Caractéristiques propres à certains marchés

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12
Caractéristiques propres à
certains marchés
L’étude des marchés aux trois chapitres précédents est restée très générale, en ce
sens que, mise à part la distinction entre produits et facteurs, elle ne repose en rien
sur ce que sont, matériellement, les biens économiques échangés. Or la nature de
ces biens joue un rôle, elle aussi, dans la manière dont leurs marchés respectifs
fonctionnent et évoluent au cours du temps.
Le but de ce chapitre est d’examiner, du point de vue de ce que l’on échange,
quelques grandes catégories de marchés, afin de repérer leurs caractéristiques
propres, et de mieux les comprendre à la lumière des principes généraux qui ont
précédé. Nous passons ainsi de l’analyse économique « pure » à l’analyse
« appliquée ».
• La section 12.1 distingue quatre types différents de marchés de produits, sur la
base de caractéristiques qui entraînent des différences importantes dans leurs
fonctionnements respectifs.
• La section 12.2 considère divers aspects des nombreuses formes que prennent
les marchés du travail, parmi lesquels le processus des négociations collectives,
l’institution de la sécurité sociale, et surtout le phénomène du chômage, qui reçoit
ici une définition microéconomique rigoureuse.
• La section 12.3 est consacrée aux marchés du capital financier, appelés aussi
marchés des capitaux. On y montre comment, à la bourse des valeurs, les instruments
de financement des entreprises que sont les actions et les obligations sont émis (marché
primaire) et échangés (marché secondaire), ainsi que ce qui en découle pour
comprendre les déterminants fondamentaux des cours boursiers.
• La section 12.4 traite des marchés des ressources naturelles et des « rentes » qui
s’y forment en raison des particularités de l’offre de ces biens.
• Enfin, la section 12.5 développe les thèmes plus généraux du niveau des profits
et de leur « rabotage » par le processus compétitif.
234
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
Section 12.1
Les marchés des produits
§1 Biens stockables et biens non stockables
a Les biens stockables et la distribution
12.1
Les biens stockables sont ceux pour lesquels l’activité de production et celle de
consommation peuvent être séparées dans le temps.
Ils font alors l’objet de stockage, qui peut être considéré lui-même comme une
activité de production : en effet, il requiert des inputs (hangars, surveillance, énergie
pour maintenir une température donnée, etc.) ; et ses outputs sont alors les biens
stockés remis en bon état en fin de période. En fonction du caractère du bien, par
exemple périssable, les coûts de stockage varient considérablement.
Une caractéristique des biens stockables est que leurs marchés sont fractionnés
en un nombre de lieux géographiques distincts. Une forme typique de ce fractionnement est donnée par la distinction bien connue entre marchés de gros et de
détail.
Sur la figure 12.1 le premier graphique représente le marché de gros, où l’offre
Op est celle des producteurs et la demande Dd est celle des détaillants ; le second
graphique est le marché de détail, où l’offre Od provient des mêmes détaillants et la
demande Dc, des consommateurs. L’offre des détaillants se construit à partir de
l’offre des producteurs, égale à la somme « horizontale » de leurs coûts marginaux
(cf. chapitre 5), augmentée des coûts propres des détaillants (transport et stockage).
De la même manière, la demande des détaillants sur les marchés de gros se construit à
Figure 12.1 La distribution
partir de celle des consommateurs sur les
marchés de détail.
MARCHÉ DE GROS
M A R C H É D E D É TA I L
Il résulte de cette distinction que pour un
E
E
U
U
même produit, la formation de son prix sur
R
R
O
O
S
S
les marchés de détail ne se fait pas nécessaireOd
ment de la même manière que sur les marchés
Op
Op
de gros : chaque stade intermédiaire (et il peut
pd
y en avoir plus de deux) est susceptible de
présenter des structures propres (concurrenpg
Dc
Dc
tielles, oligopolistiques ou monopolistiques),
des rationnements propres, voire des barrières
Dd
à l’entrée différentes.
q
q
qe
qe
0
0
L’ensemble des marchés successifs d’un
même bien constitue ce que l’on appelle
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
235
habituellement le secteur de la « distribution » de ce bien. Au sein de celle-ci, une
partie importante des activités de stockage s’explique par la connaissance incertaine
qu’ont les distributeurs du niveau de la demande finale. Selon que leurs prévisions
se réalisent ou pas, il y aura stockage ou déstockage (avec à la limite la « rupture de
stock », situation de rationnement des acheteurs clients de la firme). On voit ainsi
que les stocks permettent d’atténuer ou réduire les rationnements ; en fait, ils
contribuent à une meilleure adéquation de l’offre à la demande.
Par ailleurs d’autres activités de stockage sont motivées par des objectifs de
spéculation : celle-ci consiste à acheter ou vendre un bien dans l’intention exclusive
de faire l’opération inverse après quelque temps, en vue de bénéficier de la variation
du prix susceptible de survenir pendant cette période. Bien des économistes
défendent la thèse que la spéculation atténue, quant à elle, les fluctuations de prix ;
mais cette thèse est controversée : quoique fondée sur une application stricte de la
loi de l’offre et de la demande, son degré de vérification varie très fort d’un marché
à l’autre.
b Les biens non stockables ou « services »
Les biens non stockables, aussi appelés services, ont pour caractéristique que la
capacité de production (c’est-à-dire le producteur lui-même, et ses inputs) doit
être disponible au moment même où la demande se manifeste.
Si cette condition n’est pas remplie, il y a automatiquement rationnement des
demandeurs. Graphiquement, cela signifie que la demande des consommateurs
rencontre directement la courbe d’offre des producteurs (elle-même égale à leur
coût marginal) sans l’intermédiaire de distributeurs ou détaillants.
Lorsqu’il y a rationnement des demandeurs par indisponibilité d’une capacité
suffisante, le rationnement prend diverses formes, selon le type d’industrie en
cause : le cas extrême est celui de la coupure du service (électricité), mais des cas
intermédiaires sont par exemple l’encombrement (réseau téléphonique) et les files
d’attente (service au guichet dans une banque). Le rationnement se traduit ici par
une dégradation de la qualité du service.
D’autre part, il y a rationnement des offreurs si, pour le niveau auquel la demande
s’exprime, la capacité est excédentaire. Ainsi par exemple, dans le cas d’un salon de
coiffure installé avec dix fauteuils et un personnel en nombre suffisant pour servir
dix clients à la fois, s’il n’y a jamais que six clients en même temps dans le salon.
« Surcapacité » et rationnement de l’offreur sont ici synonymes.
En cas de rationnement d’un côté ou de l’autre du marché, les variations de prix
(du type de celles étudiées plus haut) sont fréquemment employées comme moyens
de le réduire : tarifs de jour plus élevés que ceux de nuit en électricité et au téléphone ; loyers plus élevés « en saison » que « hors saison » pour les locations de
villas de vacances, pour les transports ou pour les spectacles, etc. Ces cas illustrent
particulièrement bien en quoi les variations du prix d’un bien ou service (qui par
ailleurs reste le même) peuvent avoir pour rôle de remédier aux rationnements.
12.2
236
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
§2 Biens durables et non durables
a Les biens non durables
12.3
Les biens non durables sont caractérisés par le fait que l’activité de leur consommation entraîne immédiatement leur disparition, ou leur transformation en biens
distincts.
Pour les biens de ce type qui sont nécessaires à l’existence, cette caractéristique
implique que les achats se répètent dans le temps ; ils sont donc fréquents. De ce
fait, l’information des consommateurs sur la nature et la qualité des produits est
acquise par eux quasi automatiquement, grâce aux essais successifs (par exemple :
biens alimentaires). La condition d’information parfaite de la concurrence tend
donc à se réaliser, non pas dans l’instantané mais par un processus d’apprentissage
au fil du temps.
b Les biens durables
12.4
Les biens durables sont caractérisés par le fait que leur consommation, qui est
surtout une « utilisation », n’entraîne pas immédiatement leur disparition.
Le plus souvent, ils se détériorent néanmoins, soit sous l’effet de l’usure (perte de
leurs propriétés physiques d’origine) ou de l’obsolescence (désuétude technique
due au fait que le progrès amène sur le marché de nouveaux produits remplissant
le même rôle — c’est-à-dire satisfaisant le même besoin — mais de manière plus
efficace).
Du fait de leur durabilité, ces biens font l’objet d’achats qui sont moins répétitifs
et fréquents que les biens non durables ; de ce fait, les consommateurs sont moins
bien informés — par leurs achats — sur les mérites et qualités des diverses marques
concurrentes : ils ont donc besoin d’autres sources d’information que celle de leur
propre utilisation, et cela explique en partie l’importance de la publicité pour
certains biens de ce type (appareils électroménagers, voitures…), ainsi d’ailleurs
que l’activité des associations de consommateurs.
D’autre part, la durabilité de ces biens entraîne aussi le développement des
marchés d’occasion. Les relations qui existent entre marché du neuf et marchés de
l’occasion peuvent être analysées formellement en distinguant plusieurs graphiques
d’offre et de demande, parmi lesquels le premier représente le marché du neuf, et
les autres représentent les occasions en fonction de leur âge ; et en considérant que,
du côté des demandes, le degré de vétusté joue un rôle semblable à celui de la
différenciation des produits. Du côté des offres, si celle du marché du neuf
est déterminée par les coûts de production, celles des marchés d’occasion sont
déterminées par les quantités produites antérieurement, et le désir des propriétaires
de se défaire de leur bien.
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
237
Section 12.2
Les marchés du travail
§1 Formes et implications de l’hétérogénéité du travail
a Autant de marchés que de professions
Davantage que le capital physique ou financier, le travail est par nature un bien
très hétérogène, dans la mesure où l’on doit tenir compte de la multitude des
activités, et de la variété des aptitudes et des compétences individuelles. Pour chaque
type de travail, il faut donc considérer un marché distinct : celui des maçons, celui
des comptables, des informaticiens, des infirmières, des avocats, etc.
b La mesure du travail
À cette hétérogénéité entre les types de travail s’ajoute celle des méthodes par
lesquelles on mesure les quantités de travail. Souvent on mesure celles-ci en
nombre d’heures (ou de jours, ou de mois) prestées ; c’est ce que nous avons fait
au chapitre 7. Mais souvent aussi on les mesure en unités d’output obtenus (nombre
de pièces par unité de temps). Cette différence a une implication quant à la forme
de la rémunération : salaire horaire (journalier, mensuel,…) dans le premier cas,
salaire à la pièce, au pourcentage ou « forfaitaire » (devis) dans le deuxième cas.
Notons que la forme de rémunération choisie implique le report de l’incertitude,
quant à l’effort nécessaire et au résultat du travail, sur le travailleur lui-même dans
le deuxième cas, et sur l’entreprise ou l’employeur dans le premier cas.
c
Travail indépendant et travail dépendant
Enfin, on retrouve une considérable hétérogénéité au niveau du statut des travailleurs. On distingue généralement (1) le travailleur indépendant qui, travaillant
pour lui-même, doit être vu comme étant simultanément offreur et demandeur
de travail ; sa rémunération est en fait assurée par le prix auquel il vend son output ;
et (2) le travailleur dépendant, ou salarié, qui, lié par un contrat à un demandeur
de travail, voit sa rémunération fixée à l’avance, sur base de la valeur de son output
(sa productivité marginale en valeur) telle qu’elle est présumée par l’employeur.
§2 La formation des salaires du travailleur dépendant
a Selon la loi de l’offre et de la demande, en concurrence
Dans chaque profession, le salaire sur le marché résulte de la rencontre entre l’offre
totale de travail, composée de la somme des offres individuelles des travailleurs
(chapitre 7), et la demande totale de travail, semblablement composée des
demandes individuelles provenant des employeurs (chapitre 5).
238
PARTIE I
Si elle est « parfaite », la concurrence entre
travailleurs d’une part et employeurs d’autre
part tendra à déterminer un équilibre classique
O
tel que E sur la figure 12.2, auquel correspondent une quantité qe de travail employé et un
salaire se , uniforme pour tous les travailleurs
de cette profession. Un excédent de maind’œuvre demandée ferait hausser tout salaire
inférieur à se et inversement, si le salaire était
supérieur à se , un excédent de main-d’œuvre
offerte le ferait baisser.
D
Il est essentiel de noter que l’équilibre
de marché ainsi décrit est défini pour une
q
qe
profession donnée. Le facteur travail n’étant pas
homogène, il faut considérer que les divers
types de travail sont offerts et demandés sur
des marchés distincts, correspondant aux diverses professions. Il en résulte que les
salaires d’équilibre sur ces divers marchés, donc dans les diverses professions,
peuvent parfaitement être différents les uns des autres. C’est ainsi que l’on explique,
dans le cadre concurrentiel, les différences de salaires interprofessionnelles. Dans
les métiers ardus ou ennuyeux, la courbe d’offre collective est située plus à gauche,
et est probablement plus inélastique au salaire, que dans les métiers agréables et
sans risques. Les salaires d’équilibre qui en résultent dépendent cependant aussi de
la position de la courbe de demande.
S’ils sont distincts, les divers marchés du travail ne sont cependant pas sans
relations entre eux, notamment du côté de l’offre. Un ouvrier manœuvre par
exemple peut, moyennant un certain délai de formation professionnelle, devenir
un maçon qualifié : il passe ainsi d’un marché à un autre. En fait, l’inégalité des
salaires entre professions a pour effet d’amener les individus à chercher à travailler
là où ils sont le plus recherchés.
Dès lors, l’élasticité de l’offre de travail d’un type donné est influencée par la
rapidité et la facilité de cette mobilité interprofessionnelle ; et cette élasticité — ou
inélasticité — a des effets sur le niveau du salaire d’équilibre. Ainsi, par exemple, si
la rareté actuelle des ingénieurs électroniciens fait qu’ils jouissent d’une rémunération supérieure aux abondants ingénieurs chimistes, c’est notamment parce qu’il
faut un long délai avant que de nouveaux électroniciens soient formés — qu’il
s’agisse d’étudiants ou d’ingénieurs ayant acquis une autre spécialité mais cherchant
à se reconvertir. Durant la période intermédiaire, l’offre restera inélastique et ne
pourra se déplacer ; dans la mesure où la demande, elle, s’accroît (i.e. se déplace
vers la droite), ces heureux « facteurs rares » jouiront de gains particulièrement
élevés, notamment supérieurs à ce qu’ils pourraient gagner dans n’importe
quel emploi alternatif (cette dernière différence est de la nature d’une « rente
économique », concept défini à la section suivante). Cette situation privilégiée peut
durer aussi longtemps qu’il s’agit d’un travail supposant des qualités « qui ne sont
pas données à tout le monde ». Il en va ainsi de Zidane ou de Julia Roberts !
Comme tous les marchés, les marchés du travail nécessitent une grande flexibilité
de leurs différentes composantes pour permettre le fonctionnement du mécanisme
de la concurrence. Sur les marchés de pointe (par exemple celui du personnel
Figure 12.2 Équilibre dans une profession
s
se
0
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
T
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
239
informatique), le déplacement rapide vers la droite de la demande de travail au
cours des vingt dernières années, a suscité des rationnements des demandeurs de
travail (c’est-à-dire des entreprises désirant embaucher), qui se sont le plus souvent
résolus par des hausses de salaires.
Cet exemple n’est cependant pas généralisable. En effet, les marchés du travail
présentent la particularité notable d’une asymétrie dans la flexibilité du salaire : on
a constaté depuis longtemps une rigidité des salaires à la baisse de sorte que, en cas
de rationnement des offreurs de travail (c’est-à-dire des travailleurs), il est rare
que les salaires baissent. Les raisons qui expliquent la non flexibilité à la baisse des
salaires sont bien compréhensibles : les salaires constituant le plus souvent le seul
élément de revenu des travailleurs, ceux-ci cherchent naturellement à empêcher
que le fait de n’être pas employés, pour quelques-uns, n’entraîne une baisse de
revenu pour tous. C’est pour obtenir cela, notamment, que les travailleurs
cherchent à se regrouper en syndicats. On peut donc voir ceux-ci comme une
cartellisation, ou monopolisation, de l’offre de travail.
b Selon les négociations collectives, en monopole bilatéral
Étant donné le fait syndical, des mécanismes particuliers de détermination des
salaires se sont institués sur les marchés du travail, qui sont différents de celui de la
concurrence parfaite. L’élément fondamental de cette organisation est constitué
par le regroupement des offreurs de travail en syndicats ; à ces groupements ont
répondu des regroupements des demandeurs de travail (les entreprises), sous des
dénominations du type « fédérations », dans les divers secteurs de l’industrie. À la
monopolisation de l’offre répond ainsi une « monopsonisation » de la demande,
et, dans beaucoup de secteurs professionnels, on trouve donc que le marché du
travail a la structure d’un « monopole » (voir supra, chapitre 9 : les structures de
marché). Les délégués des syndicats et des fédérations patronales se rencontrent
alors régulièrement, et officiellement, en « commissions paritaires » pour y négocier
le niveau des salaires. Dans ces commissions, un fonctionnaire de l’État est présent,
mais essentiellement à titre d’arbitre. Les accords réalisés sont appelés « conventions
collectives ».
Pour saisir le processus de formation des salaires dans ce contexte, envisageons
le cas d’une industrie particulière, et demandons-nous comment le syndicat pourrait provoquer une hausse des salaires à partir d’une situation donnée d’équilibre.
Soit le salaire d’équilibre se et un niveau d’emploi qe dans l’industrie (figure 12.3).
(1) Le syndicat peut tout d’abord, au moyen de son « pouvoir de négociation »,
imposer aux employeurs un salaire s1 supérieur au niveau d’équilibre : il en
résulte évidemment un sous-emploi de AB car, pour ce salaire, une quantité q1′
de travailleurs est offerte, alors que la quantité demandée n’est que q1. Pour que
cette politique soit acceptée par les membres du syndicat, il faut cependant que
celui-ci s’assure de ce que des allocations de chômage au moins égales à se soient
payées par l’État : sans quoi les travailleurs préféreront déserter le syndicat et se
faire employer au salaire d’équilibre.
(2) Le syndicat peut s’efforcer ensuite d’obtenir une hausse du salaire d’équilibre
sans provoquer le sous-emploi décrit ci-dessus : il suffit qu’il parvienne à provoquer un déplacement vers la gauche de l’offre globale de travail, c’est-à-dire une
240
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
Figures 12.3, 12.4 et 12.5 Actions visant à la hausse des salaires
s
s1
OT
A
OT2
OT1
s
OT
B
s’e
E
se
s
se
E’
s’e
E
se
E’
E
DT2
DT
0
q1
qe
q’1
qT
DT
0
q’e qe
qT
DT1
0
qe q’e
qT
réduction de celle-ci (figure 12.4). Au nouvel équilibre E′, le salaire est plus
élevé (se′), la quantité employée étant moindre (qe′).
S’il n’y a plus sous-emploi au nouvel équilibre, c’est parce qu’un certain
nombre de travailleurs potentiels ont retiré une partie ou la totalité de leur offre.
Les syndicats obtiendront ce résultat en agissant pour modifier certains points
de la législation sociale : réduction du nombre légal des heures ouvrées (la
journée des huit heures jadis, demain peut-être la semaine de trente heures),
abaissement de l’âge de la pension, allongement de la période de scolarité
obligatoire ou d’apprentissage, imposition de conditions difficiles pour l’accès à
la profession, encouragements à l’émigration et limitations à l’immigration, etc.
(3) Enfin, l’action syndicale peut induire un accroissement de la demande de
travail et donc déplacer la courbe vers la droite (figure 12.5).
Cette demande est en effet fonction de la demande pour le produit : si, par des
mesures protectionnistes ou de promotion, on accroît la demande pour le produit,
la quantité de travailleurs employés croîtra également. En outre, la demande pour
le facteur dépend aussi de sa productivité marginale physique. Une amélioration
de cette productivité, par exemple grâce à des cours du soir ou encore favorisant
l’adoption par les entreprises de nouvelles techniques de production, tendra à
provoquer une augmentation de l’emploi et du salaire.
Pour conclure, indiquons que les salaires peuvent aussi faire l’objet d’interventions des autorités publiques. Qu’il s’agisse d’une situation caractérisant
l’après-guerre (cas de la France après 1945) ou de l’expression d’une politique des
salaires en vue d’assurer le plein emploi, les gouvernements ont souvent limité les
possibilités de négociation entre employeurs et travailleurs1.
1
En Belgique, les salaires sont fixés, on l’a dit, par des « conventions collectives » conclues entre représentants
des employeurs et des travailleurs, dans le cadre de « commissions paritaires » instituées pour chaque branche de
l’industrie. Les parties s’engagent à faire respecter les dispositions de ces conventions dans l’établissement des
contrats de travail individuels. Une disposition fréquente est le rattachement des salaires aux fluctuations d’un
indice des prix (pour une définition de cette expression, cf. chapitre 19, section 19.2, §5), ce qui assure une liaison
du salaire à l’évolution du coût de la vie. Récemment, l’État est intervenu sur ce point, imposant par voie légale
une suspension de l’application de cette disposition ; le gouvernement était en effet persuadé de ce que le niveau
déjà élevé des salaires dans le pays pesait d’un poids tel dans les coûts des industries d’exportation qu’ils mettaient
en danger la compétitivité de celles-ci sur les marchés internationaux.
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
241
§3 Fondements microéconomiques
de la sécurité sociale obligatoire
Non seulement le niveau du salaire, mais aussi sa forme se sont modifiées à la suite
des interventions des groupements d’employeurs, de travailleurs, et des pouvoirs
publics.
Il faut en effet distinguer le salaire direct, qui est le revenu du travail directement
versé au travailleur, et les divers types de salaire indirect (ou « différé ») formé des
cotisations que les employeurs versent à des organismes de compensation : ceux-ci
transfèrent à leur tour des indemnités aux salariés, lorsque surviennent les
circonstances prévues pour leur versement.
L’ensemble des cotisations versées par les employeurs est généralement centralisé
auprès d’un organisme unique. S’y ajoutent les retenues sur les salaires qui viennent compléter la cotisation à l’organisme. Parmi les indemnités qui sont ensuite
distribuées, on distingue, selon les pays, jusqu’à cinq catégories : (1) les allocations
familiales, (2) les allocations de chômage, (3) les remboursements de frais médicaux
et pharmaceutiques, (4) les pensions de vieillesse (retraites), et (5) les pécules de
vacances.
L’explication économique de l’existence de ce système nous paraît devoir
comporter au moins les deux arguments suivants.
D’une part, le système de sécurité sociale, source des salaires indirects, a dû
être le plus souvent imposé légalement afin d’éviter que les employeurs qui n’y
participaient pas jouissent d’avantages sur le plan de leurs coûts et donc sur le plan
de la concurrence. Cela signifie que le législateur, sous la pression syndicale, a
pris conscience de ce que le « libre jeu de la concurrence » entre producteurs était
incapable de garantir une protection sociale satisfaisante.
D’autre part, dans un système de sécurité sociale obligatoire, une partie importante du revenu salarial est soustraite aux libres décisions d’allocation de celui-ci
par le consommateur aux usages qu’il pourrait souhaiter, et est autoritairement
affectée. Ceci peut être interprété comme une croyance du législateur dans
l’incapacité des individus à prélever eux-mêmes sur leurs revenus, les provisions
nécessaires pour faire face aux aléas de l’existence.
§4 La notion de plein emploi (aspect microéconomique)
C’est sans doute dans le cas des marchés du travail que le concept d’équilibre avec
rationnement trouve toute son importance. D’ailleurs, lorsque le rationnement
affecte les offreurs de travail, c’est-à-dire les travailleurs, il porte même un nom
particulier, à savoir le chômage.
Le chômage est un des « maux » économiques les plus graves des économies de
marché. Phénomène récurrent depuis la révolution industrielle, il semblait avoir
été maîtrisé durant la longue période de croissance économique qui a suivi la
deuxième guerre mondiale, et surtout depuis 1960. Mais la grande crise de l’emploi
qui affecte depuis 1975 beaucoup de pays occidentaux — mais plus spécialement
l’Europe occidentale — a fait ressurgir le problème, avec une ampleur totalement
242
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
imprévue. La durée de cette crise de l’emploi prouve combien ce phénomène peut
constituer une composante « structurelle » des économies de marché, c’est-à-dire
être une situation que les forces du marché ne résorbent pas spontanément. Les
piètres résultats des politiques publiques en la matière prouvent, quant à eux, que
le phénomène est peu ou mal maîtrisé. Dans ce paragraphe, nous essaierons de le
cerner, en nous servant des instruments d’analyse microéconomique dont nous
disposons à ce stade. Au chapitre 22, cette question importante sera reprise au
plan macroéconomique.
Si le chômage peut se définir comme une situation des marchés du travail dans
laquelle il y a équilibre avec rationnement des offreurs, il faut aussi mettre cette
définition en rapport avec la notion de « plein emploi », qui, dans le langage courant,
est censée décrire les situations d’absence de chômage.
Le « plein emploi » n’est cependant pas une notion facile à définir, et elle est
souvent mal comprise. La difficulté provient du fait que pour un travailleur, être
employé comporte à la fois un aspect subjectif : le désir de travailler (ou, dans les
termes de la section 7.1, celui d’obtenir un revenu en consacrant son temps à une
activité qui en procure, plutôt qu’à une activité qui n’en procure pas, c’est-à-dire
le « loisir »), et un aspect objectif : la possibilité de trouver du travail, c’est-à-dire
un employeur (ou demandeur de travail, prêt à payer un salaire pour le temps de
travail presté).
Si l’on a compris ces deux aspects, le « plein » emploi dans une profession se définit
comme :
12.5
la situation du marché du travail de cette profession dans laquelle tous ceux qui
désirent, au salaire en vigueur, travailler un certain nombre d’heures, trouvent
effectivement un demandeur pour les heures qu’ils veulent prester.
L’élément le plus important dans cette définition est constitué par les mots « au
salaire en vigueur » : en effet, cette précision permet de tenir compte (via les
équilibres individuels des travailleurs étudiés au chapitre 7) de l’élément subjectif
dont question ci-dessus, à savoir : combien d’heures par jour2 les travailleurs
choisissent-ils (subjectivement) de travailler, vu le salaire qu’on leur offre ?
Il ne faut surtout pas confondre le concept de plein emploi, ainsi défini rigoureusement, avec une vague idée qui suggérerait que « tout le monde est au travail »
(sous entendu, à n’importe quelles conditions) : car cela reviendrait à supprimer
l’élément subjectif dont nous voulons explicitement tenir compte dans les décisions
du travailleur.
De la définition ci-dessus découle la proposition suivante :
12.1
(a) si le marché du travail, dans une certaine profession, est en équilibre classique,
il y a plein emploi dans cette profession (figure 12.6A) ;
(b) s’il y a équilibre avec rationnement des demandeurs de travail, il y a aussi
plein emploi dans cette profession (figure 12.6B) ;
(c) si l’équilibre qui prévaut sur le marché du travail, dans une profession, est un
équilibre avec rationnement des offreurs de travail, alors il y a sous-emploi (ou
chômage) dans cette profession (figure 12.6C).
2
Ou de jours par mois, ou par an, selon les périodes sur lesquelles on raisonne.
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
243
Figures 12.6 Plein emploi versus chômage dans une profession
s
s
OT
s
OT
OT
se
se
DT
0
qT (se )
qT
se
0
DT
qT (se )
qT
chômage
0
qT (se )
Le chômage est ainsi mis explicitement en rapport avec une conception du plein
emploi qui repose sur l’application au marché du travail des types d’équilibre d’un
marché identifiés au chapitre 9.
Il faut insister sur le fait que l’élément subjectif du désir de travailler étant pris en
compte dans la position et la forme de la courbe d’offre du travail, le chômage qui
prévaut dans le cas (c) doit être considéré comme involontaire : au salaire se, une
quantité totale OA de travail est offerte volontairement sur la base des équilibres
individuels que ce salaire induit ; mais c’est la position (trop à gauche) de la courbe
de demande des employeurs qui empêche que la réponse à cette offre soit complète.
Notons encore la distinction utile entre chômage « frictionnel » et « structurel » ;
le premier type de chômage est celui que l’on observe lorsque se réalisent des
phénomènes de reconversion professionnelle d’un métier à l’autre, comme on en
a évoqué plus haut. Mais des reconversions se produisent pratiquement en permanence dans l’économie ; ce type de chômage peut donc exister même lorsque tous
les marchés du travail sont en « plein emploi » au sens de notre définition ci-dessus.
Le chômage structurel est, en revanche, celui qui est dû au fonctionnement même
des marchés du travail, c’est-à-dire donc à la présence sur ceux-ci d’équilibres avec
rationnement des offreurs (figure 12.6C).
Section 12.3
Les marchés des capitaux
§1 Marché des capitaux et marché des titres
L’argumentation du chapitre 8 a permis de construire la courbe d’offre d’épargne
individuelle d’un ménage, d’une part, et la courbe de demande de capital financier
d’une entreprise, d’autre part. Sur le marché des capitaux, la somme « horizontale »
des unes et des autres donne les courbes respectives d’offre et de demande collectives
DT
qT
244
PARTIE I
Figures 12.7 et 12.8 Marchés financiers
MARCHÉ DES CAPITAUX
%
Offre
d’épargne
MARCHÉ DES TITRES
COURS
cours
d’équilibre
ie
Offre
de titres
E
Demande
de titres
Demande
de capitaux
0
Kfe
Kf
0
titres
échangés
NOMBRE
DE TITRES
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
de capitaux, épargnés par les uns, et demandés
par les autres pour être investis. Le taux
d’intérêt joue sur ce marché le rôle d’un prix
(figure 12.7).
Cette image représente bien les mouvements
financiers par lesquels se rencontrent l’épargne et l’investissement ; mais elle ne donne
qu’une vue partielle des transactions qui ont
lieu sur les marchés des capitaux. On se rappelle en effet que ces derniers sont représentés
par des titres (obligations, actions). Or ces
derniers se vendent et s’achètent sur un marché appelé la bourse des valeurs, et à un prix
qu’on nomme le cours de l’obligation ou de
l’action. Celui-ci résulte de la rencontre entre
l’offre et la demande de titres (figure 12.8).
§2 La bourse des valeurs et sa signification économique
Il n’y a pas qu’un seul marché des titres : comme plusieurs sortes de titres sont en
circulation, possédant chacune des caractéristiques propres, des transactions
distinctes s’opèrent pour chacune d’elles, tout comme sur le marché des fruits il y
a des transactions distinctes pour les poires et les pommes. Il y a ainsi à la bourse,
non seulement des marchés distincts pour les obligations et les actions, mais en
fait autant de marchés distincts qu’il y a de firmes représentées par des titres
boursiers : chaque industrie a en effet des caractéristiques propres quant à ses
perspectives d’avenir et ses chances de développement, et chaque firme est différente
quant aux caractéristiques de sa gestion et de ses chances de profit.
Les cotations boursières quotidiennes de chaque titre en circulation reflètent
dès lors les conditions d’offre et de demande de celui-ci, conditions qui sont
susceptibles de varier d’un jour à l’autre.
Quelle relation y a-t-il entre les deux aspects qu’on vient de décrire du marché
des capitaux ? Notons tout d’abord que toutes les transactions boursières sur les
titres ne constituent pas des apports nouveaux de capital aux entreprises. Il y a lieu
en effet de distinguer très nettement les transactions portant sur des titres
nouvellement émis par les demandeurs de capitaux — transactions appelées
souscriptions —, de celles qui portent sur des titres déjà en circulation. Les premières
constituent le « marché primaire », tandis que pour les secondes, on parle de
« marché secondaire ».
Seules les transactions du marché primaire apportent du capital nouveau aux
entreprises, car les demandeurs de fonds sont ici les entreprises émettrices de titres,
et les sommes récoltées leur parviennent directement. Dans le cas du marché
secondaire au contraire, les fonds apportés par les acheteurs de titres passent simplement aux mains des vendeurs de ces mêmes titres, l’entreprise dont les titres
changent ainsi de mains n’en étant pas directement affectée (et le plus souvent pas
même informée). Au moment où ils ont été émis, l’entreprise a reçu les sommes
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
245
que ces titres représentent, et les transactions subséquentes sur ces titres ne sont
que de simples transferts, entre détenteurs de fonds d’une part qui cherchent à les
placer, et détenteurs de titres d’autre part qui cherchent à les transformer en
liquidités monétaires. Si elle se limitait à ce type d’opérations, la bourse ne serait
qu’un marché de titres, et non un marché du capital. En revanche, les souscriptions
nouvelles qui s’y traitent au marché primaire constituent à proprement parler le
volet financier de la formation de capital dans l’économie — avec, bien sûr,
l’autofinancement 3.
Les niveaux successifs des cours des titres, résultant du jeu quotidien de la loi de
l’offre et de la demande (les marchés boursiers sont l’exemple-type des marchés
« organisés », au sens de notre distinction du chapitre 10) reflètent à la fois les
dispositions des agents économiques à placer leur épargne sous forme financière
(plutôt qu’immobilière ou autre) — et ceci détermine l’ampleur globale de leur
offre (c’est-à-dire de leur demande de titres) —, mais aussi leurs anticipations
quant au comportement et aux succès futurs des firmes émettrices — et ceci détermine le fait que la demande de titres s’oriente vers ceux de telle ou telle entreprise.
Ainsi, le cours d’une obligation est influencé par les opinions qui circulent sur la
capacité de l’entreprise de rembourser à l’échéance le capital emprunté (le cours
s’effondre en cas de crainte à cet égard, car tous les détenteurs offrent le titre, et
bien peu d’acheteurs se présentent pour les reprendre).
Dans le cas d’une action, son cours est déterminé par les opinions quant aux
dividendes qu’elles permettront d’obtenir dans l’avenir, c’est-à-dire quant aux
profits comptables futurs de l’entreprise qui l’a émise. Comme on le sait, ces
opinions sont souvent fluctuantes. Il en résulte une grande volatilité du cours dans
le temps, et une quasi impossibilité de prévoir le cours boursier des actions d’une
firme individuelle, certains auteurs allant même jusqu’à l’assimiler à un phénomène aléatoire. La prévision n’est toutefois pas toujours impossible, notamment à
court terme, et en particulier lorsqu’on dispose d’informations privilégiées sur des
initiatives ou résultats importants de l’entreprise.
Section 12.4
Les marchés des ressources naturelles
et la notion de rente
§1 Prix d’équilibre et rente économique
En confrontant dans un même graphique l’offre d’une ressource naturelle,
telle que nous l’avons construite à la section 6.2, avec la demande collective pour
3
Les souscriptions qui s’effectuent en bourse ne sont pas le seul moyen pour l’entreprise de faire appel au
marché des capitaux. Rappelons-nous le rôle des entreprises financières (appelées parfois aussi prêteurs institutionnels) évoquées au § 5 de la section 8.2 : l’entreprise peut parfaitement préférer s’adresser directement à l’une
de celles-ci et négocier un emprunt obligataire ou une prise de participation sous forme de remise d’un paquet
d’actions. Les transactions de ce type ne sont pas « publiques », au contraire des souscriptions en bourse, mais
font néanmoins partie du marché des capitaux.
246
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
celle-ci, l’intersection des deux « courbes »
détermine le prix d’équilibre classique de cette
ressource (figure 12.9).
Ce prix porte le nom de « rente » (on dit
O
parfois « rente économique », pour éviter la
confusion avec d’autres sens donnés à ce terme
dans le langage courant). Nous expliquerons
plus bas cette dénomination, après avoir
examiné deux aspects des déplacements de
cet équilibre.
Les déplacements de l’équilibre peuvent être
dus à deux types de forces : soit des modifiD
cations de la demande, soit des modifications
de l’offre. Considérons d’abord le point de vue
q
qo
de la demande. Dans la mesure où la ressource
naturelle constitue un facteur de production,
sa demande est déterminée par la productivité
marginale en valeur de ce dernier. S’il y a modification de cette productivité
marginale, la courbe de demande se déplace. Il en est de même dans l’hypothèse
d’un changement de prix du produit que la ressource naturelle permet de réaliser :
une hausse du prix du pain induit une hausse du prix des terres à blé.
Ce caractère « dérivé » de la demande du facteur est particulièrement important
dans le cas des ressources naturelles. Si l’offre de la ressource naturelle est complètement inélastique et si son usage est unique (totalement spécialisé), le prix de
cette ressource naturelle variera avec le prix du bien qu’elle permet de réaliser. Si le
prix de la terre à blé est élevé, c’est parce que le prix du blé est lui-même élevé ; mais
il n’est pas vrai de dire que le prix du blé est élevé parce que celui des terres à blé est
élevé4.
Venons-en au point de vue de l’offre. Dans l’optique du pur « don de la nature »,
l’offre totale de la ressource naturelle est d’un montant donné et inaltérable. Un
déplacement de l’équilibre ne peut donc être dû à des changements de l’offre que
dans les cas d’une modification des conditions naturelles (éruption volcanique,
engloutissement de l’Atlantide, disparition des plages du Zoute,…). Au contraire
du cas des biens « produits » étudié au chapitre 5, les déplacements de l’offre dont
nous traitons ici ne sont donc nullement déterminés par des coûts de production
et, en conséquence, le prix de la ressource ne dépend pas non plus de tels coûts.
Ce sont ces deux particularités de la demande et de l’offre qui expliquent la
dénomination de rente appliquée au prix des ressources naturelles :
Figure 12.9 La rente économique
p
pe
0
• d’une part, c’est la valeur des produits qu’elles permettent de réaliser (et donc
l’intensité de la demande pour ces produits) qui détermine le niveau de la rente ;
• d’autre part, ces prix ne reflètent pas de coûts de production (du moins s’il s’agit
de rentes « pures »).
4
Il reste néanmoins que dans l’optique individuelle du marchand de blé, le prix de son blé dépendra du prix
des terres à blé !
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
Ce concept s’applique parfaitement à la
terre ; alors que les coûts de production
d’un terrain en bord de mer et ceux d’une
rocaille désertique dans la montagne sont
identiquement nuls, leur valeur est différente ;
la raison en est que celle-ci est entièrement
déterminée par l’intensité de la demande pour
chacun de ces biens. Dans l’exemple des
figures 12.10A et B, la demande de rocailles
est si faible par rapport aux quantités disponibles que le prix (et donc la valeur de ce type
de terre) est zéro ; pour les terrains du littoral,
au contraire, l’intensité de la demande par
rapport aux disponibilités est telle qu’elle
donne naissance à un prix d’équilibre positif,
c’est-à-dire à une rente5.
247
Figures 12.10 Demande et niveau de la rente
ROCAILLES
TERRAINS AU LITTORAL
p
p
D
D
O
O
E
pe
E
0
qa qo
q
qo
0
(a)
§2 Généralisation de la notion de rente
Le fait de la rente n’est pas essentiellement lié au caractère « naturel » du facteur en
cause ; il tient plutôt au caractère non reproductible de celui-ci, et à la manière
dont la demande détermine exclusivement son niveau. Aussi, la notion peut-elle
s’appliquer à d’autres facteurs de production, comme par exemple au facteur
travail.
On a évoqué déjà précédemment cette extension : la rémunération des « Rolling
Stones », par exemple, est en bonne partie l’expression d’une rente. En effet, l’offre
de leur talent inimitable (du moins aux yeux de leurs fans) est parfaitement
inélastique. Le « prix » de leurs services dépendra donc essentiellement de la
demande pour ceux-ci. Et lorsque leur mode sera passée, leurs cachets diminueront
inexorablement… La limite de cette baisse possible de leurs émoluments est
cependant donnée par le salaire qu’ils pourraient gagner dans un emploi alternatif,
c’est-à-dire par le coût d’opportunité de leur temps. Tout ce qu’ils gagnent en
surplus pour l’instant est une pure rente économique.
D’une façon générale, les différences d’éducation ou d’aptitudes accentuent
l’inélasticité de l’offre de certains types de travail ; elles expliquent dès lors en terme
de rente pourquoi les différences de rémunération peuvent parfois dépasser le seul
coût de cette éducation.
Un autre cas d’application est celui du prix d’un kilo de lune. Du point de vue
des coûts de « production », il a fallu engloutir 24 milliards de dollars dans le programme Apollo, entre 1960 et 1969, jusqu’à l’expérience Apollo 11 pour ramener
5
La perspective change partiellement si nous considérons que les terrains du littoral ont été « aménagés », cas
d’intervention humaine sur l’offre de la ressource dont nous avons évoqué d’autres exemples au chapitre 6. Le
prix du terrain n’est alors plus une pure rente : il incorpore le coût de l’aménagement, la rente pure venant
s’ajouter à celui-ci.
(b)
q
248
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
environ 24 kg de lune (et des poussières), soit donc un milliard par kilo6. Mais un
kilo de lune vaut-il un milliard de dollars (environ un million d’euros le gramme) ?
Supposons que le gouvernement américain les mette sur le marché : si la demande
est très forte pour ces pierres extraordinaires, il se peut qu’elles se vendent à
un prix plus élevé que ce coût ; l’excédent payé sur le milliard de dollars (par
kilo) aurait la nature d’une rente pour le gouvernement. Au cas où celui-ci ne
pourrait les liquider qu’en dessous du coût, la rente serait toujours présente, mais
en valeur négative ; car ce serait encore la demande qui aurait déterminé le prix,
indépendamment du coût.
La notion de rente est donc extrêmement générale, et s’applique à de multiples
situations.
Section 12.5
Le processus concurrentiel
et le niveau des profits
§1 L’origine des profits
et leur « rabotage » par la concurrence
L’hypothèse de la maximisation des profits a dominé toutes nos analyses des
comportements productifs. La raison n’en est pas idéologique mais bien méthodologique, et ce à un double titre. D’une part en effet, cette hypothèse permet
d’identifier le comportement des producteurs quelle que soit la structure des marchés, ce qui permet ensuite d’expliquer les prix et les quantités pratiqués sur ces
derniers. D’autre part, après avoir observé à la fin du chapitre 5 que les profits
constituent un revenu pour les propriétaires des entreprises, cette hypothèse assure
une cohérence évidente entre les décisions de ces derniers comme producteurs
et comme consommateurs : comme la maximisation de leur satisfaction passe
nécessairement par la maximisation de leur revenu, cette dernière implique
pour eux la maximisation des profits auxquels leur donnent droit leurs titres de
propriété.
Postuler la maximisation du profit n’implique cependant rien, en soi, quant au
niveau de celui-ci. À l’exception des développements du chapitre 5 sur la nécessaire
rentabilité des entreprises à l’équilibre, nous n’avons rien pu dire jusqu’ici sur la
question de savoir si, sur un marché quelconque, les profits maxima sont élevés ou
faibles. C’est sur ce point que nous clôturerons ce chapitre.
Une composante essentielle de toute réponse à la question posée est le degré de
concurrence sur les marchés où opèrent les entreprises — marchés des facteurs tout
6
Si nous supposons, bien entendu, que le seul objet de l’opération était de ramener ces pierres…
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
249
autant que marchés des produits. Dans cette perspective, une thèse importante, et
à certains égards paradoxale, est défendue par certains auteurs :
le mécanisme de la concurrence a pour effet de réduire systématiquement, en
longue période, les profits que les entreprises cherchent à maximiser ; et dans le
cas limite de la concurrence parfaite, ces profits tendent vers zéro.
Que la maximisation des profits conduise finalement ceux-ci à se réduire est pour
le moins déconcertant. Le développement qui va suivre fera voir, nous l’espérons,
que le paradoxe n’est qu’apparent, et qu’il résulte en fait d’une propriété intrinsèque
du processus compétitif.
Reportons-nous d’abord à la proposition du chapitre 10 selon laquelle « l’équilibre du marché détermine le nombre de firmes dans une industrie », et aux figures
10.12 à 10.16 qui l’accompagnent. L’analyse du mécanisme de la libre entrée nous
a conduits alors à démontrer que l’équilibre de l’industrie est atteint lorsque la
firme marginale est en situation de profit nul. Notre nouvelle proposition concerne
dès lors les firmes intra-marginales, dont le profit est positif.
Dans la mesure où l’industrie produit un bien homogène, les différences de
coûts sont dues essentiellement à des différences entre facteurs de production d’une
firme à l’autre ; et plus précisément à des différences de productivité marginale
parce que certains facteurs se trouvent être plus efficaces dans certaines firmes que
dans d’autres. Par exemple, telle firme se trouve située sur un terrain particulièrement favorable, alors que telle autre, utilisant une même surface mais moins bien
située, doit compenser ce désavantage relatif par des dépenses de publicité et d’aménagement de ses voies d’accès ; ou encore, les deux firmes emploient une équipe de
contremaîtres, mais dans l’une les décisions sont meilleures, plus habiles, et plus
efficaces que celles prises par les responsables correspondants dans l’autre : d’où
certaines pertes et certains gaspillages évités ici et non là-bas. Or, si le travail des
contremaîtres dans ce type d’industrie est considéré comme un bien homogène, et
fait donc l’objet d’un seul marché, le salaire des contremaîtres est identique pour
tous, alors qu’en fait la productivité des uns est plus élevée que celle des autres.
Ce sont de telles différences qui expliquent que les courbes de coût moyen et
total soient plus basses dans certaines firmes que dans d’autres.
Cependant, si la concurrence règne dans l’industrie considérée, la situation ainsi
créée ne saurait durer indéfiniment. En effet, les détenteurs des facteurs privilégiés
finiront bien par se rendre compte de l’efficacité plus grande par laquelle ils se
différencient des autres. Dès ce moment, il leur sera possible d’exiger une rémunération plus grande que celle qui leur est allouée sur la base de leur assimilation avec
ceux qui sont moins efficaces. Leur spécificité les rend irremplaçables et, dès lors,
leur offre peut être considérée comme inélastique au prix : ils peuvent prétendre à
une rente, due à leur rareté spécifique, et faire relever ainsi la base de leur rémunération. Les entreprises qui les emploient se voient dans l’impossibilité de refuser
cette hausse, car elles risqueraient, ce faisant, de perdre les facteurs en question,
qui iraient s’offrir ailleurs — en l’occurrence chez des concurrents. Dès lors, une
fois la hausse accordée, le coût moyen de l’entreprise s’élève.
L’effet d’une telle hausse apparaît dans les courbes en grisé de la figure 12.11 : il
se traduit par une diminution du profit, à l’avantage des facteurs dont on vient de
12.2
250
PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
Figure 12.11
E
U
R
O
S
E
U
R
O
S
Cm
CM
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E
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qe
0
q
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Cm
CM
p
qe
0
q
qe
0
q
parler. En d’autres termes, le profit positif des firmes intra-marginales est transféré
aux facteurs spécifiques sous forme de rentes. Plus la concurrence est vive dans le
secteur, moins il y a de raison pour que ce phénomène s’arrête, aussi longtemps
qu’un profit est perçu par les firmes intra-marginales. À la limite — en cas de
concurrence parfaite — le résultat est celui de la figure 12.12 : toutes les firmes
voient leurs coûts relevés jusqu’au point où tout leur profit est passé en rentes
spécifiques.
Complétant les deux propositions qui terminaient le chapitre 10, nous sommes
amenés à conclure ici que :
l’équilibre final de l’industrie est celui pour lequel toutes les firmes voient leur
coût moyen et leur coût marginal s’égaliser au prix de vente du produit sur le
marché, leur production étant celle qui correspond au point minimum de leur
courbe de coût moyen.
12.3
Il est important de rappeler la réserve mentionnée au départ : le processus de
transfert des profits en rentes est un processus de longue période, qui ne se réalise
que graduellement et de manières très diverses selon les secteurs, les circonstances,
Figure 12.12
E
U
R
O
S
E
U
R
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CM
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q
0
qe
q
CHAPITRE 12
CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS
251
et les possibilités de négociation dans chaque firme. Il serait même illusoire de
croire que l’annulation des profits se réalise effectivement car entretemps
l’environnement lui-même a toutes chances d’être modifié : par exemple le prix
de vente du produit peut changer, les relations techniques sur lesquelles sont
fondées les courbes de coût peuvent se modifier à la suite de découvertes ou
d’inventions, etc. Il faut plutôt considérer l’équilibre final ici décrit comme un
« terminus ad quem » vers lequel le processus concurrentiel entre facteurs fait tendre
l’ensemble du système, sans que celui-ci ait jamais le temps d’y parvenir en raison
des modifications de l’environnement.
§2 Les autres sources du profit
Outre l’existence de facteurs dont la détention confère une rente, d’autres phénomènes peuvent
à leur tour être la source de profits au sens strict. Mais ici aussi nous allons voir que le jeu de la
concurrence tendra à les réduire en longue période.
Un premier élément est constitué par les décalages dans le temps qui provoquent des déséquilibres temporaires entre offres et demandes. Lorsque l’entreprise est confrontée à un accroissement
de la demande ou bénéficie d’une réduction de ses coûts, un profit supplémentaire apparaît
durant la période d’adaptation. Dans la mesure où semblables adaptations relèvent bien de la
courte période, ils disparaissent cependant une fois les ajustements réalisés.
Un second élément est la présence du risque et de l’incertitude. Ceux-ci mettent évidemment
en cause l’hypothèse d’information parfaite, qui équivaut à la certitude. Pour prendre en compte
cette réalité, la théorie considère que pour encourager les entrepreneurs à s’exposer à une perte
éventuelle, un gain supplémentaire suffisant pour contrebalancer la perte doit être également
possible en cas de réussite. Le profit s’interprète ici comme une rémunération de la prise de
risque.
Une troisième source possible de profit est l’innovation, qui provoque un changement soit
dans la fonction de production, soit dans le type de produit. Durant un certain temps l’entreprise
innovatrice peut exploiter sa position et jouir de profits plus élevés que ses concurrents. Mais
lorsque ceux-ci auront imité l’innovation, un état d’équilibre sans profits tendra à nouveau à
être atteint.
En conclusion, les fluctuations de l’activité économique, la présence du risque, et l’irruption
sporadique d’innovations expliquent la présence persistante de profits dans le système ; mais
cette explication reconnaît explicitement que ceux-ci sont aléatoires et temporaires, et destinés à
être éliminés eux aussi en longue période par le processus compétitif.
Dans ce contexte, on comprend mieux que les entreprises exposées à la concurrence s’efforcent
par leurs stratégies de s’assurer une position dominante sur les marchés, qui leur permette de
maintenir des taux élevés de profit même en longue période. Pour elles, le profit n’est évidemment
pas l’effet d’un hasard ou d’un déséquilibre passager ; il résulte d’actions délibérées. Cellesci sont par exemple les dépenses de recherche et de développement, l’accroissement de la
productivité par une meilleure organisation, ou encore les opérations de prospection et d’analyses
des marchés.
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PARTIE I
ANALYSE MICROÉCONOMIQUE
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