ce dernier ; c’est ainsi que Karl délègue ses volontés aux
brigands : « Arrache-le de son lit, s’il dort ou s’il est dans les bras de la volupté,
traîne-le loin de la table, s’il est en train de s’enivrer, enlève-le de son crucifix,
s’il est agenouillé pour prier. Mais je te le dis, et j’y insiste formellement, ne me
l’amène pas mort »3.
Le héros n’agit donc pas lui-même pour aller débusquer son frère au
milieu de ses occupations, mais il a des ordres extrêmement décidés et forts : il
faut séparer le traître de son loisir ou de son travail, sa vie quotidienne,
le couper de ses plaisirs et de ses repères pour le mettre à sa merci.
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 317
2-3
) Ibidem, p 327
En réalité, nous retrouvons, à la fin de cette tâche, le caractère hyperbolique des
sentiments du héros : « Si l’un d’entre vous l’égratigne ou touche à l’un de ses
cheveux, je mettrai sa chair en lambeaux et la donnerai en aliment aux vautours
affamés »1.
Mais, en s’imaginant que le châtiment de Franz donnerait un sens à sa
révolte, Karl Moor s’abuse encore : il lui reste à découvrir que le pardon peut
être une forme plus haute de la moralité que la justice elle-même. Et, quand on
lui annonce le suicide de son frère, il rend grâce au Ciel qu l’a délié de
l’obligation de juger Franz. Le héros n’aura pas à exécuter l’acte fratricide qui
l’effrayait pour la part de malédiction et de péché qu’il comporte.
Karl reste donc à l’écart et, en délégant à d’autres le pouvoir d’attraper le
traître, comme s’il ne voulait se réserver que la noble mission de juger le
malfaiteur, le héros se laisse la possibilité d’un échec et c’est effectivement ainsi
qu’il sera privé de la punition de Franz par son suicide. Cette mort entérine
l’éloignement des deux frères qui ne pourront s’affronter et ne seront jamais en
contact dit Fontany.
Et Les Brigandes, précisément parce qu’elle évite l’affrontement
immédiat entre le héros Karl et le traître Franz , permet de traiter l’action de la
trahison de façon plus approfondie et sensible . Karl est renvoyé à lui-même
pour prendre la dimension des torts causés par l’acte de Franz. On peut alors
mieux apprécier dans quelle mesure la trahison a un pouvoir de contrainte, de
révélation et d’inhibition sur le processus d’héroïsation.
Selon Cannac, devant la certitude du châtiment qui l’attend, il montre
la fierté. Même les plaintes d’Amalia le laissent d’abord insensible.
Et c’est seulement lorsque la jeune fille lui renouvelle l’assurance de son amour
durable, que le héros, comme s’il se croyait rédimé par cet amour, s’attendrit
1
) Ibidem, p 327
brusquement et se met à rêver de bonheur à deux – un rêve hors de toute réalité.
Karl refuse de leur apporter la félicité en se découvrant. Il fuit et en
appelle à la destruction : « Moi, vous, tous ! Que l’univers entier s’écroule ! »1.
Il se présente alors comme le chef des brigands et son père meurt. Il se rappelle
ensuite ses crimes, ce qui le conduit à refuser l’amour d’Amalia.
Mais celle-ci se rappelle à lui par la voix de ses hommes : la fidélité qu’il
leur a jurée lui pose une exigence aussi sévère que la plus stricte des morales
et, devant la protestation véhémente de ces camarades qui exhibent les blessures
reçues par eux à son service, il s’incline directement. En même temps,
l’impitoyable vérité, pour laquelle il n’était pas encore mûr, s’impose à lui :
« Un si grand pécheur ne peut plus revenir en arrière »2. Mais, pour recouvrer
entièrement sa liberté, Karl Moor doit encore sacrifier le seul être cher qui lui
reste.
Le héros n’accuse pas ceux dont la méchanceté l’a jeté dans une
entreprise sans issue ; il n’accuse que lui-même, son égarement, sa présomption.
Il a cru pouvoir s’ériger en justicier, en vengeur des offensés et des humiliés,
et son échec est la preuve de son erreur : en cherchant à promouvoir la justice,
il a commis crime sur crime ; en voulant le bien, il n’a fait que le mal ;
en essayant de restaurer l’ordre moral du monde, il a en effet
travaillé à
sa ruine. Et l’acte d’auto-accusation de Karl culmine dans l’orgueilleuse
affirmation du héros: « Deux hommes comme moi suffiraient à renverser tout
l’édifice du monde moral »3. Et encore il dit : « Je vais me livrer moi-même à la
justice »4.
1
) Ibidem, p 365
2
) Ibidem, p 369
3
) Ibidem, p 373
4
) Ibidem, p 373
En se livrant lui-même à la Justice, le héros montrera par un acte libre
– le seul qui puisse avoir à ses yeux une valeur et un poids – qu’il entend
assumer intégralement la responsabilité de ses crimes. Dans cette dernière
position se rejoignent une exigence éthique dégagée de toute dialectique
sentimentale et une volonté de grandeur parvenue à l’extrême de sa clarté dit
Cannac.
Pour Fontany, Karl reconnaît alors ses fautes: le crime ne peut améliorer
le monde ; il s’offre comme victime expiatoire. Peyrache note que le sublime
peut se révéler dans la violence par le déchirement essentiel de l’être et qu’il se
confond alors avec l’apothéose de l’homme par voies négatives, celles de la
destruction, dans un retournement tragique qui place toute la grandeur humaine
dans son pouvoir de négation de lui-même et du monde. Toute la fin de la pièce
montre les conséquences de trahison.
C’est à cause d’elle qu’il a choisi une vie de crimes, à cause d’elle qu’il a
prêté un serment qui le lie aux brigands. Mais c’est devant les conséquences de
ses actes qu’il est amené à prendre une position autocritique qui l’affaiblit dans
un premier temps avant de lui permettre de renouer en fin de compte avec
l’héroïsme en trouvant quelle position adopter pour se sauver. Pour plus
d’efficacité, il ne se tuera pas et son geste final rend compte de sa bonté :
« Je me souviens d’avoir parlé, en venant ici, à un pauvre diable de journalier
qui a onze enfants vivants. On a offert mille louis d’or à qui livrerait en vie le
grand brigand. On peut venir ainsi au secours de cet homme »1.
Ce n’est pas que par un ultime sursaut, une réelle explosion de son
caractère héroïque, qu’il va se sauver de l’influence néfaste de la trahison.
On assiste à l’émergence de sa force de caractère qui ne s’était pas manifestée
jusque-là, au contraire. Il va alors tenir tête aux brigands en refusant de se laisser
enfermer dans un rôle et une tâche qu’il ne reconnaît pas.
1
) Ibidem, p 375
Ce sont ensuite le courage, le raisonnement et enfin la charité qui vont soutenir
son discours et s’opposer à l’abattement, à l’espèce d’égoïsme et la faiblesse
qui le guidaient et jusque-là. Il va se sortir pleinement de l’état d’indécision qui
le rendait tellement vulnérable et qui contribuait à décupler les conséquences de
la trahison de Franz. Par la décision de se faire livrer, il retrouve son unité en
homogénéisant ses actions et les discours d’autrui portés sur lui.
C’est Karl qui gagne seul ce statut de héros en acceptant surtout de tirer
les conclusions des obligations irréversibles que lui impose la trahison, et en
choisissant le moyen d’accepter sa mort de façon optimale écrit Fontany.
« La révolte de Karl Moor, il est vrai, tourne court. Le héros fait amende
honorable. La vérité, que Karl Moor a méconnue et qu’il n’a découverte qu’au
prix de tragiques erreurs, c’est que les lois sont nécessaires à l’ordre moral du
monde. Mais les termes dans lesquels il exalte leur « inviolable majesté »
montrent bien que les lois dont il reconnaît la légitimité sont dans son esprit des
lois justes, issues de la liberté, et non pas celles que les tyrans ont faussées à leur
profit et sous le couvert desquelles ils perpétuent en Allemagne le règne de
l’arbitraire. Autrement dit, s’il désavoue son entreprise – qui était, dit-il, « vaine
et puérile » – Karl Moor ne renie pas pour autant l’idéal au nom duquel il s’est
rebellé et a jeté à la société son audacieux défi »1.
2)- Franz : un coupable traître
Cannac ajoute, Franz, qui nous est présenté comme un cérébral pur, dont
l’intellect est hypertrophié le cœur desséché. Esprit délié et d’une rare habileté
dialectique, Franz professe en outre une philosophie matérialiste, dont il se
réclame pour justifier son mépris de tout sentiment. Ce qu’il veut, lui, c’est
1
) Cannac (R.), Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller, Paris, 1966, p 139
s’emparer de l’héritage paternel. Qu’importe, s’il lui faut, pour cela, attenter à la
vie ! C’est d’ailleurs avec les seules ressources de son intelligence que Franz
prétend pouvoir se défaire de son père. Il n’aura recours ni au poignard, ni au
poison, mais à une arme psychologique, dont l’emploi lui est suggéré par sa
connaissance de la psycho-physiologie, que lui ont enseignée « philosophes et
médecins », il déclare lui-même : « Philosophes et médecins m’ont appris avec
quelle précision se rencontrent les manifestations de l’esprit et les mouvements
de la machine humaine »1.
En effet, il opte pour le repentir et le désespoir, comme étant les plus sûres
façons de tuer le vieillard. Cependant, Franz échoue. Il échoue parce que la mort
n’a pas voulu de son père, qui a survécu à sa douleur. Il échoue parce que son
frère revient au château où, maintenant, Karl règne en maître, assouvissant sur
ses malheureux « sujets » sa haine des hommes. Il échoue surtout, parce que son
entreprise était insensée, parce que la nature de l’homme est ainsi faite que nul
ne peut se flatter d’avoir détruit en soi toutes les exigences de la sensibilité :
malgré qu’il en ait, celle de Franz reprend ses droits.
Le traître Franz cherche également à détourner Amalia de Karl.
C’est donc, selon toute logique, qu’elle aussi ressentait en lui quelque chose
d’extraordinaire. Le souvenir de Karl est tel dans le cœur de sa fiancée qu’elle
est prête à l’attendre même s’il ne devait jamais revenir.
Amalia de son côté voit son rôle et son statut se confirmer dans le cadre
de l’héroïsme par sa position sans équivoque vis-à-vis de Franz dont elle se
méfie d’instinct. Sa fidélité à Karl, la pureté de son âme et son honnêteté
contribuent à sauver le jeune homme que les cœurs purs ne remettent pas en
cause, malgré les innombrables mensonges de Franz. Elle lui dit avec la force de
l’évidence : « Il est impossible que Karl devienne ce que tu viens de dire ! »2.
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 167
2
) Ibidem, p 159
Selon Fontany, le début de la chute de Franz nous est donné par le
personnage lui-même. C’est son inquiétude qui, déclare qu’un danger le guette.
Le traître se sent davantage assailli par des fantômes et des pensées qui
lui donnent le vertige. Il entend des bruits, tous ses sens sont en éveil et il
anticipe sur le futur : « N’entends-tu pas le tumulte ; là, tout près ? Leurs
cris de triomphe ? Le galop des chevaux ? Où est Karl – le comte,
veux-je dire ? »1.
Le traître va devenir de plus en plus hésitant et incertain. La peur l’envahit, il
délire un peu et cherche à se rassurer avant de s’évanouir à la pensée d’un rêve
figurant l’Apocalypse.
Cannac indique que, à la fin, cet esprit fort est vaincu par un rêve où il se
voit comparaissant, à l’heure du Jugement Dernier, devant le Haut Tribunal et,
de tous les pécheurs du monde, seul condamné. Le traître, pour la première fois,
est assiégé de toutes, et en pleine nuit, il mande auprès de lui le pasteur Moser.
Et lorsque Moser, en réponse à une question du criminel, annonce qu’il n’est pas
de plus grands péchés que le fratricide et le parricide et dit : « Malheur à celui
qui a ces deux péchés sur la conscience. Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût
jamais né »2, Franz ne peut plus maîtriser son épouvante.
On vient déclarer à ce dernier que des « cavaliers de feu », traversant le
village au galop, se rapprochent du château. Quelques instants plus tard, ceux-ci
donnent l’assaut à sa demeure, faisant voler partout pierres et brandons et
tomber toutes les vitres. Dans l’esprit de Franz, qui ignore la présence dans la
forêt voisine de la troupe de son frère, l’incendie et l’apparition des sinistres
cavaliers se confondent avec la vision apocalyptique qui a hanté son sommeil
quelques heures auparavant. Le grand criminel ploie finalement le genou et
adjure le Ciel de l’entendre.
1
) Ibidem, p 335
2
) Ibidem, p 349
Mais, comme s’il comprenait l’inutilité et le caractère dérisoire d’une contrition
aussi tardive, il se ressaisit presque aussitôt et annonce : « Impossible de prier.
Là, là. Toute est si ravagé, si desséché. Non, je ne prierai plus. Le ciel n’aura pas
cette victoire, ni l’enfer ce divertissement »1.
Franz fanfaronne mais il ne peut dissimuler l’angoisse qui le tenaille
depuis peu. Le traître doute tout à coup de ses certitudes. Il niait l’existence de
Dieu mais n’est plus complètement sûr de lui et a recours à la mauvaise foi qui
peut seule lui permettre de sauver la face en affirmant son propre pouvoir et
niant son doute.
Il entame une sorte de dialogue avec lui-même et devient son pire ennemi
car il est le seul qui puisse introduire une faille intérieure : « Y a-t-il un vengeur
au-dessus des étoiles ? Non, non, oui, oui ! Quel effroyable murmure autour de
moi. Il y a un juge là-haut, au-dessus des étoiles. M’en aller cette nuit même
au-devant du vengeur au-dessus des étoiles ? Non, dis-je ! Misérable cachette où
veut se dissimuler ta lâcheté ! C’est le désert, la solitude, personne ne t’entend
là-haut, au-dessus des étoiles ! Mais s’il y avait pourtant quelque chose de
plus ? Non, non, il n’y a rien ! Je l’ordonne, il n’y a rien ! »2. Et il ajoute,
« Il n’y a pas de Dieu »3.
Et, au moment où surgiront les brigands justiciers chargés de sa capture,
le traître se donnera lui-même la mort, échappant ainsi à la justice humaine,
sinon à celle de Dieu. Franz est tout à fait prêt, pour assumer tous ses crimes, à
défier Dieu lui-même. Pour lui, rien n’est plus principal que de garder sa
cohérence de traître et l’on a dans cette position une annonce de ce que
signifiera son acte final : mourir plutôt que d’être pris et jugé dit Fontany.
1
) Ibidem, p 353
2
) Ibidem, p 341
3
) Ibidem, p 343
Le traître, qui se moque si facilement des autres, ne supporte ni qu’on se moque
de lui, ni d’être en position d’infériorité, de rabaissement, d’humiliation. Il
préfère mourir pour échapper à cela : « Prends cette épée, vite, enfonce-la-moi
dans le dos, que ces coquins ne viennent pas faire de moi leur jouet »1.
Alors que tous les obstacles qui l’entouraient ont été franchis, Franz est
découvert : « Ils forcent l’escalier, assiègent la porte, pourquoi trembler devant
cette lame qui va me transpercer ? La porte craque, tombe, je ne puis leur
échapper »2.
Mais là encore, la mort du traître est-elle une défaite ? « Si l’on considère
que le principal problème était finalement pour Franz de savoir si son pari avait
été le bon et s’il avait bien fait de choisir la voie de la trahison pour arriver à ses
fins, ses doutes le déstabilisent certes durement, mais c’est en fin de compte la
trahison qu’il confirme comme véritable choix de vie. Il ne renie pas ce qu’il a
été et trouve même la force de se soustraire à la justice des hommes.
S’il renonce finalement à échapper au jugement de Dieu, il ne permet pas que
quelqu’un d’autre puisse se poser en supérieur à lui et sa mort est en ce sens une
victoire qui rend compte à la fois de son courage et de sa cohérence »3.
Grappin écrit dans son ouvrage Liberté et nécessité dans les tragédies de
Schiller que, pour Karl, son cœur pur, ses bravades et sa vaillance font de lui
une victime hautaine et consciente. Il sait que l’habileté des malfaiteurs
l’a poussé dans une voie où il n’y a pas d’issue. Il avoue même que la
communauté sociale
n’à que faire d’hommes comme lui, dont les bonnes
intentions mettent le monde à sang et à feu. Pourtant son bras était au service
1
) Ibidem, p 353-355
2
) Ibidem, p 355
3
) Fontany Laurence, Trahison et héroïsation au théâtre, Université Stendhal (Grenoble 3),
1997, p 311
de la justice, sa cause était pure. Seulement si elle cherche la façon de
s’incarner, la justice, descendue sur terre, se souille et se ternit: le justicier
devient bandit et sert l’inverse de ce qu’il voulait servir.
« Koc remarque à ce propos : Le héros se livre aux mains de la justice, à un
système qu’il a plus tôt dénoncé comme manifestement injuste et hypocrite mais
qu’il utilise maintenant pour défendre et préserver. Le message final de la pièce
est ainsi non un appel à un ordre social nouveau et libéral, mais plutôt un appel
conservateur pour la préservation du système patriarcal »1.
Disons même que, comme Schiller l’a écrit (dans la 1re préface) : « Karl
est un de ces malfaiteurs respectables, de ces monstres qui ont de la majesté, de
ces esprits que le vice et son horreur attirent à cause de la grandeur qui en est
inséparable, de la force qu’il exige et des dangers qui l’accompagnent »2.
Leroux écrit dans son introduction des Lettres sur l’éducation esthétique
de l’homme que, Karl Moor est le héros d’un État dans lequel des génies,
c’est-à-dire des citoyens vigoureux, animés du puissant dynamisme créateur,
pourraient grâce à la liberté se déployer dans leur force et dans leur grandeur
originale. Il s’écrie : « La loi n’a pas encore formé un grand homme, tandis que
la liberté fait éclore des colosses et des êtres extraordinaires »3.
Le champion entreprend donc de détruire par la violence la société régulière et
l’ordre légal. Karl rêve de construire sur les ruines de l’État ancien une société
nouvelle qui serait à la taille des grandes individualités libres.
Dans les Brigands, Schiller proteste déjà contre un État qui mécanise les
citoyens, qui, à force de légiférer sur toutes choses et de tout réglementer, tue la
1
) Fontany Laurence, Trahison et héroïsation au théâtre, Université Stendhal (Grenoble 3),
1997, p 314
2
) Leroux, Schiller, Poète de la Grandeur, faculté des lettres de Strasbourg, 1955, p 4
3
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 127
force et paralyse les initiatives, et nous croyons que c’est l’État patriarcal du
Despotisme éclairé qu’il attaque et critique ainsi dit Leroux.
Aussi bien l’évolution par laquelle le poète s’est éloigné de la méthode
révolutionnaire a-t-elle commencé chez lui dès le temps où il écrivait les
Brigands. Dès le dénouement de la pièce, il écarte intégralement la solution
violente.
Schiller ne propose plus de détruire la société ancienne par la violence.
La société nouvelle doit naître de l’ancienne au fur et à mesure que,
par l’éducation, les individus anciens s’élèvent à l’équilibre esthétique. Il doit
se produire un processus lent et continu de substitution grâce auquel la société
ancienne, transformée peu à peu par la rénovation intérieure des citoyens,
engendrera un État nouveau. L’idéal révolutionnaire des Brigands est ainsi
remplacé par un idéal de réforme par l’éducation.
II- Intrigue et amour
Cannac écrit dans son ouvrage Théâtre et Révolte que, « Avec la pièce
Intrigue et amour, c’était la première fois qu’un auteur allemand osait faire aussi
ouvertement sur le théâtre le procès de l’absolutisme, et l’audace de Schiller
apparaît d’autant plus grande que ses attaques étaient manifestement dirigées
contre un prince régnant celui-là même contre lequel il s’était révolté »1.
Toutes les allusions de la pièce – tant aux somptuaires qu’à la folie de
débauches et, bien entendu, au trafic de vies des hommes – visaient en effet Garl
Eugen de Wurtemberg. Pour cette peinture d’un régime honni, Schiller avait
convoqué tous ses souvenirs de Stuttgart et de Ludwigsburg.
La trame des événements extérieurs est d’une texture serrée. Louise
Miller, fille d’un modeste musicien, et Ferdinand Von Walter, fils d’un haut
personnage qui est dans une petite cour allemande, le favori du prince, sont épris
l’un pour l’autre d’un amour qui a l’aspect de l’absolu, mais qui se heurte aux
interdits sociaux. Éconduit par les époux Miller, à qui il avait demandé la main
de leur fille, un certain Wurm se venge en informant le président Von Walter,
dont il est le secrétaire, des relations qui se sont nouées entre les deux jeunes
gens.
Afin de mettre un terme à cette idylle incongrue, le président décide de
brusquer la réalisation d’un dessein qu’il a formé depuis peu et dont il attend
un accroissement de son crédit à la cour- un dessein qui consiste à marier
son fils avec lady Milford, maîtresse et favorite du prince, auquel le jeune
Walter servira ainsi de paravent. Avant même d’en aviser son fils, le président
fait déclarer publiquement les fiançailles de ce dernier avec la favorite. Il enjoint
à Ferdinand de se rendre incontinent chez lady Milford dit Cannac.
1
) Cannac (R.), Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller, Paris, 1966, p 191
A peine Ferdinand a-t-il rendu visite à lady Milford, pour lui connaître son
refus de se plier aux volontés de son père, qu’il court au domicile des Miller, où
il ne devance que de quelques minutes l’arrivée du président. Ce dernier, dès
qu’il est en présence de l’humble famille, commence par insulter le monde
entier, souillant par des allusions graveleuses l’amour des deux jeunes gens, et
finit par ordonner l’arrestation directe des parents de Louise Mais une simple
phrase de son fils, qui le menace de rendre publics les actes criminels auxquels il
a dû sa fortune, l’oblige à faire relâcher les deux époux.
Après cette explosion, on voit le président et son secrétaire adopter
une tactique nouvelle. Nous auront recours à la ruse et au mensonge: pour le
détacher de Louise. Cependant Ferdinand, revenu auprès de Louise, la conjure
de s’enfuir avec lui. Mais elle refuse, invoquant les devoirs qui les lient tous les
à leurs pères. Ferdinand met en doute sa fidélité et l’accuse d’avoir un amant.
Demeurée seule, Louise s’inquiète de l’absence de ses parents, lorsque
Wurm survient. Le secrétaire se dit envoyé par le vieux Miller, qui a été entre
temps, ainsi que sa femme, jeté en prison et qui, soi-disant, compte sur sa fille
pour les en faire sortir. Wurm ajoute que les parents de Louise ne seront remis
en liberté que si elle consent à écrire une lettre dans laquelle elle feindra
de s’adresser à un amant, un ridicule courtisan, le « maréchal de la cour »,
Von Kalb. Louise commence par se rebeller. Puis, pour l’amour de ses parents,
elle accepte.
Wurm exige en outre qu’elle fasse serment de ne jamais divulguer la
vérité. La lecture de la lettre- que son destinataire a laissée comme par mégarde
tomber de sa poche- jette Ferdinand dans une colère que rien ne pourra dénouer.
Il croit à la bonté de son père et ne croit pas, en revanche, à l’innocence pure de
Louise. Elle a décide de mourir et a déjà écrit à Ferdinand, pour l’inviter
à mourir avec elle. Mais le vieux Miller fait appel à sa foi religieuse, et elle
déchire la lettre.
A ce moment survient Ferdinand, il est venu en justicier. Brandissant le
billet dicté par Wurm, il demande à Louise si elle en est bien l’auteur. Par trois
fois, la jeune fille jure qu’elle a écrit le billet. Ferdinand demande d’abord
à Louise de lui apporter à boire. Puis il peut jette du poison dans le verre de
Louise. Entre temps, ils ont l’un et l’autre absorbé le breuvage empoisonné.
Louise meurt après avoir, finalement, révélé à son meurtrier la raison de son
silence et l’atroce machination. Avant de mourir, Ferdinand tend la main à son
père en signe de pardon, et une dernière péripétie nous montre le président
assumant enfin ses crimes et se livrant lui-même à la justice écrit Cannac.
On aura noté,ici, chez Darras, dans son ouvrage L’âme suspecte, et le
corps complice que, c’est à l’instigation du secrétaire que ce dernier fait arrêter
le père de Louise et c’est sous sa contrainte que la jeune fille écrit la lettre
d’amour au maréchal von Kalb. Parvenue entre les mains de Ferdinand, cette
lettre agira de fait sur son âme exaltée comme un « grain de levain » produisant
« une fermentation destructrice ».
L’action de ladite lettre dépassera en réalité de très loin les espoirs du rival et
les calculs du psychologue puisqu’elle débouchera, on le sait, sur le suicide de
Ferdinand et le meurtre de Louise. La haine de Wurm pour son concurrent,
la jalousie utilisée comme un poison, la lettre employée comme une arme :
les analogies de cet individu avec celui de Franz Moor ne manquent sans doute
pas et si l’on examine le personnage d’un peu plus près, on remarque d’ailleurs
combien ce rapport de parenté est peut-être encore plus étroit qu’on ne le dit en
général.
Incidemment, il est intéressant d’indiquer que, le statut social des deux
personnage n’est assurément pas identique puisque le second des fils Moor
appartient à l’aristocratie tandis que le secrétaire est issu du même milieu que la
famille Miller et c’est d’ailleurs à ce titre qu’il peut légitimement prétendre faire
de Louise son épouse. Néanmoins, de même que Franz nourrit une rancune
tenace à l’égard d’un frère aîné accusé de l’avoir frustré de tout, y compris
d’Amalia, le secrétaire ne peut certes pardonner à Ferdinand de lui avoir
« volé » une jeune fille de son milieu et d’avoir ainsi empiété sur ses droits.
La rivalité amoureuse souligne et redouble tout à la fois le conflit dans laquelle
Wurm le secrétaire se trouve engagé avec Ferdinand le fils pour gagner le cœur
du président écrit Darras.
Le rapport triangulaire dans laquelle s’inscrivent les trois individus
reproduit ainsi le schéma sur lequel reposait Les Brigands. Si l’on veut
néanmoins remonter aux sources de cette rancune nourrie par le personnage de
Wurm, il convient de prêter attention aux réflexions qu’il inspire au père de
Louise dès sa première apparition :
« Miller : la vue de ce plumitif me produit le même effet que du poison ou de
l’orpiment. Equivoque et répugnant personnage qui n’a pu s’introduire que par
contrebande dans l’univers du Bon Dieu. Ses petits yeux de rat pleins de malice,
sa chevelure d’un roux de feu, son menton en galoche… On dirait vraiment que
la nature dépitée d’avoir à ce point manqué son œuvre a saisi le gredin par ce
menton qui n’en finit plus pour le rejeter dans quelque coin… Non ! Plutôt que
d’abandonner ma fille à un coquin de cette espèce, j’aimerais mieux la voir…
que Dieu me pardonne ! »1.
Dans la situation de Wurm, la frustration sociale vient donc s’ajouter
à la frustration physique pour précipiter la dérive d’un personnage à première
vue très ordinaire, voire complètement insignifiant. C’est d’ailleurs cela qui
distingue le scélérat de ses prédécesseurs et il n’est que de se rappeler sa
première apparition dans la maison de Miller pour voir que rien ne le destine en
apparence à devenir l’artisan d’une cabale diabolique. Loin de nous montrer
un « grand seigneur » du crime (Franz), l’auteur nous présente en réalité un
1
) F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris
1953, p 9
personnage pleinement banal rendre visite aux parents de sa promise et se
réjouissant ainsi de la savoir à la messe, gage d’un confort bourgeois et
domestique aux contours bien définis.
C’est dire s’il perçoit comme un véritable affront l’idylle de Ferdinand et
de Louise, que la mère Miller s’empresse de lui révéler, et la trahison de la jeune
fille suscite en lui un choc assurément fort peu spectaculaire – Wurm est
l’antithèse absolu du « génie » Ferdinand – mais tout aussi intense.
Darras ajoute, ce sont en réalité tous ses projets d’avenir que le secrétaire
voit s’effondrer d’un seul coup, les fondements de son monde se mettent
brusquement à vaciller et l’hostilité larvée à l’égard du fils de son maître
dégénère soudain en haine. Rongé par la jalousie, Wurm fait de celle-ci
une rame qu’il retourne contre son rival, sachant les ravages de cet affect
sur un esprit comme celui de Ferdinand.
Comme Franz Moor, sans doute, le secrétaire connaît fort bien l’âme de son
rival et c’est de tous les individus celui qui semble le mieux au fait de ses failles
ou de ses zones d’ombre. A cet égard, la première scène de l’acte trois,
où s’élabore la cabale, fournit à Wurm l’occasion d’administrer à son maître une
magistrale leçon de stratégie politique et de psychologie. Ayant complètement
intégré les lois en vigueur dans son univers d’adoption, le secrétaire sait aussi
bien dissimuler son âme qu’il sait percer à jour celle des autres et l’on voit à
travers son exemple combien la connaissance psychologique est belle et bien un
enjeu de pouvoir.
En réalité, si cette permet à Wurm de sortir de l’ombre et d’acquérir
un statut égal à celui de ses criminels prédécesseurs, elle le voit en outre inverser
à son profit les liens de domination : en prenant en main la conduite
de l’intrigue, il devient à son tour le maître et soumet à son pouvoir un
président tout à fait aux bois. En brossant un portrait de Ferdinand au début
de la scène, le secrétaire livre au père le fruit de ses remarques et sa démarche
n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Franz Moor dans la première
scène des Brigands.
A l’instar du « médecin-philosophe », Wurm dresse en réalité un
psychogramme de l’enthousiaste sur lequel il s’appuie pour échafauder son plan
destructeur. «Wurm : Les principes qu’il a rapportés de l’Université n’ont jamais
été de mon goût. Que venaient faire ces rêves chimériques de grandeur d’âme,
de noblesse intérieure, à une cour où la plus grande sagesse consiste à savoir
au bon moment élever la tête ou la courber ! Votre fils est trop jeune, trop
ardent, pour trouver déjà du goût aux voies tortueuses et lentes de l’intrigue ;
son ambition ne sera mise en branle que ce qui est grande et aventureux »1.
Etranger au monde de la cour, voire au monde entier, Ferdinand est un
exalté prompt à se laisser aveugle par son amour. Or, c’est précisément en cela
qu’il constitue une proie facile pour qui veut bien attaquer cette passion non pas
de front, comme l’a fait son père, mais par traîtrise : « Wurm : Pourquoi avoir
montré à votre fils le visage de l’ennemi ? Jamais il n’aurait dû savoir que vous
étiez au courant de ses affaires d’amour. De cette façon, c’est du côté de la jeune
personne que vous eussiez miné le roman tout en conservant le cœur de votre
fils. Vous eussiez imité l’exemple du sage général qui se garde d’attaquer
l’ennemi au cœur de ses troupes, mais sème des divisions dans les rangs.
[…] Ne cherchez point à vous mesurer avec une passion que toute résistance ne
ferait que fortifier… Laissez-moi le soin de faire éclore, au propre feu de cette
passion, le ver rongeur qui la dévorera ! »2.
Pour un psychologue expert dans l’art de déchiffrer les indications
« barométriques » de l’âme, il ne devrait pas être très difficile de produire
l’explosion dans un esprit exalté, en surchauffe permanente et soumis à la
1
) F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris
1953, p 57-58
2
) Ibidem, p 59
pression des affects. Une seule lettre – un « grain de levain » – suffira
assurément à transformer l’enthousiaste en furie, tout comme la lettre de Franz
Moor à son frère avait subitement précipité Karl dans la délinquance.
Agissant sur l’âme par procuration dans la situation de Ferdinand,
le psychologue sait en revanche qu’il lui faudra attaquer immédiatement celle
de Louise pour briser la résistance de la jeune fille et la contraindre à rédiger
la lettre empoisonnée. A cet égard, il est apparent que Wurm voit à nouveau
dans l’amour une faille à exploiter et il fait d’elle en toute logique la pièce
maîtresse d’une stratégie dont il déroule les étapes tel un réel chef de guerre dit
Darras.
« Wurm : […] Je connais à fond ce petit cœur sensible. Elle n’a que deux
côtés vulnérables, les seuls par les quels nous puissions faire le siège de sa
conscience : son père, le major. […] Elle aime son père… elle l’aime
passionnément, pourrais-je dire. La vie, ou du moins la liberté de son père en
jeu… les reproches de sa conscience à elle, lui dépeignant que c’est elle qui est
la cause de tout le mal… l’impossibilité de posséder le major… enfin le vertige
de sa tête, dont je me charge la combinaison doit réussir… la petite doit tomber
dans le panneau »1.
En effet, on remarquera une fois de plus la connaissance précise que
Wurm a de la psychologie de l’homme ainsi que sa faculté à déceler le point
faible des âmes qu’il se dispose à torturer. Il sait ainsi que Louise ne résistera
pas à l’écartèlement entre les deux objets se sa passion. La probabilité que
Ferdinand soit aussi terrible amoureux que jaloux est évidement forte pour
Wurm pour qu’il décide d’établir sa stratégie sur cet affect. En revanche,
le choix du maréchal von Kalb comme destinataire de la lettre ne laisse pas de
surprendre tant il semble aussi incongru que grotesque et paraît vouer la
machination à l’échec.
1
) Ibidem, p 60-61
Les deux conspirateurs ont néanmoins de bonnes raisons de croire au succès de
ce coup d’audace et il n’est que de se rappeler le pronostic fondé par Wurm au
début de la scène. « Wurm : Ne croyez point cela ! La passion irritée ne recule
devant aucune folie »1.
Selon Darras, la réaction de Ferdinand est ainsi prévisible pour qui a vu
un Karl Moor annonce la guerre au genre humain après la seule lecture d’une
lettre .Comment un personnage tel que Ferdinand, « doué de tous les dons pour
atteindre l’excellence » selon une expression appliquée par Schiller à Karl – peut
– il en arriver à tuer celle qui l’aime et à se suicider ensuite sur le fondement
d’un indice aussi improbable ? La question pourrait en effet constituer le point
de départ d’une enquête psychologique qui s’attacherait à remonter aux sources
de cette dérive et qui s’efforcerait d’en retracer les étapes.
Analyser le personnage de Ferdinand et son évolution sous cet angle ainsi
de manifester en quoi Intrigue et Amour s’inscrit bien dans la lignée de ces
pièces « expérimentales » inaugurée trois ans plus tôt par Les Brigands.
Ainsi verra-t-on au fil d’une telle étude le « médecin-philosophe » confronter
une fois de plus son personnage à une situation extrême qui met à nu les rouages
de son âme et en révèle brutalement les dysfonctionnements cachés.
Dans Les Brigands, Schiller fait précéder l’apparition de Karl Moor
d’un portrait dressé par son frère et dans lequel ce dernier montre le véritable
culte que suscite l’aîné. Dans Intrigue et Amour, la présentation du héros
masculin s’inscrit dans le droit fil des scènes d’exposition précédentes et Louise
semble ne pas déroger à la règle. C’est ainsi qu’on la voit, dès son entrée en
scène, célébrer en Ferdinand un « chef d’œuvre de la Création » et le regarder
comme un vrai mythe. Or, quiconque se rappelle le parcours de ses deux
prédécesseurs sait combien la déification dont ils faisaient l’objet n’a fait que
renforcer le sentiment de leur génie et de leur exception, les aveuglant peu à peu
1
) Ibidem, p 57
sur eux-mêmes. Il y a donc fort à parier que Ferdinand von Walter présente à
son tour cette funeste tendance. A ce premier indice relatif au « héros » sur le
point paraître s’en ajoute ici un autre qui ne manque pas de jeter une
ombre inquiétante sur la personnalité de ce dernier.
Dès sa seconde réplique, Louise se présenté en réalité comme une « grave
pécheresse » et elle na tarde pas à dire à son père le douloureux écartèlement
qu’elle ressent entre et sa passion et sa conscience écrit Darras.
« Louise (après l’avoir regardé fixement). Je vous comprends, mon père, je
sens votre reproche pénétrer comme un couteau dans ma conscience, mais il est
trop tard. Je ne sais plus prier, père. Ferdinand et le ciel s’arrachent mon âme
saignante, et je crains, je crains… »1.
L’héroïne de Schiller apparaît toujours aux abois et se perçoit de façon
durable en sursis, exposée au regard inquisiteur de tous les individus, à
commencer par celui de Ferdinand. La première scène réunissant les deux
amants et très significative à cet égard, car elle montre combien leur lien est
d’emblée marqué par la méfiance et l’incompréhension.
(Il s’élance vers elle. Elle s’abat faible et décolorée sur un siège. Il reste
debout devant elle. Ils se regardent longuement en silence. Pause.)2.
Entre le pessimisme de Louise et l’exaltation du jeune homme, le
décalage est apparent ; il s’accentue d’ailleurs au fil de la scène et semble ainsi
préfigurer la catastrophe à venir. Aux visions idylliques de Ferdinand s’opposent
les pressentiments morbides qui assaillent la jeune fille (ainsi voit-on resurgir
l’image du poignard) et celle-ci paraît accablée par la pression psychologique à
laquelle le major la soumet.
1
) Ibidem, p 11
2
) Ibidem, p 13
Darras indique que, après la découverte de la lettre, la confrontation avec
le maréchal puis avec son père, la confession de Louise constitue pour lui un
nouveau choc plus intense que les précédents. Le traumatisme est d’ailleurs si
fort que Ferdinand implore soudain Louise de lui mentir dans un geste désespéré
par lequel il reconnaît profondément son inaptitude à lire dans l’âme sœur et
proclame en même temps l’échec du lien amoureux.
Si Ferdinand décide de frapper Louise, c’est pour la punir du « sacrilège »
dont elle s’est rendu coupable à ses yeux et lorsque le jeune homme
hésite encore à priver Miller de son unique enfant, il finit néanmoins par se
déterminer en songeant aux « sentiments les plus sacrés » traités « comme des
marionnettes » par celle qu’il croit infidèle. En versant peu après le poison dans
le verre, il invoque encore les puissances célestes pour justifier son crime et
place explicitement celui-ci sous le signe de la vengeance divine.
Or, la scène suivante montre combien le choc engendré par la « trahison »
de Louise a pour effet d’ébranler la foi du jeune homme dans la religion de
l’amour et probablement aussi dans la religion même. Les indications scéniques
sont les symptômes de cette dérive et c’est ainsi que Ferdinand commence par
« regarder fixement devant lui », puis il réplique à Louise par un « rire
méprisant » avant de prendre un ton « très ironique » et de livrer enfin une
vision satirique de la situation :
« Ferdinand : […] Ton exemple me convertit et tu vas me donner des leçons.
Ils sont des fous ceux qui parlent d’amour éternel ; la monotonie éternelle du
sentiment finit par rebuter et le changement est le piment du plaisir… Tope là,
Louise ! Je suis ton homme… Nous allons bondir d’aventure en aventure, nous
rouler de fange en fange… Toi ici, moi là. Peut-être retrouverai-le en quelque
lupanar la paix que j’ai perdue… Peut-être, après avoir rivalisé de turpitude nous
rencontrerons-nous un beau jour tous les deux, sous la forme de deux squelettes
vermoulus, pour la deuxième fois et avec la plus agréable surprise du monde, et
peut-être alors nous reconnaîtrons-nous, comme dans les comédies, à cet air de
famille que ne renie aucun enfant de cette mère-là. Peut-être alors la honte et le
dégoût créeront-ils entre nous une harmonie que le plus tendre amour avait été
impuissant à produire »1.
Au seuil de la mort, Ferdinand se présente soudain sous les traits d’un
épicurien cynique et paraît animé d’un scepticisme que l’on sent percer sous
cette vision sarcastique de la passion. En effet, le jeune homme fait à son tour
l’objet d’une expérience à laquelle Schiller soumet les individus de ses premiers
drames et qui vise à démontrer combien l’exalté est susceptible de basculer dans
un pessimisme essentiel sous l’effet du désespoir. L’échec d’une religion de
l’amour établie sur la sublimation des pulsions se manifeste ici crûment dans ce
tableau célébrant le triomphe morbide et grotesque du corps. Refoulées sous un
discours amoureux qui chantait jusqu’ici l’harmonie des âmes, les pulsions
sexuelles resurgissent sur les ruines de ce discours et prennent alors la forme de
visions triviales, comme si le désespéré prenait un plaisir masochiste à tailler en
pièces ce monde mental qui était le sien.
Tout se passe en
réalité comme si l’artiste commençait par détruire
verbalement « l’œuvre gigantesque » de sa passion avant de la détruire
physiquement et ce discours satirique précède d’ailleurs de peu l’absorption du
poison par Ferdinand puis par Louise.
Ferdinand ne meurt assurément pas sur cette profession de foi libertine et
matérialiste, mais il est évident qu’il ne pardonne pas au ciel cette monstrueuse
« faute de goût » qui a pu le pousser à doter un si beau corps d’une âme
si perverse. C’est ainsi qu’on le voit examiner qu’avant à le déchiffrer.
« Ferdinand : Ce bel ouvrage du céleste architecte… qui pourrait croire ? Qui
devrait croire ? […] Comment des cordes rompues et déchirées peuvent-elles
1
) F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris
1953, p 127-128
rendre des sons aussi doux ? […] Tout si beau, si plein de mesure…,
si divinement parfait ! […] Il n’y aurait donc que dans l’âme de cette femme que
Dieu se serait trompé ? Est-il possible qu’une âme d’une difformité aussi
révoltante soit logée dans une enveloppe corporelle aussi irréprochable ?
(La quittant tout à coup). Ou bien le Créateur a-t-il vu que son ciseau donnait
naissance à un ange et a-t-il précipitamment corrigé son erreur en donnant à son
œuvre un cœur d’autant plus pervers ? »1.
Les mots de Ferdinand mettent à un l’aveuglement tragique du
personnage car ils montrent combien c’est en réduisant Louise à un pur objet
esthétique que le jeune homme s’empêche précisément de la regarder comme
un sujet indépendant et de voir en elle un être humain avec ses souffrances
et ses craintes. Touché par la grâce d’une voix « douce et mélodieuse », le
jeune homme n’est toutefois pas en mesure d’entendre ce que lui dit cette
voix et demeure attaché à la surface du « bel objet », à défaut de pénétrer la
« belle âme ».
L’égarement de Ferdinand n’échappe d’ailleurs pas à Louise et celle-ci
met le doigt sur l’incapacité profonde du héros à trouver en lui-même la source
de se maux, une caractéristique qu’il partage avec Fiesque et Karl Moor dit
Darras. « Louise : Quel criminel entêtement ! Plutôt que d’avouer qu’il a porté
un jugement précipité, le voilà qui préfère insulter le Ciel »2.
Lorsque la jeune fille, se sachant condamnée, révèle à Ferdinand la vérité
sur la lettre et lui dévoile ainsi son innocence parfaite, le jeune homme est
victime d’un ultime choc contenu tout entier dans une indication scénique qui en
retrace avec précision les répercussions physiques : « Ferdinand (il demeure
rigide, pareil à une statue et comme enraciné dans le sol ; un long silence de
mort ; il s’écroule enfin, comme frappé par la foudre.) »3.
1, 2
) Ibidem, p 130
3
) Ibidem, p 133
La violence des manifestations physiques est à la mesure de la crise
suscitée en le jeune homme par la découverte de sa méprise. La paralysie puis
l’effondrement du corps reflètent le bouleversement de l’âme et sont en même
temps comme les signes avant-coureurs de la mort prochaine, puisque le poison
agit déjà dans le corps de Ferdinand.
A cette syncope succède un regain d’énergie destructrice né de la
fureur provoquée par l’acte du père. Le corps et l’âme semblent vraiment se
commander mutuellement dans cette fièvre soudaine qui s’empare de l’exalté.
« Ferdinand (se relevant d’un bond, l’air terrible) […] (ses traits ont
l’expression de la rage la plus effrénée) : Assassin et père d’assassin !... Il faut
qu’il meure aussi afin que le Juge du monde ne fasse tomber sa fureur que sur le
coupable ! »1.
En effet, le réflexe destructeur du jeune homme est symptomatique de
son aveuglement persistant et il évoque en cela la réaction typique de Karl face
aux chocs subis. De fait, la découverte de la cabale inspire au major des termes
semblables à ceux qui viennent au jeune Moor lorsqu’il comprend sa méprise.
« Ferdinand : […] Ma vie m’a été volée, scélératement volée, volée par vous »2.
Pour Darras, Lorsque le président, accablé, demande à son fils de lui
expliquer son geste, celui-ci salue avec un cynisme amer la « feinte » grâce à
laquelle son père a cru pouvoir désunir les amants, mais il s’empresse d’ajouter
avec défit que l’amour « furieux » a fini par contrecarrer les plans des deux
« marionnettistes ». Lorsque Miller surgit sur scène, Ferdinand se déclare
innocent et lui désigne le coupable en la personne de son père. S’adressant à ce
dernier, il reconnaît sans doute sa culpabilité mais se pose en victime d’un
« vol » et se défend de n’avoir jamais été un scélérat.
1
) Ibidem, p134
2
) Ibidem, p135-136
C’est sur son père qu’il se décharge de « la plus grande » partie du crime et il
montre ce faisant l’exemple au président, lequel s’empresse à son tour de rejeter
complètement la responsabilité sur Wurm.
« La réunion des deux amants dans la mort et le pardon que Ferdinand
accorde in extremis à son père paraissent restaurer l’ordre détruit au cours de la
pièce et semblent concrétiser l’idéal poursuivi par Ferdinand de son vivant.
Serait-ce là le triomphe posthume de cette religion de l’amour, une religion qui
ne pourrait se développer qu’en dehors des contraintes terrestres et ne saurait se
pratiquer que dans l’au-delà ? »1.
Tout cela est important, cette perspective ferait apparaître le jeune homme
comme le martyr de sa foi, une foi se heurtant aux obstacles dressés sur sa route
par un univers corrompu. Si l’on observe en revanche le « martyr » d’un peu
plus près et que l’on adopte le regard microscopique du médecin-philosophe
pour pénétrer son âme, on s’aperçoit bien vite que les obstacles cités sont peutêtre avant tout intérieurs : le jeune homme ne serait dans cette situation plus le
martyr de sa foi mais la victime de son Moi, ce Moi dont l’arbitraire se révèle
dès les premières répliques et ne cesse de s’exacerber au cours de la pièce.
Or, la dérive qui pousse le Moi à ne voir dans l’autre qu’un simple miroir
et à le traiter en objet –aussi beau soit-il – ne consacre-t-elle pas le triomphe de
l’antithèse, cet égoïsme contre lequel le jeune Schiller élaborait parfaitement sa
philosophie de l’amour, car il voyait en lui un principe matérialiste ?
De fait, la dérive de Ferdinand fait apparaître sous un jour éminemment
problématique cet idéaliste fraîchement sorti de se universités et revenant défier
la cour avec se pensées modernes de vertu et de grandeur. Qu’en est-il en
réalité de ces Lumières qui n’empêchent pas l’individu « éclairé » de s’aveugler
1
) Darras Gilles, L’âme suspecte, le corps complice, Université de Paris IV Sorbonne, Paris,
2001, p 358
sur soi-même et de s’égarer au point de croire sa bien-aimée capable de le trahir
pour un bouffon ? Qu’en est-il en outre de cet individu qui veut s’affirmer
comme sujet mais, dans le même temps, traite l’autre en objet ? Qu’en est-il
enfin du pouvoir de la raison si un affect – un « grain de levain » – suffit à le
neutraliser et à faire basculer l’idéaliste dans le crime ?
Ce sont en réalité une fois de plus les « tortures d’une passion
dominante » et les « souffrances d’un amour exalté » qui sont au cœur de la
démonstration anthropologique et Ferdinand doit pouvoir constituer un exemple
dissuasif au même titre que Karl Moor.
Sans l’assistance d’un maître qui l’oblige à ouvrir les yeux sur l’univers
et sur soi, l’enthousiaste sombrera au premier choc venu dans un scepticisme
destructeur pour autrui et pour lui: une seule lettre suffit simplement à
déclencher un séisme dans l’esprit privé de défenses immunitaires écrit Darras.
« Quatre ans après son départ de l’Académie et trois ans après la parution des
Brigands, le père de Karl, Fiesque et Ferdinand sait donc mieux que jamais
combien la philosophie des Lumières doit s’inspirer de la médecine si elle veut
voir aboutir son projet d’éducation »1.
Alors que la jeune fille est déjà au seuil de la mort et qu’elle continue de
subir les insultes de son tourmenteur, Louise a encore ce mot, qui est d’une
réelle héroïne – d’une héroïne dont la vaillance trouve son expression dans la
plus pure modestie : « Louise : J’ai l’âme forte autant que quiconque, mais il ne
faut pas que l’épreuve dépasse les limites humaines »2.
« Louise meurt victime de sa pureté et de sa conscience intransigeant, de même
que Ferdinand meurt victime de sa jalousie et de sa folle passion. Elle meurt
1
) Ibidem, p 361
2
) F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris
1953, p 131
comme une sainte : en pardonnant à celui qui vient de trancher ses jours par un
acte de véritable égarement. Ce pardon est conforme à sa foi chrétienne »1.
Selon Cannac, le personnage du vieux musicien Miller est bien venu.
Dans son humanité un peu rude, il incarne la vitalité, l’énergie, voire l’âpreté
de la classe montante, de cette petite bourgeoisie demeurée proche du peuple,
mais qui prend peu à peu un sentiment plus net de sa dignité et de son
importance. Son caractère se trouve posé dès les premières scènes du drame,
où il nous est montré dans l’encadrement familial. Si sa promptitude d’humeur
l’amène à traiter son épouse, dont la cupidité est le trait dominant, avec une
excessive brutalité, c’est parce qu’il aime sa fille et n’augure rien de bon d’une
idylle qui ne peut se terminer par un mariage.
Car cet homme de sens ferme et d’esprit droit accepte le réel comme il est
et ne conçoit pas d’autre monde que celui où il vit et qu’il croit inscrit dans
l’ordre divin. Sans rien renoncer de son autorité de père de famille à l’ancienne,
il est cependant assez libéral pour reconnaître qu’il ne lui appartient pas de
conseiller sa file dans le choix d’un mari. Au fond, il ne veut que la félicité de
celle-ci, et lorsqu’elle paraît elle-même, il trouve, pour lui parler, l’accent de la
pure tendresse.
Quand l’orage éclate, ce petit bourgeois façonné à l’obéissance tient tête
au tout-puissant ministre. Au dernier acte, il est prêt, pour éloigner Louise des
lieux où elle a tant souffert, à s’expatrier avec elle. Sous son écorce rugueuse,
il possède cette délicatesse du cœur qui supplée aux plus grands dons.
Le langage du vieil homme, sa diction et son vocabulaire, est exactement
approprié à son état et à sa condition. Il s’exprime de façon impulsive,
affectionne les images gaillardes et les mots crus du lexique populaire et
entremêle ses propos de proverbes et de métaphores empruntés à son métier de
musicien. Cette langue drue et familière, contribue à doter le personnage d’un
1
) Cannac (R.), Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller, Paris, 1966, p 185
vigoureux relief.
Le président von Walter représente dans le drame, où il est la figure
symétrique du musicien, la classe dirigeante. Le poète, qui a voulu dénoncer en
lui tous les vices et toutes les tares du système, l’a portraituré sans indulgence.
Ce personnage qui détient un pouvoir illimité est le type du politique cynique,
qui tantôt se fait gloire de ses canailleries, tantôt en rejette la responsabilité sur
ses complices. Il est servile vis-à-vis de son maître et cruel à l’égard des
humbles. Rien n’égale la bassesse des injures dont il accable Louise et les
Miller, et il a bien mérité d’être traité de « proxénète » par son fils.
Il n’est pas jusqu’aux sentiments qu’il prétend porter à son fils, qui ne nous
paraissent douteux, à voir la façon discrétionnaire dont il dispose du jeune
homme pour l’assouvissement de ses ambitions. Quant à l’amour de Ferdinand
pour Louise, cet homme, le voulût-il, serait incapable d’en comprendre
l’intransigeance et la pureté. Il faudra que son fils meure, pour que ses yeux
s’ouvrent et qu’il ait enfin le courage de suivre le dictamen de sa conscience
écrit Cannac.
Le poète lui a prêté la langue sèche et exacte et le ton uni, parfois
sentencieux, de la Cour. Les seuls moments où il quitte ce ton de bonne
compagnie sont ceux où il s’abandonne à la pente vulgaire de sa profonde
nature.
Il est intéressant de noter que, par plus d’un trait, Wurm ne nous
apparaît comme une réplique de Franz Moor, dont il n’a cependant pas la
carrure. Il est, comme Franz Moor, affligé d’une grande laideur et doué
de cette intelligence aiguë qui, souvent, va de pair avec la difformité
physique. Son fondamental mobile est le vœu de tirer vengeance des Miller
qui l’ont humilié en lui refusant leur fille Louise. Il est dans la pièce le réel
meneur de jeu.
Mais, bien qu’il ait compris combien le jeune homme était vulnérable, ce fin
tacticien psychologique échoue, finalement, à séparer les deux amants, qui se
rejoignent dans la mort. Du moins peut-il, dans sa défaite, satisfaire le grand
mépris qu’il a pour son complice et associé dans le crime, donnant du même
coup libre cours à un ressentiment social qu’on ne lui soupçonnait guère et qui
accompli le portait moral de ce transfuge de la bourgeoisie. Wurm parle
parfaitement la langue des gens de cour ; seul le ton est différent selon que son
interlocuteur appartient à la bourgeoisie ou à l’aristocratie.
En effet, nous pouvons également apercevoir comme une secrète
symétrie entre les figures du « maréchal de la cour » von Kalb et de Mme Miller,
tous les deux des comparses et traités en charge. Von Kalb est le type du
courtisan à la fois bouffi de vanité et dépourvu de sens moral. Sa prétention à
l’élégance vestimentaire est aussi grotesque que son langage plein d’afféterie et
truffé de mots français, et il est d’autre part, apte à toutes les lâchetés comme
à toutes les bassesses. Le poète a satirisé en lui une aristocratie de cour adonnée
aux occupations futiles, asservie à la « mode » et d’une incurable médiocrité.
Sur le versant opposé, Madame Miller est représentative de cette petite
bourgeoisie démoralisée par l’exemple de la corruption des « grands », avide de
profit et bornée, au vocabulaire déformé dit Cannac.
Disons même que, ces personnages ont ceci de commun qu’ils sont tous
saisis dans la vérité de leur nature, de leur langage et de leur classe.
Lady Milford, en revanche, est une figure assez convenue et un peu indécise.
Non seulement elle est mue par des mobiles aussi divers que l’ambition,
la nostalgie d’un amour sincère et ostentatoire de la vertu, mais il y a
constamment dans son comportement quelque chose de forcé. Après l’échec de
l’intrigue par laquelle le président a essayé de la marier à Ferdinand et dont elle
ne s’est rendue complice que pour se libérer de ses obligations de concubine du
duc, son rôle actif est terminé. La joute passionnelle et oratoire qui l’oppose à
Louise et la scène où elle griffonne à l’adresse du prince une lettre vengeresse
par laquelle elle prend congé de lui, puis fait distribuer à ses domestiques réunis
le contenu de sa cassette, constituent à proprement parler un hors-d’œuvre.
Les motifs mêmes de son « renoncement » ne sont pas très convaincants.
L’héroïsme dont elle se targue est trop dénué d’intériorité et le monologue, où
elle se délivre à elle-même un certificat de vertu, trop déclamatoire pour nous
émouvoir profondément.
Selon Cannac, en réalité, l’importance du rôle de la favorite est ailleurs.
Ce n’est point pas hasard, mais par un choix délibéré que le poète a fait d’elle
une Anglaise. Dans ce milieu bourbeux d’une petite Cour allemande, elle
incarne l’idéal et les habitudes de liberté dont les contemporains de Schiller
créditaient tous les citoyens britanniques. Devenue, par un concours de
circonstances malheureuses et à son cœur défendant, la maîtresse d’un petit
potentat allemand, elle n’en a pas moins gardé de ses origines le goût de la
liberté et elle était en quelque sorte toute désignée pour mettre en accusation les
principaux bénéficiaires et responsables du régime : le principe lui-même et les
hommes qui composent son entourage direct.
Lady Milford n’a pas de mots assez durs pour fustiger ces derniers,
« esclaves de la marionnette » dont elle-même tire les ficelles, ambitieux soumis
à leurs seules convoitises, vaniteux que gouverne l’envie, lâches que mène la
peur et qui ne sont pas plus libres que les bourgeois eux-mêmes.
Quant au prince, le portrait qu’en trace la favorite, – qui a le privilège de
le pouvoir considérer dans son naturel – est celui d’un homme qui s’abandonne
à tous les déchaînements de l’instinct et qui ne recule devant aucun crime.
Non seulement aucune jolie femme de ses États n’est à l’abri de ses entreprises,
mais, pour se procurer des subsides, le duc n’hésite pas à se faire marchand
d’hommes.
Il s’agit là d’une des pratiques les plus honteuses dont étaient coutumiers
nombre de petits princes allemands. Pour la dénoncer, le poète a pris le biais de
faire raconter la chose à la favorite par un vieux serviteur du prince. Description
d’un réalisme épique, qui évoque les violences inouïes auxquelles donnait lieu le
départ de ces centaines de jeunes hommes vendus comme mercenaires à des
puissances étrangères, qu’il fallait arracher à coups de sabre à l’étreinte de leurs
fiancées ou de leurs mères ou que l’on fusillait sur place quand ils refusaient de
partir, cependant que les roulements de tambour couvraient leurs gémissements.
Par la voix du vieux serviteur, dont les fils ont été enrôlés de force, c’est
véritablement le peuple lui-même qui occupe le devant de la scène et qui porte
ainsi, contre tout un ordre social et politique, le témoignage le plus pathétique et
le plus terrible.
L’intrigue et l’amour qui est né de la protestation passionnée de Schiller
contre un pouvoir injuste et oppressif, un drame qui porte profondément la
marque de la jeunesse fervente du poète.
III- Fiesque
Le drame de Fiesque (1782-83) procède d’une inspiration très proche de
celle des Brigands. Comme Karl Moor, le compte de Fiesque se révolte contre
l’injustice de la communauté sociale ; le despotisme de la famille Doria qui
règne sur l’Etat génois lui est insupportable. Il a conçu l’entreprise d’affranchir
ses compatriotes et d’instaurer la République, fût-ce par la violence. Mais un
trait de caractère le distingue de Karl Moor : l’instinct de puissance. Un moment
vient où il ne prétend plus mettre le mal au service du bien.
Les démons de l’égoïsme et de l’ambition s’emparent de lui. Il se laisse
prendre aux intrigues de la politique. Au lieu d’être le libérateur de Gênes, il ne
rêve plus que de posséder la pourpre du duc, et il n’y a plus d’autre grandeur
dans ses méfaits que celle de l’audace
et de l’énergie
supérieures qu’ils
exigent. Il s’écrie : « Il est honteux de vider une bourse…. Il y a de l’impudence
à soustraire un million, mais il y a un ineffable grandeur à voler une couronne.
La honte décroît à mesure que le péché grandit »1.
En effet, il est complètement convaincu que les petites vertus ne sont pas
faites pour les grands esprits, pas plus que la cuirasse des pygmées n’est faite
pour les géants. Il triomphe un moment. Mais il tombe ensuite par la main
vengeresse d’un républicain persuadé qui ne lui pardonne pas d’avoir exploité
la vertu des patriotes pour confisquer le pouvoir à son profit.
La grandeur de Fiesque et de Karl Moor est, sans doute, celle de
surhommes qui avaient essentiellement une volonté de bien, mais que les
circonstances de leur vie quotidienne et leur ardeur passionnelle ont transformés
peu à peu en grands immoralistes. Ils agissent par delà le mal et le bien.
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 273
On aura noté, ici, chez Kontz, dans son ouvrage Les drames de
la jeunesse de Schiller que, Fiesque, aux yeux de Schiller, est un « grand
criminel », mais doué de toutes les séductions et de « qualités remarquables ».
Il est dans la fleur de la beauté, fier et noble, affable avec majesté ; « jeune,
charmant, traînant tous les cœurs après soi ». Le poète a peint avec amour ce
chef-d’œuvre « accompli » sorti des mains de « l’inépuisable nature ». C’est un
dieu que le monde entier adore.
Quand il était le fiancé de Mlle de Cibo, son apparition suffisait pour exciter la
jalousie parmi les compagnes de la jeune fille, et maintenant que la comtesse de
Lavagna est tout à fait heureuse de son union avec cet homme unique, la nièce
du doge, l’orgueilleuse Julia, qui a dédaigné tant d’hommages, voudrait même
au prix d’un crime lui disputer sa conquête. Les hommes aussi ne peuvent se
soustraire à son prestige. Bourgognino s’est retiré devant Fiesque, lorsque
Fiesque a prétendu à la main de Mlle de Cibo.
Verrina l’aime d’une « ardeur fraternelle », et en devenant doge, Fiesque
laisse dans le cœur de son ami « un vide que toute la race humaine, quand on la
triplerait, ne pourra remplir ». Les artisans de Gênes le tiennent pour le
« meilleur gentilhomme » de la République ; le peuple en est idolâtre.
Il est assez intéressant d’indiquer que, cette partie du personnage de
Fiesque, comme aux deux remaniements, est réussie. L’admiration, l’amour, la
déférence universelle, mettent au front de Fiesque une couronne, avant qu’il
prenne celle de Doria. Nous le sentons grand ; mais il arrive malheureusement
qu’il se montre à nous petit, et dès les premières scènes de la pièce. Il est
ambitieux ; donc il doit être dissimulé. Il y a un genre de dissimulation qui peut
avoir sa noblesse, quand la fin qu’on se propose est louable ; il y a des
mensonges auxquels un cœur bien placé se prête et qu’un juge austère excuse,
quand il s’agit de la vie d’un homme et du salut d’un beau projet.
Nous passerions à Fiesque d’être courtois avec Gianettino ; mais il est
flatteur et empressé. Nous lui permettrions de cacher ses desseins sous le
masque de la légèreté et sous une feinte insouciance ; mais il se donne l’air d’un
vulgaire jouisseur.
Selon Kontz, la grandeur de Fiesque est ruinée dans notre esprit, et dès le
début, c’est la conjuration qui nous intéresse, avant même d’être formée, bien
plus que le chef des conjurés. Fiesque pourra faire des actions héroïque, mais il
ne nous apparaître pas comme un héros. Que dire de la scène répugnante qui
termine son intrigue avec Julia ? Que dire surtout de sa familiarité avec le
More, qui en vient à le traiter en compère et compagnon ? Fiesque peut être un
criminel séduisant, il n’est pas un grand criminel de l’envergure d’un Richard
III ; son ambition prend des voies boueuses et obliques.
Là même où il pense avoir de l’honneur, il ne connaît que le point
d’honneur ; lorsque la confiance aveugle du vieux Doria lui arrache les armes
des mains, après un moment d’ennui, vite il trouve un tour dans son sac ; il paie
en fausse monnaie la générosité du doge, et le voilà la conscience tranquille et
nettoyée. Ce conspirateur sans noblesse est un conspirateur sans habileté.
Quand Schiller a écrit de sa pièce qu’elle est le drame de « l’ambition qui
s’élève et qui tombe », il a déclaré que son drame est fondamentalement
dramatique et non psychologique.
Le poète n’a pas su profiter des libertés que s’accorde le drame dans la
durée ; comme les auteurs de tragédies classique, il n’a fait, en somme, que
dénouer une crise, mais plus embarrassée et plus longue; son Fiesque tel qu’il
l’a posé au début, et notamment tel qu’il se montre lui-même en déshabillé avec
le More, est incapable de renoncer à son ambition, et le problème n’est pas de
savoir s’il sera jusqu’au bout ambitieux ou non, mais s’il pourra ou non assouvir
son ambition écrit Kontz
Le poète nous a présenté un criminel né. On va nous dire que son Fiesque
s’agite, et se tâte, et se demande ce qu’il fera, et prend l’air d’une âme entre la
vertu et le vice; mais c’est là une comédie, Verrina le sait bien. Fiesque ne sait
pas moins bien que dès qu’il le pourra, il mettra la main sur la couronne et la
couronne sur sa tête.
Tout cela est important, nous aboutissons ainsi à observer dans l’aspect
de Fiesque le même défaut que dans celui de Karl Moor ; ni l’un ni l’autre n’est
un organisme homogène et harmonieux; ils sont tous deux faits de morceaux et
de pièces. Encore l’avantage est-il du côté de Moor, qui, à partir d’un certain
instant, nous offre constamment la même face, de caractère bien terrible et
humain et triste, tandis que Fiesque, en sautillant de sa femme à sa maîtresse, de
son ménage à la République, et de ses vices à sa vertu, nous surprend tour à tour
par le spectacle de ses diversités.
Darras écrit dans son ouvrage L’âme suspecte, le corps complice que, le
nom de Fiesque apparaît pour la première fois dans l’essai de 1780 sur la
connexion psychosomatique et plus précisément dans le paragraphe où l’élève
s’attache à montrer l’influence de l’état du corps sur celui de l’esprit.
L’art de la dissimulation et la maîtrise de la psychologie sont en réalité
deux armes nécessaires à la conquête ainsi qu’à l’exercice du pouvoir. Franz
Moor l’a très bien compris et sa lecture des médecins-philosophes occupe ainsi
une place principale dans l’élaboration de sa stratégie politique. Force est
néanmoins de constater que le talent de Franz n’est rien en comparaison de celui
d’un Fiesque qui manie à la perfection les deux armes du pouvoir.
Excellent connaisseur de la psychologie de l’homme, ce dernier se
révèle en outre un acteur remarquable, se fabriquant facilement une identité de
débaucher pour mieux endormir les craintes de ses adversaires comme de ses
proches. Comment un tel personnage doué de dispositions exceptionnelles et
qui porte en lui une entreprise hors du commun pourrait-il périr dans un stupide
accident au moment même où son projet est sur le point d’aboutir ?
La disparition du personnage doit résulter d’une logique interne au
personnage et constituer le point d’aboutissement d’une dérive. En faisant
mourir son personnage des mains de Verrina, le poète sanctionne le parcours
d’un personnage doublement coupable d’avoir tué sa femme et d’avoir trahi la
république. Rappelons que ce meurtre naît d’une monstrueuse méprise puisque
Fiesque poignarde un personnage qu’il croit être son ennemi juré et qui est en
effet Léonore.
Maître incontesté de l’illusion jusqu’à ce moment, Fiesque en devient
tout à coup la vraie victime à travers cet égarement spectaculaire des sens
qui fait écho à l’égarement de l’âme. Voici donc ce successeur de Karl Moor et
de Franz érigé à son tour en objet d’une étude anthropologie dont le poète
souligne le caractère résolument expérimental dans sa préface : « Dans mes
Brigandes, j’ai paris pour sujet la victime d’une excessive sensibilité. Ici
j’essaye, au contraire, de peindre une victime de l’art et de l’intrigue »1.
A l’instar de Franz, l’individu voit ses propres armes – la cabale et
l’artifice – se retourner contre lui, mais c’est aussi à Karl que l’on songe en le
voyant habité par le sentiment de son exception et de sa grandeur. Or, ce
sentiment grandit à mesure que l’intrigue avance et finit par se confondre avec
l’entreprise politique que l’individu porte en lui. De cette confusion naît
essentiellement la dérive de Fiesque dans le crime et l’immoralité.
S’il est d’ailleurs une autre expérience que l’anthropologue effectue à
travers son personnage, c’est bien celle qui consiste à mélanger et à combiner
les identités pour produire une réaction psychique déterminée : « […] mais
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 199
tirer du cœur humain les premiers fils de l’action politique, froide et stérile, et
par cela même la rattacher au cœur humain, enlacer en quelque sorte l’un dans
l’autre l’homme et le politique, et emprunter à l’industrieuse intrigue des
situations qui intéressent l’humanité, voilà ce qui dépendait de moi »1.
Dans la situation de Fiesque, retracer les étapes de la dérive conduisant à
la catastrophe constitue d’autant plus un défi que le dissimulateur résiste aux
regards et se dérobe longtemps à toute lecture de son âme.
A l’opacité de le cas politique à Gênes fait écho celle d’un personnage
fondamental qui avance masqué et se plaît à brouiller les pistes. Dans l’avis
qu’il adresse au public de la première représentation, le poète lève un coin du
voile recouvrant l’âme de Fiesque.
En remontant aux sources de la dérive, on trouve allusion aux « furieux
désirs » et à un « sein brûlant » qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à un Karl
Moor et qui mettent en lumière la faille du personnage : un tempérament
passionnel prompt à s’enflammer pour peu que les conditions « climatiques »
s’y prêtent. Le germe de la fièvre est donc en lui et l’explosion risque d’être
d’autant plus forte qu’il aura réprimé plus longtemps ces vœux ardents sous un
esprit calculateur et froid. Or, on sait depuis Franz Moor quel sort attend ceux
qui développent leur esprit au détriment de leur cœur et ceux qui livrent leur
âme au pouvoir despotique d’une idée fixe écrit Darras.
Selon Kontz, pour le personnage de Muley Hassan, l’étude de ce
personnage nous entraînera hors de Fiesque, à la recherche de l’original sur
lequel Schiller l’a dessiné, et en certains endroits claqué ; et on a cru devoir
faire cette comparaison et cette enquête à part.
Muley Hassan est un chef-d’œuvre, aussi spirituel et plus gai que l’autre,
avec l’insouciance du fatalisme musulman.
1
) Ibidem, p 200
Né sur la côte de l’Afrique, Muley Hassan a rapporté de ce pays des
fauves et des voleurs ses vices et ses qualités, une absence totale de conscience,
une force et une agilité peu commune, qui rappellent le félin. Pendant qu’on
admire les mouvements gracieux et puissants du tigre, on oublie son naturel
sanguinaire : de même chez Muley Hassan, la finesse du coquin, la prestesse et
l’audace du bandit, l’éternel rire de ses dents blanches, ont un genre de beauté
qui voile la laideur du fond, et ce fond est répugnant ou effrayant.
Le Maure suit son naturel et les instincts de sa race ; vivant au milieu des
chrétiens ses ennemis, ce fils de pirates mahométans est constamment comme
en guerre, prêt à piller ou à tuer. Assassin à gages, voleur, espion, entremetteur,
il se prête à toutes les besognes, pourvu que le salaire soit acceptable.
Mais, c’est ici que commence le comique de son rôle, il a son honneur de coquin
et il est chatouilleux à cet endroit. Il exige qu’on le paie son prix et qu’on
apprécie ses talents de virtuose à leur juste valeur.
De l’argent mal gagné pour une tâche mal faite, il n’en veut pas, il le
refuse. Un service vaut tant ; c’est un prix fait ; un homme à tuer, tant, et l’on
paie d’avance ; quand il a donné sa parole, il n’y manquera jamais, car sa
réputation est faite et il entend la soutenir.
Gianettino, le neveu du dog médite la mort de Fiesque, qui commence à
lui porter ombrage ; il a trouvé l’individu qui le défera de son ennemi. Le
Maure, pour cent sequins qu’il trouve d’ailleurs « légers comme la plume »,
expédiera Fiesque dans un autre monde. Gianettino paie l’assassin d’avance, et
par une lettre de change, ce qui paraît d’une singulière imprudence. « Dans trois
jours au plus tard, il faut qu’il soit refroidi »1.
Puis, le Maure paraît tourne autour de Fiesque pour lui porter un coup
mortel ; il cherche à tromper son attention en lui présentant une lettre, mais le
1
) Ibidem, p 208
comte a pris le sage précaution de se placer en face d’une glace ; il suit de l’œil
tous les mouvements du drôle et l’arrête à l’instant où l’assassin lève le bras
pour frapper.
Muley Hassan est vexé d’avoir manqué son coup. Fiesque se rit du drôle,
qui, « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris », et plus humilié
qu’effrayé, dans la sotte attitude où il s’est mis par sa maladresse, voit déjà la
potence se dresser devant lui. Piqué au jeu, le Maure, avant de périr, et pour ne
pas être « le seul attrapé », révèle à Fiesque que celui qui l’a soudoyé n’est autre
que le prince Gianettino.
La vie de Fiesque « pour cent sequins ! » la somme paraît maigre au
comte de Lavagna ; le prince héréditaire de Gênes est un ladre ; pour lui faire
honte, Fiesque court à sa cassette et jette mille sequins à son assassin. Surpris,
le Maure refuse ; il n’accepte pas de dons gratuits ; il a de l’honneur.
Décidément, nous pouvons faire quelque chose de cet homme ; Fiesque lui fait
grâce de la vie et le prend à son service ; il aura en lui un espion qui parcourra la
ville, se tiendra au courant de ce qui se passe, de ce qui se dit, prêt à toutes les
besognes et apte à se faufiler partout.
« La critique allemande a fait honneur de cette figurine parfaite au génie
créateur de Schiller. Le Maure, dit M. Kuno Fischer, est de pure invention.
La vérité est que le Maure est de pure imitation. Il reproduit, traits pour traits,
caractère pour caractère, esprit pour esprit, paroles pour paroles, actions pour
actions »1.
Le Maure vient de bas, on ne sait d’où, et il s’offre presque dans les
mêmes termes à Fiesque : « Employez-moi à quoi vous voudrez : comme votre
chien de quête, votre chien courant, votre renard, votre serpent, votre
entremetteur, votre valet de bourreau ; à toute besogne, seigneur ; mais, par mon
1
) Kontz Albert, Les drames de la jeunesse de Schiller, Paris, 1899. p 342
âme, à rien d’honnête, j’y suis lourd comme une bûche »1. En réalité, Muley
Hassan n’a pas une moins haute idée de ses talents ; il porte « un bon coup », et
la victime elle-même en est « contente ».
Quand Fiesque prend à son service le Maure, il le félicite de la même
façon et se familiarise avec lui : « Tu es un scélérat recuit. Il y a longtemps qu’il
m’en manque un semblable. Donne-moi la main. Je veux te garder à mon
service »2. Plus loin, il ajoute : « Il faudra bientôt que je te saute au cou, coquin.
C’est un tour de maître »3, et il répète : « Ta main, mon garçon ! »4.
Le Maure sait tout ce que son maître médite, et il le seconde avec ardeur ;
pourvu qu’il soit « fidèle et discret » ; Muley Hassan est vis-à-vis de Fiesque,
qui le comble d’argent, ne lui cache rien de ses entreprises, et le charge des
tâches les plus difficiles. Il n’a pas plus d’humanité que de vergogne ; il prend
plaisir à voir couler le sang dit Kontz.
Le Maure se demande comment il pourrait bien s’y prendre pour causer
le plus de mal possible aux Génois et organiser une « tuerie » à Génois ; en
songeant au carnage qui va se faire pendant la nuit de l’insurrection, il exulte et
s’écrire : « La joyeuse boucherie de cette nuit, quand les Sérénissimes seront
étranglés par une malice de nègre ? Non ! Qu’un chrétien se tire de ce
labyrinthe ; pour un païen l’énigme est trop subtile…. »5.
Pour Darras, s’il se présente comme un double de Fiesque, Muley Hassan
incarne tout à fait aussi, la part animale du personnage. En se servant de lui
comme d’une machine, Fiesque se sert de son corps comme d’un thermomètre le
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 225
2
) Ibidem, p 224
3, 4
) Ibidem, p 279
5
) Ibidem, p 287
renseignant sur la santé de l’Etat.
Le Nègre* : « […] Rien que le nom de Doria les secoue comme le frisson
de la fièvre. Gianettino est mortellement haï. […] Une lourde chaleur d’orage
règne partout dans Gênes…. Ce mécontentement est suspendu comme un temps
noir sur la république…. Au moindre vent, il tombera des grêlons et des
foudres »1.
Gênes est malade, Gênes a la fièvre et les indications climatiques fournies
par le Maure à son maître nourrissent le diagnostic que celui-ci dresse aux
patriciens et représentants du peuple quand ceux-ci viennent clamer leur haine
du pouvoir en place et implorer son aide. Or, comment le « sauveur » pressenti
réagit-il à cette catastrophe qui embrase la nation génoise ? On le voit éprouver
soudain une excitation grandissante et le spectacle de la fièvre suscite en lui des
vœux destructeurs. Pulsions agressives, fantasmes inquiétants : le génie livre ses
zones d’ombre et semble l’espace d’un moment ne faire qu’un avec Muley
Hassan, son démon.
La complicité de « l’âme » et du « corps » revêt alors un visage très cru.
Fiesque : « Très bien ! Très bien ! Voilà le feu aux pailles de la république.
La flamme a déjà atteint les maisons et les tours…. Courage ! Courage !
Que l’incendie devienne général et que le vent, avec une joie maligne, siffle
dans cette désolation ! […] Cela va à souhait. Le peuple et le séant contre
Doria. Le peuple et le sénat pour Fiesque…. Hassan ! Hassan !... Il faut que je
fortifie cette haine ! Que j’anime cette sympathie !... Viens, Hassan ! Bâtard de
l’enfer, Hassan ! Hassan ! »2.
* : Il faut rappeler les lecteurs que la personne de Muley Hassan dans mes références est
présentée sous deux nomes Le Maure et Le Nègre.
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 241-244
2
) Ibidem, p 2248-252
En effet, la solidarité du maître et de l’esclave éclate ici à travers ces
propos qui confèrent un caractère satanique au premier, comme s’il était peu à
peu contaminé par sa créature. La fascination exprimée ici par Fiesque déclare
d’ailleurs la jubilation que Muley Hassan éprouvera plus tard à souffler sur les
braises, au plus fort de la bataille.
Le Nègre : « Leur chasse à courre fait bien mon affaire. Nous allons, une
bonne fois, incendier et piller. Ils se chamaillent là-bas pour un dogat ; nous
autres, nous allons faire bon feu dans les églises, pour réchauffer un peu les
apôtres qui gèlent »1.
Si Fiesque est séduit par le scélérat, c’est assurément aussi parce que
ce dernier déploie une énergie. De cet individu diabolique se dégage une
dynamique à laquelle le héros peut d’autant moins se soustraire que ce démon
semble donner vie à ses « furieux désirs » et à ses propres fantasmes, refoulé au
fond de son âme.
Cet appétit de grandeur transparaît nettement à la fin de l’acte deux,
où l’action se précipite et où Fiesque se dévoile aux futurs membres de sa
conjuration. A ses interlocuteurs médusés, le comte révèle la machination qu’il a
mise en place pour renverser les despotes et il éprouve un plaisir manifeste à
voir tous ses auditeurs s’agenouiller devant lui tous à l’exception de Verrina,
le farouche républicain dont la soif de vengeance s’est accrue depuis le viol de
sa fille par Gianettino. Fiesque a donc jeté son masque, mais tout se passe
comme si à force de jouer la comédie, l’individu avait fini par s’identifier à son
rôle, comme si, à force de manipuler ses interlocuteurs, il avait fini par ne plus
croire qu’en lui-même dit Darras.
Amoureux de soi-même et épris de son ouvrage, l’artiste ne saurait laisser
à un autre le soin de diriger une conjuration dont il a fabriqué pas à pas tous les
rouages. De même, souffrira-t-il de renoncer au pouvoir une fois la victoire
1
) Ibidem, p328
acquise, lui que l’on a vu afficher jusqu’à présent un mépris ambigu pour une
république jugée incurable ?
Ses interlocuteurs en sont donc venus où Fiesque voulait les amener, et
ils ont dit ce qu’il voulait leur faire dire. Mais il ne suffit pas à Fiesque qu’on
l’invoque dans un moment d’effervescence ; il veut convaincre la raison des
révoltés que leur passion les a bien inspirés. Pour les démontrer la nécessité de
s’unir sous le commandement d’un chef, il leur raconte, un apologue à la fin
duquel, après voir montré les abus des différentes formes de gouvernement, il se
prononce pour l’autorité d’un seul, du plus fort, pour la monarchie du lion ; et en
prononçant le nom du « lion, » il s’avance au milieu d’eux pour leur faire bien
voir le lion dont ils ont besoin, sans le désigner autrement que par sa majesté.
Le résultat de cette éloquence, habile et prudente en même temps, ne se
fait attendre : « Et il faut que Gênes fasse comme eux, et Gênes a déjà son
homme »1. Cette problématique est l’enjeu des deux monologues qui constituent
la charnière de la pièce et qui montrent parfaitement comment le personnage
succombe à la tentation du pouvoir.
Initialement destinés à entretenir l’illusion et à brouiller les pistes, les
différents propos sur l’impotence de la république ont fini par semer le trouble
dans l’âme de leur auteur, comme s’ils constituaient en quelque sorte les
manifestations de son inconscient.
Fiesque : « Quel tumulte dans mon sien ! Quelle fuite mystérieuse de
pensées !... Tels que des complices suspects qui s’acheminent à quelque noir
attentat, se glissent sur la pointe du pied, et baissent timidement vers le sol
leur visage enflammé, tels ces luxuriants fantômes passent devant mon âme….
Arrêtez ! Arrêtez ! Laissez-moi vous éclairer au visage […] – Ah ! Je vous
connais !... C’est la livrée de l’éternel menteur…. Disparaissez » 2.
1
) Ibidem, p 252
2
) Ibidem, p 270
Verrina « grave, sérieux et sombre », est sans nul doute l’homme selon le
cœur de Schiller ; ajoutons qu’il est souvent un parleur selon l’esprit de Schiller,
c’est-à-dire trop ami d’une emphase presque mélodramatique. C’est une âme de
héros, vraiment républicaine ; il est pauvre d’argent et riche d’honneur, il chérit
sa fille avec une tendresse intime, il aurait tuée comme un Virginius, s’il avait
pu prévenir ainsi l’attentat ; il a contre les despotes la haine d’un Brutus, mais il
ne voudrait pas les frapper du poignard ; il aime Fiesque comme malgré lui, par
impulsion et avec méfiance, il a deviné les entreprises ambitieux de Fiesque.
Pour Darras, si Fiesque semble porter un regard claire sur la passion qui
le dévore, la rémission est néanmoins de courte durée et ne saurait ouvrir la voie
d’une guérison, tant la fièvre du pouvoir est ancrée dans sone esprit. Le comte
cède à la tentation de devenir le despote de Gênes et afin de bien mettre en relief
la dimension criminelle de la résolution, l’auteur fait précéder le monologue
décisif d’une scène dans laquelle Verrina révèle au jeune Bourgognino sa
décision de tuer Fiesque. Aveuglé par son fanatisme, obsédé depuis le début par
l’idée de venger la république, Verrina a déjà failli tuer sa fille en apprenant que
celle-ci avait été violée par Doria.
Un peu plus tard, la contemplation du tableau représentant la chute du
despote romain Appius Claudius a suscité en lui un tel enthousiasme délirant
qu’il s’est mis à frapper la toile (acte deux, scène dix-sept). Ces deux accès de
folie montrent à quelles extrémités l’idée fixe est susceptible de pousser un
individu et quel facteur de déséquilibre elle représente.
De fait, l’âme que Verrina dévoile dans la première scène de l’acte trois
est habitée de visions cauchemardesques et morbides, comparables à celles qui
accompagnent la fièvre :
Verrina : « […] comparé à la nuit de mon âme, c’est un jardin fleuri. Suismoi là où la pourriture dévore et liquéfie les cadavres et où la mort célèbre son
affreux festin. […] là, je te parlerai par des convulsions, et tu m’entendras avec
des claquements de dents »1.
On ne s’étonnera donc pas de voir la mélancolie décrite comme un terrain
propice à l’éclosion de ces pensées noires : « Si les glaces de l’âge, ou le
chagrin, ce joug de plomb, avaient paralysé l’heureux élan de tes esprits…. Si un
sang noir et épaissi avait fermé à la nature souffrante le chemin de ton cœur,
alors tu serais capable de comprendre le langage de mon chagrin et d’admirer
ma résolution »2.
Mais on sait aussi bien que Verrina de quel côté il penche et doit tomber.
Ce n’est pas au moment où, par sa dissimulation, sa ruse sans scrupules, sa
longue patience, il a mis la proie à portée de sa griffe, qu’il va rentrer sa griffe et
se soumettre à sa proie.
Verrina : « Que Fiesque meure, mon fils, qu’il meure par moi ! […]
Fiesque renversera le tyran, c’est certain. Fiesque deviendra le plus dangereux
tyran de Gênes, c’est encore plus certain »3.
« La situation psychologique des frères Moor et celle de Fiesque
diffèrent certes, puisque les premiers sont poursuivis par leur crime tandis
que c’est précisément l’idée du crime ou plutôt sa grandeur qui séduit
ici le second »4.
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 271
2
) Ibidem, p272
3
) Ibidem, p272-273
4
) Darras Gilles, L’âme suspecte, le corps complice, Université de Paris IV Sorbonne, Paris,
2001, p 290, 291
C’est ainsi que l’on voit Fiesque faire l’apologie du crime au nom d’un
Moi érigé en valeur suprême. Fiesque : « Je serais le plus grand homme dans
toute l’étendue de Gênes, et les âmes plus petites ne se rallieraient pas sous la
grande ?... Mais j’offense la vertu ! (Il s’arrête). La vertu ?... Le génie sublime a
d’autres tentations que la tête vulgaire… Doit-il partager la vertu avec elle ?
L’armure qui serre le corps grêle du pygmée doit-elle s’ajuster aux membres du
géant ? »1.
Dans le monologue de la fin du deuxième acte, on sent que Fiesque a déjà
pris son parti dans son âme, mais qu’il est déchiré. Ici il ne s’agit plus pour lui
que de colorer en vertu le vice d’ambition qui le précipite au despotisme. Ainsi
Fiesque sent le besoin d’excuser à ses propres yeux le crime que la veille encore
il hésitait à commettre ; et pour s’étourdir, il se lance dans des paradoxes et des
sophismes. L’obéissance totale aux lois est un aveu de faiblesse, indigne d’un
esprit supérieur. Obéir ! Mais autant vaudrait ne pas exister, « obéir ou régner »,
c’est « être ou ne pas être ». Le plaisir de goûter les jouissances du pouvoir
l’emporte, le destin en est jeté, Fiesque est résolu !
Avec le commencement du IVe acte, voici enfin le moment de l’action.
Dans une cour du palais de Fiesque, remplie d’armes et vaguement éclairée par
des lanternes, les conjurés se glissent un à un, reçus par des soldats qui ne les
laissent ni sortir, ni entrer dans le palais. Ils craignent une embûche. Ils ne sont
qu’à moitié rassurés par la présence de Verrina constamment intrépide, mais
qui, obsédé par son idée fixe, répond à leurs questions en termes énigmatiques :
Fiesque « tarde à venir », mais ce sera constamment trop tôt pour ce qui
l’attend ; Verrina est décidé à l’immoler après les Doria à la liberté. « Quand
Gênes sera libre, Fiesque mourra ! »2.
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 273
2
) Ibidem, p 300
Fiesque paraît ! Après quelques excuses sur son retard, il écoute le lien
des conjurés qui ont organisé les préparatifs de la révolte, puis il se découvre et
leur tient le discours, où il engage les patriotes à le suivre pour délivrer Gênes de
ses oppresseurs.
Quant à la femme de Fiesque, Kontz indique que, au premier acte,
Léonore est complètement charmante, et peu s’en faut qu’elle ne réalise l’idéal
rêvé par le poète : quand elle n’était que la fiancée de Fiesque, elle joignait à ses
sentiments de passion une ambition politique, ou plutôt un vœu de gloire ; bien
digne d’un noble cœur ; elle demandait au ciel d’être l’épouse du libérateur de
Gênes ; maintenant, et surtout depuis qu’elle souffre dans sa tendresse de
femme, elle est toute à son amour. Aussi, quand le moment arrive où Fiesque
peut affranchir sa patrie, elle sent que pour elle Fiesque est tout, et lui demande
en échange de se garder tout pour elle.
Gênes est alors loin de sa pensée ; elle supplie son mari de renoncer à ses vastes
entreprise ; elle lui dépeint les maux qu’apporte l’ambition au cœur desséché et
jamais satisfait ; elle lui représente l’anxiété du tyran qui partout craint pour sa
vie, et dont les soupçons troublent même la concorde du foyer domestique ;
enfin, elle le conjure de renoncer au diadème pour « rendre heureuse une pauvre
créateur qui sur son sein goût une félicité céleste ».
Elle demande grâce pour Julia, qu’elle trouve cruellement humiliée.
Quand elle avoue à Fiesque son intention de quitter un mari qui la trompe,
à peine le voit-elle rougir et pâlir qu’elle a déjà changé de résolution :
« Ah ! Dieu soit loué ! Il pâlit et rougit. Maintenant j’ai du cœur »1. Elle était
venue pour faire son époux une petite scène, d’où elle espérait bien tirer une
réconciliation.
1
) Ibidem, p276
Surpris par Léonore alors qu’il vient de résoudre la perte de la république
et confronté en outre aux souffrances d’une épouse cruellement humiliée par sa
rivale, Fiesque est déstabilisé. « Fiesque (recule d’un air très-étonné) […]
(consterné) […] (violemment ému, court après elle et l’arrête) […]
(extrêmement troublé) […] (il lui coupe vivement la parole) »1.
Selon Darras, c’est à la jeune femme qu’il revient de diagnostiquer le mal
dont Fiesque est atteint, cet appétit de pouvoir dont elle lui dépeint en détail les
ravages. A cet égard, la réaction que suscite en elle la profession de foi
monarchique de Fiesque retient l’attention car elle est l’illustration totale de la
sympathie : « Léonore (secoue la tête, rêvant à voir basse) : Je vois tomber mon
époux, percé de profondes et mortelles blessures… (D’une voix plus creuse :) Je
vois un muet cortége m’apporter le corps déchiré de mon époux. (Se levant d’un
bond, avec effroi :) La première…. L’unique balle traverse l’âme de Fiesque »2.
En réalité, si Muley Hassan paraît incarner la part terrestre et animale de
Fiesque, Léonore pourrait quant à elle représenter « l’âme » idéale du
personnage dit Darras.
Le dernier acte toute entier se passe dans la grande rue de Gênes.
Gianettino, tombe sur une bande de conjurés qui viennent de la porte SaintThomas ; Lomellino veut fuir ; il conseille à son maître d’en faire autant, mais
celui-ci a tiré fortement l’épée et cherche à se frayer un passage ; pour
commander le respect, il n’hésite même pas à prononcer son nom ; aussitôt
Bourgognino, qui a reconnu sa voix, se jette sur lui, « écumant, terrible, »
et transperce de son épée « le ravisseur de la république et de sa fiancée ».
Léonore, elle aussi, en entendant le tumulte et le bruit des armes, s’est
précipitée dans la rue. Au roulement du tambour, elle veut se jeter parmi les
combattants ; elle heurte du pied l’épée, le manteau et le chapeau de Gianettino,
1
) Ibidem, p 276
2
) Ibidem, p 315
dont on vient d’enlever le cadavre ; elle s’empare des dépouilles du mort, elle se
coiffe du chapeau, se drape dans le manteau, et l’épée ne sera pas trop lourde
pour son faible bras.
Léonore, revêtue du manteau écarlate de Gianettino, paraît dans le fond de
la scène. Fiesque croit reconnaître son ennemi ; il s’élance avec fureur sur le
manteau rouge et lui porte un coup de pointe terrible. A l’instant où Léonore
tombe, comme pour mieux marquer l’ironie du destin, éclate « une marche
triomphale ».
Fiesque, au comble de ses vœux, reçoit les félicitations de ses amis.
Comme le corps de l’infâme Gianettino ne peut pas rester étendu là, dans un
coin obscur où sa honte est trop bien cachée, Calcagno s’en approche pour le
tirer au grand jour ; et aussitôt, il recule surpris. « Ce n’est pas le visage de
Doria ! ». Fiesque reconnaît le visage de son épouse.
« Fiesque (reste immobile, jette de côté sur le corps un regard curieux,
puis ses yeux deviennent fixes et il détourne lentement la tête, avec des
mouvements convulsifs). Non, démon…. Non, ce n’est pas un visage de
Gianettino, démon, railleur atroce ! (Roulant les yeux autour de lui).
Gênes est à moi, dites-vous ? À moi ? … (Sa rage éclate en un horrible cri).
Prestige de l’enfer ! C’est ma femme. (IL tombe à terre, comme frappé de la
foudre) »1. Le désespoir de Fiesque est inexprimable : « Ah ! (Montrant les
dents au ciel, avec un air d’insolent défi). Si seulement je tenais sa création entre
ces dents…. Je me sens d’humeur à défigurer toute la nature »2.
En outre, le choc ressuscite en lui ces pulsions destructrices dont Muley
Hassan avait été le révélateur et qui sont aussi dirigées contre le monde extérieur
que contre lui-même. Ainsi voit-on l’individu ressasser sa culpabilité avec un
1
) Ibidem, p 337
2
) Ibidem, p 339
masochisme évident. Il s’adresse à Léonore : « Ton Fiesque est doge de
Gênes…. Et le dernier des mendiants de Gênes hésite à échanger son ignominie
contre mon tourment et ma pourpre…. »1.
Après avoir déversé les flots d’amertume qui emplissent son cœur, le
calme lui revient ; il promet de donner à Gênes un prince tel que jamais l’Europe
n’en a vu, car il est maintenant à l’abri de toutes les tentations, il ne craint plus
ni enivrement ni torture.
« Fiesque […] Ma femme est là, à terre, assassinée…. Non, c’est peu dire.
(D’un ton plus expressif). Moi, scélérat, j’ai assassiné ma femme…. Oh ! Fi ! Il
y a là à peine de quoi faire sourire l’enfer…. Il commence par m’enlever
habilement, comme dans un tourbillon, jusqu’au faîte le plus haut, le plus
glissant, de la joie ; […] alors…. Alors, j’assassine ma femme…. Non ! Sa
malice est encore plus raffinée…. Alors se méprennent (dédaigneusement) deux
yeux impatients, et (avec une expression terrible) j’assassine…. Ma femme !
C’est là un chef-d’œuvre ! »2.
Au lieu d’ouvrir les yeux sur l’origine réel de sa monstrueuse méprise,
le génie continue à se montrer obsédé par l’idée de sa grandeur et ne voit
dans cette mort qu’une simple épreuve dont il sort
indispensablement
victorieux. « Fiesque ne voit pas qu’il vient de perdre son âme avec Léonore,
car « l’artiste » est aveugle et lorsqu’il pense avoir néanmoins trouvé
l’expression adéquate de sa douleur, sa seule réaction est de rendre un hommage
amer, grinçant – mais profondément sincère – au « chef d’œuvre » diabolique
d’un maître supérieur à lui »3.
1
) Ibidem, p 340
2
) Ibidem, p 339-340
3
) Darras Gilles, L’âme suspecte, le corps complice, Université de Paris IV Sorbonne, Paris,
2001, p 303
Kontz écrit, en définitive, André est revenu parce qu’il pense avoir le ciel
pour lui. Doria ne demande d’ailleurs à « ses enfants » qu’un peu de terre pour
« recouvrir ses os ».
Enfin, on touche, sans doute, au dénouement. Verrina se sépare de ses
enfants, qui vont s’embarquer pour Marseille ; il reste plus que jamais décidé à
tuer Fiesque qui vient d’être proclamé doge. Le hasard le sert bien : la première
personne qu’il rencontre est le nouveau doge, revêtu de ses insignes. Fiesque, il
faut l’avouer, paraît avoir eu hâte de se montrer au peuple dans l’appareil de sa
nouvelle dignité ; il est aussi bien imprudent de se promener sans garde dans les
rues de la ville encore fumante de l’incendie, frémissante de la lutte.
Verrina lui reproche dans les termes les plus véhéments son infâme
trahison ; il le somme de rejeter cette pourpre odieuse ; puis, se rappelant qu’il a
aimé le despote, il le prie, les larmes aux yeux. Fiesque reste inébranlable ;
Verrina se jette à ses pieds avec la même prière : « Rejette cette pourpre ! »1.
Fiesque, impatienté, l’invite sèchement à se relever : « Lève-toi et ne m’excite
pas davantage »2.
À ces mots, sans s’inquiéter du farouche républicain qui s’attache à ses
pas, l’imprudent s’avance sur une planche pour monter dans une galère. Verrina,
saisissant l’occasion, le tire par derrière et le précipite dans la mer avec ces
mots ironiques : « Quand la pourpre tombe, il faut que le doge la suive »3.
Fiesque appelle en vain au secours ; il périt et Verrina triomphe. La liberté est
sauvée.
Quant à Fiesque, on a dit qu’il confisquait le pouvoir à son profit, et
que le despotisme des Doria faisait ainsi place à un autre despotisme.
1,2
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉNGNIER, éditions Librairie de
L. HACHETTE et Ge, Paris 1869, Tome I, p 347
3
) Ibidem, p 347
« Fiesque, rêveur et téméraire, poursuit sa chimère républicaine, justement parce
qu’elle est chimère. Selon lui toute la grandeur de l’hommage réside dans sa
capacité de se créer un idéal, de se faire un monde à sa mesure »1.
On peut conclure que, la conviction de Schiller, quand il écrit Fiesque,
c’est que l’avènement de la république, comme l’avènement de l’État
raisonnable dans les Lettres, a pour condition préalable l’existence d’individus
désintéressés et ennoblis qui soient dignes d’en faire partie.
1
) Grappin Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller, Paris, 1959. p 318
Autres drames (Jeanne d’Arc, La Fiancée de Messine)
IV- Jeanne d’Arc
A cette série de héros masculins il faudrait ajouter, sans doute, un portrait
de femmes pour donner un tableau moins sommaire des nuances du tragique
chez Schiller : Jeanne d’Arc.
L’héroïne a reçu du ciel la tâche de libérer sa patrie et son peuple.
Mais la réalisation totale de cette mission a pour condition qu’elle renonce à
l’amour. Or elle est femme, et un moment vient où elle manque à son désir.
Elle brûle d’un amour terrestre pour un chef anglais. Alors elle se sent en
désaccord avec elle-même. Elle souffre. Elle s’effondre. Elle expire, car tous se
détournent d’elle. Mais un jour dans sa prison elle se retrouve, et elle montre
qu’elle est libre moralement, d’abord en repoussant son adorateur, et ensuite en
courant au combat et en rompant ses jougs.
Elle remporte la victoire, libère le roi, et meurt. Sa mort n’est plus un
accident de la bataille. En réalité, sa mort est un essor vers le monde de la liberté
spirituelle. Sa mort témoigne qu’elle est digne et apte à s’élever à un monde
suprasensible. Sa mort est une apothéose. La grandeur de Jeanne est de
surmonter son amour, et de mourir victorieuse d’elle-même autant que de
l’ennemi de sa patrie.
« Dans la Pucelle d’Orléans, Schiller fait le surnaturel romantique des
voix, des apparitions, des volontés célestes signifiées par le tonnerre, et le
miracle des chaînes brisées. Par ces manifestations d’une volonté extérieure
il semble bien que Schiller ait voulu symboliser les combats qui se livrent
dans l’âme de l’héroïne. Cette âme pure et héroïque n’atteint pas d’emblée
à toute la plénitude de sa force morale et de sa liberté : elle subit d’abord,
comme une volonté extérieure à elle, et non sans résistance, le devoir qui parle
en elle ; puis elle a ses moments d’humanité, de doute et de défaillance.
Mais par degré, à travers les souffrances qui purifient même les cœurs purs,
elle s’élève à la grandeur suprême, à la liberté victorieuse capable de
miracles »1. On aura noté, ici, chez Grappin dans son ouvrage Liberté et
nécessité dans les tragédies de Schiller que, la Jeanne d’Arc de Schiller a été
très souvent mal comprise, il faut citer que Schiller y a mêlé des traits assez
arbitrairement choisis. Il prête ainsi à son héroïne un visage que nous ne lui
connaissons ni dans la légende ni dans l’histoire.
La Pucelle d’Orléans était d’abord, aux yeux de Schiller, un personnage
romantique ; romantique aussi son univers médiéval très éloigné de la mentalité
des modernes et du monde. Schiller a dû faire effort pour se replacer par
l’imagination dans un siècle qui lui était parfaitement étrangère. Il a conçu un
personnage tragique de Jeanne d’une façon qui n’est point médiévale mais plutôt
imitée de l’antique.
« Ce sujet, écrivait Schiller à son ami Körner le 13 juillet 1800, est digne d’une
pure tragédie »2.
Pour que cette pièce ne soit pas essentiellement un mystère, pour y
introduire une tension en même temps qu’une plus grande cohérence, le poète
a imaginé que la tragédie de Jeanne aurait été un conflit entre un amour
à laquelle elle n’a pas su complètement résister et la tâche qu’elle devait réaliser
écrit Grappin.
La héroïne n’existe que pour servir un idéal, à proprement parler elle est
née le jour où sa tâche lui a été révélée ; elle a rompu tous les relations qui la
rattachaient à sa femme, elle a renoncé aux joies de la vie tranquille et simple
des bergers pour partir en guerre.
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome II, 1927-1928, p 265-266
2
) Grappin Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller, Paris, 1959. p 325
Ce faisant elle ne s’est nullement aliénée, encore qu’il puisse paraître.
Ce à quoi elle a renoncé n’était pas elle-même, bien loin de se sacrifier en
partant, elle entrait dans le monde de la liberté. Elle connaissait le même
bonheur que connut Posa : devenir véritablement libre, en soumettant toute sa
vie à un idéal. Elle mariait dans une conscience unie et heureuse action et
méditation, destinée et liberté. Elle échappait au sort, elle demeurait un être de
pur idéal, une flamme sans mélange.
Elle pouvait ignorer toutes les nécessités du monde ; il n’y avait plus pour elle
de déterminisme, elle pouvait braver les lois de la stratégie comme celles
de l’inertie, de l’univers et des hommes. Personne ne comprend rien à son
personnage, ni les politiques, ni les capitaines, ni même les docteurs en
théologie. Elle vole ainsi de victoire en victoire. Elle précède les pas de tous.
Grappin ajoute qu’un pareil personnage n’est aucunement tragique.
Le tragique apparaît avec la faute, car le poète a imaginé une Jeanne tentée par
le démon de la chair, apte à faiblesse pour un chevalier anglais, hésitant à le
traiter en ennemi parce qu’elle a été émue par son regard. Alors elle se divise
contre elle-même, elle est tout à fait paralysée, sa destinée lui échappe. Les
lois du nombre et du monde reprennent vigueur : elle connaît la défaite. Elle
qui devait incarner l’amour de la patrie, elle qui ne devait connaître que le
service de la cause nationale est battue par sa propre faute, pour avoir oublié
qu’un Anglais ne pouvait être qu’un ennemi. Après cela elle n’est plus que
passive, elle n’est plus en aucune mesure elle-même, elle a perdu tout ce qui la
haussait dans l’idéal.
Ainsi Schiller nous l’a présentée accablée de moqueries et d’outrages par
la soldatesque et puis redevenant elle-même, sortant de son aliénation tragique,
emportée de nouveau vers les hauteurs de l’idéal quand elle aperçoit l’oriflamme
française parmi les combattants.
Tout renaît en elle : l’enthousiasme, la force, la certitude. Jeanne est de
nouveau au milieu du combat, ses jougs tombent d’elles-mêmes. Elle se jette
dans la mêlée et elle y meurt. Elle est redevenue l’ange de la libération
nationale, elle a rejoint les rangs de ceux qu’elle aimait.
Qu’importe qu’elle en meure, car elle est devenue libre, puisqu’elle tombe
au service de la liberté. Elle meurt ainsi réconciliée pleinement avec elle-même,
car elle sait, qu’elle a vécu pour l’avenir.
En effet, la héroïne a surmonté la douloureuse division, elle a pu
retrouver, par une mort héroïque et choisie, le pouvoir d’agir et d’être libre à la
fois. Elle a échappé au monde déterminé. Il serait simple de montrer que ce
nouvel espoir, cette nouvelle possibilité de sort héroïque reparaît sur la scène de
Weimar, au moment où justement les jeunes Allemands ont commencé à penser
à une renaissance de la nation allemande. Le poète avait bien choisi son sujet
pour glorifier par avance l’esprit de l’insurrection nationale, le sacrifice pour la
liberté. Il commençait à sortir de la période purement idéaliste ; les jours
approchaient où l’action redeviendrait féconde et possible dit Grappin.
V- La Fiancée de Messine
Don César dans La Fiancée de Messine, il tue son frère Don Manuel parce
qu’ils sont rivaux en passion et qu’il le surprend un jour dans les bras de celle
dont ils sont épris. Or la jeune fille qu’ils aiment est, sans qu’ils le sachent, leur
sœur. Un enchevêtrement de amours et de hasarde qui donne l’impression d’une
destinée a rendu possible ce crime et ces passions.
Mais le jour où César a la révélation de la vérité, il se tue, et sa mort
volontaire est, en réalité, un acte de liberté morale ; elle prouve qu’il est au
pouvoir l’homme de se purifier des souillures terrestres et de briser la chaîne
du destin.
Nous pouvons lire dans les traductions ultérieurs La Fiancée de Messine,
essai hardi de reconstitution moderne du drame grec, tentative sans précédent
pour restaurer non seulement les formes du théâtre antique, mais son
atmosphère, cette association intime de la légende
et du drame, ce
grandissement épique, et ces effets de terreur de la fatalité antique.
Dans sa introduction de conception du conflit de
l’âge classique
à l’idéalisme allemand, J.L.Baron écrit, on y a vu aussi la représentation de
la révolte contre le père (le principe d’autorité) et contre les règles de la
communauté sociale aristocratique, qui s’exprime souvent dans la lutte du fils
plus jeune contre le fils aîné.
L’opposition primaire entre les deux parties du moi est donc représentée
dans la tragédie par le conflit entre les frères. Elle ne résulte pas
d’une caractérisation complexe des individus. Tout au contraire, on les dit
courageux et nobles, sans marques morales spécifiques : l’aîné, don Manuel,
plus raisonnable et sage, le plus jeune, don César, plus impétueux.
Incidemment, il est intéressant de noter que, le conflit entre les frères
renvoie indirectement à une signification politique. L’espace de ce conflit est
celui de la confrontation entre le chœur, composé par les soldats de la garde
des princes, qui représentent le peuple soumis de Messine, et les souverains
étrangers.
Dans la préface, Schiller annonce que l’utilisation du chœur dans une
tragédie moderne se justifie par l’exigence de rendre évidente le lien entre la
morale publique et la morale privée et par conséquent entre la violence qui se
manifeste dans le domaine des relations personnels et familiaux et la violence
du pouvoir. Parce que dans le monde moderne le rapport organique entre
la collectivité et l’individu est rompu, un moyen artificiel tel le chœur est
indispensable pour mettre en scène l’espace public de la moralité.
« Le chœur quitte le monde étroite de l’action pour s’étendre sur le passé et sur
l’avenir, sur les peuples et le temps lointains, sur l’humanité entière ; il tire la
somme des grands résultats de la vie et exprime les leçons de la sagesse »1.
« En ce sens, la Fiancée de Messine peut être considéré comme un moment de
la critique de la civilisation moderne que Schiller conduit dans les écrits
théoriques »2.
En effet, les frères ennemis sont selon la perspective du chœur
doublement coupables envers l’ordre naturel : parce qu’ils portent atteinte à la
sacralité du rapport familial et parce que dans leur lutte il foulent aux pieds les
droits du peuple. Les mots du chœur expriment la lamentation des esclaves qui
ne savent se rebeller contre les seigneurs, dont ils reconnaissent la force, mais
attendent au même temps la chute inévitable.
Dans la Fiancée de Messine, l’erreur concerne généralement l’identité
de Béatrice et aussi le fait que les frères ne révèlent pas à Béatrice qui ils
sont réellement. Si dans la pièce comique les individus effectivement ignorent
1
) F. Schiller, La fiancée de Messine, trad. Hippolyte LOISEAU, Aubier, Paris, 1942. p 107
2
) Giovanna PINNA, conception du conflit de l’âge classique à l’idéalisme allemand, p 6
ce qu’il se passe et que ce qu’ils disent peut avoir une autre signification, dans la
tragédie nous pouvons remarquer une volonté subconsciente ou préconsciente
de ne pas arriver au dévoilement de l’identité. Disons même que l’erreur de
communication est constamment déterminée par une dualité du moi des
personnages, qui crée des obstacles à l’éclaircissement des cas.
Selon J.L.Baron, la position des frères et de Béatrice concernant la
connaissance de la vérité montre ici son côté moral : en affirmant leur non
volonté de savoir ils révèlent au même temps l’impossibilité de choisir
librement leur soumission aveugle à une force inconnue. La faiblesse de la
conscience se manifeste comme absence de liberté. Ce fait vaut sans distinction
pour les trois frères amants et détermine la catastrophe.
Le poète a traduit en motivation psychologique des personnages le
mécanisme dramatique qui se conclut avec la mort de don Manuel, tué par son
frère qui l’avait surpris avec celle qu’il croyait sa fiancée. Elle ne l’était pas
et, en plus, elle était sa sœur. Le réel conflit tragique dans ce drame commence à
partir de ce meurtre.
Don César avait tué son frère, mais son crime lui devient honteux et
insupportable seulement au moment où il découvre que Béatrice est sa sœur.
La rage qu’il croyait justifiée en tant qu’établie sur un sentiment d’honneur
devient insensée quand il a conscience que sa passion est dépourvue de tout
principe moral. Don César est opprimé d’une part par la conscience du fratricide
et d’autre part par le reproche qu’il lit dans les visages de la mère et de Béatrice.
« Dans La Fiancée de Messine est représenté un modèle de conflit dialectique
qui se développe soit comme contradiction à l’intérieur du sujet, soit comme
lutte pour l’affirmation des droits de l’individu au sein de l’universalité
constituée par l’état »1.
1
) Giovanna PINNA, conception du conflit de l’âge classique à l’idéalisme allemand, p 13
Eggli écrit que, dans le cours de la pièce , le poète fait paraître la fatalité
sous sa forme la plus brutale, la plus absolue, celle du fatum antique qui se
manifeste par des oracles et par des songes. Mise e action par malédiction
d’un ancêtre, une volonté obscure, inhumaine et surhumaine, accompli
inexorablement le désire fatal, torturant les faibles humains, jetant dans les âmes
des impulsions inconscientes qui les précipitent dans le crime. Mais encore
faut-il reconnaître que le poète, dans ce drame même où il semble vouloir
atténuer le plus la responsabilité de l’homme et se rapprocher de la conception
antique de la fatalité, s’est gardé de présenter cette fatalité comme une volonté
arbitraire, étrangère à la loi morale. En effet, la faute d’un fils envers son père
est à l’origine de la malédiction inéluctable qui pèse sur la maison des princes de
Messine.
A l’origine même du drame, donc, une connexion est fondée entre l’ordre
morale et le surnaturel. Dans la pièce, d’ailleurs, les individus, à plus d’une
reprise, se sentent responsables, au moins relativement. Lorsque don César,
par sa mort volontaire, accomplit la prophétie, il n’a pas le sentiment d’être le
jouet d’une volonté arbitraire, mais de se soumettre à la loi par une expiation
moralement indispensable.
Il semble donc bien fondé que le poète n’a jamais renoncé à l’idée de la
responsabilité morale, et que la notion de liberté morale est véritablement la
base de son œuvre. Les données de ses drames peuvent varier. Entre la pureté
morale totale et l’aveuglement absolu, les degrés sont infinis. Sur ce long
chemin de croix de l’humanité, Schiller ne place pas ses héros aux mêmes
étapes : les points de départ ne sont pas les mêmes, ni par suite les points
d’arrivée. Tel part de l’aveuglement parfait et de l’égoïsme passif, tel autre part
d’un état de perfection relative. Tel meurt au moment où il entrevoit la lumière :
tel autre meurt en apothéose dans la lumière divine. Mais le rythme principal du
drame est durable : l’homme s’élève douloureusement à la liberté et à la lucidité
morale par la souffrance, par l’épreuve: le plus pur doit être purifié.
Schiller déclare dans la préface de La Fiancée de Messine que, « […]
l’art vrai vise à atteindre le réel et l’objectif qu’il ne peut pas se contenter de
l’apparence de la vérité. C’est sur la base solide et profonde de la nature qu’il
bâtit son édifice idéal »1.
1
) F. Schiller, La fiancée de Messine, trad. Hippolyte LOISEAU, Aubier, Paris, 1942. p 97
Chapitre IV
1) Le Jeu est une Réalisation de La Liberté
On aura noté, ici, chez Basch dans son ouvrage La Poétique de Schiller
que, à maints égards, le lecteur de Schlegel peut évaluer la doctrine romantique
à l’aîne de la philosophie de Schiller – même si, comme on le verra ci-après,
Schlegel a subi d’autres influences. Les fondamentaux concepts de la doctrine
schillérienne sont la subjectivité, le culte exclusif de la forme, le mariage de
la philosophie et de la poésie, et, enfin et surtout, le concept romantique par
excellence, l’ironie.
Avant tout, dans la doctrine romantique comme chez Schiller, le moi est
le criterium à partir duquel s’élabore toute l’œuvre et qui permet d’en juger.
L’œuvre romantique n’est pas une simple duplication du réel. La fantaisie
subjective de l’artiste romantique lui permet, par un libre jeu, de déchirer et
combiner les éléments des connes. C’est le poète naïf, non point le poète
romantique, qui s’attache à représenter les choses telles qu’elles sont, or,
du moins, telles qu’il croit qu’elles sont – car jugeons que la subjectivisme
romantique, comme toute théorie esthétique qui transfigure le réel à partir des
ressources du moi, a davantage de chances de tirer la quintessence du réel, bien
mieux que le plat réalisme qui ne saisit des choses que l’apparence du non
l’essence. Ce point de vue est déjà contenu dans la théorie de la mimesis chez
Aristote.
Le domaine du poète romantique « est l’idéal, l’idée où planent, par delà
toutes les bassesses, toutes les souillures et toutes les ordures du réel, la raison et
son truchement dans le domaine de l’art, l’imagination, l’ivresse de l’infini »1.
Étant donné maintenant que le poète s’élève bien loin au-dessus de la réalité,
que cette réalité n’existe pas pour lui, il s’en suit que le contenu de l’œuvre
1
) Basch (Victor), La Poétique De Schiller, Paris, 1911, p 335
poétique n’a qu’une importance toute secondaire écrit Basch.
« Qu’importe le breuvage que verse le poète dans sa coupe, pourvu qu’il
nous donne l’ivresse, pourvu que cette coupe soit modelée avec art, que le vase
où l’artiste étanche sa soif et notre soif de l’idéal, soit ciselé de façon à satisfaire
nos sens, que ses courbes voluptueuses correspondent aux exigences de notre
œil et de notre tact, qu’en un mot sa forme atteigne à la perfection »1.
Basch ajoute que, Il importe ici de faire la part des choses : Schlegel
s’inspire de textes de Schiller, non pas, il est vrai, empruntés au Traité du Naïf et
du Sentimental, mais à des traités esthétiques postérieurs. Mais il n’en retient
pas moins uniquement l’idée de la prépondérance de la forme. Or, s’il est avéré
que Schiller est, avec Kant, l’un des esthéticiens qui ont le plus insisté sur le
concept de la forme dans l’œuvre d’art, cependant il ne séparait pas la forme
du contenu et insistait sur l’importance de l’Idée, surtout dans la poésie
sentimentale. Conception que partage d’ailleurs Schlegel, bien qu’elle semble
aller à l’encontre des diktats de la poésie romantique.
Cette congruence de points de vue est assez aisée à décrypter. Schlegel,
d’une part, préconise une poésie qui serait telle un kaléidoscope : jeu des formes
les plus éloignées les unes des autres, empêchant notre esprit de se fixer et
l’entraînant dans un mouvement vertigineux. En cela, sa poésie rappelle l’art
baroque. D’autre part, il désire que le poète soit un philosophe, voire un
prophète métaphysicien, et non point seulement un virtuose.
Soit - mais il apparaît que c’est à Schiller que nous devons ce mélange de
poésie et de métaphysique, que la poésie sentimentale recèle constamment un
infini, « quand au contenu »2, et qu’il considérait comme ses oeuvres les plus
abouties en matière de poésie sentimentale Les Artistes et L’Idéal et La Vie.
1
) Ibidem, p 335
2
) Ibidem, p 336
Vient enfin l’ironie comme dernière caractéristique répertoriée de la
poésie romantique. Schiller en a donné des définitions multiples autant
qu’obscures : « L’ironie, c’est, quant au fond, l’état d’âme qui plane au-dessus
de tout, qui s’élève infiniment au-dessus de tout le conditionné, au-dessus même
de l’art, de la vertu et de génie de l’artiste ; et, quant à la forme, quant à
l’exécution, c’est la manière mimique d’un bon bouffon italien ordinaire »1.
Prenons les choses de façon méthodique. Comme tout fait linguistique,
l’ironie suppose un émetteur et un récepteur. Du côté de l’émetteur, chez
Schiller, tout doit être en même temps sérieux et amusant, profondément
dissimulé et naïvement sincère. Le secret ressort de l’ironie est l’articulation
entre l’art de la vie et l’esprit scientifique, ou encore entre la philosophie de la
nature achevée et la philosophie de l’art achevée dit Basch.
Elle suscite et contient le sentiment de la contradiction irrésoluble entre
inconditionné et conditionné, la nécessité et l’impossibilité d’une autorévélation.
– Qu’est ce à dire ? – « Pour Kant le principe de toutes les antinomies et la
position suivante de la Raison : « Poser un conditionné comme donné, c’est
aussi poser comme donnée toute la somme des conditions et, par conséquent,
l’absolument inconditionné par quoi seul il était possible »2. En fait, si l’un
examine la postérité du terme « das Bedingte » chez Hamilton, on voit que tout
conditionné suppose de l’inconditionné et que « tout ce qui est concevable
dans la pensée se trouve entre deux extrêmes inconcevables, qui ne peuvent pas
être vrais à la fois, puis qu’ils sont contradictoires entre eux, mais dont
l’un doit nécessairement l’être, en vertu de leur mutuelle contradiction »3.
Et encore : « Cette loi de l’esprits, que le concevable est à tous égards borné par
l’inconcevable, je l’appelle la loi du conditionné »4.
1
) Ibidem, p 336-337
2, 3, 4
) LALANDE Andrè, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Volume I : A-
M, Quadrige, Presses universitaires de France, Paris 1991, p 167-168
C’est à ce jeu de la souris et du chat, jeu de dupe qu’est puis le récepteur :
« C’est un très bon signe pour l’ironiste quand les esprits harmonieusement
plats ne savent pas comment prendre cette continuelle parodie de soi-même
[« impossible et nécessaire auto-révélation » : c’est nous qui soulignons.], la
prennent toujours à nouveau au sérieux et s’en défient toujours à nouveau, puis
qu’ils soit pris de vertige et prennent le sérieux pour le plaisant et le plaisant
pour le sérieux »1.
En réalité, l’ironie est extrême lucidité dans le jeu, distance par rapport à
soi-même et à son rôle, tel le comédien du paradoxe de Diderot : ne jamais
« entrer dans la peau du personnage » ; ne jamais oublier que ce n’est
précisément qu’un rôle, qu’un jeu. Ainsi, l’ironiste s’amuse-t-il de lui-même et
prend-t-il plaisir à trouver le lecteur : ce n’est décidément qu’un jeu. Là encore,
là constamment, c’est l’exagération d’une théorie Schillérienne que nous saluons
au passage écrit Basch.
«L’ironie romantique, l’ironie de Schlegel n’est pas autre chose que le jeu
de Schiller »2 tel, comme nous l’avons montré que le joue avant tout le
poète sentimental, tel, enfin, qu’il l’a décrit dans les Lettres sur L’Éducation
Esthétique. Le poète sentimental, qui manie la litote, l’euphémisme, la
métaphore et la périphrase pour parer l’ordure du réel, finit par trouver trop
grossière la représentation directe des choses du réel et les suggère par des
symboles. Son génie baigne dans les sphères éthérées de l’idéal ; il aspire
toujours à l’infini. Il est donc ce joueur, ce manipulateur de formes changeantes
à l’infini dont nous parlons plus haut. Portant, il n’est pas étonnant que la poésie
romantique de Schlegel soit de façon durable dans le devenir : il aspire
indéfiniment à l’Infini sans jamais l’atteindre – et c’est aussi le propre de la
poésie sentimentale.
1
) Basch (Victor), La Poétique De Schiller, Paris, 1911, p 337
2
) Ibidem, p 338
On le voit, les analogies entre la poésie romantique et la poésie
sentimentale sont patentes. Mais il serait erroné d’identifier entièrement
celle-là à celle-ci. Tantes les différences entre poésie romantique et poésie
sentimentale semblent dues au penchant morbide de Schlegel à intensifier,
à outrer, à obscurcir et à grossir les idées que son esprit, constamment à
l’affût de constructions, de combinaisons et de formules nouvelles, venait de
s’assimiler écrit Basch.
Enfin, il ne faudrait pas passer par profits et pertes les autres influences
qu’a subi la doctrine romantique. Pensons au rôle ô combien cardinal qu’a joué
l’œuvre de Goethe qui, pour Schlegel, était comme le Dieu de la poésie et dont
le Wilhelm Meister a été le point de départ de tout le mouvement littéraire que
nous étudions. Ne négligeons pas non plus l’influence considérable qu’a exercé
sur l’esprit de Frédéric la philosophie de Fichte, cette philosophie qui déduit du
moi l’univers tout entier et qui pousse la subjectivité kantienne et schillérienne
jusqu’à ses dernières conséquences.
Mais il demeure que le concept du romantique se réduit en dernière
analyse du concept de sentimental, et que c’est Schiller, que les représentants de
l’école ont fait profession de dédaigner qui a été l’inspirateur véritable de la
doctrine romantique.
Selon Hell, dans son ouvrage Vie et Œuvres de Schiller, les trois grands
écrits philosophiques où s’est affirmée la pensée Schillérienne, forment le lieu
de convergence des idées du poète sur l’histoire et sur la philosophie de
l’homme. Cependant, à côté des hésitations et de certaines imprécisions, on
notera un certain nombre de contradictions qui ont été reliées par les
commentateurs, et cela d’autant facilement que Schiller lui-même en fait
mention dans sa correspondance avec Goethe.
Ces contradictions sont à classer en deux catégories. Certains, comme
celle qui résulte de l’opposition entre la limitation du beau au monde des
apparences et l’exigence de vérité que revendique tout grand artiste, previennent
du radicalisme et de l’idéalisme kantien que Schlegel déplorera. D’autres, les
plus importantes à nos yeux, traduisent les audaces d’une pensée qui, malgré son
idéalisme, est principalement questionnement : elles se dévoileront dans le
drame, forme littéraire la mieux adaptée à l’expérience immédiate des
problèmes insolubles et des oppositions irréductible qui font partie inhérente de
la condition humaine.
L’un de ces problèmes est celui, essentiel, de la liberté. Pour Schiller,
en une façon de penser qui trouvera des résonnances en vingtième siècle,
l’homme n’est pas une donné de la nature, il se fait, non pas suivant un schéma
pré-établi ou en respectant un ordre de valeurs, objectivement fixé, mais en
s’ouvrant à toutes les aventures et à tous les possibles de la vie. Il se fait en
posant des actes il se fait en faisant ; il n’est pas donné d’avance.
Les écrits théoriques établiennt l’idée de liberté, qui se manifeste sous
plusieurs formes ; la pensée de Schiller, comme les principaux courants de
l’idéalisme allemand, se révèle très imprégnée de théologie ; il s’agit, pour nous,
moins de déceler telle ou telle influence que de découvrir l’originalité d’une
pensée, celle de Schiller, qui veut instaurer un humanisme moderne sans pour
autant laisser place a quelque idée de finalité pré-établie ou de prédestination.
Les remarques sur la mystique de la liberté nous ont révélé avec quel
brio Schiller dépasse, dans ses premiers drames, le domaine social et politique.
Se mandons-nous par quels moyens l’homme réalise-t-il sa liberté ? Quelle
forme celle-ci revêt-elle concrètement ? Dans les Lettres sur L’éducation
Esthétique de L’homme, Schiller, à l’aide d’une méthode d’analyse qui le
différencie profondément de Kant, en dépit de l’héritage reçu, a reconnus à la
notion de « Trieb ». Là où les choses se compliquent, c’est qu’il l’utilise à la
fois, d’une part pour expliquer la double nature de l’homme, d’autre part pour
définir l’état esthétique dit Hell.
Il existe deux formes de « Trieb ». Le « Stofftrieb » intéresse les passions
et les pulsions. Il assujettit l’homme au déterminisme du corps. Sous l’empire
du « Stofftrieb », l’homme, en tant que personne responsable et consciente,
demeure passif ; ou plutôt il n’existe pas car il n’est que le produit fugace
d’influences changeantes. Même lorsqu’une passion violente le pousse à agir,
il n’est qu’un instrument aveugle obéissant à des forces extérieures à son être
moral : ses passions le dépassent ; il n’est pas l’auteur de ses actions.
L’autre « Trieb », le « Formtrieb », concerne la nature spirituelle de
l’homme, homme que Schiller appelle « die Person ». On pourrait traduire par
« personne » avec ce que ce concept comporte d’insistance sur la responsabilité
humaine. « Die Person » revêt une importance fondamentale puisqu’elle désigne
ce qui est immuable, transcendantal dans la personne humaine, et en même
temps, commun à tous les hommes. Nous voici apparemment en terrain kantien.
Dans la onzième lettre, Schiller fonde les liens entre l’être et le temps qui le
conduisent à mettre en lumière une des antinomies principales que pose le
rapport de l’idée de liberté.
« La personne doit donc être son propre fondement, car ce qui persiste ne
peut pas résulter du changement. Ainsi arriverions-nous en premier lieu à l’idée
de l’existence absolue, fondée en elle-même, c’est-à-dire à la liberté. D’autre
part l’état doit avoir un fondement : il faut, puisqu’il n’existe pas par la
personne, et que donc il n’est pas absolu, qu’il résulte à titre de conséquence.
Ainsi arriverions-nous, en second lieu, à ce qui est la condition de toute
existence dépendante ou de tout devenir, au temps. « Le temps est la condition
de tout devenir » est une proposition identique, car elle ne fait qu’affirmer : la
succession est la condition nécessaire pour que quelque chose résulte à titre de
conséquence »1.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 175
Ainsi, la mise en pratique de l’idée de liberté qui, dans les drames de
jeunesse, était fondamentalement un problème moral, devient une question
ontologique. La contradiction n’oppose plus seulement la fin aux moyens : elle
révèle l’antinomie entre le relatif et l’absolu, entre le temps et l’être.
Mais la concomitance entre Schiller et Kant n’est qu’apparente : dans les lettres
suivantes, le poète avance un certain nombre d’affirmations qui caractérisent son
mode de pensée et qui sont intégralement étrangères au criticisme.
Selon Hell, le « Formtrieb » représente ce noyau irréductible d’absolu
présent en tout homme, qui fonde son essence et lui en tout homme et lui
permet de transcender sa condition d’être mortel. Pour comprendre la pensée
Schillérienne, il faut éviter toute interprétation psychologique et ne pas prendre
les termes de « Form » et de « Person » dans leur sens habituel. « Die Form»,
« die Person », c’est l’absolu sur quoi se fonde, non seulement l’autonomie
morale, mais aussi la connaissance.
Le « Formtrieb » englobe raison pure et raison pratique; Schiller ignore
délibérément les distinctions kantiennes, car, pour lui, « die Person » est source
de vérité ; elle désigne une valeur éternelle -absolue et immuable.
« Mais quand la pensée énonce : ceci est, elle décide pour toujours et à
jamais, et la validité de sa sentence est garantie par la personnalité elle-même
qui défie tout changement »1.
Il conviendrait de s’apesantir sur cette traduction de « die Person » par-la
personnalité : comme nous le disions, ce mot n’est pas à prendre dans son
acception psychologique commune. Bien plutôt, il faut l’entendue comme le
substrat, qui fonde l’identité, la permanence dans le temps, la « mêmeté » du
moi à travers différents moments du temps, d’un individu capable de répondre
de ses actes et de ses pensées.
1
) Ibidem, p 187
Rien n’est plus éloigné du criticisme que cette surprenante affirmation qui
revient à établir la vérité d’un jugement n’était le bémol que nous avons signalé
quant à la définition de la personnalité – sur la « personnalité ».
Schiller semble avoir eu quelque conscience du changement d’orientation
de sa pensée qui l’a incité à abondement Kant pour Fichte, mais il n’a pas
mesuré l’ampleur de la mutation, puisque, dans une remarque de la treizième
lettre, il réduit l’opposition entre le système de Fichte et celui de Kant au rôle
qu’y joue respectivement le monde sensible. En réalité, c’est le problème des
rapports entre le relatif et l’absolu, la finitude et l’infini, qui décide de la
nouvelle perspective sur le devenir humain, ouverte les Lettres sur L’Éducation
Esthétique de L’Homme écrit Hell.
Les deux « Triebe » sont nécessaires à l’existence humaine à part égale.
Le « Stofftrieb », le monde des pulsions, peut se manifester avec force dans le
monde sensible. Le « Formtrieb » doit prendre corps dans la matière pour
devenir réalité. La culture, qui seule peut concilier les deux « Triebe », a une
double mission : il s’agit, selon Schiller, de « protéger la vie sensible contre les
empiètements de la liberté » et de « préserver l’intégrité de la personnalité
contre la puissance des sensations » (13e lettre).
On l’aura noté, ici, chez Schiller, la liberté est considérée comme
l’expression du suprasensible. Dans toute la treizième lettre, Schiller s’emploie
à démontrer la possibilité de concilier, d’équilibrer les deux « Triebe », qui sont
cependant, dans la pensée du poète, des forces antagonistes et qui ne
s’appliquent pas au même objet. L’équilibre à quoi aboutit la démonstration de
Schiller est fort ambigu. La première mission de la culture nous est familière :
discipliner les passions, s’efforcer à ce qu’elles ne deviennes pas tyranniques et
n’en viennent à menacer notre liberté intérieure, faire régner l’idée de mesure.
Ce sont là des exigences de l’humanisme traditionnel. En ce qui concerne le
second aspect, il renferme beaucoup plus de difficultés que celui suggère le
terme d’équilibre, car il concerne l’incarnation du suprasensible, les modalités
de ce qui, sans la rencontre avec la réalité et la matière, resterait hypothétique.
Dans sa pièce du théâtre Kallias, Schiller tâchait à établir objectivement
le beau. Dans notre problématique, nous retrouvons cette question, non plus
dans le registre de esthétique mais dans le domaine de l’ontologie, élevée aux
principes de la philosophie de l’homme. L’équilibre dont il est question n’est
pas un simple jeu d’équilibre, mais quelque chose de mystérieux et d’ineffable :
la fusion entre la « forme » et la matière, entre la personne en tant qu’idée
transcendantale et l’individualité concrète ; d’une union qui permet à la
« forme » d’être présente à la matière et au monde d’être maîtrisée sans qu’elle
perde ses caractères spécifiques écrit Hell.
Il y a bien là quelque chose qui échappe, non à la raison, mais à la « plat
raison » prosaïque. La remarque suivant de Schiller indique la complexité des
relations entre les deux « Triebe » : « Cette réciprocité d’action des deux
instincts n’est sans doute qu’une tâche proposée par la raison, et l’homme n’est
capable d’y satisfaire tout à fait que dans l’achèvement de son existence.
Elle est, au sens le plus propre du mot, l’idée de son humanité, donc un infini
dont il peut, au cours du temps, s’approcher toujours plus, sans toutefois
l’atteindre jamais »1.
Les fondamentales données de la philosophie de l’homme telle que
Schiller la développe sous le double auspice de ses études de philosophie et
d’histoire sont incluses dans cette phrase dont tous les termes méritent notre
attention.
Retenons les deux aspects suivants : ce n’est pas la « personne » ou
la « forme » intemporelle, qui représente l’idée de l’humanité, celle-ci est
exprimée par le rapport entre les deux « Triebe ».
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 205
Pour Hell, la deuxième remarque rapproche Schiller de Fichte : l’idée
d’humanité implique l’idée d’infini, d’un horizon toujours à atteindre. La
recherche du moment idéal dans les liens entre les deux « Triebe » fait l’objet
du « Spieltrieb» ; la forme la plus complète de ces liens est atteint dans le jeu.
Schiller lui-même anticipe la critique que des esthéticiens tels que Benedett
Croce ferant de la polysémie commune que l’on prêts du terme de « jeu ».
En effet, il ne désigne pas uniquement le jeu au sens habituel, ou cette espèce de
perfection dans l’œuvre qui donne à la maîtrise l’apparence de la facilité : il est,
pour Schiller, l’expression de l’humanité authentique.
Une telle conception doit surprendre, car si l’on considère les héros des
drames de Schiller, si pathétiques, si véhéments, si passionnés, ce n’est pas
l’idée de jeu qui s’impose de prime abord. A propos de ce terme de « jeu »,
il nous faut revenir sur notre remarque concernant le vocabulaire philosophique
d’un poète qui, en voulant de propos délibéré, utilisera les vocables les plus
simples, même pour la pensée abstraite, se trouve contraint de charger les mots
usuels d’une pluralité de sens.
En effet, La difficulté à interpréter la pensée Schillérienne est accrue par
les assimilations entre concepts, les procédés et les rapprochements de style aux
quels le penseur a fréquemment recours. La phrase suivante illustre la manière
de Schiller : « Car, pour trancher enfin d’un seul coup, l’homme ne joue que là
où dans la pleine acception du mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme
que là où il joue »1.
Cette sentence fonde un rapport direct entre le jeu et la totalité humaine.
Sur quoi se fonde une telle identité ? Le jeu est, aux yeux du poète, la forme
pratique de la liberté. Par lui, l’homme échappe au déterminisme qui régit les
phénomènes naturels et il peut donner à son activité une finalité propre.
1
) Ibidem, p 221
Les mêmes caractères définissent le beau. Aussi le jeu, la liberté, le beau,
et par voie de conséquence, l’homme total sont-ils termes équivalents et
interchangeables.
Dans son ouvrage
« sensibilité et dualisme dans les lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme », Castillo écrit, quand on sait que l’intérêt
de la rationalité est de dominer la sensibilité et que celui de la sensibilité est
d’échapper à la sphère de la rationalité, le recours au concept du jeu trouve sa
pleine opportunité. Le jeu révèle que l’intérêt du goût est de n’avoir pas
d’intérêt, de ne jamais procéder par exclusion ou domination.
La formule Schillérienne souvent citée : « l’homme n’est tout à fait homme que
là où il joue », fait du désintéressement esthétique, non pas une position
d’esthète – « comme en se jouant » dit-on pour évoquer la réussite d’une
œuvre – mais un état de plénitude vécue.
Transportée dans le jeu, la question de l’autonomie est comprise comme
indépendance et non plus comme triomphe de la volonté. L’homme qui joue
échappe à toutes les sphères de la détermination ; en même temps, il fait la
découverte d’une liberté qui n’a pas besoin ni de subsumer ni de commander.
En ce sens, le jeu demeure indépendant même de l’intérêt d’émancipation de
la raison ; il ignore l’impératif d’une détermination morale, et « la beauté
n’engendre de résultat ni pour l’intelligence, ni pour la volonté ». Pour l’état
esthétique, l’autonomie consiste à être désintéressée, elle est vécue comme
l’absence du besoin de se libérer écrit Castillo.
L’intérêt désintéressé de la pulsion de jeu nous met à égale distance
de deux autres pulsions. « Schiller emprunte au criticisme la définition
esthétique de la liberté comme – indépendance de la satisfaction par rapport
à la simple jouissance des sens – et que Kant distingue – d’une activité soumise
à la loi –. Pour confirmer cette distinction, Kant use lui-même du terme – jeu –,
par quoi l’imagination – schématisme sans concepts – et joue librement avec la
légalité de l’entendement »1.
Disons même que, Schiller en tire la confirmation que la liberté tient dans
la suppression des jougs et il extrait de l’esthétique de Kant sa propre conception
de la liberté comme équilibre : échapper à la domination des passions comme
à celle des règles, atteindre à un état qui préserve également leur double pouvoir.
Chez Kant, raison et sensibilité se livrent un combat au terme duquel elles
se limitent l’une l’autre, mais par la force et en faisant de l’homme soit un
barbare, soit un sauvage. Ainsi pensé, si la sensibilité affaiblit la raison et que la
souveraineté de la raison sacrifie le monde des sens, la limitation n’est pensée
qu’en termes de lutte et non en termes d’équilibre. Mais Schiller va lire le
concept kantien de jeu selon une inspiration plus grecque que moderne :
l’équilibre vécu dans l’état esthétique lui fait privilégier le fondement d’une
égale satisfaction de leur indépendance retrouvée et de nos deux natures.
« La perfection de l’homme consiste en une harmonieuse vigueur de ses forces
sensibles et spirituelle »2.
Selon Castillo, la perfectibilité des modernes est délaissée au profit de
l’antique concept de la perfection. Il y a là l’expression d’une maîtrise sans
domination, d’une force sans subordination. Comme pendant à la virilité du
commandement et du dépassement de soi, Schiller découvre la moralité comme
puissance d’être et l’harmonie totale comme vigueur. Au règne du pouvoir,
caractéristique de la modernité, les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme opposent le monde de l’ordre, qui est celui des Anciens.
1
) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, Les études philosophiques, PUF, Paris, 1992, n°4, p 456
2
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 239
La beauté est seule en mesure de fournir aux modernes le modèle d’une
réconciliation entre la pensée et la vie, entre la nature et la liberté. Définie
comme forme vivante, elle est dépositaire du principe de l’harmonie, qui est
harmonie parfaite entre des contraires. Puisque la lutte ne domine qu’en
affaiblissant, l’esthétique, à l’inverse, ne sacrifie aucun possible et elle propose
une unité humaine qui est une totalité, une complétude. En réalité, au lieu
de s’exclure, les instincts doivent être également accomplis et réalisés.
La limitation réciproque des deux pulsions ne se fera pas par leur commun
amoindrissement, mais par leur commun épanouissement. La liberté n’est pas
tension mais accomplissement.
Incidemment, il est intéressant d’indiquer que, dans la dix-huitième
lettre, Schiller mit en évidence la totalité qu’instaure le beau : ainsi, les relations
entre les deux « Trieb » ne se limitent pas à un simple jeu d’équilibre ; il s’agit
bien d’une union profonde, dont l’œuvre d’art classique offre le modèle et qui
doit inspirer la vie pratique.
Hell note que, la première des deux missions consistant tout d’abord à
relier entre eux les deux états correspondant aux deux « Triebe », notre
deuxième mission est donc de rendre l’union complète, de la réaliser si
pleinement et purement que les deux états disparaissent intégralement dans un
troisième et que, dans la totalité qu’ils formeront, aucune trace de leur séparation
ne subsiste.
Cette considération conduit Schiller à critiquer aussi bien les sensualistes
que les rationalistes qui n’ont qu’une vue partielle du beau et sont, incapables de
le saisir dans sa totalité. Dans ses drames de jeunesse, le poète présentait une
idée de la liberté comme aspiration puissante mais confuse en désordonnée.
Ici, un réfléchissant à cet état esthétique qui constitue une forme de totalité
en tant qu’il unit pleinement la raison et la sensibilité, tout en servant
d’intermédiaire entre la vie de l’esprit et la nature physique, Schiller affine son
idée de la liberté.
La contradiction contenue dans la liberté se retrouve dans le concept du
beau et dans l’idée de l’homme : elle forme une des constantes dans l’œuvre
Schillérienne. C’est ce moment de la pensée, où le poète fonde simultanément
les caractères principaux du beau et de la liberté qu’il importe de souligner
parce que c’est en lui, et non pas dans la conception de la morale que se situe la
différence fondamentale entre Schiller et Kant.
En se libérant du déterminisme et en accédant à l’état esthétique, l’homme se
rend disponible pour toutes les activités spirituelles : toute la philosophie de l’art
découle, sans doute, de ce principe qui pose l’équivalence entre le beau, la
liberté et la totalité de l’homme. L’état esthétique présente un double caractère :
il est une forme de totalité humaine, c’est-à-dire une fin en soi, et, en même
temps, un intermédiaire indispensable dans la formation de l’homme dit Hell.
Cette dualité explique profondément aussi les contradictions dans le
schéma du devenir de l’homme tel que Schiller l’esquisse dans les Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme. « Cette disposition intermédiaire où l’âme
n’est déterminée ni physiquement ni moralement et, où, pourtant, elle est active
de ces deux manières, mérite particulièrement le nom de disposition libre, et si
l’on appelle physique l’état de détermination sensible, et logique et moral l’état
de détermination raisonnable, on donnera à cet état de déterminabilité réelle et
active le nom d’état esthétique »1.
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 271
2) Le Jeu est une Réalisation Sublime de L’Humanité
Il est intéressant de noter que, dans son ouvrage Éros et Civilisation
Marcuse écrit que, pour Schiller, l’objectif de l’instinct de jeu est la beauté et
son but, la liberté. Essayons de cerner au plus près l’ampleur le contenu de cette
notion cardinale de jeu. Il s’agit de la solution d’un problème « politique » :
la libération de conditions d’existence inhumaines.
Schiller affirme que, pour résoudre le problème politique, la voie à suivre
est de considérer d’abord le problème esthétique, car c’est par la beauté que l’on
s’achemine à la liberté. D’aurons trouveront cette affirmation bien légère.
On serait naturellement porté à croire que c’est par le combat politique que l’on
obtiendra des conditions d’existence décentes et que la jouissance esthétique
viendra par surcroît. Pourtant, la pulsion ludique est bel et bien l’instrument de
cette libération. Cet instinct n’a pas pour but de jouer avec quelque chose ; il est
plutôt le jeu de la vie elle-même. Au-delà du besoin et de la contrainte
extérieure, il est la manifestation d’une existence dénuée d’angoisse et de peur.
Il faut distinguer la liberté « idéale » de la liberté existentielle. L’homme
n’est libre que là où il échappe à la contrainte interne et extérieur, morale et
physique, là où il n’est contraint ni par la nécessité, ni par la loi. Mais dans
la réalité factuelle, une telle contrainte existe. Etre libre consistera donc à
relativiser le caractère contraignant de la réalité. Il s’agit d’une liberté
subjective. L’homme est libre quand la « réalité perd son caractère sérieux »1
et quand sa nécessité devient « facile »2.
Il s’ensuit que, comme il y a entre la plus grande intelligence et la pure
stupidité une certaine affinité en ce sens qu’elles adhèrent au réel, comme cette
1,2
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 219
adhésion n’est que « la conséquence d’une pauvreté »1, par opposition,
l’« indifférence à la réalité »2 et l’intérêt par « l’apparence »3 sont les signes de
la liberté vis-à-vis du besoin et d’ « un véritable élargissement de l’humanité »4.
Dans une civilisation humaine, l’existence humaine sera jeu plutôt que labeur,
et l’homme vivra dans l’apparence plutôt que dans le besoin.
Ces idées représentent une des attitudes les plus avancées de la pensée.
Nous avons parlé précédemment de « liberté idéale » : Il faut bien comprendre
qu’il ne s’agit pas d’une liberté transcendantale « intérieure », mais d’une liberté
dans la réalité. La réalité qui « perd son caractère sérieux » est la réalité
inhumaine de la misère et du besoin, et elle perd son aspect sérieux quand les
besoins et les désirs peuvent être satisfaits sans travail aliéné.
Alors, l’homme est libre de « jouer » avec ses facultés et ses potentialités
et avec celles de la nature, et ce n’est qu’en « joutant » avec elles qu’il est libre.
Son ordre est alors celui de la beauté, et son monde celui de l’apparence.
En tant qu’il s’identifie à la réalisation de la liberté, le jeu pèse beaucoup
davantage que la réalité physique et morale contraignante : le bien, l’agréable,
la perfection, l’homme les prend seulement au sérieux ; mais, avec la beauté,
il joue. De telles assertions seraient du dandysme irresponsable si le domaine
du jeu n’était que l’ornement, le luxe, les vacances d’un monde par ailleurs
répressif. Mais ici, la fonction esthétique est conçue comme un fondement
gouvernant l’existence humaine tout entière, et elle ne peut le faire que si elle
devient « universelle » écrit Marcuse.
En effet, la civilisation esthétique suppose que se soit accomplie dans
toute (la) manière de sentir (de l’homme) une révolution parfaite, et une telle
révolution ne devient possible que si la civilisation a atteint la plus haute
maturité morale et physique. Ce n’est que lorsque la contrainte du besoin
sera remplacée par la contrainte du superflu (l’abondance) que l’existence de
1, 2, 3, 4
) Ibidem, p 339
l’homme sera poussée à un libre mouvement qui est pour elle-même un moyen
et une fin en même temps. Libéré d’actes rendus indispensables par le besoin
et de la pression de desseins douloureux, l’homme sera restitué à « la liberté
d’être ce qu’il doit être »1.
Mais ce qui « doit être » sera la liberté elle-même, la liberté de jouer.
Quelle est la faculté mentale qui permet cette liberté ? C’est l’imagination.
Elle projette et trace les potentialités de chaque être ; affranchis de leur
assujettissement à la matière contraignante, ces possibles apparaissent comme de
pures formes. En tant que telles, ils constituent un ordre qui leur est propre ; ils
existent en se conformant à des lois de beauté.
Selon Marcuse, fondé comme principe de civilisation, l’instinct de jeu
transformerait la réalité. La nature, le monde objectif ne seraient alors vécus ni
comme dominant l’homme – comme dans la société primitive - ni comme étant
dominés par l’homme – comme dans la communauté sociale technocratique
d’aujourd’hui. Ils deviendraient plutôt des objets de « contemplation ».
En même temps que change l’expérience formative et principale, l’objet de
l’expérience lui-même se transforme : libérée de l’exploitation violente et de la
domination, et modelée par l’instinct de jeu, la nature se libérerait aussi de sa
propre violence « naturelle » et deviendrait libre d’étaler la profusion de ses
formes gratuites qui expriment la « vie intérieure » de ses objets.
Un changement correspondant surviendrait dans le monde subjectif.
Là aussi, l’expérience esthétique mettrait fin au travail aliéné qui transforme
l’homme en bête de somme. Mais l’homme ne retournerait pas pour autant à
un état de passivité douloureuse. Son existence serait encore active, mais les
objets qu’il possède, ceux qu’il produit, ne devraient plus seulement porter
les stigmates de leur assujettissement à un but. Au-delà de l’angoisse et du
besoin, que connaît le travailleur aliéné, l’activité de l’homme éclate dans la
1
) Ibidem, p 279
manifestation libre de ses potentialités.
Schiller écrit, dans son ouvrage, De la poésie naïve et sentimentale, nous
appelons récréation le passage d’un état violent à celui qui nous est naturel.
Toute la question est ici de savoir ce qu’est notre état naturel et ce que
nous entendons par l’état violent. Si nous faisons consister notre état naturel
simplement le libre jeu de nos forces physiques, et dans l’absence de toute
contrainte, alors, chaque acte de la raison, en cela uniquement qu’il oppose une
résistance à la sensibilité, est une violence que nous subissons et le rapport entre
mouvement physique et tranquillité de l’esprit devient le véritable idéal de la
récréation.
Si, en revanche, nous situons notre état naturel dans une possibilité
illimitée d’exprimer tout ce qui est humain et dans la capacité de disposer de
toutes nos forces avec une égale liberté, alors toute individualisation et toute
division de ces forces physiques et psychiques est péché contre – nature et
violence – et l’idéal de la récréation devient la recollection de notre totalité
naturelle en une harmonie globale.
Donc le premier idéal est déterminé par les besoins de la nature sensible,
tandis que le second c’est par l’indépendance de la nature humaine. De ces deux
types de récréation, laquelle peut-on et doit-on demander au poète ? En théorie,
cela ne fait pas de doute: personne ne voudrait, semble t’il, rabaisser l’idéal de
l’humanité à celui de l’animal. Il n’empêche que l’existence des hommes se
partage entre une jouissance émolliente et un labeur éprouvant et épuisant
nerveusement. Ce que veut la plupart des hommes, ce n’est pas goûter les
fleurons de la poésie, mais se reposer et se distraire. Le travail, nous le savons,
rende le besoin sensible de tranquillité d’esprit et d’inaction incomparablement
plus souhaitable et urgente que ne l’est l’aspiration morale à l’harmonie et à la
liberté absolue d’action, car la nature doit être satisfaite avant la moindre
exigence de l’esprit. En un mot, le travail est abrutissant et le loisir qui y
succède est naturellement de peu de prix.
Schiller indique que, cela paralyse et emprisonne les instincts moraux
eux-mêmes qui doivent élever l’exigence du goût. En ce sens, rien n’est plus
défavorable à la réceptivité sensible au beau réel que ces deux états d’esprit,
si répandus parmi les individus : c’est pourquoi si peu de gens, ont un jugement
en matière esthétique.
«La beauté est le produit de l’accord entre l’esprit et les sens, elle parle à
toutes les facultés de l’homme à la fois, et c’est pourquoi elle ne peut être
ressentie dignement qu’au gré d’un usage libre et complet de toutes les forces.
Il faut y apporter une sensibilité ouverte, un cœur large, un esprit vivace et sans
faiblesse, il faut disposer de sa nature dans son intégralité ; cela n’est pas le cas
de ceux que la pensée abstraite a fini par diviser intérieurement, de ceux qu’ont
rendus étroits les petites formules du commerce, de ceux qu’a épuisés une
vigilance contraignante. Ceux-là désirent certes une étoffe sensible, non pour y
poursuivre le jeu de leurs forces intellectuelles mais au contraire, pour le
suspendre. Ils veulent être délivrés, mais délivrés seulement d’un poids qui
fatigue leur indolence et non d’une limite qui barre leur action »1.
Mais l’ennemi mortel de la satisfaction constante est le temps, écrit
Marcuse, la brièveté de tous les états. En réalité, l’idée d’une libération humaine
complète contient donc la perspective de la lutte contre le temps. On a vu que les
images narcissiques et orphique, symbolisaient l’effort désespéré pour arrêter le
cours incessant du temps, la rébellion contre ce qui passe, pour assurer la
continuité du principe de plaisir. Pour que « l’état esthétique » soit l’état de la
liberté, il doit définitivement vaincre le cours destructeur arbitrairement du
temps.
1
) F. Schiller, De La Poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, 2002, p 94
« C’est là le seul indice sûr d’une civilisation non-répressive. Ainsi Schiller
attribue à l’instinct de jeu libérateur le rôle de « supprimer le temps dans le
temps », de réconcilier l’être absolu et le devenir, le changement et l’identité.
C’est dans cette tâche que culmine le progrès de l’humanité vers une forme
supérieure de civilisation »1.
Dans l’œuvre de Schiller Les sublimations esthétiques et idéalistes qui
apparaissent ne changent rien à ses implications radicales. Jung les découvrit et
en fut à juste titre effrayé. Il avertit que le règne de l’instinct de jeu conduirait à
une « libération de l’agression » – nous dirions : de l’agressivité – qui devait
entraîner une « déprédation des valeurs les plus hautes ».
Pour Marcuse, Schiller lui-même était moins enclin que Jung a assimilé
la culture à la culture répressive des instincts ; il semblait vouloir accepter le
risque de la barbarie si cela pouvait conduire à une culture supérieure.
Il était conscient que, dans ses premières manifestations, l’instinct de jeu « serait
à peine reconnaissable », car l’instinct sensible s’interposerait toujours avec ses
« désirs déréglés ». Cependant, il pensait que de tels débordements « barbares »
seraient dépassés par le développement de la nouvelle civilisation, et que seul
un « saut » qualitatif pouvait assurer le passage, tumultueux il est vrai,
de l’ancienne vers la nouvelle civilisation. Il ne se préoccupait pas des
bouleversements de la structure sociale qu’impliquerait ce « saut »: ces
changements restaient au-delà des limites de la philosophie idéaliste. Quant à
la direction, ce changement vers un ordre non-répressif, elle est nettement
indiquée dans sa conception esthétique.
Si nous rassemblons ses éléments fondamentaux, nous trouvons :
1°) la transformation de la peine en jeu, et de la productivité répressive en
productivité libre, transformation qui doit être précédée par la victoire sur le
besoin cette victoire est le facteur déterminant la nouvelle civilisation ;
1
) Marcuse (Herbert), Éros et Civilisation, Paris, Édition de Minuit, 1963, p 168
2°) l’auto-sublimation de la sensibilité (de l’instinct sensible) et la
désublimation de la raison (de l’instinct formel) afin de réconcilier les deux
parties antagonistes ;
3°) la victoire sur le temps, dans la mesure où le temps détruit la
satisfaction constante.
Disons même que, ces éléments sont identiques à ceux d’une
réconciliation entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Nous rappelons
le rôle constitutif attribué à l’imaginaire (imagination) dans la jouissance et le
jeu: l’imagination conserve les objectifs des processus psychiques qui sont
demeurés libres vis-à-vis du principe de réalité répressif ; par leur fonction
esthétique, ils peuvent être incorporés à la rationalité consciente dans une
civilisation avancée – et c’est le processus de sublimation. L’instinct de jeu se
présente comme le dénominateur commun de deux processus et de principes
mentaux opposés dit Marcuse.
Il existe autre élément qui relie la philosophie esthétique aux
représentations narcissiques et orphiques: c’est la vision d’un ordre nonrépressif dans lequel le monde objectif et subjectif, la nature et l’homme,
s’harmonisent pleinement. Les symboles orphiques sont centrés sur le dieu
musicien qui vit pour vaincre la mort et qui libère la nature de façon à ce que la
matière contrainte et contraignante déploie les belles formes enjouées des choses
inanimées et animées. Ne luttant plus pour « atteindre quelque chose de plus »,
ces choses sont libérées des entraves et de la crainte, et ainsi elles sont libres
pour soi.
La contemplation de Narcisse dans l’abandon érotique à la liberté,
repousse toute autre activité, unissant de manière inséparable sa propre existence
à la nature. De semblable façon, la philosophie esthétique donne l’idée d’un
ordre non-répressif tel que la nature, en dehors de l’homme et dans l’homme,
devienne librement sensible aux « lois » de l’apparence et de la beauté. L’ordre
non-répressif est un ordre d’abondance : la contrainte indispensable est opérée
par le « superflu » plutôt que par le besoin. Seul un ordre d’abondance est
compatible avec la liberté. Sur ce point, les critiques matérialistes et idéalistes
de la civilisation se rejoignent. Ils pensent tous deux qu’un ordre non-répressif
ne devient possible qu’au plus haut degré de maturité d’une civilisation, lorsque
tous les besoins principaux peuvent être tout à fait satisfaits avec une dépense
d’énergie mentale et physique minimale, dans un minimum de temps - d’où
l’importance de la technique. Rejetant la notion de la liberté qui appartient au
règne du principe de rendement, ils réservent la liberté pour le nouveau mode
d’existence qui se développera sur le fondement de la satisfaction
totale des
besoins écrit Marcuse.
Le royaume de la liberté est envisagé comme se trouvant au-delà du règne
de la nécessité. La liberté n’est pas dans la « lutte pour la survie » mais en
dehors. L’obtention et la possession des biens vitaux de consommation sont la
condition préalable plutôt que la raison d’être d’une communauté sociale libre.
En effet, le domaine du travail, est un domaine d’asservissement, parce que
l’existence humaine, dans ce domaine, est déterminée par des fonctions qui ne
sont pas les siens et qui ne permettent pas le jeu libre des désirs et des facultés
humains.
Mais alors, quoi de la technique, destinée à produire les biens de
consommation ? – Elle nécessite bien des travailleurs et un labeur certain –.
Disons plutôt qu’elle est destinée à alléger le plus possible la pénibilité et le
temps du travailleur en même temps qu’elle permet de produire en un temps
éclair – donc de libérer une part importante du temps pour le jeu. Le point
optimum dans ce domaine doit par conséquent être défini par des critères de
rationalité plutôt que de liberté ; c’est-à-dire qu’il faut organiser la distribution et
la production de telle manière que le moins de temps possible soit passée à
rendre disponibles pour tous les biens vitaux.
Marcuse déclare que, assurément, le labeur obligatoire est un système
d’activités profondément inhumaines et routinières ; dans un tel système social
l’individu ne peut pas être une fin en soi et une valeur. Raisonnablement,
le système du travail social devrait être organisé plutôt en vue de gagner de
l’espace et du temps pour que l’homme s’épanouisse intégralement en dehors
du monde du travail répressif.
«Le jeu est l’apaisement comme principes de civilisation, n’impliquent pas
seulement la transformation du travail, mais aussi sa complète subordination aux
potentialités de l’homme et de la nature évoluant librement »1.
Les idées de jeu révèlent toute la distance qui les sépare des valeurs de la
productivité et du rendement : le jeu est inutile, parce qu’il refuse l’exploitation
et la répressions qui sont les traits essentiels des loisirs et du travail, il ne
fait que jouer avec la vérité. Mais il refuse aussi les traits – les valeurs
supérieures – des loisirs et du travail.
La désublimation de la raison est un processus tout aussi principal, dans
la naissance d’une nouvelle civilisation que l’auto sublimation de la sensibilité.
Dans le système social de domination, la structure répressive de la raison et
l’organisation répressive des facultés sensibles se soutiennent et se complètent
mutuellement. En termes freudiens, dit Marcuse : la morale civilisée est la
morale de la répression des instincts ; la libération des instincts implique une
dégradation de cette morale. Mais il est possible que cette dégradation des
valeurs supérieures les ramène dans la structure organique de l’existence de
l’homme dont elles ont été séparées Si les valeurs supérieures ne sont plus
isolées ni opposées aux facultés inférieures, celles-ci peuvent se prêter librement
à la culture.
1
) Marcuse (Herbert), Éros et Civilisation, Paris, Édition de Minuit, 1963, p 171
3) La Belle Âme : Transformation de La Morale en Nature
Il est intéressant d’indiquer que, pour Schiller, dans son ouvrage, Grâce
et dignité, il n’est certainement pas dans l’intérêt d’une morale d’avoir contre
soi des sensations que l’homme ne peut s’avouer sans rougir. Or, comment en
irait-il autrement avec l’éthique kantienne face aux sensations de liberté et de
beauté? La morale kantienne est guidée par la crainte de mal agir plus que par la
confiance ; elle aspire incessamment à différencier esthétique et éthique alors
que la nature unit le bien et le beau.
En aucun cas l’homme ne peut s’estimer là où il a sombré moralement.
Si la nature sensible, dans la moralité, n’était de façon durable que le parti
opprimé, comment pourrait-elle prendre part si vivement à la conscience de soi
du pur esprit si elle ne peut finalement s’associer à lui si profondément que
même l’entendement analytique ne puisse plus l’en séparer sans violence ?
En effet, la volonté est, de toute façon, plus immédiatement liée à la
faculté des sensations qu’à celle de la connaissance, et il serait fâcheux, en
certains cas, qu’elle dût d’abord consulter la raison pour s’orienter dit Schiller.
« Qu’un homme puisse si peu se fier à la voix de la pulsion ; qu’il soit obligé, à
chaque fois de l’interroger d’abord devant le principe de la morale, n’éveille en
nous nul préjugé favorable ; on l’estimera bien plutôt lorsqu’il s’y fiera avec une
certaine assurance, sans crainte d’être fourvoyé par elle. Car ceci prouve que
chez lui, les deux principes se trouvent déjà dans cet accord qui est le sceau de
l’humanité achevée, et constitue ce qu’on entend par une belle âme »1.
Schiller écrit que, on parle de belle âme lorsque le sentiment moral de
toutes les sensations de l’homme a pris finalement une telle assurance qu’il peut
fortement confier à l’affect la direction de la volonté, et qu’il ne court jamais le
1
) F. Schiller, Grâce et Dignité, trad. Nicolas Briand, Paris, 1998, p 41
danger de se trouver en contradiction avec ses résolutions. Aussi, les actions
particulières, chez une belle âme, en réalité, ne sont pas morales ; c’est le
caractère dans son entier qui l’est.
Comment évoquer et définir la belle âme ? Schiller répond ainsi que:
« La belle âme n’a pas d’autre mérite que d’être. Elle accomplit les plus pénibles
de soins de l’humanité comme en se jouant, aussi facilement que si seul l’instant
agissait en elle, et le plus héroïque des sacrifices, qu’elle parvient à obtenir de la
pulsion naturelle, apparaît précisément comme un libre effet de cette pulsion.
Elle ne se reconnaît aucun mérite ; elle n’est jamais consciente de la beauté de sa
action et il ne lui vient plus à l’idée qu’on puisse agir et ressentir autrement
qu’elle ne la fait »1. Tout, chez la belle âme, dérive de l’instant, même ce qu’on
croirait le plus difficile ou le plus rebutant à accomplir. Le devoir n’est pas un
effort dur à obtenir de soi, pour la belle âme ; c’est un effet de la pulsion.
Même chose pour le sacrifice, qu’elle offre avec facilité et sans souffrance
d’où cette impression qu’elle donne, de facilité, de faire tout comme en se
jouant ; d’où également sa modestie car elle imagine universelle cette facilité.
Le vrai mot pour définir ce qui se passe en elle, ce qui passe par elle, sans
connotation religieuse, est la grâce : « c’est donc dans une belle âme que la
sensibilité et la raison, le devoir et l’inclination s’allient harmonieusement et la
grâce est son expression dans le phénomène »2.
La belle âme est harmonie des contraires : sensibilité et raison, devoir et
inclination. Cette harmonie donne la grâce, nous disions faute se mieux : la
beauté, dans le phénomène. C’est-à-dire que cette harmonie se traduit, dans ce
qui apparaît de ce personne, par la grâce tant sous l’aspect physique que
psychologique, précisément ce qui se donne à voir de la psyché, c’est-à-dire le
1
) Ibidem p 42
2
) Ibidem p 42
caractère. On voit bien, que le mot « beauté » rend insuffisamment tout cela.
Il peut y avoir de la beauté sans grâce. La grâce, « c’est ce je ne sais quoi, [ce]
presque rien », ce supplément d’âme.
Et Schiller trouve des accents lyriques pour évoquer la grâce : « la nature
ne peut à la fois posséder la liberté et préserver sa forme qu’au service d’une
belle âme, puisqu’elle perd la première sous la domination d’une âme sévère, la
seconde dans l’anarchie et la sensibilité. Une belle âme répond, même sur une
formation où la beauté architectonique fait défaut, une grâce irrésistible, et on la
voit souvent triomphe elle-même des tares de la nature »1.
Où l’on voit que la grâce n’est pas beauté mais d’abord charis. Et encore : « tous
les mouvements dont elle est à l’origine seront légers, doux et pourtant vifs.
Libre et serein, l’œil rayonnera et la sensation s’y fera sentir. La bouche recevra
de la tendance du cœur une grâce qu’aucun flux semblant ne saurait affecter […]
La voix sera une musique et le flux pur de ses modulations touchera le cœur »2.
Pour Schiller, la grâce est spécifiquement féminine, ce qui, tout à la fois
peut se comprendre en tant qu’intuition mais est tout de même indésirable ment
marqué du sceau de son époque. Ainsi de cette affirmation : « Dans l’ensemble,
on trouvera davantage la grâce chez le sexe féminin (la beauté peut-être
davantage chez le sexe masculin), ce dont la cause n’est pas difficile à trouver.
Doivent contribuer à la grâce aussi bien la conformation corporelle que le
caractère ; celle-ci par sa souplesse à accueillir des impressions et à être animée
par le jeu, celui-là par l’harmonie morale des sentiments. Dans les deux
situations, la nature fut plus favorable à la femme qu’à l’homme […]
La contribution que l’âme doit fournir à la grâce est également plus aisée à
réaliser que chez l’homme. Le caractère féminin s’élèvera rarement jusqu’à
l’idée suprême de la pureté morale et ira rarement au delà d’actions inspirées par
1
) Ibidem p 42
2
) Ibidem p 42
les affects. Il va résister à la sensibilité, souvent avec une force héroïque, mais
seulement à l’aide de la sensibilité. Or, comme la moralité de la femme se trouve
habituellement du côté de l’inclination, ceci aura, dans le phénomène,
exactement le même effet que si l’inclination se trouvait du côté de la moralité.
La grâce sera donc l’expression de vertu féminine, qui, très souvent, devrait
faire défaut à celle de l’homme ».
Avec son corrolaire de dénigrement du caractère féminin qui ne saurait être
porté à l’héroïsme, cette citation accorde cependant un avantage de taille à la
femme : comme les âmes nobles chez Descartes, la femme lutte contre une
inclination par une inclination contraire. Elle résiste à la sensibilité par sa
sensibilité, contrairement à l’homme qui va jusqu’à l’héroïsme, ce que Schiller
nomme « pureté morale ». Il reste que la femme n’est que sensibilité. Il en va
autrement de l’homme.
Dans les affects, Schiller dit, où la nature (la pulsion) agit d’abord et s’efforce,
soit de contourner toute à fait la volonté, soit de l’entraîner avec violence de son
côté, la moralité du caractère ne peut donc se manifeste que par la résistance, et
n’empêcher que la pulsion ne restreigne la liberté de la volonté, qu’un
restreignant la pulsion.
L’accord avec la loi de la raison dans les affects n’est donc possible que
par une opposition aux exigences de la nature. Et puisque la nature ne cède
jamais pour des raisons morales, que, par suite, tout en elle reste égal à soimême, quelle que soit la façon dont la volonté se comporte à son égard, alors
l’homme ne peut agir ici avec toute sa nature harmonieuse mais exclusivement
avec sa seule nature raisonnable. Il n’agit donc pas non plus dans ces cas-là de
façon moralement belle, parce qu’à la beauté de l’action, l’inclination doit aussi
prendre part, qui, ici, au contraire, fait opposition. Mais il agit d’une manière
moralement grande, car tout ce qui témoigne d’une supériorité de la plus haute
faculté sur la faculté sensible est grand.
« La belle âme doit donc se transformer sous la domination de l’affect en
une âme sublime, et c’est là l’infaillible pierre de touche permettant de
distinguer de la bonté du cœur ou de la vertu du tempérament »1.
L’homme, contrairement à la femme, est du côté de la raison et c’est pourquoi,
en lui, la belle âme s’élève jusqu’à l’âme sublime. Il ne peut agir de façon
moralement belle, comme le ferait une belle âme car alors, il faudrait compter
avec l’inclination, qui s’oppose à la raison. Alors, il n’agit qu’avec sa raison, et
ainsi, s’élève jusqu’un sublime presque aussi bien, toute action où la faculté
supérieure bat en brêle la faculté sensible, inférieure, et sublime.
Qu’est ce que la dignité ? Schiller répond ainsi : « La domination des
pulsions par la faculté morale constitue la liberté de l’esprit, et la dignité est son
expression dans le phénomène »2.
Freud, qui pensait que les poètes arrivent en avant lui l’intuition des processus
inconscients, n’aurait pas désavoué cette affirmation. Dominer les pulsions par
la raison donne bien la liberté à l’homme, ou bien qu’il en soit dépendant. Etre
asservi à ses passions - pulsions - emprisonne et donne un comportement
indigne ; en être libéré nos restaure dans notre dignité.
Concernant l’amour, Schiller en donne la définition suivante : « Dans
l’attrait, une matière sensible est présentée au sens, laquelle lui promet la
satisfaction d’un besoin, c’est-à-dire du plaisir. Le sens s’efforce donc de s’unir
au sensible, et le désir manifeste; un affect qui est stimulant pour le sens, mais
assoupissant pour l’esprit. Nous pouvons dire du respect qu’il s’incline devant
son objet ; de l’amour qu’il aspire au sien, du désir qu’il se précipite sur lui.
Dans le respect, la nature sensible est le sujet et la raison est l’objet.
Dans l’amour, la nature morale est le sujet et l’objet est sensible. Dans le désir,
1
) Ibidem p 47
2
) Ibidem p 47
le sujet et l’objet sont sensibles. Et plus loin : « seul l’amour est donc une
sensation libre car sa source pure jaillit du siège de la liberté, de notre nature
divine »1.
Ainsi la boucle est bouclée : la faculté morale, à l’origine de notre liberté et de
notre dignité est aussi à l’origine de l’amour.
L’homme mauvais ne saurait aimer. « L’homme bon ne peut guère
respecter ce qu’il ne peut en même temps embrasser avec amour »2. Et là réside
précisément la faiblesse du rigorisme kantien - dont Schiller s’est éloigné - :
en réalité, on ne peut obéir que par amour l’obéissance et le respect par pur
devoir - « tu dois » - est un leurre. C’est pourquoi l’éducation laïque pose tant de
problèmes, parce qu’il lui manque un Dieu Amour.
C’est précisément ce Dieu Amour que rencontre la belle âme :
« Si l’homme conscient de sa faute vit dans la crainte perpétuelle de rencontrer
dans le monde sensible le législateur en lui-même, et aperçoit son ennemi dans
toute ce qui est grand, beau et excellent, la belle âme ne connaît pas de bonheur
plus doux que de voir le sacré en elle-même inimité ; on réalisé en dehors d’elle
et d’embrasser son Immortalité dans tout le monde sensible »3.
De fait, la grâce dont Schiller parle à propos de la belle âme lui est donnée
comme une grâce de Dieu. C’est pourquoi tout lui est aisé, c’est pourquoi elle ne
se plaint jamais, c’est pourquoi elle est gracieuse au sens d’épanouie, jolie à
regarder parce qu’heureuse.
On aura noté, ici, chez Hell, dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que,
Nous avons opposé le rigorisme kantien à la grâce schillérienne. Il y a là matière
à réflexion.
1
) Ibidem p 54
2
) Ibidem p 54
3
) Ibidem p 55
S’agit-il de concilier éthique et esthétique, afin d’atténuer
l’exigence kantienne ? Il ne s’agit pas de cela : le débat ne se situe pas entre
individus mais collectivement. Autrement dit, ce qui est en jeu est la philosophie
de l’histoire, la téléologie, et la conception que les deux auteurs se font de
l’homme.
Pour Kant, est morale un acte universellement valable, un acte que je ne
craindrais pas que l’on n’appliquât. Or la plupart des actes posés par les acteurs
de l’histoire - du simple sergent au souverain - ne répondent pas à cette
exigence. Les exploits militaires se paient du sang des victimes ; les révolutions
pour la liberté et même l’insurrection contre un occupant comportant le meurtre
de masse.
La solution - théorique - est-elle de distinguer entre morale privée et
morale publique ? Faut-il croire à la banalité du mal en temps de guerre ? Faut-il
aider son prochain et, dans le même temps, orchestrer un génocide au non de
l’obéissance ou de la raison d’Etat ? On s’explique également la volonté de
Kant de régler le problème de la paix et de la guerre dans son projet pour une
paix perpétuelle, et son désir d’étendre aux liens internationales le règne de la
loi, car aussi longtemps que le citoyen peut être obligé de tuer, au nom de
quelque intérêt supérieure ou d’un « idéal », ses actes se trouvent avec les
exigences de la loi en contradiction.
Or, ce n’est pas le cas de Schiller. Chez lui, l’héroïsme l’emporte sur
la charité – et « charité » à la même origine étymologique que « grâce » :
« charis » – : « malgré le refus de la Terreur, il y a dans toute l’œuvre de Schiller
une constante remarquables : le combat pour la liberté contraint l’homme à
choisir inéluctablement la violence ; la conquête de la liberté, par un homme ou
par un peuple, impose des moyens inconciliables avec la morale kantienne.
Pouvons-nous, dans les épreuves où nous engage l’histoire, préserver notre
« belle âme » ? »1.
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 190
Selon Hell, il y a, assurément, l’exemple de l’Iphigénie de Goethe qui
remplit sa fonction historique sans compromettre la sérénité de son âme et,
surtout, sans ternir par quelque méfait, la pureté de sa conscience ; il y a
l’Antigone de Sophode et l’admirable Antigone de Jean Anouilh, murée dans
son exigence de pureté et son refus de se compromettre.
Mais il ne faut plus pour abattre la tyrannie. Ce n’est pas une petite fille
obstinée qui va faire changer Créon. « […] le drame est l’expression d’un conflit
inévitable entre la volonté et la résistance de la matière, entre l’intention et
l’acte. S’il y a progrès dans la conception du drame chez Schiller, c’est dans la
mesure où le héros, qui affirme la pureté de ses intentions, prend une conscience
plus vive des multiples implications de ses actes dont le cous, souvent
imprévisible, échappe en tout cas à sa seule volonté »1.
Il y a en effet progrès dans la conception du drame chez Schiller, en ce qu’un
autre genre, la tragédie, présente l’affrontement sans merci entre l’idéal de
pureté de la raison d’Etat. Cette prise de conscience, des héros de Schiller, des
conséquences et alors de leurs actes est un progrès du point de vue littéraire et
théâtral - mais il signe la morale du compromis schillérienne que nous avons
opposé au rigorisme kantien. Ce n’est pas un hasard si nous avons évoqué
Iphigénie et Antigone : deux femmes. Ainsi s’explique que l’on trouve la « belle
âme » chez la femme ; « chez la gardienne du foyer qui ne s’enhardit pas à
braver le destin sur les champs de bataille ou dans l’exercice du pouvoir »2.
Durant au guerrier ou à l’homme de pouvoir, lorsque l’histoire croit sa vie
intérieure, il y a de forts risques qu’au terme d’un combat douteux, il doive
vendre son âme.
1
) Ibidem p 190-191
2
) Ibidem p 191
L’originalité de Schiller consiste, en dernière analyse, à transcender la
dissociation entre la vie intérieure et l’histoire, entre la morale privée et la
morale publique : le drame est la relation où les deux domaines, celui de la vie
intérieure et celui de l’action sociale et politique, aspirent à se confondre. Il y a
une tentation à laquelle succombent trop facilement les tenants du pouvoir qui,
au nom de l’efficacité, recousent délibérément aux moyens que réprouve leur
morale privée. Il en est une autre qui incite les « âmes pures » à se désintéresser
de la chose publique par peur de se compromettre : comme l’écrivait Peguy,
elles « gardent les mains blanches ou plutôt elles n’ont pas de mains ».
L’opposition entre Schiller et Kant se manifeste dans le passage suivant :
En effet, l’homme n’est pas destiné à accomplir des actions morales isolées,
mais à être un être moral. Cet être moral est-il un « idéal » ? Comment se
réalise-t-il dans la temporalité ? Seule l’étude des drames dont le langage est
plus nuancé que celui des écrits théoriques permettra de répondre à ces questions
qui concernent un des caractères principales de la pensée Schillérienne. En effet,
le drame réalise l’unité entre l’idéalisme et le réalisme qu’implique l’action
morale ; non pas une unité artificielle, une sorte de synthèse merveilleuse qui
résout toutes les contradictions ; le drame exprime, au contraire, une idée de
totalité qui s’enrichit de toutes les contradictions dit Hell.
« Nous trouvons une première approximation de l’idée de totalité dans
sur la grâce et dignité: La nature humaine forme un tout plus cohérent dans la
réalité qu’il n’est permis au philosophe, dont le seul pouvoir est dans l’analyse,
de laisser paraître »1.
Hell ajoute que, nous voici bien loin, semble-t-il, du domaine de la
grâce. Il faut nous habituer, dans l’exposé de la pensée Schillérienne, à des
digressions, voire à des sauts d’une idée à une autre, à des brusques mutations.
En réalité, l’intérêt de ce traité réside dans une réflexion sur le lien entre
1
) Ibidem p 191-192
esthétique et morale - car la grâce ne se trouve-t-elle pas aussi dans la beauté
troublante du végétal et de l’animal, c’est-à-dire de ce qui n’a pas d’âme ?
Le chapitre sur la « dignité » reprend grosso modo la doctrine morale de
Kant qu’il est superflu de présenter à nouveau : c’est la volonté humaine qui est
sublime ; c’est par elle que l’homme s’affranchit de la nature, elle, soumise au
déterminisme. Cette grandeur comporte cependant une fâcheuse contrepartie :
« D’un point de vue strict, la force morale dans l’homme n’est susceptible
d’aucune représentation, car le suprasensible ne peut jamais être concrétisé dans
le monde sensible »1.
Ainsi l’œuvre d’art n’est qu’une sorte d’approximation d’une vérité que nous
portons en nous-mêmes et qu’on ne peut pas exprimer dans le monde sensible.
L’art perd-il une partie de la valeur que Schiller veut précisément lui attribuer ?
Une telle conclusion, empreinte de pessimisme, s’imposerait si la pensée
Schillérienne devait se limiter à un choix entre deux termes antithétiques ; mais
la grâce et la dignité ne constituent pas uniquement un dualisme. Elles sont
aussi les deux pôles d’une pensée, jamais en repos, de façon durable sollicitée
par des forces contraires qui lui impriment un constant mouvement écrit Hell.
Aussi est-ce la conjonction « et » unissant les deux termes qui expriment,
comme dans la plupart des cas, qu’il s’agisse du sublime et du beau, de la vie et
de l’idéal, l’originalité de la pensée de Schiller, sa perpétuelle tension entre les
extrêmes et son exigence de totalité. L’homme moralement cultivé, et lui seul,
est pleinement libre. Soit il est, en tant qu’il détruit un pouvoir, supérieur à la
nature, soit il est à l’unisson avec elle. Rien de ce qu’elle exerce sur lui n’est
violence, car avant que de parvenir jusqu’à lui, ceci est déjà devenu sa propre
action, et la nature dynamique ne l’atteint jamais lui-même parce qu’il se sépare
librement de tout ce qu’elle peut atteindre.
1
) Ibidem p 192
Or, l’état d’esprit que la morale préconise sous le terme de résignation à
la nécessité, que la religion commence sous le nom de soumission au décret
divin, exige déjà, s’il doit être une œuvre de la réflexion et du libre arbitre, une
plus haute énergie de la volonté et une plus grande netteté de la pensée que cela
ne semble être le cas chez l’homme de la vie active.
Par bonheur, cependant, il existe, non seulement, dans sa nature
rationnelle une disposition morale qui peut être développée par l’entendement,
mais aussi dans sa nature sensuellement raisonnable, c’est-à-dire humaine, une
tendance esthétique qui peut être éveillée par certains objets cultivée et
sensibles par purification de ses sentiments en vue de cet élan idéaliste de
l’âme. C’est cette disposition, dans son essence assurément idéaliste et son
concept, mais que même le réaliste manifeste nettement dans sa vie, bien qu’il
ne l’avoue pas dans son système, dont on va traiter maintenant.
Les sentiments de la beauté suffisent sans doute déjà à nous rendre indépendant
de la nature en tant que puissance, du moins jusqu’à un certain point. Une âme
qui s’est ennoblie au point d’être plus touchée par la forme des choses plutôt
que par leur matière, sans aucun égard à la possession ; une âme, disons-nous,
capable de puiser un libre plaisir dans la simple réflexion sur le mode
d’apparaître – une telle âme porte en elle-même une inaliénable plénitude
intérieure de la vie, et parce qu’il ne lui est pas indispensable de s’approprier les
objets parmi lesquels elle vit, elle ne court pas non plus le risque d’en être privée
écrit Schiller dans son ouvrage Grâce et dignité.
Mais même l’apparence finit par exiger un corps dans lequel elle se
montre. Par conséquence, aussi longtemps qu’il y a le besoin d’une belle
apparence, le besoin de l’existence d’objets persiste. Notre satisfaction se révèle
donc encore dépendante de la nature en tant que puissance, laquelle règne sur
toute existence. C’est en réalité une chose de sentir en nous un désir de bons et
beaux objets ; c’en est une toute autre de désirer seulement que les objets
existants soient bons et beaux. Ce dernier désir peut coexister avec la liberté
suprême de l’âme, mais non pas le premier ; ce que ce qui existe soit bon et
beau, on peut l’exiger ; que le bon et beau existe, seulement le souhaiter.
« Le ton de l’âme à qui il est indifférent que le beau bon et parfait existe
mais exige, avec une sévérité rigoureuse, que ce qui existe soit bon, beau et
parfait, s’appelle par excellence grand et sublime, parce qu’il contient toutes les
réalités du beau caractère, sans en partager les limites. C’est la marque de
bonnes et belles âmes, mais constamment faibles, d’insister toujours avec
impatience sur l’existence de leurs idéaux moraux et d’être douloureusement
touchées par ce qui y fait obstacle »1.
De telles personnes se placent dans une triste dépendance de la
contingence, et l’on peut toujours prédire avec certitude qu’elles concéderont
trop à la matière dans le domaine des choses esthétiques et morales, et qu’elles
ne passeront pas l’épreuve suprême du goût et du caractère. Ce qui est
moralement déficient ne doit pas nous inspirer souffrance ni douleur, sentiments
qui témoignent toujours d’un besoin insatisfait plus que d’une exigence non
remplie. Celle-ci doit avoir pour compagnon un affect plus solide, conforter
l’âme et l’affermir plutôt que de la rendre malheureuse et craintive.
Selon Leborgne, dans son ouvrage Poétique de sublime romantique que,
en réalité avec sur le sublime, le sublime ne se réalise pleinement que dans la
mort. Le héros de Schiller est celui qui, reconnaissant l’impératif de la loi
morale, brise les attaches terrestres qui entravent son accomplissement. Le
sublime est un absolu dont l’exigence fait refuser toute compromission avec le
monde sensible.
« La phrase fondamentale de du sublime « on peut se montrer grand dans
le bonheur, on ne peut se montrer sublime que dans le malheur , instaure
à la fois une hiérarchie entre le beau et le sublime et une nouvelle rupture entre
1
) F. Schiller, Grâce et Dignité, trad. Nicolas Briand, Paris, 1998, p 175
l’hédonisme et la sublimité morale »1.
Leborgne ajoute que, le beau relève de l’humanité sensible et s’applique à
l’harmonie formelle du réel, tandis que le sublime se réfère au démonisme,
c’est-à-dire au statut de pur esprit, qui engage l’homme à rompre ses jougs
terrestres. Conçu comme l’indépendance morale dans la souffrance, le sublime
relève d’une fascination pour la mort par laquelle s’ouvre l’absolu. Il n’y a de
véritable sublime que lorsqu’une finalité naturelle (amour, bonheur, vie) est
sacrifiée au profit d’une finalité d’ordre moral, qui correspond en effet à une
destinée supérieur. Les grandes actions tragiques nous font pressentir « la
sublimité de notre destination rationnelle », écrit Schiller.
Si l’expression est d’inspiration de Kant, le propos suppose cependant une
lecture extrémiste de la critique de la faculté de juger. « Le sublime chez Kant
est un intuition de l’absolu, procurée dans les spectacles grandioses ; il n’est pas
une apologie de la mort. C’est par l’amalgame entre le concept de suprasensible
et un mysticisme de la mort que Schiller dérive vers cette logique »2.
Le sublime suggère alors que la vraie grandeur humaine se révèle dans des
conflits où son anéantissement physique coïncide avec son apothéose et avec sa
liberté. Point de rupture violente, le sublime est arrachement ; il se constitue en
réalité dans un cas de déchirement intérieur où l’homme ne connaît plus la
grâce du bonheur personnel et privé. Entre sublime et beauté, entre loi morale et
bonheur, il n’est plus ici question de conciliation dit Leborgne.
Contrairement aux Lettres, tout se passe comme s’il ne pouvait plus
y avoir d’harmonie entre le bien moral et le bien-être. Le monde réel est le
règne de la compromission et de l’incertitude, de l’intérêt. Dans un tel texte,
perce la prédisposition de Schiller à la métaphysique chrétienne, entravée par
1
) Leborgne Dominique, Poétique du sublime romantique, Université de Paris III, 1993, p83
2
) Ibidem p 84
l’éducation militaire, puis déviée vers le culte du tragique et vers l’idéalisme
transcendantal de Kant. « A cet égard, il est significatif que ce soit une pièce
d’inspiration religieuse, Die Jungfrau von Orleans. Romantische Tragödie,
qui énonce le plus clairement l’incompatibilité du sensible (en l’occurrence de
l’amour charnel) et de l’idéal mystique »1.
L’insistance sur le sacrifice y motive un fort contraste entre l’immobilité
paisible des scènes pastorales (dans les promesses de mariage des sœurs de
Jeanne) et la structure dramatique intense du développement au cours de
laquelle Jeanne se métamorphose en ange guerrier, conduite complètement par
l’impérieuse loi divine, mourant pour avoir aimé et renonçant à l’amour. Disons
même que, Jeanne ne choisit pas sa vocation ; Dieu la lui impose : le sublime
devient chez elle un destin et une nécessité écrit Leborgne.
Incidemment, il est intéressant de noter que, dans le traité du sublime,
l’hédonisme est réduit à une « délicatesse d’un goût efféminé », qui voile
d’illusion « l’austère visage de la nécessité ». Selon un dualisme chrétien qui
semble prégnant bien qu’implicite, les sens deviennent le siège de l’égoïsme et
des passions basses, tandis que la raison suppose une pensée constante du
Destin tragique. Dénonçant l’illusion d’une harmonie entre le bien moral et la
jouissance, Schiller engage alors le sublime vers une négativité extrême, en le
définissant comme un apprentissage héroïque, une familiarisation avec la mort.
En effet, les deux poèmes cités illustrent aussi cette inscription du sublime
dans le double registre de la Nécessité et du tragique, en même temps qu’un
perpétuel effort pour sublimer le tragique par la pensée d’un salut dans la mort.
Dans « Poésie de la vie », l’appel du devoir constitue la forme austère par
laquelle l’homme accepte son
destinée:
« Et la loi sainte
1
) Ibidem p 85
aspect tragique et prend conscience de sa
Du devoir, la loi de la redoutable Nécessité
Ne le trouveront que plus soumis »1.
Complété cette approche en manifestant avec claire la dualité de l’âme et des
sens. Construit selon une forte structure antithétique, le poème oppose
l’incertitude terrestres et la douleur à la béatitude de l’idéal spirituel. Source
d’un indispensable déchirement, cette antinomie constitue pour l’homme un
appel au refus du désir, qui reste le symbole de l’illusion et de l’éphéméride :
« Les joies mouvantes de la jouissance
Sont promptement punies par la fuite du désir »2.
Pour Leborgne, de cette dualité initiale découle l’exaltation d’une liberté
divine, acquise « au royaume de la mort », image du monde idéal libéré du
déterminisme des sens. Les thèmes de la faute définissent et de l’angoisse
une condition terrestre vouée à l’insatisfaction et à la culpabilité, aux luttes
constants. La référence au mythe d’Hercule vient alors suggérer l’état de
l’homme (sa vocation divine et son origine terrestre) et son possible victoire sur
le monde des sens. Par ses souffrances et ses travaux, le héros est promis au
royaume des « Formes pures », éternité bienheureuse que Schiller inscrit dans
un contexte mythique (l’Olympe), symbole de l’Absolu. L’apothéose qui clôt le
texte fait résonner toute la valeur mystique du poème, et la transfiguration du
héros dans la mort :
« Jusqu’au moment où le dieu, dépouillé de l’enveloppe,
Quitte, en flammes, l’aspect de l’homme.
[…]
Les harmonies de l’Olympe accueillent
1
) Schiller F, Poèmes philosophiques, trad. de R.D’Harcourt, Paris, Aubier, 1994, p 131
2
) Ibidem p 159
Dans le palais Kronion le héros transfiguré »1.
Le sublime constitue bien ici une négation radicale de l’humanité sensible,
un rêve d’absolu. Mais cette fois, c’est notre poète lui-même qui est pris au
piège et non pas ses héros. Cette valeur principalement négative du sublime est
le principe même de l’inspiration dramatique schillérienne et le motif le plus
permanent. Dès Les Brigands la foi du héros reposait sur le sacrifice de
l’amour, du bonheur et en définitive de la vie. En réalité, Seul le beau tragique
reste l’équivalent, et comme la forme concrète du sublime.
Parmi les influences qu’a subies – avec bonheur – Schiller, il faut
prendre garde de ne pas oublier Shaftesbury. On aura noté, ici, chez Masson
dans son ouvrage Les études psychologiques de Schiller que, en rédigeant sa
Lettre sur l’enthousiasme, portant sur le fanatisme religieux, ce dernier prenait
position avec vigueur et autorité dans les questions religieuses de son époque.
Il est cependant permis de penser que son influence en faut encore plus
importante dans le domaine de la philosophie.
Jusqu’à la Lettre sur l’enthousiasme, on associait santé de l’esprit et
règne de la raison. Shaftesbury fit un coup d’éclat en mettant en lumière
l’importance des passions. Il invite à les observer, à les étudier comme des êtres
en devenir, à déterminer leur origine, les lois de leur développement, les états
pathologiques et les perversions qu’elles peuvent connaître, et les remèdes
adéquats. Il se limite à la monographie d’une seule passion : le fanatisme
religieux, qu’il appelle enthousiasme en puisant aux racines grecques, mais il
met en évidence que les observations qu’il transcrit s’appliquent aussi bien à
l’amour, au sens de l’honneur, et finalement à toute espèce d’émotion.
Par l’étude analytique qu’il en fait, par l’importance qu’il lui accorde, par
l’aspect génésique sous lequel il l’envisage, Shaftesbury place la passion au
centre d’une psychologie renouvelée et élargie.
1
) Ibidem p 169
Certes, il n’est pas le premier auteur à avoir scruté l’âme humaine.
Mais, à la différence d’un La Bruyère, d’un La Rochefoucauld, ou d’autres
encore et des meilleurs, il dépasse l’analyse statique des caractères. Il fait œuvre
de clinicien autant que de moraliste. Pour lui, un sujet n’est pas fixé une fois
pour toutes dans un caractère donné qu’il s’agirait de peindre puis de critiquer.
Point de critique chez lui : là où ses devanciers voyaient des individualités
stables, il découvre des systèmes mouvants d’inclinations et de tendances,
un psychisme perméable où les impulsions se répercutent et se transmettent;
au lieu de dévoiler des travers, il examine des crises, il montre comment diriger
et soigner.
La psychologie accède du même coup au rang de science principale,
d’introduction à la métaphysique et à la morale, qu’elle aspira à supplanter ou à
annexer avec la métapsychologie de Freud. En s’engageant dans cette voie, la
philosophie anglaise a donné au rationalisme une orientation nouvelle. Abel a pu
recueillir son héritage, une recherche poursuivie pendant un demi-siècle, et en
présenter les résultats à ses élèves sous une forme systématique, avec toute la
rigueur scientifique possible à cette époque dans le domaine de l’anthropologie.
Ainsi, fut éveillée – ou confirmée – la vocation psychologique Schillérienne.
Le jeune poète entreprit d’explorer le monde intérieur, donnant à sa recherche
un tour personnel, n’acceptant rien passivement et puisant sa connaissance de
l’homme aussi bien dans les drames de Shakespeare et au chevet des malades
que dans les cours magistraux.
Selon Masson, Shaftesbury avait porté son attention sur la vie affective.
Abel, lui aussi, a mis en évidence le rôle des passions, moteur de la vie
intellectuelle et formatrices du caractère, voire du génie. Incidemment, il est
intéressant de noter que, depuis lors, on a retrouvé un manuscrit inédit d’Aristote
ou du pseudo-Aristote portant sur le rapport entre le génie et la mélancolie,
traduit et annoté par Jacky Pigeaud en 1987 : L’Homme de Génie et la
Mélancolie.
Revenons à Schiller. A son tour, il examine le mécanisme du sentiment ;
si cette étude est au centre de son Essai sur la connexion de la
nature spirituelle de l’homme et de sa nature animale, si elle est au centre de
ses drames, ce n’est pas sans raison : il vaut protester contre le mépris
systématique où la sensibilité a été tenue jusqu’alors : « on a mis trop de choses
à l’actif d’une énergie spirituelle indépendante du corps, en traitant ce dernier
comme quantité négligeable »1.
Bien sûr, il était normal qu’un étudiant en médecine s’intéressât à la
physiologie de l’homme ! En introduisant l’étude du corps dans la psychologie,
Schiller était fidèle à sa vocation médicale et il raisonnait en disciple du
prestigieux Haller, dont l’influence l’aura assurément « marqué », mais il
pouvait déjà trouver cette orientation chez Shaftesbury. Celui-ci, en réalité,
avait souligné, ne fût-ce que par des comparaisons, le parallélisme entre la vie
du corps et celle de l’âme. Il avait même défini précisément ce qui est le point
de départ de la psychologie de Schiller, c’est-à-dire la connexion du corps et de
l’esprit : on lisons dans la Rhapsodie : « Nous ne pouvons être surpris de voir
que notre être intérieur, âme et caractère, est affecté par ce qui,
accidentellement, défigure notre corps et réagit souvent en accord avec ce
compagnon qui lui est étroitement associé »2.
Dans l’étude que Shaftesbury et Schiller ont faite de la vie des passions,
les points communs ne manquent pas. Shaftesbury a indiqué que la passion est
sujette à évolution, qu’elle peut croître sous l’influence de circonstances
extérieures, qu’elle peut confiner à la démesure, qu’on peut aussi la calmer,
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1774 à 1785, Université de Metz,
1979, p 125
2
) Ibidem p 126
bref qu’elle a tous les caractères d’une maladie, s’inscrivant en cela dans la
tradition des philosophies antiques - mais aussi de Descartes. Ce dernier voyait
de bonnes et de mauvaises passions, et pensait qu’une passion, la générosité,
pouvait guérir les autres, sans parler du dressage réservé aux âmes vulgaires.
Ces remarques se retrouvent dans la loi de croissance de la passion, formulée par
Schiller, mais la courbe de cette croissance est définie de façon plus rigoureuse
écrit Masson.
Nous ignorons si Shaftesbury avait lu Les Passions de l’Ame de Descartes
mais il a admet ou sous-entend que des émotions peuvent se combiner,
se renforcer l’une l’autre, que le progrès de la passion peut être favorisé ou
contenu par la présence dans l’âme de sentiments agissant dans le même sens
ou en sens contraire ; Schiller a fait de ce postulat une lois de la connexion
psychosomatique.
En effet, Shaftesbury reconnaît que le moi a pouvoir sur le
développement des sentiments, voire des sensations, qu’il peut atténuer ou
même supprimer momentanément la souffrance grâce à l’intensité de la pensée :
« dans certains cas, l’esprit peut être soulevé par un tel élan et la passion peut
avoir une telle tension que nulle souffrance physique et nulle douleur n’ont plus
aucun pouvoir sur nous aussi longtemps que cet état se prolonge »1. Il est
intéressant de noter que, cette possibilité de maîtriser la sensibilité est aussi une
des lois énoncées par Schiller.
Disons même que, c’est un des articles de la psychologie schillérienne
que nos croyances et nos idées sont déterminées par notre caractère, par notre
constitution physique, et varient avec notre tempérament ; mais, en réalité,
Shaftesbury l’avait déjà constaté : pour lui, le pessimisme est le propre d’un
caractère « mélancolique », tandis que la bonne humeur favorise une foi
authentique.
1
) Ibidem p 126
Enfin, c’est une médecine des passions qui, pour Schiller comme pour
Shaftesbury, tient bien de psychologie. Mais cette médecine est pleinement
science de la santé autant que de la maladie.
Que la psychologie de Shaftesbury ait imprégné la pensée anglaise et soit
passée ainsi dans l’enseignement dispensé à Schiller, cela n’a rien de surprenant.
N’y a-t-il pas lieu de supposer une influence plus parfaite et plus personnelle
en même temps? Schiller n’aurait-il pas lu tout ou partie de l’œuvre de
Shaftesbury ? Il est en réalité impossible de fonder une filiation avec certitude :
nous n’avons à ce sujet aucun témoignage de Schiller, aucune preuve historique
qu’il ait lu les Characteristics. Mais ce qui ressort clairement d’une
comparaison, c’est que la pensée de Schiller, dans ses premières manifestations,
reflète pour une bonne part les opinions de Shaftesbury dit Masson.
L’attitude de Schiller à l’égard de la relation révélée rappelle étrangement,
au départ, celle de Shaftesbury : il s’abstient de discuter la doctrine de la religion
chrétienne ; il ne renie pas Jésus ; mais la révélation ne vient pour lui qu’après la
réflexion philosophique ; c’est sa raison s’élève jusqu’à la notion d’un Etre
suprême qui impose la loi de l’Amour Universel ; les Evangiles se bornent à
formuler cette loi de manière plus impérative ou plus concrète.
Comme Shaftesbury, Schiller repousse l’idée d’une compensation après
la mort. Il croit à l’immortalité de l’âme, du moins à l’époque de la Théosophie,
mais il exige une morale indépendante de tout espoir de récompense dans
L’au-delà, de toute crainte de châtiment, une morale désintéressée à la mode
kantienne, comme celle que propose Théoclès.
Comme celle de Théoclès, la foi déiste de Schiller va refuser le secours
des miracles, par crainte d’offenser la majesté des lois scientifiques qui régissent
l’univers. Dieu se révèle dans l’ordre et la régularité, non dans leur abolition
momentanée. C’est là l’argument si souvent avancé – et déjà par Voltaire parlant
du « Grand Architecte » ou du « Grand Horloger » – de la perfection de
l’univers comme seule et unique prenne de l’existence de Dieu, étayée, il est
vrai, chez Schiller par la prise de conscience du moi comme être pensant. Selon
Shaftesbury, la perfection de l’univers crée par Dieu est le seul fondement d’une
saine croyance en la divinité.
L’harmonie universelle, qui enthousiasmait Shaftesbury, est aussi une
notion cardinale de la pensée schillérienne. Ses poèmes d’adolescent la célèbrent
sans réserve. Mais bientôt, il va découvrir le pathétique de l’existence humaine
face à la perfection de la nature et il fait apparaître ce douloureux contraste.
Il admire la beauté de l’univers mais n’en ressent que plus cruellement et le
désordre du monde moral : « Il y a une si divine harmonie dans la nature
inanimée, pourquoi y aurait-il cette discordance dans le monde de la raison ? »1.
C’est Karl Moor qui parle ainsi.
Pourtant, Schiller retrouve l’optimisme de Shaftesbury lorsqu’il salue la
force qui, seule, peut accomplir fidèlement le plan divin et parfaire la création,
c’est-à-dire l’amour universel. Il n’est qu’un seul Amour et pour lui comme pour
Shaftesbury, la passion amoureuse n’est qu’une des formes de cet Amour, qui
est fondement d’unité, qui est le seul moteur de la vie morale – ce en quoi il
s’éloigne de l’impératif catégorique –, et qui, passant par l’amitié et s’élevant
tout à fait jusqu’à l’amour du genre humain, rassemble les hommes dans
l’harmonie et les mène à Dieu.
On le voit, la foi de Schiller, comme celle de la plupart des croyants,
est contrastée et composite : sur la formation de l’enfance et de l’adolescence
sont venues se greffer influences philosophiques et, sans doute, expériences
vécues. En effet, Shaftesbury n’était pas homme à résoudre les antinomies
du rationalisme : l’impossibilité de comprendre l’action de la matière sur
l’esprit et de l’esprit sur la matière, l’impossibilité de concilier la liberté et
1
) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond Dhaleine, Aubier, Paris 1968, p 315
le déterminisme. Ces problèmes ne pouvaient guère l’inquiéter : il n’y avait pas
pour lui d’opposition irréductible entre l’étendue et la matière. Son univers est
parcouru d’un souffle divin ; le péché n’est qu’une maladie ; le mal absolu
n’existe pas ; le bien s’accomplit, non sans effort, mais sans ascèse, et sans
mutilation de l’humanité ; il n’est pas indispensable pour agir librement de
brider la sensibilité. L’homme vertueux est une belle âme écrite Masson.
Ce n’est donc pas dans cette doctrine que Schiller pouvait espérer trouver
solutions et réponses pour surmonter la crise qui ébranlait le rationalisme hors
de lui et en lui. Mais il a pu y puiser suffisamment d’assurance intellectuelle et
d’optimisme pour garder dans toutes les situations un reste de confiance dans la
raison et reprendre appui sur elle après des périodes de doute.
Il est intéressant de noter que, Shaftesbury apportait un second réconfort,
celui de son estime pour l’homme et de sa tolérance, de son humanisme. Schiller
n’en a peut-être pas tiré parti directement, mais, peu à peu, cet enseignement
s’est implanté dans son esprit et a contribué probablement à former l’idéal de
perfection humaine, nourri de culture grecque qui, plus tard, ne cessa de le
préoccuper et inspira ses pauvres classiques.
Enfin, au disciple qui peinait dans l’enchevêtrement des raisonnements
abstraits Shaftesbury donne un peu de clair : Schiller apprend à étudier le réel à
partir de données empiriques, et en particulier à puiser, dans les sentiments et les
pensées humaines, les premiers éléments d’une philosophie.
« Le rationalisme conduisait Schiller à la psychologie par une voie que
l’on pourrait appeler descendante, celle de l’échec métaphysique, répercuté sur
les certitudes morales »1. Masson ajoute que, la pensée néoplatonicienne d’un
Shaftesbury l’invitait à un approfondissement des réalités psychiques,
permettant à l’esprit de prendre son élan pour s’élever de l’âme humaine à l’âme
1
) Masson Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1774 à 1785, Université de Metz,
1979, p 134
universelle. Mais, en attendant cet envol, les recherches psychologiques prenait
une valeur positive.
Dans son ouvrage, Schiller et le romantisme français, Eggli a noté,
en réalité, Schiller se faisait des illusions lorsqu’il croyait donner ainsi
une base objective à l’idée de beauté, puisqu’un élément sentimental,
essentiellement subjectif, restait à la base du jugement esthétique ainsi conçu.
Néanmoins, sa pensée marquait un progrès : la notion de liberté ou, comme
l’écrit Schiller, l’idée de la nécessité interne, l’idée d’autonomie, devenait la
pivot de son esthétique, comme elle était déjà celui de l’éthique kantienne.
Par ce rapport profond ainsi fondé entre l’esthétique et l’éthique, le rôle de la
beauté se trouvait grandi, puisqu’elle participait au prestige kantien de
l’impératif catégorique.
Poursuivant ses recherches sur cette intime relation de l’autonomie du
moral et de l’autonomie du beau, et considérant cette harmonie éthico-esthétique
du point de vue moral, Schiller conçoit aussi la possibilité d’un retournement de
la doctrine kantienne qui laisserait plus de part, dans la vie morale, à l’élément
de beauté. C’est l’objet du traité De la Grâce et de la Dignité. Le rigidité de la
morale kantienne ne satisfait pas complètement le sens plus vif que Schiller a
des virtualités naturelles – il a confiance en la nature humaine – , et de la beauté
de l’idéal antique d’harmonie heureuse.
Nous l’écrivions incidemment, l’influence de Shaftesbury a donné à
Schiller confiance en l’homme et optimisme. C’est pourquoi le caractère
âprement rigoriste et combatif de l’idéal moral kantien, supposant une nature
humaine foncièrement rebelle et mauvaise lui paraît dangereux et injuste en
même temps : dangereuse parce que, seule l’adhésion librement concentré
de la nature à la loi, et non la coercition, donne un fondement sain à la
moralité ; injuste parce que la nature, quand il s’agit de réaliser pratiquement
cet idéal, mérite plus de confiance.
« Schiller rêve donc, non pas de tension perpétuelle, non pas de lutte
incessante du devoir contre l’instinct, mais d’une harmonieuse conciliation de la
moralité et de la nature, grâce à la beauté qui, dans le monde des apparences,
révèle la liberté, et, par cette révélation, stimule la volonté morale et l’entraîne à
faire prévaloir sa liberté contre les penchants »1.
Dans sa description de la « belle âme », Schiller met en évidence la
conciliation possible des pulsions et du devoir. Pour la belle âme, le devoir est
devenu nature ; il s’accomplit par inclination, sans combat en beauté. Si des
devoirs se présentent pour lesquels l’âme doive encore triompher de ces
inclinations, elle donne en les accomplissant une autre impression, l’impression
du sublime. Ainsi le lien principal qui existe entre le beau et le bien se
manifeste par une série de concordances entre les progrès esthétique et les
progrès moraux de l’homme.
En effet, l’homme sensuel ne peut donner qu’une impression de beauté
architecturale : la belle âme, pour qui le devoir est devenu inclination se révèle
par la grâce ; la belle âme, faisant triompher le devoir de l’inclination se révèle
par la dignité. Et ces rapports sont nécessaires écrit Eggli.
Schiller reste kantien puisqu’il maintient intact l’idéal moral de perfection
et le prestige de l’impératif catégorique. Mais il dépasse Kant par ces
concomitances nécessaires fondées entre les valeurs esthétiques et les valeurs
morales. Il ne diminue pas l’impératif catégorique, mais il grandit la valeur
humaine du sens esthétique, il fait de la beauté un impératif, un idéal. Le beau
n’est pas seulement le signe, le symbole de la moralité. Il en devient le témoin
incessant, et en quelque sorte le critérium.
« L’esthétique de Schiller, après s’être fondée sur l’éthique kantienne,
reprend son développement autonome. Une conception esthétique de l’existence
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 1, 1927-1928, p 211-212
se dégage de la conception purement éthique, et s’associe à elle : et par cette
harmonie éthico-esthétique, le beau devient un élément nécessaire de l’idéal
humain »1.
1
) Ibidem p 212
4) La Société esthétique : Réalisation de la Conciliation entre
l’Identité et le Changement
On aura noté, ici, chez Eggli dans son ouvrage Schiller et le
romantisme français que, si les influences germaniques et celle de Shaftesbury
ont été capitales pour Schiller, assurément aucun écrivain français n’a exercé
sur les contemplations de Schiller une marque aussi forte et comparable à celle
de Rousseau. Lorsque Schiller quitte l’armée, il se condamne pour quelques
années à la vie précaire du plébéien qui veut vivre de son œuvre et ne saurait
souffrir une quelconque atteinte à son indépendance.
A ce temps, la vie de Schiller n’est pas sans lien avec certaines époques de
la vie de Rousseau : ils se trouvèrent dans des états analogues : c’est Schiller
lui-même qui suggère le rapprochement. Faut-il s’étonner qu’il se soit épris de
ces livres subversifs et généreux où se mêlaient de façon étrange la haine de la
société et l’amour des hommes, de cet évangile nouveau du retour à la nature et
de la bonté native, de ces revendications d’un situation social moins éloigné de
la liberté et de l’égalité originelle ?
En effet, les relations par lesquels les drames Schillériens se rattachent
aux premiers écrits de Rousseau ont été depuis longtemps signalés, et sont
d’ailleurs manifestes. L’âpreté de la satire sociale révèle, tant chez Schiller que
chez Rousseau, un cœur affamé de liberté et d’égalité qui révèle par là les
iniquités dont il a souffert.
De part et d’autre le seul remède entrevu est le retour à la nature – l’état de
nature chez Rousseau –. Rousseau ne semblait-il pas dire : Allez dans les forêts
et redevenez des hommes ? Karl Moor est son disciple. La contradiction de la
civilisation et de la nature est un des motifs des plus incessants des Brigands, et
les deux fondements antinomiques se personnifient dans les deux rôles des
frères ennemis.
En réalité, l’influence de Rousseau reparaît fortement dans l’Intrigue et
l’Amour. Tout le drame n’est qu’un grand réquisitoire contre les préventions de
classes qui étouffent les droits et la nature de la passion amoureuse, contre les
inégalités sociales. Disons même que ces premiers drames de Schiller étaient
comme des fragments des Confessions. En effet ils dérivent immédiatement des
premières souffrances d’une pensée prompte s’exalter au contact des duretés et
des injustices de la société et d’une sensibilité exacerbée.
C’est de lui-même en réalité que Schiller parle, lorsqu’il dit de Karl Moor, dans
la préface de Fiesque : « Dans mes Brigands, j’ai pris pour sujet la victime
d’une excessive sensibilité »1. La révolte et la satire devaient inévitablement
gronder dans les drames de la jeunesse de Schiller comme dans les premiers
discours de Rousseau, en l’égard à leur origine sociale et à leur sensibilité.
Mais, pour reprendre la distinction fondée par Schiller lui-même dans son
traité De la poésie naïve et sentimentale, l’antinomie de la nature et de la
culture s’exprimait aussi bien sur le mode élégiaque, tant chez Schiller que
chez Rousseau écrit Eggli. Ainsi de cette affirmation, « Les thèmes
rousseauistes : regret de la jeunesse du monde, nostalgie de l’harmonie naturelle
bouleversée par les passions ou par la société, aspirations à la vertu, à la
régénération, à la réconciliation, se retrouvent dans toutes les œuvres de Schiller
de la première période. Dans les Lettres de Jules à Raphaël (1786) on croirait
entendre par moments Rousseau lui-même regrettant « l’heureux temps de
primitive innocence », maudissant les prétentions de l’esprit moderne, et
revendiquant ses droits naturels »2.
1
) F. Schiller, Théâtre de Schiller, trad. AD. RÉGNIER, éditions Librairie de L. HACHETTE
et Ge, Paris 1869, Tome I, p 199
2
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 1, 1927-1928, p 38
Eggli ajoute que, pour se réconforter et se recueillir, les contempteurs
de la civilisation ont le spectacle de la nature physique qui a conservé, elle, sa
beauté naïve. Elle leur parle de paradis perdu, d’harmonie, de paix.
Par l’exaltation du sentiment, par l’abondance des effusions, les descriptions de
spectacles de la nature, telles que nous les trouvons dans les premières poésies
de Schiller, rappellent complètement les pages les plus caractéristiques de
Rousseau. Ce sont les mêmes impressions délicieuses de magnificence calme,
d’apaisement et de solitude, les mêmes élévations lyriques à l’Etre suprême.
Que nous relisions, par exemple, les mots du brigand Karl Moor, plongé dans
la contemplation du soleil couchant, et s’attendrissant au souvenir de ses vœux
d’enfant. Mais à ces formes élégiaques ou satiriques du malaise moderne se
mêlent, et de plus en plus, des formes d’idée plus constructives et plus positives.
En effet, aucune âme de poète n’a vibré d’un amour des hommes plus
profonds que celui qui anime Schiller dans les années 1784-1785. Dans cette
période, qui marque la transition entre le pessimisme protestataire et passionné
des Brigands et le libéralisme ardent de Don Carlos, il subit une évolution assez
semblable à celle qui mène Rousseau du Discours sur l’Inégalité à la Nouvelle
Héloïse et à Emile.
Schiller fait taire les rancunes grondantes du plébéien en lui, et refoulant les
pensées d’égalité et de liberté anarchiques, il laisse passer au premier plan dans
son idée la notion plus réaliste et plus voltairienne des libertés politiques, des
réformes sociales dit Eggli.
Et l’Hymne à la Joie lance totalement au monde son appel fraternel :
« Soyez éteints, ô millions d’êtres !
J’offre ce baiser au monde entier ! »1.
1
) Schiller F, Poèmes philosophiques, trad. de R.D’Harcourt, Paris, Aubier, 1994, p 73
« On a pu rapprocher avec raison ces mouvements d’un pur
cosmopolitisme du passage du Discours sur l’inégalité où Rousseau
salue quelques grandes âmes cosmopolitismes qui franchissent les barrières
imaginaires qui séparent les peuples, et qui, à l’exemple de l’Etre souverain qui
les a créées, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance »1.
Eggli indique que, plus tard, Schiller devait dépasser ce point de vue du
libéralisme cosmopolite. Les déceptions que lui procuraient les événements de
la Révolution française lui ôtaient intégralement la confiance dans le principe
de révolution. Et l’on sait que dans ses Lettres sur l’Education esthétique
de l’homme il renonce à l’idée de progrès social accompli par des réformes
politiques. Disciple de Kant, il fait désormais du progrès moral dans l’individu
la base indispensable de toute évolution sociale, la vie morale ayant elle-même
pour principe les intuitions du sentiment et de la conscience. Faire l’éducation
de la sensibilité est donc le besoin le plus pressant du siècle.
Dans ses drames nouveaux Schiller exalte les efforts morales contre les
destins contraires : il cherche la beauté tragique dans le spectacle d’une grande
âme que les épreuves purifient, et dans laquelle le sublime jaillit de ce contraste
entre l’accablement matériel du héros
et la liberté morale victorieuse : la
volonté libre survit glorieusement aux désastres des passions finalement.
Or, par cette conception du sublime moral de la liberté Schiller se manifeste le
disciple de Kant : mais par delà Kant, ce goût des certitudes directes de la
conscience, cette « apologie des évidences du cœur », apparaissent l’influence
incessante et profonde de Rousseau dont l’impératif kantien a systématisé le
moralisme foncier.
Pourtant Schiller se refuse à voir dans cette situation de lutte la condition
définitive de l’humanité. L’idéal moral reste pour lui la sérénité de la « belle
âme » en qui s’est rétabli l’accord naturel du devoir et de la nature.
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 1, 1927-1928, p 39
Or Rousseau s’était complu, lui aussi, à peindre la quiétude
de l’âme
apaisée, ramenée par l’effort moral à la sérénité de la pure nature. Il avait
incarné dans la Nouvelle Héloïse cet idéal d’une belle âme en qui s’est
rétablie l’harmonie parfaite de l’instinct et de la volonté.
Ainsi le souvenir de Rousseau se retrouve à chaque pas dans les créations
poétiques Schillériens, et même dans certains caractères de sa réflexion
philosophique. Pourtant, à cette période du développement de son œuvre, il
s’est libéré de l’influence de Rousseau. Ni la réalité de sa réaction ultérieure
n’ont été contestées, ni l’importance de cette influence qu’il a subie au début.
Mais la véritable évaluation de cette réaction prête à la discussion et soulève
des difficultés.
Dès les premiers écrits de Schiller, comme on l’a justement remarqué, des
oppositions frontales
apparaissaient entre ses
perspectives
et celles de
Rousseau : dans sa thèse sur les rapports de la nature spirituelle et de la nature
animale de l’homme, il prenait de la distance avec Rousseau en affirmant le
mouvement progressif de l’humanité.
« Après les années de lyrisme et d’exaltation antisociale, les divergences
s’accentuèrent : sous l’influence d’un autre milieu et aussi d’études nouvelles,
Schiller rompit l’enchantement de Rousseau. La philosophie de Kant et les
événements de France détournaient sa pensée de tout rêve chimérique
d’humanité renouvelée par un bouleversement social, et la ramenaient à la
considération des disciplines individuelles qui devaient apporter un remède plus
lent, mais plus sûr, aux maux des hommes »1.
Et Eggli ajoute que, déjà des poésies comme le Combat, Résignation
(1786) expliquent le sacrifice du bonheur à un idéal de grandeur de l’homme
accomplie par l’obéissance aux devoirs, l’acceptation de la règle sociale et
morale.
1
) Ibidem, p 40-41
Les Artistes sont un seuil lumineux de la moralité et de la vérité, hymne
à l’art. L’achèvement hâtif du Visionnaire (1789) où traînent encore des
influences voltairiennes et rousseauistes, l’abandon du drame qui devait porter
le titre bien rousseauiste de Misanthrope, la publication des quelques scènes
déjà écrites sous un titre différent, le Misanthrope réconcilié, suggèrent un
Schiller qui décidément pactise avec la civilisation et la société.
Finalement dans la période où il se livre à ses études historiques, puis
philosophiques, Schiller critique Rousseau : il discerne les faiblesses de son
système avec une clairvoyance qui n’est assurément plus le fait d’un disciple
fervent. Schiller prenait attitude contre Rousseau en opposant, à la nostalgie de
ce dernier, l’affirmation du progrès de l’homme. L’histoire, dit-il, analyse le
délicat mécanisme par lequel la main de la nature développe les facultés de
l’homme, d’après un plan régulier, depuis le commencement du monde écrit
Eggli.
Dans les Considérations sur la première société humaine, qui sont aussi
de 1789, Schiller prend la même position. Il admet que le commencement de
l’homme fut riant et doux, mais conteste que cet état primitif de bonheur doive
être considéré comme un idéale.
Le traité De la poésie naïve et sentimentale et les Lettres sur l’Education
esthétique de l’homme respirent une confiance profonde dans le progrès
de l’homme. Malgré son admiration pour certains caractères du passé,
pour le passé des Grecs surtout, Schiller situe clairement dans l’avenir
l’accomplissement de l’idéal humain : la destination auquel l’homme tend par
la civilisation, dit-il, est infiniment préférable à celui où il atteint par la nature.
La perte du paradis primitif «de servitude et d’ignorance » fut pour l’homme
un événement heureux et principal. C’était la condition indispensable d’un long
développement de l’homme et la première étape.
« A la philosophie de Rousseau la sixième Lettre sur l’Education
esthétique oppose une théorie qui, combinant la notion rousseauiste d’harmonie
heureuse avec la notion kantienne de liberté, représente le progrès de l’humanité
comme se réalisant en trois étapes : 1° la nature a jadis réalisé l’unité humaine ;
2° la civilisation a déterminé un divorce entre le sentiment et la pensée, divorce
fatal au bonheur, mais nécessaire à l’avènement de la conscience libre et au
progrès ; 3° l’art reconstitue la totalité de notre être. Ainsi la culture, suspectée
par Rousseau, devient pour Schiller l’instrument essentiel du progrès humain »1.
Nous surprenons d’ailleurs dans les Lettres, une position critique à
l’égard de diverses formes de pensées de Rousseau. Et la troisième lettre, où
manifestent les impressions vives faites sur Schiller par les événements de la
Révolution, contient une critique important de l’idée de contrat social,
dangereuse illusion de l’homme moderne dont l’amour-propre souffre
d’admettre que la société ait ses origines dans un état régi par les nécessités
naturelles.
Dans le traité De la Poésie Naïve et Sentimentale, Rousseau est cité à
plusieurs reprises comme un des représentants les plus caractéristiques des
poètes sentimentaux qui tendent à la nature « comme les malades à la santé ».
Mais Schiller discerne très bien les lacunes et les faiblesses de Rousseau en
tant que « poète » sentimental. Il est trop abstrait, trop passionné, il ne s’élève
jamais aux formes souveraines et aisées du « jeu esthétique » ; il n’accompli
jamais la nécessaire condition de « liberté esthétique ». Il possède au plus haut
degré les facultés fondamentales du poète, le sentiment et la pensée. Mais il ne
les réduit pas ces facultés en unité harmonique : aussi n’atteint-il pas à la poésie
dit Eggli.
Et ces encore à Rousseau que pense Schiller lorsqu’il parle des plaintes
des hommes qui accusent la vie en société et la culture de l’intelligence
1
) Ibidem, p 42
comme un mal que rien ne compense, et qui se représentent cet ancien situation
de choses auquel on a renoncé comme le véritable objectif de l’homme.
Ainsi, vers 1793-1794, la désaffection de Schiller à l’égard de Rousseau
aboutit non seulement à dénoncer certaines théories essentielles de la
philosophie rousseauiste, mais encore à juger sévèrement Rousseau en tant
qu’écrivain. Se fondant sur ces textes on a pu déclare que Kant avait arraché
Schiller à l’eudémonisme rousseauiste.
Eggli se demande si Schiller n’est-il pas en effet l’antipode de Rousseau,
l’un invectivant la civilisation moderne et regrettant le passé primitif de
l’humanité, l’autre faisant de l’éducation esthétique le fondement du progrès de
l’homme ? Eggli réponde ainsi que, les divergences entre Schiller et Rousseau,
à cette période de son développement, tiendraient à un malentendu. Schiller
aurait mal saisi sur ce point l’idée de Rousseau. Comme beaucoup de critiques
de Rousseau dans tous les temps, il n’aurait vu qu’un aspect négatif de la pensée
de Rousseau, et, restant sous l’impression du pessimisme antisocial, il aurait
ignoré les écrits dans lesquels Rousseau lui-même pactise avec les réalités, et, ne
pouvant abolir l’état de choses actuel.
Donc, au début de sa carrière, séduit surtout par les formes des idées
violentes, sentimentales, Schiller se serait trouvé en accord total avec Rousseau,
tandis que au temps de ses études philosophiques, comme il s’orientait
désormais vers des pensées positives de progrès de l’homme, et méconnaissait
une évolution correspondante de Rousseau, il aurait eu l’illusion de se
trouver en désaccord avec lui. Mais en effet à aucun moment Schiller n’aurait
cessé de présenter, comme Rousseau, les caractéristiques capitaux du poète
« sentimental », comme il définit lui-même, c’est-à-dire du poète qui a
conscience que l’harmonie primitive entre l’homme et la nature a été rompue, et
qui tende à cette harmonie comme à l’idéal humain.
« Disons donc simplement, en nous réservant d’apporter ailleurs une
discussion plus détaillée, qu’à notre sens, il y eut réellement des divergences
profondes et irréductibles entre les formes extrêmes de l’évolution schillérienne
et les formes extrêmes de l’évolution rousseauiste. Il importerait de diviser
le problème et de considérer : 1° le but que ces deux écrivains ont proposé à
l’humanité, leur idéal humain ; 2° les moyens qu’ils ont envisagés pour réaliser
cet idéal. Sur ces deux points on constaterait des différences irréductibles »1.
Leur point de départ est commun. Leur diagnostic du mal social met en
valeur la notion de l’harmonie dans l’homme. Uniquement, tandis que Rousseau
ne conçoit pas cette harmonie autrement que nous la forme de l’harmonie
accomplie par la nature spontanément, Schiller identifie l’idéal humain à une
harmonie supérieur, accomplie par l’autonomie de l’homme, une harmonie en
quelque sorte à la deuxième puissance, sublimée par la liberté.
Il faut reconnaître que parfois, dans le développement de leurs idées, quelques
pensées s’orientent de façon parallèle: quelques analogies apparaissent.
Mais les conclusions ne concordent pas. Les conceptions auxquelles Schiller
aboutit en s’écartant de Rousseau dépassent de loin les timides concessions que
celui-ci, à regret, a cru devoir faire à l’idée de progrès par la culture.
Même quand Rousseau a voulu admettre la possibilité d’un progrès par la
civilisation, il ne l’a conçu que comme une réparation approximative de l’état de
nature perdu. Il n’a connu jamais l’heureuse anticipation de Schiller d’un
progrès indéfini vers un état de nature idéal, supérieur intégralement à l’état
naturel. Donc, Schiller et Rousseau conçoivent différemment l’idéal de l’homme
écrit Eggli.
Incidemment, il est intéressant de noter que, Schiller s’écarte également
de Rousseau sur la question des moyens par lesquels les individus doivent
réaliser cet idéal. Il n’espère rien de l’action sociale ou politique.
1
) Ibidem, p 44
Il pense d’abord au progrès de l’homme, rendu possible par la liberté morale.
Et dans ce progrès il réserve un rôle principal à l’art. Sur ce point les idées de
Rousseau et les idées de Schiller diffèrent profondément. Rousseau suspecte
l’art, et si il est obligé parfois d’envisager sa participation au progrès de
l’homme, ce n’est jamais qu’en lui réservant un rôle subordonné, en le faisant le
véhicule d’un enseignement moral de l’homme.
Telles sont les observations que l’on peut faire à la lecture du discours de
vision. Au lieu que Schiller voit dans l’art le grand initiateur à la liberté : il
compte sur les virtualités intrinsèques de l’émotion esthétique pour libérer
l’individu et rétablir l’harmonie en lui.
En effet, cette notion de la liberté esthétique, que Schiller, grâce à Kant,
a pu placer aux fondements mêmes du progrès de l’homme, est une conception
dont Diderot semble bien avoir eu l’intuition, mais dont Rousseau n’a jamais
eu même le pressentiment.
Donc on admettra que Schiller s’est véritablement écarté de Rousseau par
quelques pensées nouvelles dans la période de ses études esthétiques et
philosophiques. Mais il ne faudrait pas conclure que Schiller, cesse d’être
rousseauiste, à partir du moment où il est kantien. Nous pouvons indiquer au
contraire :
« 1° que même quand Schiller, en tant que philosophe, commence
à s’écarter, sur quelques points d’ailleurs très importants, de Rousseau, il reste
sous l’influence de quelques idées caractéristiques du penseur genevois ;
2° que Schiller, en tant que poète, est resté imprégné de thèmes familiers
à Rousseau, et que la dernière période d’activité créatrice du poète marque une
recrudescence de rousseauiste »1.
1
) Ibidem, p 45
Pour Eggli, certains caractères du kantisme ne satisfont pas la réflexion
Schillérienne. Il lui répugne d’admettre qu’il y ait dans le cœur humain cette
propension au mal que Kant appelle « le mal radical ». Dans son traité De la
Grâce et de la Dignité, Schiller critique le rigorisme du moralisme de Kant, qui
ne laisse aucune part aux mouvements de la nature et de la sensibilité dans la vie
morale. Et il est assez décevant que Kant aspire de façon constant à séparer
ce que la nature pourtant a uni. Contre cette rigidité « draconienne » il formule
son idéal d’une harmonieuse unité des facultés de l’homme, d’un accord du
devoir et des penchants.
Nous avons vu, et une telle perspective est légitime, dans cette
indépendance à l’égard de Kant l’influence persistante de Shaftesbury et de
Leibniz. Mais Rousseau représentait encore cet idéal d’humanité en harmonie. Il
l’avait incarné en des personnages qui parlaient à l’imagination Schillérienne.
Disons même que, dans cette réaction d’indépendance par rapport au moralisme
de Kant, Schiller se rapproche de Rousseau, dans la mesure où il s’éloigne de
Kant.
En effet, le traité De la Poésie naïve et sentimentale et les Lettres sur
l’Education esthétique de l’homme, marquent également, malgré toutes les
déclarations par lesquelles Schiller se détache de Rousseau, une influence
importante des idées de ce dernier.
Donc, c’est Schiller lui-même qui nous invite à considérer la fonction
majeure qu’il attribue à l’émotion esthétique, dans l’accomplissement de l’idéal
humain, comme un développement du rôle que Rousseau attribuait au sentiment
dans la vie morale. Dans les Lettres mêmes, L’anathème que lance Rousseau en
direction de la civilisation y trouve maint écho : le tableau sombre que Schiller
trace de l’humanité actuelle (cinquième et sixième lettres) n’aurait pas été
déplacé dans le Discours sur l’inégalité. Schiller admet même, dans le sens de
Rousseau, que les périodes de grand progrès artistique, historiquement, ont été
des périodes de décadence morale, et que les choses dans l’histoire, se sont
passées comme s’il y avait incompatibilité de principe entre la perfection morale
et la culture esthétique écrit Eggli.
Là aussi Schiller oppose au désordre apporté dans l’humanité par la
civilisation la belle harmonie de la nature. Il se plaît à citer le miracle de
l’humanité des Grecs qui eut le privilège unique de conserver dans la civilisation
même, une unité harmonieuse de l’esprit et des sens, et auprès de laquelle
l’humanité moderne donne le spectacle d’une amère déchéance.
Hell écrit dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que, pour Schiller,
l’Etat esthétique engendre la liberté. Quelle liberté ? Schiller part du principe de
Kant de l’autodétermination du sujet agissant, mais sa réflexion acquiert une
dimension nouvelle avec la notion d’infini et l’indétermination.
En effet, par le jeu esthétique, l’individu échappe au déterminisme et
également à toute forme particulière de détermination en même temps.
Quelle que soit l’activité qu’il a librement choisie, ou que les circonstances lui
ont imposée, l’individu se voit contraint de sacrifier les innombrables
possibilités de son être au profit d’une seule de ses aptitudes. Par contre, l’état
esthétique se confond avec un état d’indétermination qui s’apparente à la
disponibilité. Bien plus, est état est riche de possibilité indéfinies.
L’idée d’infini incite Schiller à poser le problème principal de tout
l’idéalisme allemand. Les difficultés que soulève l’équation entre l’infini et la
réalité humaine apparaissent dans les contradictions et les hésitations dont
témoigne la réflexion Schillérienne, surtout dans les dix neuvième et vingtièmes
lettres. Dans sa vingtième lettre, Schiller déclare que la liberté est un effet de la
nature. Ce sens très large englobe la nature physique et l’histoire humaine dont
les événements ne relèvent pas de l’état moral. L’homme fait partie de cette
nature avant de prendre conscience de soi et d’agir en tant qu’être moral.
On risque de tourner dans un cercle vicieux en statuant que seul l’état esthétique
peut faire naître la liberté et que, d’autre part, la liberté est le principe de
l’œuvre d’art. Pour que surgisse la liberté dans le monde il faut un concours de
circonstances qui échappent à la volonté de l’homme ; dans le système
philosophique esquissé par Schiller, le hasard se substitue à la grâce divine :
« Il faut qu’elle soit un cadeau de la nature ; seule la faveur des hasards peut
délier les chaînes de l’état physique et conduire l’homme à la beauté »1.
Cet état esthétique opère véritablement un miracle, car il libère dans
l’homme une force créatrice prodigieuse, d’essence divine. On découvre ici un
caractère qui distingue Schiller essentiellement de Kant : le dieu qu’évoque le
poète transcende toute forme définie écrit Hell.
« Dans ces conditions, bien que pour un être infini, pour un dieu, il n’y
ait pas de devenir possible, il faut cependant appeler divine une tendance dont
l’objet infini est de réaliser ce qui est le caractère le plus spécifique de la
divinité, à savoir l’être qui est à la fois actualisation absolue du virtuel (réalité de
tout le possible) et unité absolue de l’apparence (nécessité de toute réalité).
L’homme porte incontestablement dans sa personnalité la tendance à la déité ; le
chemin vers celle-ci, si l’on peut appeler chemin ce qui ne mène jamais au but,
lui est ouvert dans ses sens »2.
D’un part, Dieu ne se révèle à l’homme qu’au sein d’une nuit mystique
où la vie des sens s’est éteinte et la volonté de l’homme pleinement annihilée ;
de l’autre part, pour que la divinité se montre, il faut que la volonté
de l’individu se manifeste avec éclat et que sa personnalité s’épanouisse
librement. Schiller établi-t-il une sorte d’inspiration religieuse, de naturalisme ?
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 335
2
) Ibidem, p179
Aucunement. Cet Etat esthétique n’est pas complètement de ce monde ; pour
l’évoquer, l’idée de Schiller se montre indécise, hésitante.
« Au début de la 21° lettre, le penseur distingue théoriquement deux états
de déterminabilité : le premier caractérise l’être humain avant qu’il n’ait
pris conscience de sa volonté ; l’autre se confond avec l’état esthétique.
Schiller adopte un langage fichtéen et déclarer que, dans le premier cas,
la non-détermination est sans limites parce qu’elle est sans réalité alors que la
non-détermination esthétique est sans limites parce qu’elle réunit toute réalité.
Mais dans cet état esthétique, pour que se maintienne la non-détermination,
il faut que la vie intellectuelle et la vie morale restent pour ainsi dire en suspens :
dès que l’homme actualise sa liberté, il se voit contraint de renoncer à ce
merveilleux état de disponibilité intérieure »1.
Quand Schiller, refusant de se placer sur le territoire de l’expérience pour
exprimer le beau, affirme que ce dernier est un pur concept rationnel, voire un
« impératif », il ne faudrait pas en déduire qu’il ne conçoit la création artistique
que comme le produit de la pensée et du choix lucide des moyens, adaptés à une
fin que la raison s’est fixée ; c'est-à-dire qu’il nie la part de l’inspiration ou de
l’intuition. Sa prise de position signifie tout d’abord que ses écrits
philosophiques ne sont ni une psychologie de l’art, ni une histoire. Il s’agit du
thème de l’humanisme ouvert, car le beau s’identifie, dans la pensée de Schiller,
à l’homme total. Une telle affirmation n’offre guère d’utilité pratique, ni pour
l’artiste, ni pour le public réceptif ; en relation avec la création artistique, la
réflexion sur le beau et le devenir de l’homme, elle concerne la philosophie de
l’art dit Hell.
Dans les Lettres, Schiller décrit deux formes de totalité, c’est-à-dire
deux états où la liberté permet à l’homme de s’accomplir complètement et
d’établir l’Etat esthétique.
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 216-217
La première évoque les aspirations et les rêves de Schiller à son siècle
classique, mais elle ne fournit pas à sa réflexion une forme qui lui soit
absolument parfaite. Ce sont les Grecs qui ont réalisé une forme de culture où
histoire et nature constituaient une entité harmonieuse et où le sens poétique et
le sentiment religieux se rejoignaient dans le cœur humain. L’époque de
Schiller, avec ses maux sociaux et politiques et ses contradictions irréductibles,
sert de repoussoir à un tableau idyllique où l’on voit les individus se complaire
dans la compagnie des dieux. Selon Hell, la forme de totalité réalisée par les
Grecs reste tributaire de la finitude caractérisant le monde sensible et ne saurait
incarner pleinement toutes les virtualités de l’être.
La deuxième forme de totalité, expliquée dans les Lettres, est dépeinte en
termes si généraux qu’elle nous paraît intemporelle : l’Etat esthétique est-il
l’idéal vers quoi tendent toutes les aspirations des hommes ? sans doute, le rôle
que joue le goût dans cette société idéalisée nous permet de situer cette forme de
totalité dans le dix-huitième siècle ; le tableau idyllique que Schiller a exposé
dans la vingt septième lettre, représente par certains côtés le paysage idéal dont
rêvaient les artistes du rococo : de sombres forêts romantiques ; nous imaginons
une douce lumière étale, des lignes harmonieuses et, au sein d’une nature
assagie, les individus qui goûtent avec la même élégance les fruits du savoir et
ceux de la terre.
Pour établir l’Etat esthétique idéal, Schiller se réfère au principe, dont
l’importance apparaît dans le septième tome de l’Encyclopédie : le goût.
Deux aspects caractérisent l’originalité Schillérienne : la conception du goût en
tant qu’expression d’une véritable forme de la liberté et l’extension du goût
à l’ensemble des activités des hommes. Ainsi le goût ne nous sert pas
uniquement de critère pour juger les produits de la technique et les œuvres
d’art : il influe également bien sur la vie intellectuelle que sur la vie morale.
Le savoir perd tout caractère ésotérique ou aride; le devoir se débarrasse
de sa rigidité. Le goût règle toutes les activités humaines mais sans les soumettre
à un principe rigoureux : libéral de nature, il respecte pleinement l’infinie
diversité de la vie.
Hell indique que, dans l’Etat esthétique, les individus expriment une
certaine forme de la liberté qui se distingue principalement de la liberté
démoniaque, car elle n’est que l’aspect de l’idée de jeu. Cette note nous rappelle
les conditions qui rendent possible l’avènement d’un tel Etat esthétique et que
les individus doivent accepter s’ils ne veulent pas compromettre leur bonheur :
ce jeu qui permet à l’esprit de se mouvoir librement ne peuvent s’accomplir qu’à
l’intérieur du monde des apparences.
Pour Schiller, ce n’est que dans ce « royaume de l’apparence esthétique »
que l’idéal d’égalité devient réalité; il aurait pu ajouter que c’est aussi dans
les limites d’un tel royaume que l’idéal de liberté s’apparaît véritablement.
Ceux qui prétendent transgresser les frontières de ce royaume et qui conçoivent
les idéaux sous une forme absolue sont des « illuminés » pour Schiller, dans les
Lettres. Il faut que l’homme accepte les limites fixées par les conventions et les
penseurs auxquelles se soumet tacitement une société éclairée.
Les Lettres s’achèvent avec l’évocation de ces cours princières du
dix-huitième siècle où des êtres d’élite s’assemblent autour d’un mécène éclairé
et qui préfigurent cette société idéale qui doit certes régner sur la terre
complètement. Tout cela est important, l’Etat esthétique garde tout son prestige
aussi longtemps qu’il demeure entre deux mondes, qu’il ne se confond ni avec
l’idée pure ni avec la nature brute.
Il suffit d’un rien pour compromettre ce trop savant équilibre et pour que
cet Etat sans pesanteur se confonde avec telle forme sociale ou se perde dans les
lointains de l’utopie. Cet exemple démontre intégralement l’impuissance de
Schiller d’exprimer de façon concrète son « idéal » ; mais il s’agit moins d’un
défaut subjectif que de la structure même du monde dévoilé par le poète,
où le jeu perpétuel de tensions, les antagonismes, les contradictions empêchent
l’esprit de se fixer.
Pour Hell, dès qu’elle choisit une image comme moyen d’expression,
l’idée Schillérienne rappelle l’expérience du miroir concave, lorsque l’objet se
trouve au foyer il suffit de le déplacer légèrement pour que l’image passe à
l’infini d’une distance donnée. Il en est de même de l’Etat esthétique : dès qu’il
se concrétise dans le réel, qu’il se présente clairement à nos yeux, il perd son
puissance mystérieux ; un tout petit mouvement et le tableau se dilate et s’élève
vers les hauteurs de l’utopie et de l’idéal, s’abstrait des limitations du monde
sensible. D’un part, une charmant petite cour princière du dix-huitième siècle
et, de l’autre part, un idéal qui n’est plus nulle part.
En réalité, les Mirages de l’utopie s’offrent partout à la pensée.
Ainsi la question sociale qui va provoquer des révolutions en chaîne et donnera
naissance au marxisme, se trouve résolue comme par enchantement.
Devenu sujet libre, grâce à l’Etat esthétique, l’individu fait régner la liberté
dans le monde entier.
Seule la beauté, c’est-à-dire la liberté, lui permet de fonder, entre les choses et
lui-même, cette distance nécessaire pour que l’œil perçoive les formes belles :
dans l’Etat de nécessité, qui caractérise les individus soumis au « Stofftrieb » ,
les choses n’ont qu’un intérêt pratique, directe : elles ne servent qu’à assouvir
des instincts, à satisfaire des besoins, dans l’Etat de raison où les individus
s’abstraient des contingences du monde sensible, les phénomènes de la nature ne
sont jamais considérés dans leur finalité propre : au penseur, qui aspire à
négliger les aspects individuels, éphémères, pour fonder les principes de toutes
choses et à l’esprit scientifique, obsédé par les liens de cause à effet, la nature,
sans doute, n’offre que problèmes ou énigmes.
Disons même que, seule l’Etat esthétique nous fait apparaître les choses
dans leur liberté spécifique à condition, toutefois, que nous nous contentions de
leur apparence et que nous ne cherchions pas à sonder leur raison d’être ou leur
réalité profonde. Dans son poème L’idéal et la vie, Schiller indique avec
netteté les conditions de l’Etat esthétique :
Voulez-vous, dès cette terre, être semblables aux dieux ?
Voulez-vous être libres dans le royaume de la mort ?
Alors ne cueillez point les fruits de son jardin.
Le regard peut se repaître du monde des ’apparences,
Mais les joies mouvantes de la jouissance
Sont promptement punies par la fuite du désir »1.
Dans son ouvrage, Schiller, poète de la grandeur, Leroux indique que,
pour Schiller, la contemplation de la beauté engendre chez l’homme un état
esthétique, qui est équilibre de nos deux natures et par suite indépendance
vis-à-vis tous les déterminismes qui pèsent sur nous lorsque l’une de nos natures
étant prépondérante, elle exerce sur l’âme une obligation qui nous ôte notre
liberté pleinement.
Ainsi de cette affirmation, « L’état esthétique est la condition de la
moralité telle que Kant l’a définie. Il brise assez la puissance de la sensation, il
ennoblit assez l’homme physique pour le rendre capable de résolutions libres,
c’est-à-dire morales. Au total, il n’y a pas opposition entre la beauté grecque et
l’idéal kantien de moralité. Ils doivent se prêter un mutuel appui »2.
On aura noté, ici, chez Leroux, dans son introduction des Lettres que, les
citoyens sont devenus les rouages inertes d’un mécanisme dans les États
modernes; ils ont été voués à des tâches partielles qu’ils n’accomplissent plus
1
) Schiller F, Poèmes philosophiques, trad. de R.D’Harcourt, Paris, Aubier, 1994, p 159
2
) Leroux, Schiller, Poète de la grandeur, faculté des lettres de Strasbourg, 1955, p 14
Avec leur humanité totale. L’État leur impose même la manière dont les
individus doivent exercer leurs activités. Il est devenu le moteur d’un vaste
mécanisme abstrait, dans lequel il n’y a plus de relation entre les mœurs et la
loi. Il est tout à fait étranger aux individus qui le composent. Des groupements
de représentants qui s’interposent entre les citoyens et l’État, achèvent de lui
faire perdre de vue la réalité concrète des citoyens; il les traite comme s’ils
n’étaient que des êtres doués de raison.
« Les gouvernés de leur côté accueillent avec indifférence des lois qu’ils
sentent si peu faites pour eux. Ou encore, parce qu’ils sentent que l’État n’est
plus leur chose et ne les considère plus comme des fins, ils le prennent en haine
et ils se soustraient à lui par la fraude. Cette fragmentation de l’esprit et des
activités a au reste permis de découvrir des vérités nouvelles et elle a en ce sens
contribué au progrès. Mais elle condamne les individus à une vie incomplète et
mutilée. Elle ne peut pas, par suite, être la vérité »1.
En effet, le but suprême des individus doit rester la totalité humaine sans
laquelle l’État, à l’avenir, manquerait d’un fondement véritable – et cette totalité
du caractère humain, on sait que la beauté seule peut l’engendrer –. L’art noble
va aider les modernes à rénover les mœurs et les caractères, à restaurer la nature
noble écrit Leroux.
L’État raisonnable esthétique ne pourra en attendant exister que dans les
âmes ; « il existe à titre de besoin dans toute âme délicate ; à titre de réalité
sans doute ne le trouvera-t-on comme la pure Eglise et la pure République que
dans un petit nombre de cénacles d’élite »2.
Or, telle est la solution que Schiller propose du problème politique par
1
) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris,
Aubier, 1992, p 29
2
) Ibidem, p 371-373
l’esthétique ; cette solution est ainsi intégrée par lui dans une philosophie de
l’histoire selon laquelle le devenir de l’humanité doit dans l’avenir évoluer à
nouveau vers un État esthétique raisonnable dont les individus seront dignes et
capables d’être libres.
Selon Léon, dans son ouvrage Études sur Schiller que, si tel est bien
l’état esthétique, nous pouvons dire que l’homme s’y trouve dans un état de
nullité en ce sens que cet état de plénitude, de totalisation du déterminable exclut
tout résultat singulier, toute détermination particulière, et c’est ce qui exprime
l’indifférence de l’état esthétique, sa stérilité, vis-à-vis la moralité ou la vérité,
de la direction de la volonté ou de l’objet de l’entendement; mais cet état de
nullité est aussi un état d’infinitude, car la liberté n’y est plus enchaînée ni par
une législation exclusive de la raison – comme dans la pensée – ni même par la
nécessité mécanique de la nature – comme dans la sensation – ; retrouve ,
dans cette situation esthétique, la totalité de sa puissance originelle ; elle réalise
un état d’intégrité, de pureté, et, en ce sens, on peut dire que la beauté est le don
suprême que l’humanité ait reçu en partage ; c’est une vérité philosophique
complètement d’appeler la beauté notre seconde créatrice.
« Il est possible de soutenir que l’état esthétique conduise de la sensibilité
à la pensée : il restitue en quelque sorte à l’âme sa puissance de liberté que la
nature avait aliénée, il la lui restitue, en dehors de toute détermination,
à titre de pure puissance pour tous les usages qu’en pourra faire l’entendement
ou la volonté »1.
Il est intéressant d’indiquer que, sans doute, dès le début de la carrière de
notre poète Schiller, des visions de société idéale, des soucis sociaux hantent ses
contemplations. Plus tard, il se rend compte que la libération morale de l’homme
doit précéder la reconstitution sociale, et l’indépendance morale prime pour
lui l’indépendance en tant que citoyen ; mais la réalisation d’un état idéal de
1
) Léon (Xavier), Études sur Schiller, Paris, 1905, p64
l’homme est de façon durable le but final qu’il poursuit en cherchant à réaliser
un état moral idéal de l’homme.
Conclusion
Briand écrit dans son introduction de l’ouvrage de Schiller Grâce et
dignité que, «rendre visible la liberté d’une personne s’exprimant au travers
d’une moralité et travailler à l’avènement d’un art qui ait des implications non
seulement morales mais aussi politiques : c’est là le projet le plus général de
l’esthétique Schillérienne »1.
C’est aussi ce que nous avions annoncé dès l’introduction à notre travail.
L’originalité de Schiller, nous le constatons au terme de ce parcours, est d’avoir
voulu éduquer à l’esthétique afin que les citoyens appréhendent la politique
différemment, afin, par exemple, que la grande boucherie de la Révolution
française ne se renouvelle pas. Trois siècles après, nous constatons que Schiller
n’a pas été suivi dans son projet.
Schiller est probablement mort d’une infection pulmonaire chronique
compliquée d’une pleurésie. Quand on sait 1) l’importance de la respiration dans
l’écriture, que l’on songe à Proust, 2) que Schiller faisait de la souffrance
l’émotion tragique par excellence, 3) que chez lui comme chez Nietzsche, les
aléas de la maladie rythment le travail de la pensée, la mention de cette fin n’est
que superfétatoire.
La certitude claire (il est médecin de formation) d’être marqué par la
« maladie à la mort » avive l’urgence de la nécessité intérieure sous laquelle il
écrit et teinte sa philosophie de la volonté et de la liberté d’un ton parfaitement
particulier ; désormais, chaque moment compte et la volonté doit faire preuve
d’autant plus d’inflexibilité qu’elle a à s’imposer à un corps débile écrit Briand.
Les post-kantiens, eurent pour souci de réconcilier « les deux
législations », les lois de la nature et celles de la raison pratique. Or, en fait,
cette préoccupation hantait déjà Kant d’une certaine manière, bien qu’il fût
à l’origine de la séparation – mais il insiste d’abord sur l’abîme qui sépare les
deux législations.
1
) F. Schiller, Grâce et dignité, tra. Nicolas Briand, Paris, 1998, p7
La législation issue de la liberté doit s’imposer sur le terrain gouverné par
la loi de nature est le réquisit de la raison pratique ; qu’elle doive pouvoir
s’imposer. C’est ici qu’intervient Schiller : Kant avait en l’intuition que la
critique de la Faculté de Juger était susceptible de fonder un pont entre les deux
premières critiques. Mais chez lui, c’est l’aboutissement de la réflexion et du
travail de toute une vie, tandis que c’est le point de départ de Schiller :
réconcilier théorie et pratique, connaissance et morale par l’esthétique.
Briand ajoute que, pour Kant, le beau est le symbole du bien ; Schiller
dit : la grâce est l’expression d’une liberté dans le phénomène. Cela ne revient
pas au même. Schiller met l’accent sur la liberté, première, avec une insistance
toute sartrienne ; c’est la liberté qui est première, alors que pour trouver elle est
tout au plus un fait, elle est même le seul fait de la raison pratique – et elle lui est
subordonnée !
On aura noté ici chez Leroux dans son ouvrage Schiller, poète de la
grandeur que, dans sa quête de la grandeur, le poète l’avait aperçu dans la
nature tantôt harmonieuse et tantôt sublime et accablante. L’argent, par ailleurs,
cherchée dans l’humanité, il l’y avait dis curée son quatre formes : grandeur
démoniaque, grandeur calme de la beauté grecque, grandeur de certains
individus de l’Histoire, grandeur de la liberté morale. De ces quatre formes de la
grandeur, il en est une qu’il a, dans les dernières années de sa vie, renoncé à
célébrer : dans ses œuvres postérieures à Wallenstein, il n’est plus question de
grandeur passionnée. Apollon l’emporte sur Dyonisos.
Quant à l’Histoire, loin d’y voir le développement organique d’un
processus rationnel, Schiller ne découvre plus en elle d’autre grandeur que
celle de forces en conflit, de discordances qui ressemblent
au chaos des
phénomènes naturels – et qui, en ce sens, peuvent avoir quelque chose de
sublime. Il n’admire plus dans l’Histoire, ni le déploiement d’énergies
puissantes, ni les « grands hommes » dont les initiations, par leur intelligence
supérieure, furent à l’origine du progrès. Il ne retient plus que deux idéaux de
grandeur : la grandeur de la beauté telle que la Grèce l’a incarnée, et la grandeur
sublime de la liberté morale. Il en est progressivement venu à penser que seuls
ces deux idéaux sont nécessaires aux hommes pour réaliser leur destinée.
On aurait pu croire que son évolution, telle que nous l’avons décrite,
aboutissait à une valorisation exclusive de la morale kantienne d’autonomie et
de causalité de l’esprit. Il n’en est rien. Cette interprétation serait inexacte,
car elle ne tiendrait pas compte de la place que, dans sa conception du monde,
Schiller a voulu faire à la beauté – et ce jusque dans les dernières années de
sa vie, voulu faire à la beauté. Demander à l’homme de n’avoir, dans son
comportement, d’autre loi que celle de l’impératif catégorique, c’est, pense
Schiller, trop exiger de lui.
L’homme n’est pas apte à s’élever d’emblée jusqu’à cet extrémité de la
vertu. Il faut tenir compte de son infirmité. L’homme a un corps : voilà le
problème. On ne peut pas faire comme si le corps n’existait pas. Il est aussi
nature sensible et les servitudes et les déterminismes de celle-ci sont des réalités
que l’on ne peut pas ignorer ; elles doivent être non pas supprimées, mais
purifiées.
Il est intéressant d’indiquer que, sans doute, c’est ici que la beauté a
un rôle à jouer. Comme elle est un équilibre de forme et de matière, un
rayonnement de l’infini dans le fini, elle nous introduit en quelque manière dans
le monde spirituel, tout en nous maintenant dans le monde sensible. Elle joue le
rôle de médiatrice entre les deux mondes. Elle ménage une transition entre eux.
Elle soumet notre nature charnelle, sans l’abolir, à une première purification, et
c’est aux spectacles sublimes de l’art, de la nature, et même de l’histoire qu’il
est donné de nous rendre tout à fait capables de nous élever, si le devoir l’exige,
jusqu’aux cimes de l’héroïsme dit Leroux.
« Beauté et sublimité sont ainsi également nécessaires pour préparer l’homme
à l’accomplissement de son devoir. Elles sont les deux lumières qui doivent
éclairer notre route »1.
Selon Leroux, bien avant de connaître Kant, avant que ne paraisse la
Critique de la raison pratique, le poète avait dans une poésie comme
Le Bonheur et La Sagesse et dans l’Ode célèbre A la Joie (1785) glorifié le
savant et le sage qui ne trouvent de prix qu’aux valeurs intérieures.
Et dans l’Ode A la Joie le savant qui connaît la vérité, qui sait qu’elle est
sombre et que le destin de l’homme est mauvais, veut être joyeux quand même.
Il aimera sa destinée bien qu’il soit contraire. Il y consent par un acte
d’indépendance :
« Joyeux, comme volent les soleils du Créateur
A travers les espaces magnifiques du ciel,
Poursuivez, frères, votre route
Joyeux comme le héros qui va vers la victoire »2.
Le sage repousse hautainement le bonheur qui se présente à lui avec sa
corne d’abondance ; il répond au bonheur : je n’ai pas besoin de toi ; retourne
trouver le courtisan, ma mission me suffit. Dès sa jeunesse donc le poète avait
affirmé contre la réalité extérieure la liberté de l’esprit. Il n’a pas varié dans cette
foi à travers toute sa vie. La réalité, il l’a vécue avec toutes les souffrances
et tous les déboires dont elle est inséparable. Sa brève existence fut presque
toujours douloureuse, et il a été le témoin anxieux des événements tragiques qui
furent la trame de l’histoire durant la dernière décade du XVIIIe siècle.
1
) Leroux, Schiller, Poète de la Grandeur, Faculté des lettres de Strasbourg, 1955, p 18
2
) Schiller F, Poèmes philosophiques, trad. de R.D’Harcourt, Paris, Aubier, 1994, p 75
Sa vision pessimiste du monde peut s’expliquer par l’expérience amère
qu’il a faite de la réalité. Mais contre celle-ci Don Carlos et Posa manifestent
qu’ils sont libres moralement. Il nous semble donc qu’en définitive le poète nous
laisse un triple message qui tient en peu de mots écrit Leroux:
1°) Il nous invite à accomplir en nous un idéal de mesure, de noblesse humaine,
d’harmonie, d’équilibre, toutes ces qualités devant être engendrées par la beauté.
Cet idéal est celui dont les classiques allemands furent avant lui ou en même
temps que lui les annonciateurs, et l’originalité du poète sur ce point est
seulement de l’avoir mis en formules plus systématiques et d’avoir ajouté que la
beauté nous conduit pleinement au seuil de la liberté morale, qu’elle nous en
ouvre l’accès.
2°) Il nous convie ensuite à dépasser ce seuil pour être, aptes à une liberté
spirituelle qui est sublimité et héroïsme dans certaines situations, contre les
déterminismes qui du dehors et
du dedans nous assaillent. Ce deuxième
message porte la marque spécifique de la personnalité virile de Schiller.
3°) Le poète déclare que dans la Cité future, l’État raisonnable esthétique, dans
lequel la concorde, le respect de tous par tous, la sécurité, la liberté politique et
civile seront les fruits de la beauté, les citoyens ne sauraient être traités comme
des fins. Soit que l’instinct étouffe en eux la raison – et ce sont des sauvages –,
soit que l’entendement ne s’affirme en eux qu’en abolissant l’instinct – et ce
sont des barbares –, ils peuvent être pour la collectivité une menace dit Leroux.
L’État de la raison ne sera plus que l’interprète de citoyens qui auront
embelli leurs penchants sensibles ; il ne sera que la formule plus distincte
de la législation intérieure qu’ils se seront eux-mêmes donnés. Et alors
on demande en terminant : comment Schiller qui nous a laissé ce triple leçon de
grandeur et de sagesse, n’aurait-il rien à nous dire ? Comment pourrions-nous
prétendre que sa pensée est périmée, qu’elle n’a pas d’intérêt actuel ? L’idéal
dont il a voulu être le héraut et le prophète sera constamment indispensable.
Les valeurs qu’il a magnifiées sont éternelles.
Eggli indique dans son ouvrage Schiller et le romantisme français
que, pour les critiques romantiques, il va de soi que Schiller continue à
représenter la liberté de l’art, la vérité, la nature. Ainsi, pour les derniers
militants romantiques, le poète perpétue la grande tradition universelle du
drame, dont s’est écartée l’esthétique factice et éphémère du classicisme.
En effet, dans la critique classique, il se produit une évolution des idées
qui est très significative. Le caractère mixte et tempéré du romantisme du poète,
cette modération qui a assuré à son théâtre une situation privilégiée, dans la
période antérieur à 1830, font aussi qu’après la bataille, dans l’indécision d’un
succès qu’on sent mal défini et mal assuré, son œuvre ne subit pas de brutale
dépréciation.
Si l’on rend parfois Schiller responsable des audaces excessives du
romantisme triomphant, parfois aussi on lui sait gré d’avoir su conserver, dans
l’individualisme et dans la liberté romantiques, un goût latin de mesure,
d’ordonnance logique, de raison, de vérité générale. On se rend compte que sa
technique est plus scrupuleuse et plus fine. Ainsi le grossier plaquage de couleur
locale, tel qu’il est couramment pratiqué dans le drame romantique, fait mieux
apprécier la vérité locale que Schiller s’efforce de donner à ses œuvres par une
étude plus approfondie des milieux historiques écrit Eggli.
Or le poète satisfait à ces exigences nouvelles : il s’efforce de localiser les
âmes et les caractères aussi bien que les décors et les costumes. « Nous avons
déjà vu qu’un critique du National (26 janvier 1838) oppose aux drames hideux
descendus d’Hernani la beauté classique, ou relativement classique, des grands
maîtres du théâtre, Sophocle, Shakespeare, Racine, Schiller, chez lesquels, dit-il,
brûle une flamme divine »1.
1
) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 2, 1927-1928, p 456
Eggli ajoute que, d’autre part on se rend compte aussi que Schiller se
distingue de toute une catégorie de poètes romantiques par l’objectivité relative
de son œuvre.
Ainsi l’œuvre de Schiller ne vieillit pas elle-même dans la mesure où
passent et vieillissent les œuvres qu’elle a contribué à faire naître. Elle répond
assez bien à un désir qu’expriment couramment des critiques après 1830,
et notamment Théry dans son livre De l’Esprit et de la Critique (1832) :
que s’établisse un romantisme épuré, faisant triompher dans la littérature le
fondement de la liberté, mais conciliant harmonieusement la liberté avec l’ordre.
Ainsi le romantisme modéré, sage, de Schiller aura un rôle utile : il
stimulera l’invention nationale ; non seulement il est devenu inoffensif ; mais
il peut devenir bienfaisant. Il agira véritablement comme un tonique contre
l’avilissement du vaudeville, ou comme une sorte de contrepoison du
romantisme absurde. Schiller est devenu une sorte de classique du romantisme
international.
Au reste, classiques et romantique se rendent compte déjà que les disputes
récentes, qui paraissent déjà si anciennes, reposaient sur des distinctions
bien factices ; qu’il existe, en dehors de ces classifications éphémères, des
distinctions plus principales en vertu desquelles certaines œuvres passent,
et d’autres restent ; qu’il y a un certain romantisme qui demeure, comme il y a
un certain classicisme qui ne résiste pas au temps ; et que Schiller appartient
à cette catégorie de poètes dont on peut assurément affirmer que l’œuvre vivra
écrit Eggli.
En réalité, le temps est passé des discussions stériles et acharnées sur le
mélange ou les unités des genres, question dans lesquelles Schiller trouvait
contre lui des préventions fermes. Maintenant ce point de vue étroit est
abandonné. Le mouvement de libéralisme et de cosmopolitisme littéraire d’où le
romantisme est sorti ne rencontre plus guère d’adversaires irréductibles :
Schiller prend sa place dans le groupe des plus grands poètes d’où l’œuvre
appartient à l’humanité totale.
Hell écrit dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que, c’est dans
les traités philosophiques que les relations entre Schiller et un système
philosophique qui influe sur sa pensée apparaissent avec le plus d’évidence ;
ils sont d’ailleurs le résultat d’une étude assez approfondie de Fichte et de Kant,
sans être pour autant des écrits de circonstance ou les essais d’un disciple,
subjugué par la doctrine de ses maîtres. Parce qu’il est lui-même un penseur
original, ses ouvrages philosophiques forment un domaine principal dans
l’ensemble de l’œuvre : ils marquent, d’une part, une étape décisive dans la
formation artistique et intellectuelle du poète ; mais ils dépassent de loin cet
aspect purement subjectif par leur lien objectif à l’histoire de l’esthétique et de
la philosophie de l’art et par leur rôle au sein de l’idéalisme allemand.
Dans son ouvrage Idee und Gestalt, où il analyse la méthode de Schiller
et sa contribution à l’idéalisme allemand, Ernst Cassirer remarque que les écrits
philosophiques Schillériennes possèdent une intensité dramatique. Leur ton
didactique est, en effet, trompeur, car les nobles phrases cachent le drame
personnel d’un auteur qui cherche sa voie, d’un poète, engagé dans un débat
philosophique qui risque de porter préjudice à sa véritable vocation, obsédé par
l’exemple de son fameux contemporain, Goethe, dont le génie renouvelle le
miracle grec et semble défier les lois inexorables de l’histoire.
La correspondance de Schiller reflète ce drame intime : à l’émotion que
suscite en lui la découverte de Kant et dont il fait part à son ami Körner, succède
le doute sur l’utilité, pour un artiste, des théories abstraites et sur la valeur d’un
système philosophique dont le rigidité paraît exclure, à ses yeux, tout dialogue
dit Hell.
A mesure qu’il se familiarise avec l’art de Goethe et qu’il accorde à
l’intuition du génie un pouvoir qui rend vaine la distinction entre le monde des
noumènes et le monde des phénomènes, Schiller déplore chez Kant un air
monacal qui effarouche les Muses. Malgré ses critiques et ses réserves qu’il
confie surtout à Goethe, le poète ne perd jamais de vue l’essentiel : il sait que
tout système philosophique est tributaire, dans sa forme, des contingences de
son époque ; mais toute pensée originale apporte à l’esprit de l’homme un
enrichissement que chaque époque doit redécouvrir dans sa valeur essentielle.
Selon Hell, le jugement qui résume le mieux l’opinion d’ensemble de
Schiller sur l’idéalisme allemand se trouve dans la lettre à Guillaume de
Humboldt, datée du 2 avril 1804 : « …La philosophie spéculative, si jamais elle
m’a conquis, m’a effarouché par ses formules creuses ; dans ces champs arides,
je n’ai trouvé ni source vivante ni nourriture pour moi ; mais les principes
profonds de la philosophie idéaliste sont à tout jamais un trésor et rien que pour
eux il faut se féliciter d’avoir vécu dans cette époque »1.
Quelles sont ces profondes vérités de base qui, pour Schiller, constituent
l’apport constant de l’idéalisme allemand ? Elles sont, apparemment, simples,
car elles expriment la dualité principale de l’homme et l’indépendance du
sujet, qui appartient au monde intelligible et au monde sensible. Leur richesse
essentielle, leurs relations avec la condition humaine échappent, cependant, à
toute définition abstraite : l’ensemble de l’œuvre Schillérienne nous permet d’en
exposer toute la complexité écrit Hell.
Ce drame, auquel Cassirer fait allusion et que les différents jugements
de Schiller sur la philosophie de Fichte et de Kant rendent manifeste,
se développe aussi sur un plan objectif : il détermine la structure des divers
écrits philosophiques, les changements de perspective qu’adopte l’écrivain,
les problèmes spécifiques qu’il soulève ; nous assistons à l’avènement d’une
pensée qui se cherche, s’engage dans des voies nouvelles, semble se plier à des
méthodes étrangères, se heurte à des contradictions intrinsèques que la critique
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 155-156
marxiste prétend réduire aux seules conditions sociales et politiques qui
contraignent le poète à tenter une échappée vers « l’idéal ». C’est Kant qui a le
plus profondément marqué Schiller en exerçant le double rôle de critique et
d’éveilleur. Il a affermi le poète dans ses propres convictions morales ; il lui a
révélé ce monde intelligible que Schiller a pressenti, confusément, dans ses
drames de la jeunesse.
Pour une grande part, les pensées de Kant correspondent aux propres
intuitions du poète ; l’interprétation des divers écrits théoriques doit nous
permettre de fonder cette filiation. La méthode rigide de l’auteur des trois
Critiques a aidé le poète à combattre son inclination aux généralisations hâtives
et son penchant à substituer un terme à un autre qui provoque la confusion dans
la pensée. L’art de la réflexion a pour conséquence un effort d’élucidation et de
clarification qui nous apparaît comme une initiation au style classique.
Mais l’indétermination des termes principal et le jeu de substitution, qui
rendent malaisé tout essai de définition de la pensée du poète, ne présentent pas
seulement un aspect négatif : si le philosophie peut fonder des distinctions qui
lui permettent de construire un système cohérent, de dissocier le vrai d’avec le
bien ou le beau, Schiller ne se satisfait pas de la lucidité artificielle qui règne à
l’intérieur d’un monde, reconstruit par la seule raison ; il veut saisir tous les
aspects de la réalité, représenter « l’idée totale », qui est à l’origine de l’œuvre
d’art, et l’unité inhérente à toute intuition vivante ; aussi la confusion et les
contradictions qui résultent de l’emploi manifestement arbitraire de termes,
pourtant distincts, tels que nature, beauté, liberté, expriment-elles, l’exigence de
totalité dans la pensée de Schiller écrit Hell.
En effet, Schiller a étudié profondément la plupart des grandes œuvres
Kantiennes, en particulier la Critique de la raison pratique (1788), la Critique
du jugement (1790), l’ouvrage sur La Religion dans les limites de la simple
raison (1793) dont les idées fondamentales sont à l’arrière-plan de la théorie du
tragique chez Schiller et, plus tard, l’Anthropologie. On ne trouve, cependant,
dans aucun des écrits de Schiller, un exposé d’ensemble sur le système kantien ;
le kantisme fait partie intégrante de la pensée de Schiller ; le système
philosophique, par contre, a incité le penseur Schiller à adopter momentanément
une méthode intellectuelle qui ne correspond ni, surtout, à sa vocation de poète,
ni à son mode de pensée.
L’ambiguïté de la situation de Schiller à l’égard du kantisme provient à la
fois d’un conflit entre des moyens d’expression – l’argumentation rationnelle,
d’une part, l’expérience parfaite d’où naît l’œuvré d’art et qu’elle doit exprimer,
d’autre part – et d’une différence principale entre l’optique du penseur critique
et celle du poète.
Schiller, qui a su décrire avec beaucoup de clarté sa situation spirituelle,
à chacune des étapes de sa vie, a fort bien saisi l’antinomie entre sa propre
œuvre et un système philosophique d’un seul tenant, très diverse, qui ne trouve
sa plénitude que dans l’expression artistique ; il a compris qu’il ne pouvait
s’agir, pour lui, d’accomplir le système Kantien ou de le corriger dans tel
domaine particulier.
Hell note que, dans une belle lettre à Goethe, du 28 octobre 1794, Schiller
expose, avec le détachement et la sérénité d’un esprit souverain, ses idées sur
Kant ; rien, dans ces formules pertinentes, ne trahit le combat intérieur que
l’étude du kantisme a provoqué profondément en lui ; le raccourci très imagé
sur le criticisme philosophique s’achève sur une remarque générale qui évoque
la caducité de toute œuvre humaine, sous son caractère temporel.
Dans la même lettre, le poète exprime aussi son sentiment sur la philosophie de
Fichte, qu’il juge avec sévérité. Si les principes de la philosophie kantienne sont
impérissables, le système de Fichte, par contre, ne paraît pas aussi constant : les
liens entre le moi et le non-moi rappellent à Schiller quelque tour de
prestidigitateur.
« Le monde n’est, à ses yeux, qu’un ballon que le moi a projeté hors de lui et
qu’il rattrape à la phase de la réflexion ! »1.
Le différend entre Schiller et Fichte a pour origine, sur le plan des
relations personnelles, le refus du poète de publier, dans la revue Les Heures,
un article du philosophe d’Iéna, intitulé : De l’esprit et de la lettre dans la
philosophie. Les raisons de cette décision sont instructives : le poète reproche au
philosophe la sécheresse et la lourdeur du style, la confusion dans l’exposé des
pensées. Ces critiques ne prennent tout leur sens que si l’on se rappelle le
grand dessein que la publication des Heures doit réaliser : former une élite
intellectuelle, ouverte aux exigences d’une culture cosmopolite et aux problèmes
de l’heure, promouvoir une œuvre d’éducation afin que les liens entre le penseur
ou l’artiste et le public, au lieu de n’intéresser que le sort de quelque chapelle
littéraire, déterminent, par leur aspect exemplaire, l’ordre politique dans la cité.
« Pour Schiller, la philosophie n’est pas une affaire de spécialistes, dont
seuls les initiés peuvent saisir le langage ésotérique ; elle est, au contraire, une
activité de l’esprit, accessible à tout « honnête homme ». Aussi le poète se
montre-t-il hostile à tout jargon philosophique ; tous ses écrits théoriques se
fondent sur la conviction que l’expression de la pensée doit revêtir une forme
littéraire »2.
Cette considération sur le style dépasse tout formalisme, car elle indique
une constante dans la pensée d’un auteur pour qui la préoccupation de l’humain
prime toute question théorique. C’est sa qualité d’écrivain qui donne à son
œuvre philosophique une originalité dans le ton, en dépit de tous les emprunts et
de toutes les influences. Son art de la rhétorique l’entraîne à adopter la manière
1
) Schiller-Goethe Correspondence 1794-1805, Tome I (1794-1797), trad. Lucien Herr, Saint-
Amand, Gaillmard, 1994, p 69
2
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 158
du pasteur protestant qu’il aurait pu être, lorsque, dans les Kallias, il veut
subjuguer le cœur et la raison de son ami Körner ; il peut aussi atteindre la
sereine éloquence d’un éducateur plein de sagesse qui est possédé par la foi
inébranlable dans la destinée humaine; il est constamment, jusque dans ses
défauts, l’expression d’un mouvement vrai du cœur écrit Hell.
C’est sa conscience d’être avant tout un écrivain qui distingue ses écrits
des œuvres de Fichte ou des traités de Kant et qui lui dicte l’entreprise de la
singulière lettre qu’il se proposait d’adresser le 4 août 1795 à ce dernier pour lui
rappeler, un peu crûment, le sort échu aux écrits qui ne traduisent que l’exigence
de logique de notre entendement : « …Que, dans cent ou deux cents ans, lorsque
de nouvelles révolutions auront bouleversé la pensée philosophique vos œuvres
seront citées et appréciées à leur valeur mais qu’elles ne seront plus lues, cela est
tout autant dans la nature des choses que l’est le fait que les miennes seront lues
(bien entendu par hasard, car c’est la mode et la chance qui en décident)
sans doute ni plus mais certainement ni moins qu’actuellement… parce que
des écrits dont la valeur n’est que dans les résultats qu’ils offrent à la
raison, dussent-ils les présenter de façon excellente, perdent leur nécessité dans
la mesure même ou la raison, soit se montre plus indifférente envers ces
résultats, soit peut les atteindre par une voie plus facile : alors que des écrits
qui exercent un effet indépendant de leur contenu logique et qu’une individualité
marque de son empreinte vivante, ne perdent jamais leur nécessité et renferment
un principe de vie indestructible parce que toute individualité est unique et,
par là même, irremplaçable… »1.
Malgré la condamnation du système de Fichte qui nous aidera,
ultérieurement, à définir la propre attitude de Schiller au sein de l’idéalisme
allemand, il y a, dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,
1
) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 159
une étonnante convergence entre la méthode que Fichte expose dans sa
Doctrine de la Science et la propre démarche du poète qui veut donner
un fondement philosophique au beau. Là aussi il ne s’agit pas d’une influence,
mais plutôt d’une rencontre au sujet de ce problème principal de l’idéalisme
que posent les liens entre la finitude de la pensée et les infinies possibilités de
l’esprit.
L’étude de la philosophie de son temps et la nécessité de s’adapter à un
langage discursif a été, pour Schiller, à la fois un approfondissement et un
enrichissement de sa pensée et la source d’une réelle crise intérieure. La période
de recherches philosophiques coïncide, chez Schiller, avec sa conversion au
classicisme ou, plutôt, avec la maturité intérieure qui conditionne la justesse de
l’expression.
Les écrits philosophiques ne forment pas simplement une sorte de
superstructure, intéressante, certes, pas l’ampleur des théories, mais qui ne se
rattacherait pas immédiatement, par un rapport vital, à l’œuvre poétique.
Pour Hell, La criticisme philosophique a été très salutaire à Schiller, d’un
double point de vue : il a orienté sa pensée vers la précision et la lucidité et il
a eu, pour effet, d’aider l’écrivain à vaincre les excès du pathétique et de
l’emphase, à dépouiller son style, pour l’adapter à la rigide classique. C’est
pourquoi les Lettres sont à la fois un exemple de prose classique et un essai
théorique sur une forme de classicisme moderne.
La crise intérieure est liée au problème du langage, dans son sens le plus
général. Chez l’artiste qui, au lieu d’employer d’une œuvre à l’autre les mêmes
procédés de style, avec quelques variantes, ou d’exploiter un thème jusqu’à en
épuiser les ressources, se renouvelle audacieusement et se lance dans l’aventure
spirituelle qui le force à se poser, chaque fois, le problème de l’expression et de
la forme, de telles crises sont inévitables : elles révèlent la tension entre la
fidélité à soi-même et l’ouverture à des exigences contradictoires que l’écrivain
se doit de préserver pour garantir l’authenticité de son propre œuvre. Pour
définir son attitude originale au sein de l’idéalisme allemand et exprimer ses
pensées philosophiques, le poète avait dû recourir à une forme discursive, sans
lien immédiat avec la création artistique.
Il devait ressentir d’autant plus cruellement la rupture entre sa vocation
d’artiste et l’expression d’une pensée nettement spéculative parce que sa période
de recherches théoriques coïncide avec son intérêt passionné pour la poétique de
Goethe. Schiller a conscience de s’être engagé dans un détour qui l’éloigne de
son vrai domaine, peut-être même de s’être égaré sur un de ces routes qui ne
mènent nulle part.
Pour traduire son expérience de la philosophie idéaliste, qui a été pour
lui, déroutante et enrichissant en même temps, le poète trouve une formule
digne de Pascal dans une belle lettre à Goethe du 9 juillet 1796. « … Car, seule,
la philosophie peut rendre inoffensive le philosopher, qui, sans elle, mène
infailliblement au mysticisme »1.
1
) Schiller-Goethe Correspondence 1794-1805, Tome I (1794-1797), trad. Lucien Herr, Saint-
Amand, Gaillmard, 1994, p 244
BIBLIOGRAPHIE
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LEROUX, Paris, Aubier, 1992
• Schiller F, Poèmes philosophiques, trad. Robert D’HARCOURT, Paris,
Aubier, 1944
• Schiller F, De la poésie Naïve et Sentimentale, trad. Sylvain FORT,
L’Arche, Paris, 2002
• Schiller F, Grâce et Dignité et autres Textes, trad. Nicolas BRIAND,
Paris, 1998
• Schiller-Goethe, Correspondance 1794-1805, Tome I (1794-1797),
trad. Lucien HERR, Saint-Amand, Gallimard, 1994
• Schiller F, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris
1968
• Schiller F, Intrigue et Amour, trad. Robert D’HARCOURT, Aubier,
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• Schiller F, Théâtre de Schiller, Tome I, trad. AD. RÉNGNIER, éditions
Librairie de L. HACHETTE et Ge, Paris, 1869
• Schiller F, La fiancée de Messine, trad. Hippolyte LOISEAU, Aubier,
Paris, 1942
Ouvrages Généraux
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• BASCH Victor, La Poétique de Schiller, Éditeur Félix Alcan, Paris,
1911
• CANNAC René, Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller,
Payot, Paris, 1966
• DARRAS Gilles, L’âme suspecte, le corps complice, Université de
paris IV-Sorbonne, Paris, 2001
• EGGLI Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome I, Librairie
universitaire, Éditeur J. Gamber, Paris, 1927-1928
• EGGLI Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome II,
Librairie universitaire, Éditeur J. Gamber, Paris, 1927-1928
• GRAPPIN Pierre, Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller,
Éditions du centre national de la recherche scientifique, Paris, 1959
• HELL Victor, Vie et Œuvres de Schiller, Seghers, Paris, 1974 ;
—, Friedrich von Schiller, théories esthétiques et structures dramatiques,
Aubier, Paris, 1974
• KONTZ Albert, Les drames de la jeunesse de Schiller, Éditeur Ernest
Leroux, Paris, 1899
• LALANDE Andrè, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Volume I : A-M, Quadrige, Presses universitaires de France,
Paris 1991
• LÉON Xavier, Schiller et Fichte, Études sur Schiller, Paris, 1905
• LEROUX Robert, Schiller, Poète de la Grandeur, Faculté des lettres
de Strasbourg, Société d’Édition Les Belles Lettres, Paris, 1955
• MARCUSE Herbert, Éros et Civilisation, Édition de minuit, Paris,
1963
• MONTARGIS Frédéric, L’esthétique de Schiller, Éditeur Félix
Alcan, Paris, 1890
• TAMINIAUX Jacques, La Nostalgie de la Grèce à l’Aube de
l’Idéalisme Allemand, Martinus Nijhoff, La Haye, 1967
• SZONDI Peter, Poésie et Poétique de l’Idéalisme allemand, Édition de
minuit, Paris, 1974
II- Articles intéressants
• CASTILLO Monique, Sensibilité et dualisme dans les lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme, Presses universitaires de France,
Paris, 1992
• GIOVANNA Pinna, Conception du conflit de l’âge classique à
l’idéalisme allemande, article à paraître dans J.L VIEELLARD-BARON
édition
III- Thèses inédites
• FONTANY Laurence, Trahison et héroïsation au théâtre, Tome I,
Université Stendhal (Grenoble 3), 1997
• MASSON Raoul, Les études psychologiques de Schiller de 1774 à
1785, Université de Metz, 1979
• PEYRACHE LEBORGNE Dominique, Poétique du sublime
romantique, Tome I, Université de Paris III, Paris, 1993
TABLE DES MATIERES
Pages
Introduction …………………………………………………………………………..........5
Chapitre I Schiller et la civilisation ………………………………………………....21
I. Position de Schiller vis-à-vis de la maladie de la civilisation européenne ...................22
II. Les principaux aspects de la civilisation moderne ……………………………...…....34
1) La spécialisation ………………………………………………………….......35
2) L’aliénation …………………………………………………………………..36
3) Le problème religieux …………………………………………………….….40
III. La reconstruction de la civilisation ……………………………………………….….48
Chapitre II La spéculation de l’art ……………………………………………….…69
I. La mission de l’art, un acte de liberté …………………………………………….….70
II. L’éduction esthétique : traitement pour la maladie de la civilisation européenne…..116
Chapitre III Le théâtre : une institution culturel ……………………………….148
I. Le rôle pédagogique du théâtre tragique chez Schiller.…………………………..…149
II. Les Brigands….…………………………………………………………………..…167
-
Karl : un criminel sublime …………………………………………………...…...167
-
Franz : un coupable traître ………………………………………………………..175
III. Intrigue et amour ……………………………………………………………………182
IV. Fiesque …………………………………………………………...…………………202
V. Autres drames ………………………………………………………………...…….223
-
Jeanne d’Arc …………………………………………………………………...…223
-
La Fiancée de Messine …………………………………………………...…….…227
Chapitre V Le jeu : la liberté intérieure ………………………………………..…232
I. Le jeu est une réalisation de la liberté ………………………………………………233
II. Le jeu est une réalisation sublime de l’humanité ………………………………...…248
III. La belle âme : transformation de la morale en nature ………………………………257
IV. La société esthétique: réalisation de la conciliation entre l’identité et le
changement ……………………………………………………………………...….282
Conclusion ……………………………………………………………………….………303
Bibliographie ……………………………………………………………………………319
Résumé
Pour Schiller, le cours des événements a donné à l’esprit du temps une
orientation qui menace de l’éloigner toujours plus de l’art idéaliste. Ce dernier a pour
devoir de se détacher de la réalité et de se hausser avec une convenable audace audessus du besoin ; car l’art est fils de la liberté et il veut que sa règle lui soit prescrite
par la nécessité inhérente aux esprits, non par les besoins de la matière. Or
maintenant c’est le besoin qui règne en maître et qui courbe l’humanité déchue sous
son joug tyrannique.
Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, tentent une
reconstruction de la civilisation, à l’aide de la force libératrice de la fonction
esthétique ; celle-ci alors envisagée comme contenant la possibilité d’un nouveau
principe de réalité. La beauté prépare donc la moralité en permettant à la volonté de
s’affirmer dans son autonomie. L’homme n’a plus qu’à vouloir pour agir en vue de
fins raisonnables, pour décider dans quelle mesure il veut être ce qu’il doit être, c’està-dire un homme. Et Schiller de proposer à nos efforts une longue éducation
esthétique, dont il attend des conséquences importantes pour la vie des sociétés. Il
s’est en effet convaincu que la liberté politique ne peut être la prérogative que de
citoyens qui, parce qu’ils se sont ennoblis par la beauté, sont devenus capables de
liberté morale. La belle âme est le produit le plus pur de l’éducation esthétique et
morale. Il s’agit simplement de l’accord entre la raison et le sentiment.
Mots clés : Poème philosophique, aliénation, éducation esthétique, théâtre tragique,
jeu, belle âme, société esthétique.
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