Le futur du capitaLisme

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 DOSSIER :
PREMIUM 22
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Management durable
Le futur
du
capitalisme
Le capitalisme est menacé. On a perdu confiance dans le monde des affaires, et les décideurs
politiques adoptent des mesures qui minent la croissance économique. Pour sortir de ce cercle
vicieux, les entreprises doivent repenser leur rôle et créer de la valeur partagée.
.
Auteurs : Michael E. Porter et Mark R. Kramer
Harvard Business Review
L’avis de
Pierre Batellier
Coordonnateur
développement durable
et chargé de cours en
responsabilité sociale de
l’entreprise à HEC Montréal
« Les auteurs, véritables
“papes” de la stratégie,
appellent les entreprises
à améliorer l’intégration
des enjeux sociétaux sur le
plan stratégique, mais ils
écartent certaines questions
exigeant des compromis
entre profits et société. »
Depuis quelques années, le monde des affaires est vu comme l’une des principales
causes des problèmes sociaux, environnementaux et économiques. Et, selon
une idée largement répandue, les entreprises se développeraient aux dépens de
la communauté.
Ce n’est pas tout. Plus les entreprises ont adhéré à l’idée qu’elles ont une responsabilité sociale, plus on les a blâmées pour les échecs de la société. Jamais, dans
l’histoire récente, le bien-fondé de leur façon d’agir n’a été autant débattu. Et
cette perte de confiance amène les décideurs politiques à adopter des mesures qui
nuisent à la compétitivité et à la croissance économique. Le monde des affaires est
tombé dans un cercle vicieux.
Illustration : Pascal Blanchet
PREMIUM
X
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DOSSIER : Management
L’avis de
Pierre Batellier
L’aggravation
de la crise
financière actuelle
et des crises socioenvironnementales
– comme celles
attribuables à BP
en Louisiane ou à
l’exploitation du
gaz de schiste
au Québec –
ont contribué
à exacerber la crise
de légitimité et
la perception
publique
d’indifférence des
entreprises envers
le bien-être
de la société.
De surcroît,
la population
est consciente que
les nombreux
gestes posés
le sont sous
la contrainte,
plutôt qu’issus
d’une démarche
intègre de révision
du rôle de
l’entreprise dans
la société.
durable
Les entreprises sont responsables en grande
partie de cette situation, parce qu’elles se sont
cantonnées, au cours des dernières décennies,
dans une théorie aujourd’hui dépassée de la
création de la valeur. En interprétant cette
notion de façon étroite, elles ont obstinément
cherché à maximiser leurs performances financières à court terme, sans égard aux besoins les
plus élémentaires des consommateurs ni aux
facteurs propres à contribuer à leur propre
succès à long terme. C’est ce qui explique que les
entreprises négligent à ce point la satisfaction de
leur clientèle, la raréfaction des ressources
naturelles, la solidité de leurs principaux fournisseurs et le désarroi, face aux problèmes économiques des collectivités qui les font vivre et
dont elles sont parties prenantes. Si ce n’était
pas le cas, elles ne verraient pas, par exemple, la
délocalisation dans des pays où les salaires sont
inférieurs comme la seule solution durable pour
assurer leur compétitivité.
Pour réconcilier le monde des affaires et la
société, les entreprises doivent réagir ; les entreprises de pointe et les leaders les plus éclairés le
savent bien, et des indices laissent d’ailleurs
penser qu’un nouveau modèle est en train
d’émerger. Mais il faudrait un cadre général
pour mieux orienter les efforts qui se font en ce
sens, puisque, dans la plupart des entreprises,
on comprend encore la responsabilité sociale
comme une notion dont les composantes sont
périphériques plutôt que centrales.
En fait, ce cadre général doit s’appuyer sur le
principe de la valeur partagée, qui permet
non seulement de créer de la valeur économique,
mais aussi de la valeur qui peut profiter à la
société tout entière, en répondant à ses besoins et
en lui permettant de relever les défis qu’elle
affronte. La valeur partagée n’est pas extérieure
à l’activité des entreprises, elle en fait partie
intégrante. Mais il ne faut pas confondre valeur
partagée et responsabilité sociale, philanthropie
ou développement durable : la valeur partagée est
une nouvelle façon d’assurer le succès des entreprises. C’est pourquoi ces dernières doivent
recréer un lien entre réussite économique et
progrès social. Nous croyons que ce principe peut
mener les entreprises à une toute nouvelle façon
de concevoir leurs activités.
De plus en plus d’entreprises — GE, Google,
IBM, Intel, Johnson & Johnson, Nestlé, Unilever et
Wal-Mart, par exemple —, qui ne sont pourtant
pas connues pour faire du sentiment, ont adopté
le principe de la valeur partagée et travaillent à
modifier le rapport entre leurs performances et
les besoins de la société. Et nous commençons
tout juste à entrevoir le réel pouvoir de cette
approche. Sans compter que, pour que celle-ci
puisse être largement mise en œuvre, il faut que
les dirigeants d’entreprise acquièrent de nouvelles
compétences : une vision plus précise des
besoins sociétaux, une meilleure compréhension
des bases véritables de la productivité et la capacité de travailler hors du cadre de la rentabilité à
tout prix, par exemple.
Le capitalisme reste un système incomparable
pour satisfaire les besoins de l’humanité de
façon toujours plus efficace ainsi que pour
créer de l’emploi et de la richesse, mais une
conception étroite de ce système a bien souvent
empêché les entreprises d’exploiter leur plein
potentiel et de contribuer à relever les grands
défis auxquels la société fait face. Les occasions
n’ont pourtant pas manqué, mais on ne les a pas
saisies. Parce que c’est en se comportant comme
des organisations dont l’Objectif est le profit
— et non comme des œuvres de bienfaisance —
que les entreprises constituent la plus grande
force susceptible de résoudre les problèmes
urgents de nos sociétés. Le moment est donc
venu de repenser le capitalisme, car les besoins
sont de plus en plus nombreux. En outre, les
consommateurs et les travailleurs — en particulier ceux des nouvelles générations — demandent
aux entreprises de faire leur part.
Les entreprises doivent redéfinir leur rôle, ce
qui signifie créer de la valeur partagée et pas
seulement du profit. C’est ce qui permettra de
lancer une nouvelle vague d’innovation et de
productivité dans l’économie mondiale, et de
remodeler le capitalisme. Et c’est ainsi que les
entreprises retrouveront leur légitimité, passablement malmenée depuis un certain temps.
Finis les compromis !
Voilà trop longtemps que le monde des affaires
et la société s’affrontent. La faute en revient, en
partie, aux économistes qui ont défendu l’idée
que, pour être profitables à l’ensemble de la
société, les entreprises devaient tempérer leurs
ardeurs économiques. Selon la théorie néoclassique, tout progrès social (une meilleure
sécurité ou des emplois pour les personnes handicapées, par exemple) constitue une contrainte
PREMIUM
Quand les entrepreneurs s’intéressent
aux communautés les plus pauvres, les occasions
de développement et de progrès social croissent
de façon exponentielle.
pour les entreprises, qui se traduit inévitablement par une augmentation des coûts et une
réduction des bénéfices.
Le concept d’externalités, une notion connexe,
mène à la même conclusion. On parle d’ex­
ternalités quand une entreprise engendre un
coût social (la pollution, par exemple). L’une
des conséquences — et c’est une croyance à
l’origine de nombreuses décisions gouvernementales — est que, face à ce phénomène, la
société se doit d’adopter des normes et
d’imposer les entreprises (et à la limite, de les
condamner à des amendes) pour que celles-ci
« internalisent » ces externalités.
C’est cette même croyance qui marque les
stratégies de la plupart des entreprises, qui
négligent généralement les considérations sociales ou environnementales qui influencent
pourtant leurs activités et l’économie en général. Parce que les entreprises considèrent leur
existence et leurs activités comme des réalités
incontestables, elles voient toute tentative de
régulation comme étant contraire à leurs intérêts — la résolution des problèmes de société
incombant, selon elles, aux gouvernements et
aux organisations non gouvernementales (ONG).
Et quand, en réaction à la pression extérieure,
elles en viennent à accepter une partie de cette
responsabilité — et à la voir comme une source
inévitable de dépenses —, ce n’est en général que
dans le but de soigner leur image de marque
(toute autre raison entraînant une utilisation
irresponsable de l’argent des actionnaires). Les
gouvernements, de leur côté, adoptent souvent
des politiques qui rendent difficile la création de
valeur partagée. Bref, chacune des parties considère l’autre comme un obstacle sur son chemin
et agit en conséquence.
L’avis de
Pierre Batellier
Formule-choc
ranimant le débat
sur les relations
entreprisessociété, la valeur
partagée ne doit
pas écarter
trop vite
la responsabilité
sociale (RSE).
Les organisations
commencent à
peine à comprendre
et à expérimenter
ce concept à
des niveaux
véritablement
stratégiques.
Les exemples
choisis par les
auteurs sont,
ici, donnés
essentiellement
sous la bannière
RSE !
Ce sont les besoins sociétaux, et pas seulement les besoins économiques au sens traditionnel du terme, qui définissent les marchés, et le
concept de valeur partagée tient compte de
cette réalité. Il prend aussi en considération, par
ailleurs, que les torts causés à la société ou
certaines failles dans son fonctionnement (le
gaspillage d’énergie ou de ressources, les
accidents, le besoin de pallier le manque de
scolarité par de la formation) entraînent souvent
des coûts internes pour les entreprises. Enfin,
adopter le principe de valeur partagée, c’est
comprendre que le risque de causer des préjudices
à la société et les contraintes qui en résultent ne
signifient pas inévitablement une hausse des
coûts : ils se présentent plutôt comme une occasion d’innover, en ayant recours à de nouvelles
technologies ou à de nouvelles méthodes
d’exploitation et de gestion, pour augmenter la
productivité et les parts de marché.
La valeur partagée n’a donc rien à voir avec
des préférences individuelles, ni avec une
volonté de « partager » (ou de redistribuer) la
valeur que produisent les entreprises. Créer de la
valeur partagée, c’est faire profiter un plus grand
nombre de la valeur sociale et économique ainsi
produite. Prenons l’exemple du commerce équitable : l’objectif est dans ce cas d’accroître la
proportion des revenus qui reviennent à des
producteurs pauvres, en leur donnant un meilleur
prix pour leur récolte. L’intention est louable,
mais il n’en reste pas moins que le commerce
équitable est avant tout une redistribution de la
valeur ainsi créée et qu’il n’entraîne aucunement
la création de plus de valeur. Quand on adopte
la perspective du partage de la valeur, on cherche
plutôt à améliorer les techniques de culture,
à renforcer l’ensemble des fournisseurs et
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DOSSIER : Management
L’avis de
Pierre Batellier
La rareté
croissante
des ressources
naturelles,
les besoins
accrus de
main-d’œuvre
qualifiée ou
de fournisseurs
spécialisés,
les nouveaux
enjeux de proximité
des marchés,
la nécessité
de gouvernements
forts
financièrement
et politiquement
comme agents
de stabilité
modèrent
l’argument
de la mobilité
des entreprises.
Celles-ci doivent
aujourd’hui
se reconnecter
avec leur milieu
et interagir avec
des gouvernements
et communautés
renforcés.
durable
des intervenants locaux, afin de permettre aux
producteurs d’améliorer leur efficacité, leur
rendement, ainsi que la qualité et la durabilité de
leurs produits. Il en résulte un accroissement
des revenus et des bénéfices, qui profite tant aux
producteurs qu’aux entreprises avec lesquelles
ils font affaire. Des études récentes réalisées
auprès de producteurs de cacao de la Côte
d’Ivoire indiquent que si le commerce équitable
peut accroître les revenus des producteurs de
10 % à 20 %, ces chiffres grimpent à plus de
300 % quand on adopte plutôt l’approche de la
valeur partagée.
Les origines de la valeur partagée
La compétitivité des entreprises et la vitalité des
régions où elles s’installent sont étroitement
liées. D’une part, le succès des entreprises
dépend de la « santé » de la région, puisqu’il
faut qu’il existe une demande pour leurs produits, mais aussi parce qu’elles ont besoin de
suffisamment d’infrastructures pour créer un
environnement propice à leurs activités. D’autre
part, les régions ont besoin d’entreprises florissantes, qui créent de l’emploi et de la richesse
pour les citoyens. Étant donné cette interdépendance, les politiques publiques qui affaiblissent
la productivité ou la compétitivité des entre­
prises sont donc nuisibles — surtout dans
l’économie mondialisée d’aujourd’hui, où l’on
peut facilement délocaliser des installations, et
donc des emplois. Il va sans dire que cela ne fait
pas toujours l’affaire des gouvernements et
des ONG.
Selon une lecture étroite et éculée de la
notion de capitalisme, les entreprises contribuent au bien-être des citoyens en faisant des
profits grâce auxquels elles créent des emplois,
paient des salaires, font des achats et des investissements et paient de l’impôt. Tout ce qui
touche au social ou au communautaire n’est pas
considéré comme étant de leur ressort.
Cette conception influence la pensée entrepreneuriale depuis deux décennies. La préoccupation première des entreprises est de vendre
leurs produits et services à un nombre toujours
plus grand de consommateurs. La compétition
féroce et les pressions exercées par les actionnaires pour améliorer les performances à court
terme ont conduit les dirigeants à restructurer
leurs entreprises, à supprimer des emplois,
voire à déménager leurs installations là où les
salaires étaient moins élevés. Les investisseurs
ont ainsi accumulé des capitaux. Dans la plupart
des cas, cela s’est soldé par une marchandisation
à tout crin, une concurrence des prix, peu de
véritable innovation, une croissance interne
lente et un manque d’avantage compétitif réel.
Même quand les profits augmentent, les
communautés tirent peu de bénéfices de ce
genre de compétition. Les citoyens ont même
l’impression que c’est à leurs dépens que les
entreprises engrangent les profits, un sentiment
qui s’est intensifié avec la reprise économique
actuelle, puisque l’augmentation des profits n’a
réduit ni le chômage, ni les difficultés des petites
entreprises, ni les pressions énormes qui s’exercent sur les services publics.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. À
une certaine époque, les meilleures entreprises
acceptaient de jouer des rôles multiples afin de
satisfaire les besoins des travailleurs, des communautés et des entreprises avec lesquelles elles
faisaient affaire. L’intégration verticale des entre­
prises a entraîné une plus grande dépendance face
aux fournisseurs externes, et l’approvisionnement
à l’étranger ainsi que les délocalisations ont
affaibli le lien entre les entreprises et la communauté. En fait, à force de délocaliser, les entreprises ont perdu tout contact avec ce qui était
leur environnement immédiat au départ. Ce
n’est pas un hasard si la plupart d’entre elles se
disent maintenant « mondiales ».
Il est vrai que ces transformations ont conduit
à de grands progrès en ce qui a trait à l’efficacité
économique ; mais d’importantes occasions de
créer de la valeur ont été gaspillées, et quelque
chose de plus capital encore a été perdu : la
réflexion stratégique s’est vidée de son sens.
En cherchant à mieux comprendre l’environnement dans lequel se situent leurs entreprises,
les dirigeants ont porté l’essentiel de leur attention sur leur domaine d’activité. La structure
d’une industrie a bien sûr un effet décisif sur la
rentabilité des entreprises qui en font partie, mais
l’endroit où les entreprises choisissent de s’installer a également un effet déterminant sur la
productivité et l’innovation, et c’est là un élément que les dirigeants ont souvent négligé.
Comment créer de la valeur partagée
Les entreprises peuvent créer de la valeur
économique tout en créant de la valeur qui profitera à la société, et ce, de trois façons : en
PREMIUM
repensant leurs produits et leurs marchés, en
redéfinissant la productivité dans la chaîne de
valeur et en créant des pôles de développement
là où l’entreprise est installée. Ces trois éléments
forment le « cercle vertueux » de la valeur
partagée : augmenter la valeur de l’un crée des
occasions de le faire aussi pour les deux autres.
Le concept de valeur partagée redéfinit les
frontières du capitalisme. Établir une corrélation
entre la réussite des entreprises et le progrès
social, c’est trouver de multiples façons de satisfaire des besoins nouveaux, d’accroître l’efficacité, de permettre la différenciation et d’étendre
les marchés.
Créer de la valeur partagée est possible autant
dans les pays en voie de développement que dans
les pays développés — seules les occasions
qui permettent de le faire sont différentes. Et si
ces occasions varient aussi en fonction des secteurs d’activité, toutes les entreprises peuvent
en profiter.
Repenser les produits et les marchés
Santé, logement, alimentation, soutien aux aînés,
sécurité financière, protection de l’environnement : les besoins sociétaux sont immenses, et,
dans l’économie mondialisée d’aujour­d’hui, ce
sont peut-être ceux auxquels on répond le moins.
Pendant des décennies, les entreprises ont analysé la demande et les façons d’y répondre en
oubliant une question fondamentale : tel produit
ou service est-il vraiment avantageux pour nos
clients ou pour les clients de nos clients ?
Dans les pays développés, la demande de
produits et services susceptibles de répondre aux
besoins sociétaux augmente rapidement. Par
exemple, les entreprises alimentaires qui, pour
faire grimper leurs ventes, se préoccupaient
d’abord, jusqu’à présent, de facteurs comme le
goût et la quantité cherchent maintenant
plutôt à satisfaire des besoins liés à une saine
alimentation. Intel et IBM créent des outils numériques qui permettront aux entreprises de
services publics d’économiser de l’électricité.
Wells Fargo a conçu des services et des outils pour
aider ses clients à faire un budget, à gérer leur
crédit ou à réduire leur dette. La vente des produits Ecomagination de GE a atteint 18 milliards
de dollars en 2009 (soit la valeur d’une entreprise
classée dans le Fortune 500) ; et, au cours des cinq
prochaines années, GE prévoit que les revenus
générés par la vente de ces produits croîtront
Effacer la frontière
entre lucratif
et non lucratif
Quand on adopte l’approche de la valeur
partagée, les frontières entre les organisations
à but lucratif et à but non lucratif s’estompent,
et des entreprises hybrides voient le jour. Par
exemple, grâce à des techniques novatrices de
purification de l’eau, WaterHealth International,
une entreprise en plein essor, distribue de l’eau
potable à un coût minime dans l’Inde rurale,
au Ghana et aux Philippines ; des organismes
engagés socialement comme l’Acumen Fund
et la Société financière internationale de la
Banque mondiale ont investi dans l’entreprise,
mais aussi le fonds de capital de risque de
Dow Chemical. Revolution Foods, une jeune
entreprise américaine créée il y a quatre
ans grâce à du capital d’amorçage, livre
quotidiennement à des écoliers 60 000 repas
santé, frais et nutritifs, en réalisant de meilleurs
profits bruts que ses concurrents traditionnels.
Waste Concern, une organisation à la fois
commerciale et à but non lucratif fondée au
Bangladesh il y a 15 ans, convertit en fertilisant
biologique 700 tonnes d’ordures ramassées
tous les jours dans des bidonvilles, et permet
ainsi d’accroître le rendement des cultures et
de réduire les émissions de CO2. Financée, à
sa création, par le Lions Club et le Programme
des Nations Unies pour le développement,
l’entreprise contribue à l’amélioration de
la santé de la population, tout en réalisant
des profits bruts enviables avec la vente du
fertilisant et l’obtention de crédits de carbone.
Ce gommage progressif des frontières entre
lucratif et non lucratif montre clairement que
créer de la valeur partagée est possible.
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27
DOSSIER : Management
durable
Avantages concurrentiels et questions sociales
En cherchant à résoudre des questions sociales, des entreprises peuvent augmenter leur productivité.
Prenons l’exemple d’une société qui investit dans un programme interne visant à accroître le bien-être
de son personnel : les employés et leurs proches seront en meilleure santé, et cela se traduira par une
baisse de l’absentéisme (une cause de diminution de la productivité). Le schéma ci-dessous présente
les liens les plus évidents entre avantages concurrentiels et questions sociales.
Incidence
sur
l’environnement
Accessibilité
et viabilité des
fournisseurs
Utilisation
de l’énergie
Utilisation
de l’eau
Productivité
de
l’entreprise
Santé
des
employés
deux fois plus vite que les revenus totaux
de l’entreprise.
Ces réussites ouvrent de nouvelles voies pour
innover et créer de la valeur partagée. La société
en profitera, car il y a fort à parier que les entreprises privées feront un marketing plus efficace
que celui des gouvernements et des ONG, marketing qui incitera les consommateurs à adopter
des produits et services ayant des retombées
sociales, comme les aliments santé ou les
pro­duits écologiques.
Dans les régions désavantagées et les pays
en voie de développement, les occasions qui
s’offrent aux entreprises sont tout aussi prometteuses, voire meilleures, parce que, si les besoins
sont plus nombreux ou plus importants, ces
régions ou ces pays sont souvent considérés
comme des marchés non viables. Aujourd’hui,
Compétences
des employés
Sécurité
au travail
tous les regards se tournent vers l’Inde, la Chine
et, de plus en plus, le Brésil, des pays (la
« base de la pyramide », selon C. K. Prahalad)
qui représentent des milliards de clients potentiels. Pourtant, les besoins y ont toujours été
énormes, comme dans plusieurs autres pays en
voie de développement.
La situation est la même dans certaines
régions des pays développés, comme certains
quartiers pauvres des États-Unis, par exemple :
l’importance relative du pouvoir d’achat de leurs
habitants est ignorée.
Vendre des produits et services appropriés aux
citoyens défavorisés peut produire des avantages
importants pour l’ensemble de la société tout en
procurant des profits substantiels aux entreprises.
Prenons l’exemple des services de téléphonie
cellulaire à prix modique : en donnant accès à des
PREMIUM
services bancaires à distance, ils permettent aux
habitants des pays les plus pauvres d’épargner
en toute sécurité, et aident les fermiers à produire et à mettre en marché ce qu’ils cultivent.
Le service bancaire mobile M-PESA, de Vodafone, s’est assuré une dizaine de millions de
clients au Kenya depuis trois ans et gère maintenant un actif qui correspond à 11 % du produit
intérieur brut du pays. Thompson Reuters offre
en Inde un service très prometteur à des agriculteurs qui gagnent en moyenne 2 000 $ par an :
pour cinq dollars par trimestre, les clients ont
accès à des bulletins météo, à de l’information
sur les cours des produits agricoles et à des
conseils personnalisés. On estime le nombre
d’abonnés à deux millions, et des recherches
indiquent que le service a permis d’accroître
leurs revenus dans plus de 60 % des cas (certains
auraient même triplé leurs gains). Quand les entrepreneurs s’intéressent aux communautés les plus
pauvres, les occasions de développe­ment et de
progrès social croissent de façon exponentielle.
Pour créer ce type de valeur ajoutée, les
entreprises doivent commencer par définir les
besoins sociétaux, puis évaluer les bénéfices et
les préjudices que peuvent entraîner leurs produits.
Les occasions d’affaires ne sont pas statiques,
elles changent constamment, au fur et à mesure
que les technologies évoluent, que les économies
se développent et que les priorités sociétales
changent. C’est par un questionnement constant
sur les besoins de la société que les entreprises
peuvent trouver des moyens de se démarquer,
de se repositionner sur des marchés traditionnels et de saisir le potentiel d’autres marchés
qu’elles avaient jusque-là négligés.
Combler des besoins sur des marchés mal
desservis exige souvent un réexamen des produits et services offerts ainsi que des méthodes
de distribution, mais cet exercice donne parfois
lieu à des innovations majeures qui trouvent
aussi des applications sur les marchés traditionnels. La microfinance, par exemple, conçue au
départ pour pallier les difficultés de financement
dans les pays en voie de développement, est de
plus en plus courante aux États-Unis, où elle
comble un besoin auparavant insatisfait.
Redéfinir la chaîne de valeur
Inévitablement, la chaîne de valeur des entreprises
a une incidence sur de nombreuses questions
de société (utilisation de l’eau et des ressources
naturelles, santé et sécurité, conditions de travail,
équité sur le marché de l’emploi). Inversement,
les entreprises sont nécessairement touchées par
les questions sociétales. Les occasions de créer de
la valeur partagée se présentent quand des questions de société entraînent un coût économique
dans la chaîne de valeur d’une entreprise. De
nombreuses prétendues externalités engendrent
des coûts internes, même en l’absence de régulation ou d’imposition des ressources. Le sur­
emballage ou les émissions de gaz à effet de serre,
par exemple, coûtent cher aux entreprises comme
à la société. Wal-Mart a épargné 200 millions de
dollars en 2009 en limitant ses emballages et
en réduisant de 180 000 kilomètres la distance
parcourue par ses camions, qui ont pourtant
transporté plus de marchandises. De la même
façon, de meilleurs systèmes de recyclage des
plastiques, dans ses magasins, lui permettent
d’économiser des millions, puisque moins de
déchets sont envoyés dans des dépotoirs.
Ces nouvelles façons de penser démontrent
que la corrélation entre progrès social et productivité, dans la chaîne de valeur, est bien plus
forte qu’on ne le croyait. Et, quand les entreprises
abordent, dans une perspective de valeur partagée, des questions de société et que, pour tenter
de les résoudre, elles innovent, cette
synergie fonctionne à son plein rendement. Pour
l’instant, toutefois, seules quelques entreprises
ont récolté les fruits de cette approche, dans les
domaines de la santé, de la sécurité financière,
de la protection de l’environnement, de la
rétention ou de la compétence du personnel.
Certains indices ne trompent pas. Un changement s’est indiscutablement amorcé. On a
longtemps cru que tout effort de réduction de la
pollution — dicté par des règlements ou des
impôts — se traduisait nécessairement par une
hausse des coûts. Or, on sait aujourd’hui que les
entreprises peuvent souvent améliorer leurs
performances environnementales grâce à
des technologies, et à un coût différentiel
minime ; une meilleure utilisation d’une
ressource, des processus plus efficaces et une
qualité accrue peuvent même signifier une
réduction des coûts nets.
Une meilleure compréhension des mécanismes
de la productivité et une connaissance plus grande
des conséquences de l’objectif de réduction à
tout prix des coûts à court terme (réduction qui,
étant donné la fausseté du raisonnement en cause,
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29
L’avis de
Pierre Batellier
La compréhension
des besoins
sociétaux découle
d’apprentissages
nés de la
collaboration entre
des acteurs
différents de
par leur culture et
les objectifs
recherchés.
Les rencontres
s’effectuent
souvent à l’externe
avec des
organismes
de la société civile
ou à l’interne,
en faisant tomber
les barrières entre
les employés
locaux et
les dirigeants.
DOSSIER : Management
L’avis de
Pierre Batellier
Les gestionnaires
doivent développer
une pensée
systémique pour
réintégrer
l’entreprise,
ses processus et
ses produits dans
une chaîne
de valeur élargie
en amont et
en aval. Au-delà
des compétences
d’analyse, cela
requiert souvent
une collaboration
directe avec
les acteurs
de la chaîne,
notamment
les fournisseurs.
Puisque ceux-ci ont
une compréhension
plus fine
de la situation,
les échanges
permettront
de découvrir
et d’imaginer
ensemble
des ajustements
et des fenêtres
de possibilités.
durable
se solde souvent par une productivité moindre ou
peu durable) ont donc permis de concevoir de
nouvelles approches, qui permettent de transformer la chaîne de valeur pour créer de la valeur
partagée. Nous vous en présentons ici quelquesunes, parmi les plus importantes. Ces divers
moyens sont interdépendants, et se renforcent
mutuellement. Les efforts réalisés en cette
ma­tière sont encore en pleine évolution, et leurs
véritables effets ne se feront sentir que dans les
années à venir.
La consommation d’énergie et la gestion de la
logistique. Tout au long de la chaîne de valeur —
dans les processus, le transport, la gestion des
biens immobiliers, la chaîne d’approvisionnement, les circuits de distribution ou les services
administratifs —, on doit aujourd’hui revoir notre
utilisation de l’énergie. Cet exercice a été rendu
nécessaire par la flambée des prix de l’énergie, et
soutenu par la prise de conscience des bénéfices
liés à l’efficacité énergétique. Et il a commencé
bien avant que l’émission de gaz à effet de serre
ne devienne une préoccupation planétaire. Il a
donné lieu à des progrès remarquables dans
l’utilisation de l’énergie, grâce, entre autres, à
une meilleure utilisation de la technologie, du
recyclage et de la cogénération. Toutes ces pratiques créent de la valeur partagée.
Nous savons maintenant que le transport est
coûteux, non seulement en raison des coûts de
l’énergie, mais également parce qu’il implique
du temps, des procédures complexes, des coûts
de stockage et des coûts administratifs. Il faut
repenser la logistique, afin de réduire entre
autres les distances à parcourir, la manutention
nécessaire et le kilométrage des véhicules, et
ainsi créer de la valeur partagée. La chaîne
britannique Marks & Spencer’s a fait des changements d’envergure dans son processus
d’approvisionnement (en évitant, par exemple,
le transport de marchandises entre les deux
hémisphères) qui devraient lui permettre d’économiser 175 millions de livres par an d’ici la fin
de l’année fiscale 2016, en plus de réduire considérablement ses émissions de CO2.
L’utilisation des ressources. La conscientisation
sur le plan environnemental et les progrès technologiques ont permis de définir de nouvelles
pratiques en ce qui a trait à l’utilisation de l’eau,
des matières premières et de l’emballage, et de
généraliser le recyclage et la réutilisation. Ces
nouvelles approches peuvent s’appliquer à tous
les types de ressources, et pas seulement à celles
dont parlent constamment les environnementalistes. Une meilleure utilisation des ressources,
grâce à de nouvelles technologiques, a des
répercussions à tous les niveaux de la chaîne de
valeur, et peut même avoir une influence sur les
fournisseurs et sur les distributeurs. Grâce à cet
effet d’entraînement, les dépotoirs et les sites
d’enfouissement se rempliraient d’ailleurs sûrement moins vite.
Coca-Cola a déjà réduit sa consommation
mondiale d’eau de 9 % (par rapport à 2004), soit
presque la moitié de l’objectif de 20 % qu’elle
s’est fixé pour 2012. Les plus importantes usines
de Dow Chemicals ont diminué leur consommation d’eau douce de près de trois milliards de
litres (ce qui équivaut à la quantité d’eau nécessaire chaque année à 40 000 personnes aux
États-Unis) et réalisé ainsi une économie de
4 millions de dollars. Et, grâce à la forte demande
dans le domaine de l’optimisation de la
consommation d’eau, l’entreprise indienne Jain
Irrigation, chef de file mondial de la production
de systèmes d’irrigation goutte à goutte, a vu ses
revenus croître à un taux annuel composé de
41 % au cours des cinq dernières années.
Tout au long
de la chaîne
de valeur,
nous devons
revoir notre
utilisation
de l’énergie.
PREMIUM
L’approvisionnement. En matière d’approvisionnement, la banalisation des produits et l’utilisation du plus grand pouvoir de négociation
pour faire baisser les prix des fournisseurs — y
compris quand il s’agit de petites entreprises ou
de petits producteurs — ont toujours été des
approches largement utilisées. Et, avec le temps,
de plus en plus d’entreprises ont aussi décidé de
faire affaire avec des fournisseurs étrangers,
dans des pays où les salaires sont bas.
Cependant, certaines entreprises commencent
à comprendre qu’un fournisseur sousutilisé ne peut pas rester productif ni assurer (et
encore moins améliorer) la qualité de ses
produits. En favorisant l’accès aux ressources,
en partageant les technologies et en procurant
du financement, les entreprises peuvent agir sur
la qualité des produits et sur la productivité de
leurs fournisseurs, et même s’assurer un approvisionnement accru. L’amélioration de la
productivité a souvent plus d’effets que les bas
prix. Quand des fournisseurs ont de meilleurs
moyens, leur incidence sur l’environnement est
moindre, ce qui améliore d’autant plus leur
efficacité. De la valeur partagée est ainsi créée.
Un bon exemple de cette approche est
Nespresso, l’une des divisions les plus florissantes
de Nestlé, dont le chiffre d’affaires a bondi de
30 % depuis 2000. Le concept Nespresso, c’est
une cafetière à expresso perfectionnée qui fonctionne avec des capsules individuelles contenant
différents types de café moulu venant des
quatre coins du globe. En misant sur la qualité et
la facilité d’utilisation, Nespresso a révolutionné
le marché du café haut de gamme.
Mais trouver des sources d’approvisionnement fiables en café de qualité n’est pas facile. La
plupart des fournisseurs sont des producteurs
installés dans des régions rurales pauvres d’Afrique
et d’Amérique latine, prisonniers d’un système
marqué par la faible productivité, la piètre qualité et une dégradation de l’environnement qui
limitent le volume de production. Pour sortir de
ce cercle, Nestlé a tout simplement repensé
son approvisionnement et travaillé avec les
producteurs: elle leur a donné des conseils pour
améliorer leur culture, leur a garanti des prêts et
leur a assuré un accès aux ressources nécessaires
(plants, pesticides, fertilisants). De plus, Nestlé
a construit des installations chez ses fournisseurs, pour contrôler la qualité du café sur les
lieux ; l’entreprise paie aussi plus cher les grains
de bonne qualité, ce qui a pour effet
d’accroître la motivation des producteurs.
Grâce à l’augmentation du rendement par hectare et à l’amélioration de la qualité, les revenus
des producteurs ont augmenté et leur incidence
environnementale a diminué. Et Nestlé, de son
côté, s’est assuré un plus grand volume de café de
qualité. De la valeur partagée a ainsi été créée.
Plus généralement, l’exemple de Nestlé met
en lumière l’avantage d’acheter localement, chez
des fournisseurs performants. Au contraire, choisir de s’approvisionner ailleurs simplement parce
que les salaires y sont plus bas et les ressources
plus abordables finit par entraîner des coûts
d’opération plus élevés et des pertes d’efficacité
qui annulent tout le bénéfice escompté.
La distribution. Des entreprises ont déjà
commencé à s’intéresser à la distribution sous
l’angle de la valeur partagée. On a aussi créé
de nouveaux modèles de distribution rentables
qui réduisent considérablement l’usage du
papier et du plastique — pensons aux iTunes,
Kindle et Google Scholar (un moteur de
recherche en ligne, spécialisé en littérature
scientifique), par exemple.
Sur les marchés non traditionnels, les possibilités de créer de nouveaux modèles de distribution sont plus grandes encore. En Inde, Hindustan
Unilever a mis en place un nouveau système
de distribution, appelé Project Shakti, qui
est géré par des femmes défavorisées et permet
la livraison de produits d’hygiène dans les
foyers de villages de moins de 2 000 habitants.
Grâce au microcrédit et à la formation, l’entreprise a réussi à recruter quelque 45 000 femmes
entrepreneures, dans 100 000 villages de
15 États indiens.
En formant ces femmes — qui, grâce à leur
nouvel emploi, peuvent parfois doubler le revenu
familial —, mais aussi en donnant accès, à une
plus grande partie de la population, à des produits
qui peuvent limiter la propagation de maladies,
ce nouveau système de distribution profite aux
communautés locales et à l’ensemble de la
société. C’est un bon exemple de ce que peuvent
faire les entreprises sur ce plan. Project Shakti,
qui représente aujourd’hui 5 % du revenu total
d’Unilever en Inde, a permis à l’entreprise de
consolider sa marque dans des régions rurales où
l’information en matière de santé est rare,
et lui a ainsi ajouté de la valeur économique.
30
31
DOSSIER : Management
durable
La productivité des employés. Jusqu’à maintenant, beaucoup d’entreprises, pour se développer, ont misé sur la réduction des salaires et des
avantages sociaux ainsi que sur la délocalisation ;
cela nous fait aujourd’hui mieux comprendre,
a contrario, les effets que des salaires décents,
une meilleure sécurité d’emploi, le bien-être
accru des employés, la formation du personnel et
des possibilités d’avancement peuvent avoir sur
la productivité. De nombreuses entreprises ont
cherché à réduire (voire à éliminer) le coût des
régimes d’assurance collective jugé trop élevé.
Mais d’autres (et non les moindres) ont réalisé
que l’absentéisme, la perte de productivité et la
mauvaise santé des employés sont plus coûteux
encore. Prenons l’exemple de Johnson & Johnson.
En aidant ses employés à arrêter de fumer (deux
tiers des employés y sont parvenus au cours des
15 dernières années) et en mettant en œuvre de
nombreux programmes de mieux-être, l’entreprise a réalisé une économie de 250 millions
de dollars (2,71 $ par dollar investi dans ces
programmes, de 2002 à 2008). En outre, elle a pu
réduire l’absentéisme et accroître la productivité
de ses travailleurs. Si les syndicats se préoccupaient de la valeur partagée, ce type d’approche
se généraliserait encore plus rapidement.
plus éloignées. Nestlé, on l’a vu, installe des
usines de petite taille à proximité de ses marchés
et intensifie ses efforts pour maximiser l’utilisation de matières premières locales.
On comprend aussi de mieux en mieux que la
délocalisation dans les pays en voie de développement est un mauvais calcul. Olam International, un chef de file dans le domaine des noix de
cajou, transformait autrefois les noix, récoltées
en Afrique, dans des usines d’Asie où la maind’œuvre, peu coûteuse, est très productive.
Mais, en ouvrant plutôt des usines en Tanzanie,
au Mozambique, au Nigeria et en Côte d’Ivoire,
et en formant des travailleurs sur place, Olam a
réduit ses coûts de transformation et de
transport de 25 % — en plus de diminuer ses
émissions de gaz à effet de serre. L’entreprise a
aussi établi de solides liens avec les agriculteurs
de ces régions, et créé quelque 17 000 emplois
directs (occupés à 95 % par des femmes) et à peu
près autant d’emplois indirects dans des zones
rurales où le chômage était endémique.
Ces exemples en sont la preuve : repenser la
chaîne de valeur sous l’angle de la valeur partagée, c’est encourager l’innovation et produire
une valeur économique que la plupart des entreprises n’avaient jamais encore envisagée.
L’emplacement des installations. Pour la plupart
des chefs d’entreprise, la situation géographique
des installations de production n’est en rien un
problème, puisque la logistique est peu coûteuse,
que l’information circule rapidement et que les
marchés sont aujourd’hui mondialisés. Par
conséquent, selon eux, il faut chercher à s’installer là où cela coûte le moins cher possible.
Mais cette simplification à outrance est
aujourd’hui remise en question, en partie en
raison du coût de l’énergie et des émissions de
gaz à effet de serre, mais aussi parce que l’on
prend de plus en plus conscience du fait que se
disperser un peu partout sur la planète et
s’approvisionner dans des régions éloignées a
— on l’a vu plus tôt — des répercussions sur la
productivité. Chez Wal-Mart, par exemple, on
fait de plus en plus affaire avec des petits producteurs de fruits et légumes qui sont à proximité des entrepôts de l’entreprise, parce qu’on
s’est aperçu que les économies réalisées sur le
transport et la possibilité de commander de
petites quantités compensent largement les prix
moindres pratiqués par des fermes industrielles
Créer des pôles de développement
Aucune entreprise ne peut fonctionner en autarcie. Chacune dépend d’autres entreprises sans
lesquelles elle ne pourrait exercer ses activités,
ainsi que des infrastructures de la région où
elle est installée. La productivité et l’innovation
sont fortement tributaires de l’existence de pôles
de développement (ou grappes industrielles),
c’est-à-dire de concentrations géographiques
d’entreprises, de fournisseurs de biens et de
services ainsi que d’infrastructures logistiques,
dans un domaine donné — par exemple, les
technologies de l’information (Silicon Valley),
les fleurs coupées (Kenya) ou la taille des
diamants (Surat, en Inde).
Ces pôles de développement comportent
aussi des lieux de formation, des associations
professionnelles et des organismes de nor­
ma­l isation. Enfin, leur existence dépend
plus largement d’institutions, de services et
de politiques publiques (écoles, collèges et
universités, approvisionnement en eau, concurrence loyale, normes de qualité, transparence
des marchés).
PREMIUM
Choisir de s’approvisionner ailleurs parce que
les salaires sont plus bas et les ressources plus
abordables finit par entraîner des coûts
d’opération plus élevés.
On trouve des pôles de développement dans
toutes les économies régionales en plein essor ;
ils jouent un rôle essentiel sur le plan de la productivité, de l’innovation et, bien sûr, de la
compétitivité. Comme nous l’avons vu, la présence de fournisseurs locaux a un effet positif sur
la logistique et favorise une meilleure collaboration entre les divers acteurs dans un domaine
donné. L’accès à de la formation et à des moyens
de transport ainsi que l’installation d’industries
connexes à proximité stimulent également la
productivité ; à l’inverse, l’absence de ces
éléments peut lui nuire.
Des failles dans la structure des pôles de développement se traduisent souvent par des coûts
internes pour les entreprises. L’absence d’établissements scolaires, par exemple, peut engendrer
des coûts liés à la formation. Le manque de
moyens de transport peut faire grimper le coût
de la logistique. La discrimination sexuelle ou
raciale peut réduire le bassin d’employés compétents. La pauvreté peut limiter la demande et
mener à la détérioration de l’environnement, à
des problèmes de santé qui affectent la maind’œuvre et à des coûts de sécurité élevés. La
capacité des entreprises à contribuer à la résolution de ces problèmes s’est amoindrie au fur et à
mesure qu’elles se sont déconnectées des communautés où elles s’étaient installées ; et leurs
coûts d’exploitation ont par conséquent augmenté.
Les entreprises peuvent créer de la valeur partagée en bâtissant ces pôles de développement
pour améliorer la productivité des entreprises qui
en font partie. Travailler à attirer de nouveaux
fournisseurs ou à rendre les fournisseurs existants
plus performants a des effets bénéfiques sur la
chaîne d’approvisionnement, comme nous
L’avis de
Pierre Batellier
Les entreprises
sont encore
souvent réactives
face aux tendances
sociales et
environnementales
émergentes,
malgré les délais
d’adaptation et
le changement
qu’elles peuvent
impliquer. Aussi,
la proactivité en
la matière peut
déboucher sur
un avantage
concurrentiel.
D’où l’importance
de développer
des compétences
de veille
stratégique et
de prospective
sur ces enjeux,
quitte à animer et
mener le débat
public plutôt que
de le subir.
l’avons vu plus tôt. Pourtant, dans les théories de
la gestion, il est peu question de l’importance des
pôles de développement. Ceux-ci sont aussi
absents de nombreux projets de développement
économique — qui échouent, parce qu’ils ne
comportent souvent que des interventions isolées
et négligent des investissements complémentaires,
pourtant très importants.
L’un des aspects clés de la création de pôles
de développement, dans les pays développés
comme dans les pays en voie de développement,
est l’existence de marchés transparents. En
effet, sur les marchés inefficaces, ou en situation
de monopole, les travailleurs sont exploités, les
fournisseurs ne sont pas payés à leur juste valeur
et les prix ne sont pas transparents, ce qui nuit à
la productivité. Permettre la création de marchés ouverts et équitables — ce qui ne peut se
faire que grâce à la collaboration de plusieurs
partenaires — garantit un approvisionnement
fiable et constant, stimule les fournisseurs à produire plus efficacement des biens et services de
qualité, et augmente de façon non négligeable
les revenus et le pouvoir d’achat des citoyens. En
d’autres termes, il en résulte un cycle positif de
développement économique et social.
Quand une entreprise contribue à l’édification
d’un pôle de développement dans une région clé,
elle resserre les liens entre sa propre croissance et
les bénéfices que peut en retirer l’ensemble de la
communauté. La croissance d’une entreprise a
toujours des effets multiplicateurs : des emplois
sont créés dans des secteurs de soutien, de
nouvelles entreprises voient le jour et la demande
pour des produits connexes augmente. Améliorer
la structure d’un pôle de développement fait
toujours boule de neige : les effets se font sentir
32
33
DOSSIER : Management
L’avis de
Pierre Batellier
Les entreprises et
les communautés
sont liées de façon
évidente. Le lien
est encore plus
tangible dans
les communautés
mono-industrielles.
Par conséquent,
les entreprises
doivent développer
ensemble des
systèmes
résilients.
Le fait d’avoir
des problèmes
communs (relève,
formation,
infrastructures)
doit être vu comme
un atout. L’objectif
est souvent
d’attirer l’attention
des acteurs
de la communauté
et ceux de
l’entreprise sur
les enjeux
communs tout
en favorisant
l’émergence
d’un contexte
d’apprentissages
conjoints.
durable
chez tous les intervenants et dans l’économie
locale — bonifier la formation de la main-d’œuvre,
par exemple, élargit le bassin d’employés qualifiés
pour toutes les entreprises.
De ce point de vue, Yara, un chef de file mondial du domaine des engrais minéraux, est un
exemple. Devant les problèmes de logistique,
dans de nombreuses régions africaines, qui empêchaient les agriculteurs de se procurer des
engrais ou d’autres ressources essentielles et de
transporter leur récolte jusqu’aux marchés, Yara
a décidé d’investir 60 millions de dollars dans un
programme de restructuration des ports et des
routes, afin de créer des corridors de croissance
agricole au Mozambique et en Tanzanie. Ce projet,
réalisé avec la collaboration des pays africains
concernés et grâce au soutien du gouvernement
norvégien, pourrait bénéficier, au Mozambique
seulement, à plus de 200 000 petits agriculteurs
et créer quelque 350 000 emplois. Cela stimulera
la croissance de Yara, bien sûr, mais l’effet
multiplicateur sera aussi bénéfique au pôle de
développement agricole de la région.
La création de pôles de développement n’est
pas avantageuse que dans les pays en voie de
développement. En Caroline du Nord, par exemple,
Research Triangle, issu de la collaboration entre
le public et le privé, a permis de créer de la
valeur partagée grâce à la mise sur pied de pôles
de développement dans les domaines des
technologies de l’information et des sciences
biologiques. La région a profité des investissements répétés du secteur privé et du gouvernement de l’État, puisque l’emploi, les salaires et les
performances des entreprises s’y sont améliorés,
et que la dernière récession y a eu moins
d’impacts qu’ailleurs.
Pour soutenir la création de pôles de développement dans un secteur économique et dans
un lieu donnés, les entreprises doivent d’abord
définir les faiblesses qu’on y observe en matière
de logistique, d’approvisionnement, de distribution, de formation et d’organisation du marché. Elles doivent ensuite se concentrer sur ce
qui représente la plus grande contrainte pour
leur productivité et leur croissance, et distinguer
les domaines dans lesquels elles sont le plus à
même d’intervenir seules et ceux dans lesquels
une collaboration s’avérera plus rentable.
Comme le montrent les exemples de Nestlé,
de Yara et de Research Triangle, améliorer les
infrastructures dans une région nécessite souvent
une action collective. Pour partager les coûts et
s’assurer les compétences nécessaires, les entre­
prises ont tout intérêt à faire appel à des partenaires.
Les pôles de développement les plus efficaces sont
ceux qui résultent du travail de plusieurs
entreprises privées réalisé avec la collaboration
d’associations professionnelles, d’organismes
publics et d’ONG.
Mise en pratique
Créer de la valeur économique tout en créant de
la valeur sociale est l’un des facteurs majeurs de
croissance dans l’économie mondialisée
d’aujourd’hui. C’est une nouvelle façon de considérer les clients, d’envisager la productivité et
d’évaluer les facteurs externes qui ont une incidence sur la réussite d’une entreprise. Cette
approche met en lumière les immenses besoins
de l’humanité, les vastes nouveaux marchés à
desservir, les coûts qu’impliquent tant les problèmes
que les carences de certaines communautés et de
la société dans son ensemble, de même que les
avantages concurrentiels que l’on peut tirer en
tentant de remédier à ces faiblesses. Jusqu’à tout
récemment, aucune entreprise n’avait considéré
ses activités sous cet angle.
Créer de la valeur partagée sera bien plus
efficace et durable que la majorité des efforts que
déploient actuellement les entreprises dans le
domaine social. Par exemple, les entreprises
protégeront mieux l’environnement si elles
voient cette action comme un facteur de croissance de leur productivité, plutôt que comme une
tâche qu’on leur impose de l’extérieur et qu’elles
n’acceptent finalement que pour se donner
bonne conscience. On peut dire la même chose à
propos du domaine de l’immobilier et du logement : si, au cours des dernières années, les
entreprises de services financiers avaient adopté
l’approche de la création de valeur partagée, elles
auraient proposé des produits financiers novateurs offrant un accès prudent à la propriété.
C’est, par exemple, ce qu’a fait l’entreprise de
construction mexicaine Urbi, qui a lancé un programme hypothécaire de location avec option
d’achat. Mais la majorité des banques américaines
— tout en se targuant d’être des entreprises
responsables socialement parce qu’elles contribuaient à des œuvres de bienfaisance — ont plutôt
fait la promotion de produits financiers non
durables, qui ont eu des répercussions sociales et
économiques catastrophiques.
PREMIUM
En quoi le concept de valeur partagée diffère-t-il
de la responsabilité sociale des entreprises ?
Quand une entreprise décide d’investir dans la communauté, c’est le concept de création de la valeur
partagée (CVP), et non celui de responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui devrait la guider. Les
projets de RSE ne servent en général qu’à cultiver la réputation d’une entreprise ; de plus, étant donné
le peu de liens qu’il y a entre les activités habituelles de l’entreprise et ces opérations, il est difficile d’en
justifier le maintien, voire l’existence. La CVP, par contre, fait partie intégrante de la rentabilité et de la
position concurrentielle des entreprises ; c’est grâce à leurs ressources et à leur expertise particulières
que celles-ci peuvent créer de la valeur économique tout en créant de la valeur sociale.
RSE
CVP
> Faire le bien
> Réaliser un bénéfice économique et social,
en tenant compte des coûts impliqués
> Civisme, philanthropie, durabilité
> Partenariat, création de valeur pour la communauté
> Discrétionnaire ou en réponse
à une pression extérieure
> Intimement liée à la compétitivité
> Non liée à la maximisation des profits
> Intimement liée à la maximisation des profits
> Déterminée en fonction d’éléments externes
> Déterminée en fonction des besoins
ou de préférences individuelles de l’entreprise et conçue à l’interne
> Répercussions restreintes, liées au budget
alloué aux projets et à l’impact que peut
avoir l’entreprise
> Répercussions sur le budget global
Exemple : le commerce équitable
Exemple : repenser l’approvisionnement
pour améliorer la qualité et le rendement
Dans les deux cas, on tient pour acquis que les entreprises se conforment aux lois et aux normes éthiques, et tentent
de limiter au maximum les préjudices qu’elles pourraient causer à la société.
Quand une entreprise veut créer de la valeur
partagée, elle doit mettre en place les meilleures
conditions possibles, c’est-à-dire se concentrer
sur son domaine d’activité et sur les secteurs qui
sont les plus importants pour elle. Elle en tirera
ainsi le maximum de bénéfices économiques, et
elle sera motivée à poursuivre dans cette voie.
C’est aussi dans ses principaux secteurs d’activité qu’une entreprise a le plus de ressources, et
que la place qu’elle occupe sur le marché lui
permet d’avoir une influence significative sur un
problème de société.
Chose curieuse, les pionniers de l’approche
de la valeur partagée disposaient de très peu de
moyens — c’étaient des entreprises à vocation
sociale ou des entreprises de pays en voie de
développement. Ces « marginaux » ont fait
preuve d’une grande perspicacité, et grâce à eux,
la frontière entre le lucratif et le non lucratif
s’est estompée.
Le concept de valeur partagée implique un
ensemble de pratiques nouvelles que les entreprises doivent adopter en tant que parties
intégrantes de leur stratégie. Par définition,
34
35
DOSSIER : Management
durable
Le capitalisme doit se renouveler,
et pour cela, il doit se fonder sur
le bien-être de la société.
L’avis de
Pierre Batellier
Le modèle
de valeur partagée
place de manière
quasi exclusive
la capacité
d’innovation entre
les mains
des grandes
entreprises.
Ces dernières ont
le privilège
de disposer
de marges de
manœuvre et
le pouvoir politique
voulu pour
mener les
expérimentations
nécessaires. Cela
ferme quelque peu
la porte à tout
débat sur la forme
et la nature même
de l’entreprise.
choisir une stratégie, c’est se positionner sur des
marchés, établir une chaîne de valeur, puis agir
en fonction de ces choix. Adopter le concept de
valeur partagée, c’est découvrir une foule de
nouveaux besoins à satisfaire, proposer de nouveaux produits et services, servir une nouvelle
clientèle et trouver de nouvelles façons de
penser la chaîne de valeur. Les avantages
concurrentiels qui en découlent sont souvent
plus durables que les moyens traditionnels
utilisés pour améliorer la qualité et réduire
les coûts.
Les occasions de créer de la valeur partagée
sont innombrables, et elles ne cessent de se multiplier. Elles n’existent pas toujours dans tous les
secteurs d’activité d’une entreprise donnée,
mais l’expérience montre que les entreprises en
trouvent d’autant plus que leurs différentes unités opérationnelles se familiarisent avec le
concept. Il a fallu une décennie à GE, par exemple,
pour mettre sur pied Ecomagination ; mais,
aujourd’hui, cela lui permet d’offrir un grand
nombre de produits et services.
Toutes les décisions importantes qu’une entreprise doit prendre peuvent être analysées
sous l’angle de la valeur partagée. Le design de
nos produits pourrait-il avoir de plus grandes
répercussions sociales ? Toutes les communautés
qui pourraient bénéficier de nos produits sontelles desservies ? Nos procédures et notre
logistique permettent-elles une consommation
d’eau et d’énergie plus efficace du point de vue
environnemental ? La construction d’une nouvelle usine peut-elle avoir des répercussions
positives sur la région où elle sera située ? Les
failles dans notre pôle de développement ontelles pour effet de réduire notre efficacité et de
freiner l’innovation ? Comment améliorer le
bien-être de la communauté où nous exerçons
nos activités ? Où nos installations profiteraientelles le plus à l’ensemble de la population ?
Pour appliquer le concept de valeur partagée,
il faut concevoir, pour chaque unité opérationnelle d’une entreprise, des outils d’évaluation
adaptés à chacune des trois grandes voies
à suivre pour créer de la valeur partagée (repenser les produits et les marchés, redéfinir la
productivité dans la chaîne de valeur et créer des
pôles de développement). Des entreprises ont
déjà tenté d’évaluer certaines répercussions
sociales de leurs activités dans ce contexte, mais
la plupart n’ont pas encore réussi à établir de
corrélation avec leurs intérêts économiques.
La valeur partagée requiert une toute nouvelle forme de collaboration. Il est possible que,
dans certaines circonstances, une entreprise
crée seule de la valeur partagée et en tire un
bénéfice. Mais, dans d’autres circonstances,
l’expertise, les compétences et les ressources
d’autres acteurs — entreprises à but lucratif ou
non lucratif, des secteurs privé ou public — sont
souhaitables. C’est le cas quand une entreprise
ne peut, seule, prendre en charge un problème
qui se pose dans une communauté, et particulièrement quand celui-ci exige la mise sur pied
d’un pôle de développement. Il se peut même,
dans ce cas-là, que des concurrents doivent
mettre en commun leurs efforts. Cette attitude
contraste avec celle des entreprises qui préfèrent
agir seules quand elles lancent des projets visant
à convaincre les citoyens qu’elles sont des entreprises socialement responsables — parce que,
souvent, leur objectif n’est alors que de soigner
leur réputation. Une collaboration efficace doit
être fondée sur le partage de données, la définition des résultats souhaités et les objectifs de
chacun des acteurs en présence, et ces résultats
doivent être évalués le plus précisément possible.
PREMIUM
Vers un capitalisme renouvelé
La prochaine vague d’innovation et de croissance
reposera sur la création de valeur partagée. Ce
concept permet de rétablir le lien entre croissance des entreprises et bien-être des communautés en rappelant des principes dont nous nous
sommes longtemps désintéressés à cause de théories de la gestion étriquées, de la prédominance
des visions à court terme et du fossé grandissant
qui s’est creusé entre les différents types d’organisations et d’institutions de la société.
Adopter l’approche de la valeur partagée,
c’est choisir de réaliser des profits tout en
augmentant — plutôt qu’en réduisant — les
bénéfices que cela entraîne pour la société. Les
marchés continueront bien sûr d’encourager les
entreprises à d’abord réaliser des profits à court
terme, et certaines continueront de réaliser leurs
profits aux dépens de la collectivité. Mais les
bénéfices recueillis selon cette approche ne sont
généralement pas durables, et la course aux
profits immédiats et à tout prix empêche ceux
qui s’y engagent de profiter d’occasions qui
seraient finalement plus profitables.
Le moment est venu d’élargir notre vision
de ce que signifie créer de la valeur. Différents
facteurs, comme une plus grande conscientisation des travailleurs et des citoyens ainsi que la
raréfaction des ressources naturelles, produiront
des occasions exceptionnelles de créer de la
valeur partagée.
Le capitalisme doit se renouveler, et pour cela,
il doit se fonder sur le bien-être de la société. Cela
n’a rien à voir avec l’idée de charité ; c’est plutôt
le résultat d’une meilleure compréhension des
concepts de concurrence et de création de valeur
économique. Le capitalisme, pour évoluer, doit
reconnaître qu’il existe de nouvelles et de
meilleures façons de concevoir et de produire des
biens et services, de répondre aux besoins des
marchés et de monter des entreprises productives.
En fait, le concept de valeur partagée pousse
encore plus loin le principe de la main invisible
et le fameux exemple de l’usine d’épingles
d’Adam Smith. Il n’est aucunement question ici
de philanthropie, mais bien d’un comportement
qui, loin d’être désintéressé, vise à créer de la
valeur économique tout en créant de la valeur
sociale. Si toutes les entreprises créaient de la
valeur partagée dans leur secteur d’activité respectif, on concilierait et on servirait ainsi les
intérêts de l’ensemble de la société. Les entre-
prises retrouveraient alors leur légitimité, ce qui
serait profitable à la démocratie, puisque, aux
yeux des citoyens, les gouvernements auraient
alors raison de soutenir les entreprises et leur
croissance. La loi du plus fort ne disparaîtrait pas
pour autant, mais la concurrence serait de
nouveau bénéfique à la société.
Tous les problèmes de société ne peuvent pas
être résolus grâce à la création de valeur
partagée. Mais cette approche permet aux entreprises d’utiliser leurs ressources, leur expertise
et les compétences de leurs gestionnaires à bon
escient, et d’assurer un progrès social avec des
moyens auxquels les ONG et les gouvernements
les mieux intentionnés ont rarement accès.
Ainsi, les citoyens respecteront de nouveau les
entrepreneurs et les entreprises.
Michael E. Porter est professeur
à la Bishop William Lawrence
University, Harvard.
Mark R. Kramer a fondé, avec
Michael E. Porter, une société de
conseil en résolution de problèmes
de société, FSG, dont il est directeur.
adapté de :
Publié par la Harvard Business School, à
Boston, ce magazine diffuse et vulgarise
des travaux de chercheurs spécialisés en
gestion des affaires.
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