II. Léopold Sédar Senghor et le socialisme –négritude : de la

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De la négritude au socialisme : Léopold Sédar
Senghor et les enjeux de la renaissance africaine
Samba DIAKITÉ
Note sur l’auteur :
Samba DIAKITÉ est Professeur des Universités, Professeur Titulaire de Philosophie de la culture et
philosophie africaine à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire. Il est détenteur
d’un Doctorat d’État, ès lettres, art et sciences humaines, spécialité philosophie de la culture et
d’un doctorat de 3e cycle en philosophie politique et sociale et en philosophie africaine. Membre
associé au Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées sur l’Afrique(LÉRAA) de l’Université
du Québec à Chicoutimi, Directeur de l’Institut de Recherches pour le Développement de l’Afrique
(IRDA-Bouaké) et des Éditions Différance Pérenne (Saguenay-Qc, Canada), les recherches du
Professeur SAMBA DIAKITÉ portent pour l’essentiel sur le développement de l’Afrique en relation
avec les questions, culturelles, éthiques et politiques. Il est l’auteur de plusieurs articles
scientifiques ainsi que de plusieurs ouvrages.
Publication de la Chaire Senghor de la Francophonie,
Sous la direction de Jean-François Simard, titulaire de la Chaire Senghor de la Francophonie
Série : Cahier Senghor, numéro 9
ISBN (Papier) : 978-2-89251-570-1
ISBN (PDF) : 978-2-89251-571-8
Hiver 2014
1
Table des matières
RÉSUMÉ .................................................................................................................................................. ii
AVANT-PROPOS : LA FRANCOPHONIE SELON LÉOPOLD S. SENGHOR : UNE INDÉPASSABLE THÉORISATION? ................. iii
INTRODUCTION ......................................................................................................................................... 1
I. NÉGRITUDE ET SENGHORISME : LA CULTURE COMME LEVAIN D’UNE RENAISSANCE AFRICAINE HUMANISTE ................ 3
II. LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET LE SOCIALISME –NÉGRITUDE : DE LA CULTURE À LA POLITIQUE, LE PAS DE GÉANT ........ 7
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 11
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................................... 14
ii
RÉSUMÉ
Notre critique se comprendra comme une généalogie, se définissant comme un rappel à soi et à
l’Afrique, un rappel à l’origine, en s’efforçant de dénouer le serpent qui mord sa propre queue, en
indiquant où se trouve sa tête pour lui permettre de ramper à son rythme. Il nous faut donc tester
l’idée de la philosophie senghorienne en essayant de lui assigner son mode de dérivation afin
d’examiner son objectivité intrinsèque, ses voies rocambolesques, mais aussi sa ténacité à
continuer son chemin douloureux et à vouloir imposer à son Afrique un nouvel ordre politique,
social, culturel et économique.
Aussi, voudrions-nous nous atteler à saisir la pensée senghorienne, socialiste dans son fond, afin
de comprendre ses différends et provoquer ses contestations. Au-delà du socialisme africain, c’est
la problématique de la philosophie senghorienne qui est mise en jeu, car que l’on réfute le
socialisme de Senghor ou qu’on l’accepte, on est obligé de passer par cet auteur considéré à tort
ou à raison comme l’un des précurseurs de la philosophie africaine.
Mots-clés :Afrique-Civilisation-Cultures-Développement-Émotion-Humanisme-IdentitésLiberté-Politique-Négritude- Renaissance-Senghor- Socialisme
ii
AVANT-PROPOS : LA FRANCOPHONIE SELON LÉOPOLD S. SENGHOR : UNE INDÉPASSABLE THÉORISATION?
Que me soit permis cet audacieux postulat, qui avec le temps s’imposera comme un constat. Le
« senghorisme » est à la Francophonie ce que le marxisme est à l’économie, c’est-à-dire une
logique de pensée holistique alternative à ce point articulée et cohérente qu’elle est capable, à
elle seule, d’expliquer le fonctionnement de la société. Par le biais d’une lecture historiographique
de l’œuvre de Léopold S. Senghor, en cela inspirée par la présente réflexion de notre collègue
Samba Diakité, il nous est permis de proposer une hypothèse exploratoire centrale,non pas tant
sur Senghor lui-même, que sur son legs et plus particulièrement encore sur ce qu’est devenue la
Francophonie.
Nous postulons que Senghor, même si cela n’aura jamais été sa prétention, a théorisé un systèmemonde dont la Francophonie, depuis sa fondation, ne s’est jamais réellement idéologiquement
émancipée, ne serait-ce que minimalement distancée. À telle enseigne que le cadre conceptuel
bâti par Senghor s’impose dans le discours des intellectuels organiques qui pullulent dans les
différentes instances de l’OIF, comme un référentiel aussi indispensable qu’indépassable. Une
lancinante question se pose alors, que Senghor du reste serait peut-être aujourd’hui le premier à
formuler : la Francophonie souffrirait-elle du « syndrome de Fukuyama », d’une sorte de fin de son
histoire, institutionnellement condamnée à se répéter, incapable de se régénérer?
Avec le temps, cet unilatéralisme idéologique des différents opérateurs de l’OIF s’est lentement
transformé en une rhétorique somme toute assez banale. Or, d’un point de vue ontologique, il
s’agit d’une attitude (pour ne pas dire d’une paresse) intellectuelle qui est aux antipodes de l’état
d’esprit insufflé par Senghor lui-même. En l’absence d’une remise en question épistémique et
méthodologique rigoureuse, la Francophonie s’est lentement éloignée de sa francophonie. Bref,
c’est paradoxalement en invoquant Senghor que la Francophonie aura oublié Senghor.
iii
Je tiens donc à remercier sincèrement le professeur Diakité de nous ramener aux sources de
l’existentialisme senghorien, par les biais de la négritude et du socialisme africain. Puisse cette
réflexion nous permettre d’enrichir notre regard sur l’homme et nous permettre de mieux
comprendre les continuités et les ruptures idéologiques qui s’opèrent aujourd’hui entre héritage
senghorien et la manière de renouveler le regard que nous portons sur « l’universel » et plus
particulièrement la Francophonie.
Jean-François Simard
Titulaire de la Chaire Senghor de l’Université du Québec en Outaouais
iv
INTRODUCTION
Dans les années 60, de nombreux États africains
ont eu accès à leur indépendance, à leur autodétermination. Cependant, des écrivains africains
continuent encore de proclamer leur négritude et
l’exaltation de leur passé comme certificat
d’identité
foncière.
L’exhumation
des
philosophies collectives, appelées à tort ou à
raison « ethnophilosophie » continuent de se
frayer un chemin dans la mince production
philosophique africaine. Entre temps, l’Afrique
peut se targuer d’avoir de grands intellectuels
formés à l’école occidentale. Léopold Sédar
Senghor fait partie de ceux-là.
Il faut le dire tout de suite, les sociétés africaines
se développent à des rythmes variables, en
fonction à la fois de leurs traditions nationales et
de l’influence de l’Occident. Les influences
étrangères étant différentes dans leur sens et
dans leur importance suivant les pays et les
générations, certains intellectuels ont jugé bon de
s’appuyer sur le modèle de la dynamique sociale
occidentale pour amorcer le processus de
développement de l’Afrique. Il est vrai que les
divers éléments de la même classe sociale
n’avaient pas la même réceptivité aux nouvelles
idées et les idées elles-mêmes changeaient plus
rapidement certains goûts et certaines façons de
penser que d’autres.
S’appuyant sur les anciennes idées des
révolutionnaires du Siècle des Lumières, une
certaine élite africaine va se mouvoir pour
revendiquer à l’Occident et à l’Afrique elle-même,
des droits et des devoirs. Les idées de ces
penseurs africains ont pour finalité de changer les
données de la vie quotidienne et de pourvoir aux
carences des pouvoirs publics à partir des
interventions concrètes dans un espace limité.
Les valeurs traditionnelles s’effritent ou sont
refondues dans un creuset où se mêlent les
aspirations du siècle et les possibilités qu’offre
l’avenir immédiat. Dans la mesure où le
changement qui se dessine au travers de ces
initiatives novatrices semble atteindre les
structures mentales elles-mêmes, peut-être
revêt-il une dimension plus « spirituelle » que
politique. Les multiples brèches qu’il effectue
dans les conduites des individus, attachés à
trouver un équilibre et à faire valoir leur diversité,
semblent apparaître comme étant les prémisses
d’une « révolution ». Mais, Senghor était-il un
révolutionnaire ? Apparaissait-il comme un
innovateur social ?
Si l’on veut comprendre ce qui est impliqué par
« les innovateurs sociaux1 », selon les mots de
Nathalie des Gayets, il faut d’abord connaître
d’où Senghor tire ses idées, ses arguments, ses
attitudes et ses valeurs contre lesquelles il est en
réaction. « Cette expression récente, “les
innovateurs
sociaux‫״‬,
mais
aujourd’hui
couramment employée, désigne donc une
multiplicité de particuliers qui ont pour
dénominateur commun de tenter une “révolution
du quotidien‫ ״‬en apportant des solutions
pratiques qui soient “autres‫ ״‬dans les formules
qu’ils adoptent pour améliorer leur sort ou celui
1
GAYETS, N. des. 1985, p. 704.
1
de leurs
contemporains2 ». Ce n’est pas
l’information elle-même qui nous intéresse ici,
mais l’influence des idéologies et pensées
occidentales sur les standards africains, les
nouvelles attitudes qu’elle favorisa et qui, à leur
tour, déclenchèrent de nouvelles contestations.
On remarquera que l’engagement politique de
Senghor est l’émanation de son engagement
culturel. Faut-il véritablement dissocier l’homme
politique de l’homme culturel, le dirigeant
politique de l’artiste-poète ? Ce n’est donc pas un
hasard si, en lui, poète, militant et homme d’État
forment un tout indissociable. La thématique de
la poésie senghorienne tient véritablement en un
maître mot : Amour. Amour de l’Afrique, Amour
de l’Homme. Sa poétique est faite de rythmes qui
sont au-delà du signe, qui expliquent l’univers,
qui sont le flux et le reflux, l’inspiration et
l’expiration, la mort et la naissance. L’Afrique des
colons doit mourir pour renaître comme l’Afrique
des Africains, l’Afrique Universelle. La renaissance
africaine ne serait rien d’autre qu’une dialectique
du changement au sens hégélien du terme, de
l’aufhebung. Chez lui, les images, comme chez le
Négro-Africain, ne sont pas « équations », mais
« analogies ». Pour Senghor, si l’on définit la
négritude comme ensemble des valeurs du
monde noir, celles-ci relèvent d’emblée de
l’existence historique et non de l’essence pure,
notamment des luttes économiques et sociales
dont l’issue peut provoquer la destruction ou la
transformation de ces valeurs. À partir de ce
moment, on peut dire qu’il y a du socialisme dans
la pensée de Senghor et ce socialisme semble
être situé au bout du développement logique de
la négritude.
2
N’est-il pas juste, par ce moyen de démarches
intellectuelles essentielles de restituer au peuple
africain ses valeurs séquestrées, de les
réintroduire à l’école, dans la famille, dans les
bois sacrés, de les reconnaître et de les divulguer
comme
valeurs
axiologiques ?
Un
tel
ensemencement ne trouve t-il pas sa raison dans
une francophonie dont l’essence est sympathie,
communion, entente, partage de langue où
l’individu a le sentiment de posséder intensément
son soi propre et celui de l’autre pourvu que
chacun s’admette comme garant moral dans un
cheminement commun vers le développement
sans calcul, ni médiation ? D’ailleurs si dans le
contact avec l’Occident, rien ne garantit aux
Africains qu’ils sont sur le chemin de leur
épanouissement, ils ont en tout cas la conscience
qu’il leur reste au moins une possibilité que ne
pourrait leur retirer aucune instance : celle
d’acquérir une sorte d’authenticité, de ne vouloir
être entachés de rien, de se faire reconnaître et
de s’affirmer dignement. Ceci n’exprime-t-il pas
en son fond, la liberté d’être libre ? Cette liberté
inconditionnée, recherchée est la base de toute
existence humaine, car d’elle naîtront l’éveil,
l’épanouissement, l’indépendance et l’autodétermination. Cette position, semble-t-il, selon
le mouvement de la négritude, ne signifierait
nullement repli sur soi, mais au contraire, et en
même temps, ouverture d’une continuité à
assumer. La philosophie de la négritude est une
idéologie qui repose fondamentalement sur la
révolte culturelle, la lutte pour la reconnaissance
ou le refus d’assimilation. Ce refus révèle non
seulement l’affirmation de soi, mais aussi et
surtout l’affirmation et la réhabilitation du monde
noir.
GAYETS, N. des. Ibidem.
2
Notre tâche est donc d’aborder la problématique
de la philosophie senghorienne en identifiant les
contradictions, les différends afin de libérer les
différences. Aussi notre critique apparaîtra-t-elle
non seulement comme un reflet gnoséologique,
mais aussi un point de vue de la connaissance qui
se reconstruit pour s’investir dans une objectivité,
c’est-à-dire une sorte de théorie critique de la
société africaine, une approche de la
« philosophie sociale » qui motive la décision d’en
faire usage. Faut-il voir ici une preuve de cette
schizoïdie latente du penser senghorien ramené à
son point de départ comme à l’éternel présent de
ses propres différends ? Aujourd’hui, en Afrique,
nous sommes bien au cœur d’un syndrome, celui
qui consiste à réagir à l’agitation culturelle et
sociale avec de nouveaux leviers techniques, la
philosophie et la contestation. La pensée de
Senghor nous oblige à les utiliser.
I. NÉGRITUDE ET SENGHORISME : LA CULTURE COMME
LEVAIN D’UNE RENAISSANCE AFRICAINE HUMANISTE
L’histoire est riche de ces situations dans
lesquelles un groupe social ou intellectuel se
renforce ou s’affaiblit par ses créations
imaginaires en vue de changer ce qui est. Pour
l’Afrique, ce qui est, c’est la mise en place et le
fonctionnement des totalitarismes, l’imposition
d’idéologies explicites. Il importe de comprendre
comment le discours idéologique vient répondre
à des modèles imaginaires antérieurs peu
explicités et fortement investis. Il importe aussi
de comprendre comment ces imaginaires se sont
transformés en discours officiels et se sont
transformés en instrument de pouvoir,
participant dès lors au contrôle et au
renforcement d’un climat d’enthousiasme et de
terreur. On ne peut ici que donner une idée
approximative de la complexité des influences
lointaines, des idéologies qui ont pesé jusqu’à nos
jours sur l’art, sur la politique et sur la pensée
africaine et que nous retrouverons à l’œuvre en
décryptant la pensée du chantre de la négritude :
Léopold Sédar Senghor.
L’aspiration à l’unité suppose l’existence
d’éléments spécifiques différents qu’il s’agit de
rassembler dans une harmonie supérieure en
tous points, à chacun des composants, retenant
le meilleur de chacun d’eux. Dans le cadre de
l’Afrique, l’unité culturelle ne saurait se réaliser
sans passer par la phase indispensable de la
reconnaissance des caractères singuliers des
différents éléments régionaux et subrégionaux.
Ces caractères résultent d’une imprégnation
souvent millénaire, résultant très souvent de la
transformation ou d’une influence étrangère
prolongée. Cette influence étrangère va pousser
certains intellectuels africains à valoriser leurs
cultures aux yeux de l’Occident. Dès lors, ils vont
créer un mouvement dans lequel se
reconnaîtront tous les Noirs, toute la diaspora
noire. Ce mouvement sera une arme de combat
et prendra le nom de négritude.
On a tort d’attribuer ce concept à un pays ou à un
homme. Si le mot est d’Aimé Césaire et si Léopold
Sédar Senghor en a été le chantre le plus écouté,
le phénomène a pris corps dans la diaspora noire.
En effet, le mot « négritude » fut lancé au cours
des années 1933-1935 par Léopold Sédar Senghor
et Aimé Césaire. Tandis que l’indépendance est le
refus de l’assimilation politique, la négritude se
veut être le refus de l’assimilation culturelle. Elle
est l’un des éléments qui donnent force à la
volonté d’affirmation de la personnalité politique
3
de l’Afrique, conception que Senghor a, évoquant
ses premières années de vie étudiante à Paris,
synthétisée en ces termes :
« Nous ne pouvions plus retourner à la
situation d’antan, à la négritude des
sources. Nous ne vivions pas sous les Askia
du Songhaï, ni même sous Chaka le Zoulou.
Nous étions des étudiants de Paris et du
XXème siècle dont une des réalités est
certes l’éveil des consciences nationales,
mais dont une autre, plus réelle encore, est
l’interdépendance des peuples et des
continents. Pour être vraiment nousmêmes, il nous fallait incarner la culture
négro-africaine dans les réalités du 20ème
siècle. Pour que notre négritude fût, au lieu
d’une pièce de musée, l’instrument
efficace d’une libération, il nous fallait la
débarrasser de ses scories, de son
pittoresque, et l’insérer dans le
mouvement
solidaire
du
monde
3
contemporain. »
Certes, à l’orée des indépendances, la négritude
est passée du cri à la littérature, du lyrisme au
réalisme, en se muant en une sociologie politique
avant-gardiste sur laquelle on peut amplement
discuter. Souvent romanesque et émotionnelle, la
plainte sur la thèse de la solitude, de l’exil, de
l’africanité et l’expression de la nostalgie de la
mère Afrique, de la « négritude », a été et reste
encore dans une certaine mesure une source
d’inspiration majeure de la littérature de l’exAfrique française en particulier. Mais elle a
rencontré peu d’échos en dehors des cercles
francophones.
La boutade de l’anglophone Wolé Soyinka révèle
bien ce fait lorsqu’il parle de la négritude. Sa
formule bien célèbre, prononcée en 1962, montre
la violence de ses propos contre la négritude. Il
affirme que « Le tigre ne proclame pas sa
tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore.4 »
Là n’est pas le problème. Celui-ci se situe dans la
spécificité de notre situation. L’Afrique ne peut se
départir de son histoire coloniale et de sa traite
négrière. Nier cette spécificité, nous ramènerait à
ce malaise qui a perduré avant le mouvement de
la négritude, celui d’intellectuels africains
flottants, hybrides, déracinés parce que, ayant
perdu le secret et le chemin de la source, finit par
se perdre sans jamais se retrouver. L’intellectuel
africain ne peut, en cette période, sans s’exclure
du peuple dont il a l’ambition de traduire la
pensée, nier qu’il soit nécessaire, par une
démarche ethnique et souvent raciale, de faire
reconnaître sa civilisation par une prise de
conscience de la singularité de ses problèmes.
« Pour manifester qu’elle a une humanité
intrinsèque, l’Afrique va d’abord chercher à
souligner qu’elle a une manière propre
d’être. Être signifie ici la façon de se lier
aux choses et au monde, le mode sous
lequel l’on se tient dans l’espace et dans le
temps, en présence d’autrui et des choses.
Sous cet aspect, il renvoie au sentir, à
l’immédiateté d’une expérience en laquelle
je reçois l’extérieur et me reçois tout à la
fois de lui, dans une sorte d’échange secret
et pur. 5 »
4
3
DECRAENE, P. 1964, p. 38.
Cette formule a été prononcée par Wolé Soyinka en 1962
et reprise dans son livre, The Burden of memory, the Muse of
forgiveness, New York/Oxford, Oxford University
Press,1999(dans les notes :The Burden)
5
DIBI, A. K. 1981, p. 29.
4
Pour les auteurs de la négritude, le devoir de
l’homme Noir est de rétablir la double continuité
rompue par le colonialisme, la continuité d’avec
le monde, la continuité d’avec eux-mêmes étant
donné qu’ils sont des « forces de vérités», des
réintroducteurs au monde de leurs peuples et
aussi les réinventeurs de cette solidarité entre
eux dont le colonialisme a essayé d’offusquer ou
de détruire l’idée. Parce que l’homme noir selon
l’expression d’Aimé Césaire, est, et parce que pardelà le mensonge colonial, nous voulons être des
soldats de l’unité, de la paix et de la fraternité. En
effet, « infiniment ressourcement de soi dans
l’origine, l’existence chez l’africain est comme
perpétuelle fête de remerciement à la vie.
L’étranger qui arrive en Afrique, n’est-il pas
frappé de voir des hommes, des femmes et des
enfants toujours gais et souriants, de découvrir
des visages qui malgré les conditions précaires de
l’existence quotidienne savent respirer une
humeur allègre ? Pour être reçu en toute
cordialité, pour être invité à partager un repas, un
litre de vin de palme, un coin de chambre ; il n’a
pas besoin d’être d’abord connu ! Il est
simplement accueilli comme une personne à
laquelle l’on était depuis longtemps habitué, un
membre de la communauté. Il y a comme une
exubérance vitale qui se lit dans une forte
extériorisation des sentiments. L’étranger est luimême un enfant de la vie venant de loin. De
l’accueillir, n’est-ce pas la vie elle-même que l’on
accueille, que l’on accompagne dans un
mouvement s’enroulant amplement sur luimême ? »6
nécessaire, toujours déjà-là, incontournable, audelà de toute décision et de toute action car c’est
d’elle que part le bon voisinage et à elle que
retourne toute décision du vivre ensemble. C’est,
il faut le noter, la nécessité comme fondement de
la vie que l’on ne saurait dénouer. Symbolisant en
son être la nécessité de la relation à la vie, une
nécessité qui renvoie au mystère du sang, du lien
ombilical, de la vie qui renaît ; la fraternité ne
revêt-elle pas en Afrique une importance
capitale ? N’est-elle pas le fleuron du bon
voisinage du vivre-ensemble?
Une chose est certaine, le mouvement de la
négritude a levé le voile qui cachait certains
aspects de la colonisation. Il a attiré l’attention, la
curiosité, l’intérêt sur les problèmes coloniaux en
général, sur la politique coloniale française en
particulier,
une
politique
d’exploitation
systématique. « Ainsi le travail forcé, le portage et
ses conséquences démoralisantes, le prélèvement
d’un impôt qui ne sert que les intérêts des
exploitants, la politique discriminatoire des prix,
le mépris général du noir, tout cela devait
entraîner chez l’indigène des sentiments de haine
ou tout au moins de profonde indignation. C’est
là l’une des nervures principales, l’une des
grosses racines de la négritude, cri de révolte
contre tout refus d’attitude humaniste à l’égard
du nègre, une révolte contre sa condition de
sous-homme, d’homoncule.»7
La fraternité vient donc dire une relation
Il n’est pas, en vérité, dans l’intention du
mouvement de la négritude, de condamner la
civilisation européenne. Il réprouve simplement la
conduite de certains civilisés qui semblent se
donner une mission civilisatrice pour camoufler le
6
7
DIBI, A. K. Op. cit., p. 31.
NDENGUE, A. J.-M. 1970, p. 19.
5
jeu de leurs propres intérêts. Il se révolte contre
le spectacle de la misère, de la déchéance des
Noirs subjugués, troupeau infâme qu’on mène à
l’abattoir du déracinement. Pour la négritude, il
ne doit véritablement avoir au monde ni blancs,
ni noirs, ni jaunes mais tout simplement des
hommes qui ont des droits égaux à la liberté, à la
justice, à la paix, au bonheur, pour tout dire à
l’humanité. Ainsi, « La négritude (…) était animée
des mêmes bonnes intentions pour le Nègre :
L’affirmation de l’Afrique comme personnalité
culturelle et politique, qui débouche sur une
philosophie de la pluralité des cultures et des
civilisations dans leurs différences, dans une
reconnaissance égalitaire, dans une existence
sans domination ni avilissement. Tel pourrait être
le sens de l’expression senghorienne de “la
civilisation de l’universel‫״‬, entendu comme un
“universel‫ ״‬des valeurs de civilisation. »8
La négritude est donc le point de départ d’une
prise de conscience plus nette des réalités
coloniales et sonne le réveil de la conscience car
elle démystifiait par les écrits de Réné Maran,
(Batouala), de Senghor (Chant d’ombre) et de
Césaire (Discours sur le colonialisme), etc.
l’homme blanc et posait le drame des sociétés
africaines afin de provoquer une croisade
humanitaire. Le mouvement de la négritude
refusait l'assimilation et prônait l'authenticité. En
cette période douloureuse de la colonisation, le
complot du silence ne pouvait longtemps
persévérer car nous dit Abanda Ndengue : « La loi
du silence couvre l’abus, le malheur et le
désastre, néglige l’appel douloureux des hommes
et des plus nobles, des plus généreux parmi les
nôtres. Manquons-nous de cœur et de réaction
8
KARAMOKO, A. 1995-1996, p. 13.
au point qu’il nous vaille mieux clore les yeux et
nous laisser glisser ? »9
Avec la négritude, la véritable décolonisation
avait commencé, celle des intelligences. La
négritude était hier, une des formes possibles de
la lutte d’émancipation : le premier moment de
l’exigence actuelle. En tout état de cause, les
textes établissent , selon Adotevi Stanislas, que la
poésie de la négritude n’était ni purement
« satirique », ni simplement « imprécatoire »,
mais, une prise de conscience. Avec la négritude,
le combat contre la colonisation pouvait enfin
s’engager ; les nègres ont une âme : la négritude.
Il fallait désormais avec les noirs, découvrir
ensemble un passé fuyant, presque insaisissable,
brumeux et faire véritablement face et
désespérément d’ailleurs à ce drame qui est la
colonisation et qui a beaucoup nuit à l’Afrique
Noire. En effet, la Négritude serait une libération,
à la fois don, acceptation et refus. Refus de
l’annexion politique, économique et culturelle,
refus de la politique d’assimilation forcée, mais
acceptation et recherche d’un passé ignoré,
lointain, méprisé. Les nègres voulaient affirmer
leur être en revendiquant une différence
spécifique. C’est le culte de la différence, selon
l’expression de Marcien Towa.
Le désir secret de la négritude était d’affirmer la
vraie identité de l’Afrique, de la présenter en
fierté à un monde qui lui dénierait toute valeur.
Les Africains voulaient considérer leur identité
comme une relation inaltérée au temps, à
l’histoire et en toute espèce, exclusive de tout
partage, toute entière inexorable, insondable et,
de cette façon infiniment riche ! Une sorte
9
NDENGUE, A. J. M., Op.cit., p. 41.
6
d’attitude qui se veut éveil de soi à soi. Cette
attitude appelle dans le domaine de la production
artistique, la libération des modèles européens et
aussi la profession de foi dans le destin de
l’Afrique. Ainsi formulée, la négritude marque
l’acte de naissance d’une nouvelle littérature
africaine. « Par conséquent, quelles que soient les
réticences que nous nourrissons à son égard et
bien que certains aspects en soient démodés ou
réactionnaires, nous devrions la considérer
comme le temps primitif de la renaissance
africaine. »10
Mais, si la négritude marque l’acte de naissance
d’une nouvelle littérature africaine, pourquoi tant
de polémiques à son égard ? Pourquoi considérer
qu’« après avoir joué un rôle déterminant dans
l’éveil de la conscience africaine face à la
domination coloniale, le mouvement de la
négritude représente aujourd’hui un obstacle non
négligeable à la libération définitive de la
démarche intellectuelle des Africains à l’égard des
préoccupations de reconnaissance. Ce qui n’était
au début qu’un slogan et un mot d’ordre de lutte,
à savoir l’affirmation d’une personnalité nègre, a
eu tendance à se transformer en une doctrine
pseudo-philosophique11».
II. LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET LE SOCIALISME –
NÉGRITUDE : DE LA CULTURE À LA POLITIQUE, LE PAS DE
GÉANT
Léopold Sédar Senghor répétait souvent, avec
raison et conviction que le culturel est au
commencement et à la fin du développement. En
effet, l’interaction entre la culture et le
développement prouve que ce sont deux aspects
d’un même problème fondamental. Le
développement de la culture enracine la culture
du développement. Il n’y a pas d’économie viable
sans une intelligence des langues des masses afin
de les instruire en même temps des méthodes
culturelles et des techniques nouvelles.
Cet aperçu général du mouvement de la
négritude montre, à en croire Marcien Towa,
qu’« en somme, les mouvements coloniaux de
libération sont d’essence revendicative, leur lutte
même a pour fin d’appuyer les revendications. Et
celle-ci se ramène à la réclamation d’un droit
fondamental : “le droit de l’initiative historique‫״‬
selon l’expression de Césaire, et spécialement le
droit à l’indépendance politique. Ce droit,
cambriolé par le colonisateur, doit être
officiellement reconnu par ce dernier. La lutte de
libération trouve donc son aboutissement dans
les négociations autour d’une table de
conférence, en vue de la reconnaissance
juridique, et la proclamation solennelle de
l’indépendance. Et la négritude révolutionnaire, si
l’on convient de la considérer comme l’aspect
idéologique des mouvements de libération de
peuples noirs, devrait donc plaider pour la
reconnaissance du droit à “l’initiative historique‫״‬
de ces peuples12 ».
En effet, principal vulgarisateur de la négritude,
Léopold Sédar Senghor cherche à faire découvrir
l’âme noire. Soucieux de définir l’âme nègre, il
insiste sur l’émotivité qu’il considère comme la
caractéristique essentielle du nègre. Senghor
parle de nous pour nous, car il pense que le nègre
10
ADOTEVI, S. S. 1972, p. 13.
N’JOH, M. E. 1979, p. 17.
11
12
TOWA, M. 1979. Essai… p. 36
7
est naturellement bon. Il est d’abord sens,
rythmes, formes et couleurs. C’est dire que le
nègre est une espèce particulière, étrangère à
toute détermination extérieure, à toute histoire.
Il est seulement un être émotif comme le dit
Senghor lui-même : « L’émotion est nègre tandis
que la raison est hellène.13 » Le nègre en
définitive est un champ d’impression ; il est
pourvu d’une sensibilité qui lui permet de
découvrir l’autre. Il ne voit pas l’objet, il le sent. Il
sent son existence, il se sent, et quand on sent
quelque chose, on sent qu’on le sent et on sent
qu’on sent qu’on le sent. C’est donc un pur
champ sensoriel. C’est dans sa subjectivité, au
bout de ses organes sensoriels qu’il découvre
l’autre.
Nous voyons donc qu’après avoir défini l’émotion
comme l’accession à un état supérieur de
connaissance, Senghor s’efforce de déduire de
l’émotivité essentielle et constitutive du nègre, le
sens de l’humanisme-Noir découlant de
l’ouverture des cultures africaines, de leur
hospitalité, de leur acceptation chaleureuse et de
leur imbrication dans les cultures dites de
domination et d’anthropophagie. C’est également
à la lumière de cette thèse de l’émotivité ouverte
que, d’après Senghor, l’on peut comprendre les
activités culturelles des nègres, en particulier ce
qu’il appelle le style négro-africain dont l’émotion
consiste en une saisie de l’être intégral,
conscience et corps - par le monde irrationnel,
l’irruption du monde et son injonction dans le
monde de déterminations spécifiques et
particulières. L’essence se confond en l’existence,
il n’y a donc pas de préséance de l’une sur l’autre.
Enfin, la raison nègre se distingue de la raison
blanche parce qu’elle se coule dans les artères
des choses pour se loger au cœur vivant du réel.
« La raison européenne est analytique par
utilisation, la raison nègre, intuitive par
participation. 14 » En somme, c’est de la spécificité
biologique du nègre et de sa sensibilité que
Senghor déduit la conduite, la culture et la raison
négro-africaines.
On comprend donc la critique acerbe de Marcien
Towa à l’endroit de Senghor lorsqu’il affirme que
ce dernier n’a fait que prouver que nous n’avons
pas eu depuis des siècles d’autres soucis que
d’attendre dans les transes l’imminence parousie.
« Toutes proportions gardées, écrit-il, on peut
dire que le senghorisme a été victime d’une
myopie semblable en opposant l’émotion nègre à
la raison grecque sans se rendre compte, comme
l’a rappelé Cheik Anta Diop, que ce sont les
peuples noirs de la Vallée du Nil qui, les premiers,
ont développé les sciences et les techniques et
qui, selon la formule biblique “ont commencé à
être puissants sur la terre‫״‬. Il serait téméraire de
prétendre tenir compte de la totalité de la culture
négro-africaine encore si mal connue. Du moins la
conscience de son antiquité, de la complexité, de
sa richesse et de sa diversité doit-elle nous rendre
prudents et méfiants à l’égard des générations
simplistes. 15 »
Mais en notre sens, la psychologie de Senghor se
retrouve dans la description des fonctions
proprement
humaines,
c’est-à-dire
caractéristiques d’une âme qui est intellective
dans son accomplissement le plus haut, mais
aussi sensitive et végétative dans ses conditions
14
13
SENGHOR, L. S. 1964, p. 24.
15
SENGHOR, L. S. Op. cit., p. 203.
TOWA, M. 1979, L’idée …, p. 24.
8
d’existence au sens aristotélicien du terme. Cette
description se distingue, croyons-nous, d’emblée
de la « psychologie » platonicienne en ce que la
sensibilité et l’imagination n’apparaissent plus
comme des obstacles à la connaissance
intellectuelle, mais bien plutôt comme une
médiation vers elle. Dans plusieurs parties de ces
deux tomes : Liberté I et Liberté II et surtout dans
son recueil de poèmes : Chants d’ombres,
Senghor insiste sur la continuité du passage qui
permet de s’élever de la sensation à la science,
passage qui n’est au demeurant que
l’actualisation de ce qui est en puissance dans la
sensation : car le particulier, objet de la
sensation, est en puissance l’universel, objet de la
science. Si le bonheur doit être un état de
sécurité sereine, cette sécurité s’obtiendra
d’abord par la connaissance qui est le préalable et
le fondement de toutes les autres activités
humaines en ce qu’elle rétablit un contact
confiant entre l’homme et sa culture. Le premier
intermédiaire de ce contact est la sensation et
c’est sur les exactitudes des informations qu'elle
fournit que Senghor édifie son système. Il admet
la véracité des sensations, la connaissance et la
reconnaissance de l’humain par le cœur, les
sentiments, donc par la sensibilité en se fondant
surtout sur le fait que le cœur voit mieux que la
raison et qu’il accepte mieux l’humain que la
raison qui, selon ses intérêts, peut devenir
calculante et instrumentale.
Certes, le mouvement de la négritude, à travers la
pensée de Senghor, souhaitait pour les Africains,
un retour aux sources. « Mais, on ne retourne pas
aux sources pour y séjourner indéfiniment (…) On
n’invente pas une nouvelle idéologie ou une
nouvelle philosophie en recousant ensemble des
morceaux de valeurs empaillées, ramassées ça et
là, avec en arrière-pensée, le désir de donner le
jour à un socialisme qu’on baptise “Africain‫״‬.
Surtout qu’après avoir parlé d’un tel socialisme
africain, on se montre incapable de le traduire
dans les faits en préférant la solution traîtresse
qui consiste à laisser les monopoles étrangers
dominer votre économie. 16 »
De Njoh Mouelle à Marcien Towa, la négritude
senghorienne ne serait rien qu’une aliénation
intellectuelle de sa race, une névrose
obsessionnelle du Noir. C’est l’élément constitutif
de la complicité européenne et surtout de la
complicité française. Or, la seule démarche
concevable, du moins celle dont l’Afrique avait
besoin, nous dit Towa, était de préparer les
Africains à une véritable prise de conscience
abrupte des réalités économiques et sociales. Il
fallait donc passer au peigne fin l’objectivité des
caractéristiques particulières de la colonisation.
On n’attendait de Senghor et des autres poètes
que les nègres eussent une notion claire de leur
destin et de leur responsabilité pleine et entière.
Ainsi Towa affirme-t-il que « la négritude
senghorienne manifeste au grand jour sa vraie
nature, c’est l’idéologie quasiment officielle du
néo-colonialisme, le ciment de la prison où le
néo-colonialisme entend nous enfermer et que
nous avons donc à briser. En Afrique aussi c’est le
radicalisme iconoclaste et non le culte
superstitieux et mystificateur de la différence et
de l’essence du soi, qui, paradoxalement permet
de se trouver et d’être soi. 17»
Pour Towa donc, c’était à la révolution que
16
17
N’JOH, M. E. Op. cit., p. 18.
TOWA, M. 1979. Essai…, p. 47.
9
Senghor et les siens devraient s’atteler et non à
polir des vers, car on ne le niera jamais assez, la
révolution change le monde. C’est dans et par
l’action que le révolutionnaire opère le
changement qu’il espère pour lui-même et pour
le monde. Mais ce qui semble échapper à
Marcien Towa, est que la révolution n’est pas
seulement politique. Elle est aussi et surtout
culturelle. Et la révolution culturelle est de loin la
plus importante et nécessaire pour le peuple, car
elle montre sa maturité intellectuelle et sa
capacité à opérer des changements notoires pour
son destin. La révolution culturelle appelle à la
révolution sociale, c’est donc le ciment de la
révolution politique. Sur ce point, la négritude et
son chantre le plus écouté, Léopold Sédar
Senghor a été révolutionnaire. Les critiques
littéraires de Senghor et les autres ont précipité la
déclaration par la Métropole des indépendances
africaines, même s’il faut reconnaître que même
en 2014, ces indépendances sont encore à l’état
de balbutiement. Senghor et les siens ont mené
leurs combats, celui de la reconnaissance
culturelle d’abord et ensuite de la reconnaissance
politique et sociale des peuples noirs. L’histoire
est une suite d’évènements qui peuvent se
ressembler, mais qui ne sont jamais les mêmes. À
chaque temps, ses hommes, ses idées et ses
priorités. Les priorités d’hier ne sont pas
forcément celles d’aujourd’hui.
Pour l’Afrique et pour les Africains d’aujourd’hui,
notre force et notre efficacité doivent être notre
détermination de la position exacte des choses.
Notre foi, c’est l’expression subjective d’une
réalité et d’une volonté positives. Notre
conscience morale et notre conscience d’action
ou de changement doivent être indissolublement
liées pour constituer la trame d’une seule Afrique
émergente et pleinement épanouie, car on se
donne tout entier dans une situation qui presse
et non de se cacher derrière le paravent du culte
des anciens, de se blottir au mur nauséabond du
passé, de rester les bras croisés derrière le rideau
de l’authenticité ou de continuer dans la critique
acerbe contre les devanciers pour refuser l’effort
réellement créateur et préférer les solutions de
facilité qui se présentent à nous. Ce que nous
demandons maintenant, c’est de déployer notre
créativité en vue d’édifier une Afrique moderne. Il
est temps, aujourd’hui, d’aller au-delà de la
négritude, de la dépasser, d’opérer une
dialectique du changement et de la
métamorphose. Or, nous dit N’Joh Mouellé,
« dépasser le moment de la négritude ne consiste
pas à se vouloir original vaille que vaille, mais à
considérer que la revendication de la liberté est
une chose et l’effectuation de cette liberté est
une autre chose. Effectuer notre liberté c’est la
traduire en actes qui parleront d'eux-mêmes au
lieu que nous préférions la solution de facilité qui
consiste à clamer une liberté verbale, impuissante
et folklorique, tandis que nos gouvernails de
direction demeurent importés18 ». Il importe
donc, pour les Africains, de trouver les moyens
d’une action inspirée par un choix lucide et
rigoureux pour bâtir leur développement au lieu
de se soumettre à une idéologie de domination,
une sorte de nouveau mode de repossession.
Mais, il faut le dire tout de suite, les rapports de
Léopold Sédar Senghor avec le socialisme
scientifique, représenté par le marxisme, sont en
fait issus d’un double mouvement d’approbation
et de réfutation. Tout en lisant Marx, il
18
N’JOH, M. E. Op. cit., p. 23.
10
recommande aux Africains une relecture de Marx,
en montrant que le marxisme est un humanisme,
le fondement de la dignité retrouvée. Cependant,
à un moment donné, il semble réfuter le
socialisme de Marx en mentionnant que
l’actualité de Marx semble se référer
exclusivement aux problèmes d’Europe tout en
occultant les problèmes africains. Pour lui, le
marxisme qui devrait être universel est plutôt
eurocentré, partant sa valeur scientifique, sa
contradiction majeure est de se présenter comme
une science, tout en étant, malgré ses
dénégations, une éthique. Pour lui, la thèse du
développement uniforme met en cause
l’existence même, donc la lutte des classes au
sein des sociétés africaines actuelles. Dès lors, il
faut réclamer à la théorie marxiste les services
qu’elle est susceptible de rendre à la société
africaine. Dans cette perspective, il ne faut point
se laisser assimiler à une doctrine élaborée dans
un contexte historico-culturel européen, mais
assimiler cette doctrine pour en faire un outil
d’émancipation africaine. Et ce « phénomène
nous pousse, par métissage culturel, dans la Voie
de l’Universel en même temps qu’il tend à
provoquer en nous une réaction d’autodéfense
contre l’uniformisation et pour l’enracinement,
en profondeur, dans notre identité culturelle. Il
est donc, en soi, une bonne chose ; le tout est de
bien s’en servir19 ». Ce que Senghor reproche à
Marx, c’est de ne pas prendre en compte les
problèmes africains dans sa théorie de luttes des
classes, d’ignorer qu’en Afrique aussi, il y a la
classe la plus basse des prolétaires, c’est-à-dire le
peuple africain dans sa totalité et la classe la plus
haute des bourgeois qui n’est rien d’autre que le
colonisateur européen.
Ainsi donc, « La Civilisation de l’Universel, c’est le
métissage culturel, aussi large que possible20 ».
Voici de manière résumée, quelques traits de la
pensée de Léopold Sédar Senghor. Elle
consisterait à prôner la « négritude » et à
revendiquer l’identité culturelle africaine afin de
se frayer un chemin pour la douloureuse
expérience de la Civilisation de l’Universel soustendue par un socialisme humaniste et universel.
« Dès lors, comme le dit Samba Diakité, le rôle
des intellectuels africains consistera à réfléchir
sur les problèmes de la société africaine et à
exhorter les masses à un changement de
mentalités, une reconversion des cultures. Il faut
une conscience théorique exercée au penser
dialectique. Il faut renouer avec le courage
comme la puissance authentique de l’esprit. C’est
ainsi que pourra se résoudre la dialectique du
raisonnable et du déraisonnable, de la tradition et
de la modernité dans une Afrique qui veut se
transformer dans le respect de sa propre identité.
Mais la défense de l’identité pourrait conduire à
de nouvelles ambiguïtés si elle se traduisait par le
mépris ou la négation d’autrui, car revendiquer
son identité, pour chaque peuple, c’est aussi
défendre et accepter l’identité des autres.21 »
CONCLUSION
La négritude, comme nous l’avons dit, se définit
elle-même objectivement comme l’ensemble des
valeurs de civilisation de la diaspora noire sur les
plans artistique, moral, culturel, politique et
social. Subjectivement, elle se définit comme
l’acceptation de cet état de choses et sa
projection dans l’histoire de l’humanité, de
20
19
SENGHOR, L. S. 1978, p. 494.
21
SENGHOR, L.S. Op. cit., p. 495.
DIAKITÉ, S. 2014, Identité…, p. 66.
11
l’humanité africaine. Pour Senghor, c’est la
primauté donnée à l’intuition, à l’émotion, au
rythme, au sens du groupe. Senghor dira que
« l’émotion est nègre tandis que la raison est
hellène22 ».
Quoiqu’il en soit l’Afrique a acquis son
« indépendance » tant demandée par ses fils, il y
a belle lurette. La lutte a été âpre, les méthodes
ont été diverses. De la négritude au socialisme
africain, en passant par le panafricanisme, les
Africains aspiraient à leur
liberté, à leur
autonomie. Les élites africaines ont-elles
accompli véritablement leur mission de leaders ?
Les différents socialismes africains, celui de
Senghor, de Nyereré ou de Nkrumah, nous
conduisent à des remarques suivantes : tous se
réclament du socialisme, tous veulent l’unité de
l’Afrique, son harmonie et son développement.
Mais, en vérité, comme le dit Albert Meister, « La
contribution principale du socialisme occidental
au socialisme africain réside dans le vocabulaire :
un vocabulaire radicalement différent de celui de
la période coloniale et suspect aux yeux des
gouvernements de jadis, donc susceptible
aujourd’hui de capter le sentiment de
ressentiment des masses, de dramatiser le
pouvoir, de donner l’illusion de changements
importants. Purement verbal, le socialisme ne
conduit pas à faire revivre les institutions dont il
se réclame.23 »
En effet, malgré l’affirmation tous azimuts du
socialisme africain, l’Afrique demeure plus que
jamais divisée. Les organisations africaines (U.A.,
22
23
SENGHOR, L.S. 1964, p. 24
MEISTER, A. 1966, p. 328.
CEDEAO, etc.) restent pantoises et impuissantes
devant les graves crises politiques et sociales
africaines. Les exemples sont légions : les guerres
civiles au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Burundi,
au Liberia, au Congo, etc. ne trouvent des débuts
de solution que par les Accords en dehors de
l’Afrique. L’entente et l’union entre les Africains
demeurent une chimère, l’entraide, un vain mot.
La bourgeoisie bureaucratique augmente de jour
en jour, l’exploitation se fait plus hideuse. « En
fait, les plans de développement apparaissent en
réalité
davantage
comme
des
plans
d’africanisation des appareils d’État que comme
des plans de développement, comme des plans
de reconversion d’économies faites jusqu’à
présent pour les Blancs en économies à faire par
les Africains. Il est même probable que ce n’est
qu’au terme d’une période assez longue de
transition, de passation des pouvoirs qu’on
pourra vraiment parler de développement.24 »
Car c’est sous ces idéologies dites socialistes, que
la personnification de la vie politique et les
rapports de clientèle comme fondement au parti
unique et à la dictature ont conduit finalement au
regain des influences tribales. De plus, ces élites
du socialisme se sont séparées progressivement
de leurs peuples et, par leurs actions, ont
contribué à tracer ce que J. Berthelot et
F. Ravignan ont bien appelé « les sillons de la
faim » en instaurant des modèles impossibles de
développement, de solidarité et de gestion des
deniers publics. Pour ces auteurs, « Alors que, sur
les plans économique et politique, la domination
du Nord est imposée aux peuples du Sud, ceux-ci,
dans leur ensemble, opposent peu de résistance à
la domination culturelle des pays industriels. Les
24
MEISTER, A. Op. cit., p. 331.
12
divers aspects du genre de vie occidentale sont
en effet considérés comme un modèle à suivre :
modèle de consommation, technologies, mode de
répartition du territoire entre ville et campagne,
modèle éducatif, règles du jeu économique,
d’organisation administrative et rapports sociaux
qui en découlent. Ces différents aspects du
modèle
de
société
sont
largement
interdépendants,
mais
le
modèle
de
consommation est sans doute la variable la plus
indépendante et donc la plus importante25 ».
Civilisation de l’Universel n’est que la
modernisation conçue, non pas de manière
endogène, ni même plus, comme juxtaposition de
deux cultures, mais comme moyen de réintégrer
nos sociétés dans l’histoire26 ». N’a-t-il pas eu le
mérite de démissionner du pouvoir d’État pour le
remettre à son Premier ministre Abdou Diouf?
Ceci n’est-il pas un exemple de démocratie et
d’ouverture dans une Afrique où le pouvoir est
personnalisé, autoritaire, divin où le dirigeant
politique est un tout-dieu qui a un pouvoir
éternel ?
Aujourd’hui comme hier, par rapport à la misère
du peuple, le train de vie de l’élite apparaît plus
luxueux que dans les sociétés plus avancées. Cela
révèle de l’identification très forte avec les tribus
et les ethnies et la personnification des relations
avec d’autres leaders politiques et les masses, la
personnification du pouvoir, sa gestion familiale
et clanique qui débouche foncièrement sur sa
prédation, « le vouloir-tout-prendre ». Dès lors, le
pouvoir du chef est le pouvoir de la tribu, de
l’ethnie et son train de vie est à la mesure de la
puissance de son ethnie, de sa tribu et du groupe
qu’il incarne. Senghor n’a malheureusement pas
échappé à cette maladie politique qui ravage
encore l’Afrique. Cependant, il aura marqué de
son emprunt l’âge d’or culturel de l’Afrique.
N’est-il pas considéré aujourd’hui comme le
chantre le plus écouté de la négritude ? Ce
concept ne s’est-il pas imposé à l’Occident et au
monde ? Le concept de la négritude et Senghor
lui-même ne sont-ils pas des éléments à part
entière de la Civilisation de l’Universel ? Premier
Africain, agrégé de grammaire, « il faut
reconnaître à Senghor le mérite d’avoir montré
au cours de ces trois dernières années que la
25
BERTHELOT, J. et RAVIGNAN, F. 1980, p. 176.
26
ADOTÉVI, S. S. Op. cit., p. 203.
13
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15
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