Histoire naturelle des cancers du sein du début du XXème siècle à nos jours. Quel impact sur le dépistage ? 12 janvier 2016 Bernard Duperray : Aucun conflit d’intérêt. I) Depuis plus d’un siècle : la même histoire • Le cancer du sein, identifié par un examen histologique à un instant t, est une maladie mortelle à développement loco régional puis général avec la survenue de métastases. • Si l’on n’intervient pas, la progression de la maladie est inéluctable et linéaire dans le temps avec un enchaînement mécanique : - Cellule atypique > carcinome in situ > cancer invasif > métastases > décès par cancer. Ce schéma est validé par Halsted, un chirurgien nord américain, qui annonce en 1894 qu’une chirurgie radicale enlevant le sein, le plan pectoral, les ganglions, etc… diminue les récidives et permet de guérir la maladie. On peut résumer cette conception ainsi : Une lésion de petit volume signifie une lésion diagnostiquée précocément. Petit et précoce sont synonymes de curable. • la dissémination tumorale se fait mécaniquement. • le type d’intervention détermine le devenir de la patiente. • tout retard de diagnostic est préjudiciable. Dans les années 70, on complète l’histoire naturelle de la maladie en la taillant sur mesure pour le dépistage • On affirme qu’il faut 7 à 8 ans pour passer de la première cellule maligne à une tumeur de 5 mm, un délai de 10 ans pour que la tumeur soit palpable. • La mammographie précéderait la clinique de 2 à 3 ans. • On estimait dans les années 80 que le fléau que constitue le cancer du sein serait réglé quand la taille moyenne des tumeurs au moment du diagnostic serait inférieure à 2 cm. En 1989, aux 11èmes journées de la S F S à Tours, on déclare que toutes les conditions nécessaires au dépistage du cancer du sein sont réunies : • a) Une forte prévalence de la maladie. • b) Une absence de prévention primaire connue. • c) Une phase suffisamment longue durant laquelle il est possible de guérir la maladie ?? • d) Un traitement curatif qui n’altère pas la qualité de vie ?? • e) Un test non iatrogène, spécifique et sensible avec de bonnes valeurs prédictives positive et négative ?? (VPP attendue : au moins 30 % ) • f) Un test simple (un seul cliché sur chaque sein sans examen clinique), moins coûteux que l’examen diagnostique traditionnel ?? Le cancer du sein est réduit à une image radiologique. • Deux expériences randomisées : le H I P à New York en 1963 et les deux comtés (Tabar) en Suède, en 1985 prétendent que le dépistage permet de réduire la mortalité de 30 %. • Le dépistage apparaît d’autant plus opportun que le cancer du sein constitue un modèle pur pour la cancérologie classique : il siège dans un organe externe, facile d’accès, non vital, susceptible d’une chirurgie radicale. Le diagnostic peut être fait pour de petites tumeurs palpables et, quelquefois, grâce à l’imagerie, pour des lésions infra cliniques. • Le résultat attendu est une baisse drastique de la mortalité, l’éradication des formes évoluées et la diminution du nombre de mastectomies totales. • Grâce au dépistage, on ne doit plus mourir prématurément d’un cancer du sein. II) Alors, pourquoi le dépistage est-il encore aujourd’hui l’objet d’une polémique qui ne fait que s’amplifier depuis plus de 50 ans ? • Que l’on soit pour ou contre le dépistage, force est de constater qu’après plus de vingt ans de pratique de celui ci, les résultats attendus ne sont pas au rendez vous : le cancer du sein reste toujours au hit parade des cancers mortels de la femme. Pourquoi ? Des conditions nécessaires définies en 1989, seules la prévalence de la maladie et l’absence de prévention primaire restent d’actualité. • Tous les autres points ont été immédiatement contredits par les faits. Le test radiologique s’est révélé très insuffisant et a été abandonné au profit d’un examen de diagnostic personnalisé pour toutes les femmes sans que les leçons de ce premier échec aient été tirées. (La VPP obtenue : au mieux 9 %) Mais les raisons essentielles de l’échec du dépistage ne sont pas d’ordre technique, elles tiennent au fait que le dépistage trouve sa justification dans une hypothèse de l’histoire naturelle de la maladie qui se révèle en complète contradiction avec l’observation clinique. • Du lien constaté entre la taille de la tumeur et le pronostic, on a déduit abusivement une corrélation entre petite taille tumorale et précocité du diagnostic, sous prétexte qu’une lésion a été petite avant d’être grosse. • La notion de précocité du diagnostic suppose que la croissance de la tumeur soit linéaire et que l’écoulement du temps soit dans un rapport de proportionnalité avec la croissance tumorale. S’il y a une corrélation relative entre la taille tumorale et le pronostic, il n’y a pas de corrélation simple, linéaire entre la taille et le temps, en effet : • • • • • • • • - Petit ne signifie pas précoce. - Volumineux n’exclut pas un diagnostic précoce. - Petit ne signifie pas obligatoirement bon pronostic. - Des tumeurs millimétriques peuvent être métastasées. - Des cancers in situ peuvent être palpables. - Des cancers infiltrants peuvent régresser etc… L’observation clinique montre que le développement de la maladie n’est ni inéluctable, ni linéaire. Un état n’engendre pas forcément le suivant. • Ainsi, l’augmentation considérable du nombre de cancers in situ diagnostiqués et traités ne s’est pas accompagnée d’une diminution du nombre des cancers invasifs. • En 40 ans, le délai entre deux dépistages n’a cessé de se réduire : de 5 ans à 3 ans puis 2 ans en France et 1 an aux USA. Or, même avec un dépistage annuel, 25 % des cancers diagnostiqués restent des cancers de l’intervalle. • La recherche d’un diagnostic précoce grâce à la mammographie est un leurre. • Par ailleurs, l’image mammographique n’est pas le reflet fidèle de la taille tumorale. • De gros cancers palpables peuvent n’avoir aucune traduction radiologique. 10 cm Tumeur palpable de 10 cm et rien de significatif en faveur de la malignité à la mammographie Notre perception de la maladie dépend de l’outil d’observation. Si on associe mammographie et IRM : Q sup ext Union Q ext Union Q inf gauche additionnelles avec l’IRM 20 %Profil de lésions opacité isolée par un halo clair Dans la majorité des cas, le diagnostic radiologique de cancer du sein se fait sur des signes indirects dus à la stroma réaction, et pas sur la tumeur épithéliale elle-même. désorganisation d’architecture et rigidité micro calcifications : sécrétion ou nécrose Il faut attendre les années 1970/80 pour que Fisher et Veronesi remettent en cause l’hypothèse « Halstédienne » par des études randomisées et avancent une hypothèse alternative, qui ouvre la voie à la chirurgie conservatrice : - Il n’y a pas d’ordre dans la dissémination de la tumeur. Les variations de traitement n’affectent pas la survie. III) Pourtant le dépistage garde de farouches partisans, la bataille se concentrant sur l’analyse des études randomisées. Quelle fiabilité peut-on accorder aux études qui ont conclu à l’efficacité du dépistage ? • Pour trouver une baisse de mortalité liée au dépistage, il faut inclure dans les méta analyses, les plus mauvaises études randomisées (au regard de la méthode de tirage au sort, de la comparabilité des groupes, des exclusions en cours d’étude après randomisation, du biais de classification des causes de décès en faveur des groupes dépistés.) • Les doutes sur leur fiabilité se sont confirmés pour les deux études de référence citées au départ par les pro dépistage. Des chercheurs ont montré que les résultats publiés concernant l’essai des deux comtés étaient incompatibles avec les données du fichier national suédois (Zahl Ph et coll). • Les études randomisées les moins mauvaises, qui ont fait l’objet d’audits, n’ont pas trouvé de baisse de mortalité (Canada I, II). • Les études en population (P. Autier, K.J.Jorgensen etc) confirment l’absence de résultat tangible du dépistage : - là où la mortalité par cancer du sein baisse, cette baisse est identique dans les groupes dépistés et non dépistés. - il n’y a pas de régression des formes évoluées. - le nombre des mastectomies totales ne diminue pas. • IV) Le dépistage n’a pas fait la preuve de son efficacité. Par contre, il a révélé un phénomène capital dont la portée n’est pas encore pleinement mesurée : le surdiagnostic. Résultats du dépistage : une envolée d’apparence épidémique de l’incidence des cancers du sein Nombre de cas ou décès par an 2005 : 49 814 INCIDENCE X 2,3 Diagnostics par année 40000 20634 cas annuels de plus en 2000 qu’en 1980 30000 20000 MORTALITE STABLE Décès par année 10000 2588 décès de plus en 2000 qu’en 1980 1980 1985 350 000 mammo en 1982 308 mammographes 1980 1990 1 900 000 en 1989 1995 2000 Année 3 millions en 2000 2511 mammographes en 2000 Source des nombres de diagnostics : Remontet et al 2003 - Source des nombres de décès : CépiDC – INSERM 2004 Epidémie ou surdiagnostic ? • - En 1980 en France : 1 femme sur 665 âgées de 35 à 84 ans a eu un cancer du sein. • - En 2005 en France : 1 femme sur 372 âgées de 35 à 84 ans a eu un cancer du sein. (B. Junod : Les Rencontres du Formindep, 5°édition du 20 novembre 2010) • Devant l’explosion de l’incidence et la stabilité de la mortalité, deux hypothèses peuvent être avancées : succès du dépistage face à une formidable épidémie de cancers ou surdiagnostic massif et activité injustifiée sur une population de femmes à priori bien portantes. - 1 ère hypothèse : • C’est un succès du dépistage : si cet accroissement continu de l’incidence correspondait à une épidémie de cancers à évolution létale, il faudrait alors que la réduction de mortalité grâce au dépistage soit considérable. On aurait un cancer guéri pour un décès en 1980 et trois cancers guéris pour un décès en 2000. • Ni les résultats les plus optimistes des essais contrôlés concernant la réduction de mortalité, ni les progrès thérapeutiques durant cette période ne peuvent soutenir cette hypothèse. - 2 ème hypothèse : • C’est du surdiagnostic : le surdiagnostic est le diagnostic histologique d’une “maladie” qui, si elle était restée inconnue, n’aurait jamais entraîné d’inconvénients durant la vie de la patiente. Ce n’est pas une erreur de diagnostic. Mais le concept est totalement contre intuitif. • Le surdiagnostic n’est identifiable ni par le soignant, ni par l’anatomopathologiste, ni par la patiente. Pour eux, il n’y a que des diagnostics. Sa réalité est mise en évidence par une convergence de constatations : • Le résultat d’ AUTOPSIES SYSTEMATIQUES : • Etude de Nielsen, Danemark, 1987 • La mammographie et l’étude anatomo pathologique des seins de femmes âgées de 20 à 54 ans montrent : • 20 % de lésions malignes dont 2% d’invasives, • 37 % de cancers du sein entre 40 et 54 ans, • 39 % entre 40 et 49 ans. • Le surdiagnostic intéresse aussi bien les cancers invasifs que les cancers in situ. 2 type de constatations : en Norvège, on dispose d’un suivi précis de chaque femme. On sait à quelle fréquence chacune a été examinée par mammographie. En comparant celles examinées à intervalle régulier aux autres, on constate que la mortalité par cancer du sein cumulée sur plusieurs années est la même dans les deux groupes. Par contre, le nombre de diagnostics de cancer est d’autant plus élevé que les femmes ont eu plus souvent une mammographie de dépistage. Surdiagnostic dans le programme de dépistage norvégien du cancer du sein Per H. Zahl, Jan Maehlen – Frontiers in Cancer Prevention Research (2004) Taux annuels pour 100000 400 Taux annuels pour 100000 300 200 200 100 100 0 In situ surdiagnostic 0 (1991-5) (1996-9) avant sans dépistage (1998-9) (2000-1) avec avec dépistage Le surdiagnostic est une explication des contradictions entre le succès apparent des traitements sur des cancers diagnostiqués “précocément” grâce au dépistage et l’absence de réduction significative de la mortalité. La réalité est masquée par la confusion entre taux de létalité et taux de mortalité. Taux de létalité : nombre de décès rapporté au nombre de diagnostics de cancer du sein. L’augmentation de l’activité diagnostique lié au dépistage induit une augmentation des cas prévalents et du surdiagnostic contribuant ainsi à la diminution du taux de létalité. C’est la perception qu’a le clinicien de la maladie chez un individu. Taux de mortalité : nombre de décès rapporté à l’ensemble de la population. C’est ce qui mesure vraiment l’efficacité d’une opération de santé publique. C’est la perception qu’a l’épidémiologiste de la maladie dans la population. Faits observés en France Evolution temporelle (1980 – 2005) Taux pour 100 000 femmes de 35 ans et plus Population standard : France 1992 1980 2005 153.1 269.1 Mortalité par cancer du sein 60.4 60.8 Létalité en % ( = mortalité / incidence) 39.4 % 22.6 % Incidence (cancer du sein invasif) Bernard Junod : 5e rencontre du Formindep, 2010 Les conséquences du surdiagnostic sont à peine ébauchées La compréhension du surdiagnostic devrait provoquer un véritable séisme dans notre conception de l’histoire naturelle de la maladie. Il réduit à néant les restes du schéma halstédien encore en cours aujourd’hui. Il impose une redéfinition de la maladie cancéreuse, qui reposait uniquement sur l’histologie de la tumeur et le tout génomique. Le surdiagnostic augmente sans fondement le nombre de femmes à risque, risque reporté inutilement sur leur descendance. Il pose clairement les questions : - à partir de quand est-on malade ? - pourquoi certains cancers ne se développent-ils pas ou régressent ? - quel est le rôle réel de la tumeur épithéliale dans la maladie cancéreuse ? V) En conclusion Compte-tenu des effets pervers associés au dépistage (surdiagnostic, surtraitement, irradiations intempestives avec mammographies de plus en plus nombreuses, vies détruites inutilement, angoisse généralisée, désinformation tant au niveau médical que dans la population), le rapport bénéfices/risques du dépistage est clairement défavorable. La reconnaissance du surdiagnostic avec toutes ses conséquences devrait d’ores et déjà modifier les pratiques médicales, dédramatiser l’urgence diagnostique, déculpabiliser les sceptiques, inciter le corps médical à être moins péremptoire dans ses propositions. Grâce au dépistage, on sait ce que l’histoire naturelle des cancers du sein n’est pas mais on ne sait pas encore ce qu’elle est. L’analyse plus fine du surdiagnostic donnera peut être une réponse.