Don et sacrifice en cancérologie

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Isabelle Marin*
L
A LUTTE contre le cancer, devenue cause nationale, mobilise presque tous les acteurs de santé et consomme des ressources considérables. Les prévisions à moyen et long terme justifient ce souci : l’incidence de nombreux cancers augmente (comme celle du cancer du
sein ou du colon), celle des cancers du poumon semble stabilisée
grâce à la prévention qui commence à porter ses fruits au moins dans
certaines couches de la population.
Mais, dans la mortalité générale, la proportion de morts due au
cancer ne cesse de croître. Nous nous inquiétons donc d’un destin qui
nous promet de mourir cancéreux ou de rejoindre la cohorte attendue
et redoutée des grands vieillards1. Les progrès en matière de traitement sont certains : des protocoles bien conduits diminuent très significativement le nombre de récidives, d’autres allongent la durée de
vie des malades ou améliorent leur qualité de vie. Il n’est donc pas
question de remettre en cause ni le chantier, ni ses succès. En marge
des données scientifiques et médicales, nous cherchons ici à réfléchir
à certains aspects anthropologiques que peuvent évoquer des modes
de traitement et d’organisation. Car le cancer occupe une position
bien particulière dans notre monde et dans les représentations collectives comme, dans un autre temps, la tuberculose. Il est le symbole
même de la mort et de la souffrance, éclipsant les maladies cardiovasculaires qui pourtant le précèdent dans les statistiques de mortalité. Le « crabe », la « bête » qui ronge de l’intérieur, pousse et prolifère, renvoie à des fantasmes d’alien particulièrement terrifiants,
posant cette maladie comme paradigmatique du mal et de l’altérité de
* Auteur de Allez donc mourir ailleurs! Un médecin, l’hôpital et la mort, Paris, Buchet Chastel, 2004. Voir ses précédents articles dans Esprit : « L’agonie ne sert à rien », juin 1998 ; « Traiter l’agonie », janvier 1992 ; « La dignité humaine, un consensus ? », février 1991.
1. Et probablement des deux, car le cancer survient beaucoup plus fréquemment à mesure
que l’âge avance.
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la mort. Les institutions de lutte contre le cancer depuis des décennies sont également parallèles au système de santé proprement dit,
comme l’était en son temps le système de lutte contre la tuberculose
avec ses sanatoriums, ses dispensaires et son corps de médecins spécialistes. Les centres anticancéreux sont de puissants et riches organismes couvrant l’ensemble du territoire et disputant aux centres hospitaliers universitaires renommée et clientèle. L’Institut national du
cancer récemment créé pour piloter l’ensemble du dispositif est totalement indépendant. Certes, les techniques particulières nécessaires
au traitement du cancer (radiothérapie, curiethérapie et chimiothérapie), l’implication de presque toutes les spécialités médicales et de
multiples professionnels, associée à la pénurie des cancérologues,
expliquent la nécessité d’une organisation propre qui constitue néanmoins un signe politique et symbolique fort.
Comme pour la tuberculose, ce mode de prise en charge organise
un certain ostracisme des malades. L’exil des tuberculeux contagieux
à la montagne, dans les ghettos des sanatoriums, est remplacé par
l’isolement social des cancéreux marqués physiquement par les chimiothérapies (par leur teint, leur calvitie et leur amaigrissement), isolement mal combattu par de récentes campagnes publicitaires. Plutôt
mal reçus aux urgences des hôpitaux, renvoyés des cabinets libéraux
vers l’hôpital, ils fréquentent des hôpitaux de jour qui leur sont réservés pour subir ou bénéficier de la chimiothérapie, sont hospitalisés
dans des services spécifiques de cancérologie et sont ensuite pris en
charge par les réseaux de cancérologie et de soins palliatifs pour finir
leurs jours dans les unités de soins palliatifs2.
Pourquoi des traitements systématiques ?
Si les dépenses de santé sont souvent stigmatisées, il n’est que
rarement fait mention du prix exorbitant des traitements du cancer
(chimiothérapie, monoclonaux et cothérapeutiques3) même si leur
efficience est assez médiocre. À titre d’exemple, en 2001, l’augmentation annuelle des dépenses en médicaments de l’institut Curie, cor2. L’ensemble du dispositif de soins palliatifs a été initialement mis en place pour les
malades de cancérologie, puis développé lors de la survenue de l’épidémie de sida. Il est
actuellement consacré de façon très majoritaire aux malades cancéreux : les unités de soins palliatifs, services d’hospitalisation classiques, sont occupées par 80 à 90 % de malades cancéreux. On retrouve la même proportion de cancéreux dans les réseaux de soins palliatifs qui
coordonnent les professionnels de ville ; tant dans notre société le cancer est associé à la mort à
venir.
3. De plus en plus fréquemment, les traitements classiques de chimiothérapie sont associés
à des médicaments protecteurs qui permettent une meilleure tolérance. D’abord les nausées et
les vomissements ont été combattus de façon plus efficace, puis les aplasies sanguines sont prévenues comme les anémies ou les complications cardiaques. L’amélioration de la qualité de vie
des malades, obtenue actuellement, passe le plus souvent par cette meilleure tolérance au traitement, ce qui ne laisse pas d’être paradoxal.
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respondait à l’ensemble de l’enveloppe dévolue aux soins palliatifs
pour toute l’Île-de-France. Or dans les stades avancés de nombreux
cancers, les traitements s’ils sont certainement efficaces (au sens statistique) n’allongent la durée de vie des malades que de deux ou trois
mois en moyenne4. Bien peu de débats publics, voire professionnels
s’organisent autour de l’opportunité de consacrer de telles sommes
aux dépens d’autres secteurs de la santé : pour peu que le traitement
soit efficace, et quel que soit le degré d’efficacité, il est adopté
comme la règle, quel que soit son coût et proposé à tout malade qui
pourra éventuellement le discuter mais sans, ou très rarement,
connaître les chiffres exacts d’amélioration prévisible5.
La généralisation des traitements préventifs, administrés après un
geste chirurgical pour éviter les récidives, pose les mêmes questions :
après une intervention sur cancer du sein, et selon des critères pronostiques très rigoureux, sont préconisés des traitements complémentaires de chimiothérapie, radiothérapie ou hormonothérapie dès qu’ils
améliorent la survie du groupe étudié de 5 %. C’est dire que dans certains groupes, l’ensemble des femmes va recevoir une chimiothérapie
qui ne sera utile qu’à très peu : 70 à 90 % des femmes n’en auront pas
besoin parce qu’elles sont déjà guéries par le geste chirurgical et
pour 5 % la chimiothérapie n’aura servi à rien parce qu’elles seront
résistantes au traitement et rechuteront malgré tout6. Les médecins,
spécialistes ou non spécialistes, ne remettent jamais en cause ces
attitudes alors que la proposition de chimiothérapies préventives7,
entraînant les mêmes gains en survie pour d’autres types de tumeurs
leur semble illicite (comme dans le cas du poumon et du pancréas).
Ces différences d’attitudes nous indiquent bien qu’il n’est pas seulement question de savoir (bénéfice scientifiquement démontré) mais
bien de représentation ; ce qui vaut pour le sein ne vaut pas pour le
poumon. L’allongement de survie démontré est valorisé par le corpus
de savoirs admis : le cancer du sein et ses métastases répondent bien
aux chimiothérapies, les différents protocoles ont amélioré tant la
survie que la qualité de vie des malades à des stades plus avancés…,
toutes affirmations qui ne sont pas encore acceptées dans les cas aux
4. Les tests statistiques permettent d’affirmer que la différence entre les deux traitements
n’est pas due au hasard ; ils ne disent rien de l’importance de cette différence, et donc, in fine
de l’intérêt du traitement.
5. Même en connaissant les chiffres, les malades et leur famille ne peuvent les croire : on ne
peut proposer un traitement qui ne fait qu’allonger la vie de quelques semaines. D’autant que,
pour préserver l’espoir essentiel à la survie psychique des malades, les médecins ont tendance
à tenir un discours toujours positif, laissant dans l’ombre les chiffres statistiques avérés et s’appuyant sur des expériences individuelles exceptionnelles.
6. La présentation des chiffres contribue à obscurcir pour les malades et le public les
enjeux : un traitement qui permet une diminution de 50 % des rechutes semble incontournable,
mais si les rechutes n’arrivent que dans 10 % des cas, il n’est utile qu’à 5 % des malades et
95 % le reçoivent pour rien ce qui peut ouvrir un champ de discussion.
7. Le cancer ayant été enlevé et la chimiothérapie ayant pour objectif de diminuer le risque
de récidive ou d’allonger la durée de vie sans récidive.
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mêmes stades de cancer du poumon ou du pancréas. La généralisation de ces traitements entraîne un coût collectif d’autant plus important qu’ils concernent un grand nombre de malades. Les contrôles mis
en place tentent uniquement de restreindre les traitements aux indications admises sans discuter du fonds même du problème et de l’opportunité d’allouer de telles sommes pour un bénéfice aussi réduit. Il
n’apparaît pas décent de discuter comme si l’enjeu était d’un tout
autre ordre.
La pratique assez généralisée de l’acharnement thérapeutique alimente aussi nos interrogations. Alors même que les recommandations
officielles préconisent l’abstention pour peu que le malade soit trop
fatigué, certaines équipes entreprennent ou poursuivent des traitements chez des malades amaigris, épuisés, ne quittant pas leur lit,
mourant dans les semaines qui suivent leur chimiothérapie. Les
malades et leurs familles en sont bien souvent conscients, instruits
par des exemples proches, refusant dans un premier temps un traitement qui leur semble entraîner une mort certaine. Une étude américaine8 a pu montrer que 26 % des malades avaient reçu une chimiothérapie dans les trois mois précédant leur mort et 14 % dans leur
dernier mois de vie ; elle concluait sur la nécessité de limiter ces traitements abusifs. Curieusement cette étude a attiré l’attention de la
presse9 mais n’a eu aucune suite chez les médecins.
Autre étonnement, les malades bien souvent réclament cet acharnement, demandant une chimiothérapie même en toute connaissance
de cause : Mme D. porteuse de métastases cérébrales d’un mélanome
malin, tumeur méchante qui ne répond que très mal au traitement, est
suivie à la maison. Très lucide, elle désire surtout finir ses jours chez
elle, entre son mari et sa fille. Elle appelle un jour son médecin : « Il
faut me trouver une place dans une unité de soins palliatifs pour la
semaine prochaine ; je vais avoir une autre cure de chimiothérapie et
je sais que je ne vais pas m’en remettre. » Impossible de relever l’incohérence du propos : pourquoi accepter un traitement que l’on sait
toxique, qui empêche même de vivre comme on le souhaitait ce qui
reste à vivre ? Toute discussion fut vaine : la malade devait se soumettre à cette chimiothérapie, sans espoir d’amélioration, redoutant
les suites déjà expérimentées. Le traitement était de l’ordre de l’obligation, imposé par une règle intériorisée.
La vie des services hospitaliers de cancérologie souffre de ces
paradoxes : les malades qui peuvent bénéficier de traitements lourds,
parce qu’ils peuvent les supporter sont en bonne forme générale et
8. Ezekiel Emanuel et al., “How Much Chemotherapy are Cancer Patients Receiving at the
End of Life?”, 37e congrès de la Société américaine d’oncologie clinique (ASCO), abs 953, 2001.
9. Paul Benkimoun, « Selon une étude américaine, certaines chimiothérapies sont données
inutilement », Le Monde, 15 mai 2001.
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suivis en ambulatoire. Les malades hospitalisés sont évidemment mal
en point. Or, la vocation de ces services est de traiter le cancer et non
de soigner des malades en fin de vie, ce qui pousse à l’acharnement
que nous dénonçons. Tous les cancérologues se plaignent du nombre
important de décès dans leur service et se soucient de la démoralisation du personnel soignant. Beaucoup d’entre eux, nous l’avons dit,
ont réussi à transformer une grande partie de leur secteur en hôpitaux
de jour ou de semaine et n’ont gardé que quelques lits d’hospitalisation conventionnelle, alors encombrés par des malades « palliatifs ».
Ils réclament alors l’accès à des lits spécialisés de soins palliatifs,
qui permettraient de rendre moins visible l’inanité de nombre de traitements sans les mettre en question.
Comment comprendre cette complexité, l’écart entre les discours et
les représentations et le silence relatif autour de ces questions : d’un
côté le discours officiel reste sinon triomphaliste – « nous allons
vaincre le cancer » – du moins très optimiste : « Le cancer est devenu
une maladie chronique, il faut apprendre à vivre avec10. » De l’autre,
les chiffres épidémiologiques sont toujours alarmants : augmentation
du nombre et de la mortalité du cancer, espérance de vie peu modifiée malgré les progrès annoncés. De multiples facteurs interviennent : les intérêts des uns et des autres (des laboratoires pharmaceutiques, de la recherche, de l’émulation médicale), le refus de l’échec
et de l’impuissance du côté des médecins et, du côté de la société, la
cécité collective vis-à-vis de la mort et de l’incurabilité d’autant plus
exacerbée ici que le cancer est l’image même de la mort. Le montage
institutionnel permet également d’apaiser les contradictions : les chimiothérapies sont réalisées dans des services d’hôpitaux de jour et de
semaine qui ne peuvent pas prendre en charge les malades qui vont
mal, alors soignés dans d’autres services et par d’autres soignants ; les
cancérologues, peu nombreux, recentrent leur activité sur la prescription des traitements dits spécifiques (chimiothérapie, radiothérapie)
et laissent souvent aux autres professionnels de santé le reste de la
prise en charge. Récemment, le concept de soins de support11 a officialisé cette partition ; ainsi division du travail et séparation des
lieux, permettent une vision parcellisée moins inquiétante. Il nous
semble que ces explications ne peuvent à elles seules être suffisantes
devant l’ampleur des enjeux économiques et institutionnels d’une
telle distorsion de la réalité. Nous voudrions ici proposer quelques
hypothèses peut être hasardeuses qui nous semblent donner un autre
10. Il est assez rare en médecine de parler de maladie chronique quand la durée de vie
tourne autour de 12 à 36 mois.
11. L’organisation des soins de support regroupe l’ensemble des disciplines dont l’objectif
est d’améliorer le confort, la qualité de vie sans avoir pour visée la guérison même du cancer :
on y retrouve les traitements de la douleur, la psycho-oncologie, les soins palliatifs, la diététique, la kinésithérapie, l’art-thérapie…
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éclairage aux échanges qui s’organisent autour du cancer et de ses
représentations.
Du côté des médecins : le don
« Je dois lui donner quelque chose », « je ne peux pas ne rien lui
donner » : telles sont les phrases qui reviennent dans les propos des
médecins pour trancher en faveur d’un traitement, en dehors de toute
référence scientifique.
Le système qui régit la relation médecins-malade est difficile à
définir : l’échange marchand qui gouverne nos sociétés est occulté par
le système complexe d’assurance et de sécurité sociale. Le contrat
libre entre professionnel et patient, bien mal éclairé par le consentement qui le fonde, ne tient pas compte de l’inégalité fondamentale de
l’échange, classiquement, et joliment, décrit par la rencontre d’une
conscience, celle du médecin, et d’une confiance. Le travail médical
est au mieux circonscrit par le moment de la consultation qui le
cadre, où le malade au fond attend de son médecin qu’il lui donne
quelque chose. S’il ne fait que le conseiller, se contente de nommer le
mal, de prescrire une diète ou de prononcer de bonnes paroles, il le
déçoit profondément : « il ne m’a rien donné ». Le médecin, d’ailleurs,
allonge la liste des médicaments en toute bonne foi ou prescrit plus
lucidement un traitement comme objet transitionnel pour renforcer le
transfert qu’il peut juger seul thérapeutique dans ce cas12. Le don,
comme mode d’échange pourrait expliquer alors une part de cette
relation, ciment nécessaire d’une relation sociale et obligation duelle.
L’ordonnance obéit en effet à des règles proches de celles décrites par
Marcel Mauss dans son essai sur le don cérémoniel13 : quelque chose
du médecin persiste dans le médicament prescrit, ce sont les médicaments du cardiologue, et non ceux du malade ; chaque praticien s’incarnant dans ses comprimés ou gélules, les ordonnances se chevauchent, se recoupent et s’accumulent. Le cancérologue pour sa part
s’identifie totalement à ses traitements, se nommant chimiothérapeute
ou radiothérapeute, valorisé par le prix (assez exorbitant), la technicité, la nouveauté et la toxicité de ses prescriptions.
On ne peut donner n’importe quel objet comme on ne peut prescrire n’importe quel produit, il doit valoir comme médicament, le
remboursement en faisant foi. Le médicament est proportionnel à la
maladie, son prix, sa nouveauté, son mode d’administration plus ou
moins sophistiqué venant témoigner de la sévérité du mal. Traitement
cher et toxique pour une maladie grave. Dans ces équations subtiles,
12. Voir Michael Balint, le Médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 2003.
13. Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
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la nocivité des produits employés donne de la valeur ajoutée au traitement lui permettant justement de faire le poids en face d’une maladie mortelle14. A contrario, les hormonothérapies, souvent mieux tolérées et semblant plus anodines ne sont souvent pas reconnues par les
autres médecins comme des traitements « valant » pour le cancer ; à
tel point qu’elles ne sont pas reconduites à l’issue d’hospitalisation
intercurrente. Ces paradoxes du traitement rencontrent l’ambivalence
du don illustré par l’étymologie du Gift allemand signifiant à la fois
« poison » et « cadeau » ou celle du français « potion ». Un malade
l’avait souligné ironiquement saluant l’infirmière venue lui poser sa
perfusion de chimiothérapie d’un « voilà mon empoisonneuse ! ».
Il faut « donner », quel que soit le résultat espéré et malgré les
effets secondaires. Il faut donner pour poursuivre la relation médicale, préserver le lien social et l’organisation de la santé15. Mais il
faut donner aussi pour édulcorer le traumatisme du cancer. Les médecins ainsi contraints, la question lors des réunions où sont prises les
décisions, est celle de la capacité du malade à supporter le traitement
et non celle du bénéfice. Cette obligation, cette nécessité nous évoque l’obligation de rendre qu’a étudié tout spécifiquement Marcel
Mauss. Mais que reçoivent donc les médecins des malades pour être
ainsi contraints ?
Une malade, porteuse de cancer et sous chimiothérapie, aborde
une nouvelle infirmière après les présentations : « Ah cela tombe
bien, j’ai un cadeau pour vous. » L’infirmière alléchée demande :
– « Quel cadeau ? » – « Mais mon cancer, voyons. » Et si justement ce
cadeau empoisonné que reçoivent les médecins et tous les soignants
était la maladie dans sa matérialité, le corps souffrant offert aux
explorations, ce cancer dont il faut prendre à des fins d’analyse des
petits bouts, (car il s’agit toujours de petits, tout petits échantillons,
quelle que soit leur taille réelle) ? Ces prélèvements utiles, nécessaires, anodins, (ainsi que les prélèvements de sang, d’urines ou
d’autres fluides) du point de vue de la médecine sont néanmoins des
atteintes à l’intégrité du corps, des transgressions d’un interdit fondamental. À don tabou, contre-don ambivalent. La chimiothérapie et la
14. Lorsqu’a été découvert le rimifon, antibiotique efficace contre la tuberculose, les vieux
phtisiologues ne pouvaient croire qu’un simple comprimé puisse valoir sur une maladie mortelle qui était jusque-là traitée par des techniques douloureuses, invasives comme le pneumothorax thérapeutique ou le redoutable extra-pleural. Ces techniques ont perduré alors que leur
efficience très relative ne pouvait se comparer aux effets de l’antibiothérapie. La toxicité participe à la représentation de l’efficacité.
15. Lorsqu’est survenue l’épidémie de sida, les médecins se sont retrouvés démunis de toute
possibilité de « donner » un quelconque traitement et s’est alors engouffrée une vague de changement dans les relations médecins malades et dans les institutions de santé. La participation
des associations et de la société civile à la vie hospitalière voire aux choix de la recherche a été
novatrice. Des expériences comme les réseaux de santé ou les soins palliatifs sont nés ou se
sont développés. Comme si le fait de donner un traitement, quelle que soit son efficience était le
ciment qui stabilise l’institution de santé, le mode de hiérarchie des services, le type de relation
médicale.
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radiothérapie avec leur cortège de mutilations valent alors avant
même d’être efficaces ou utiles. Elles s’imposent dès qu’un malade a
beaucoup « donné » : son temps lors des hospitalisations, sa chair par
les multiples examens, sa douleur et son angoisse, dès qu’il a été
piqué, biopsié, prélevé ; il doit recevoir un traitement en contrepartie.
Il n’est alors pas de discussion possible devant la nécessité anthropologique de donner et de rendre.
Du côté des malades : le sacrifice
Reprenons l’histoire de Mme D. qui accepte un traitement auquel
elle ne croit plus et qu’elle sait lui être nocif. Comment ne pas rapprocher cette attitude de celle d’une femme médecin, opérée d’un
cancer du sein ne nécessitant aucun traitement complémentaire et
qui réclamait radiothérapie et chimiothérapie : « Je sais que cela ne
sert à rien, mais je veux tout subir, tout supporter puisque j’ai un cancer, pour retrouver ensuite le monde des non-malades » (comme après
une purification ?). Il est d’usage en médecine de parler métaphoriquement de sacrifier un organe ou un membre. La guérison ou la survie ne peut être qu’à ce prix. Mais le terme nous indique que la mutilation va au-delà d’un simple acte technique de soin tant il est
difficile de n’envisager les corps que comme de simples objets, tant
en médecine le monde des êtres est intimement mêlé à celui des choses. Suspendons un moment les connaissances médicales, les conclusions des essais thérapeutiques et tentons de regarder ce monde de la
cancérologie à travers cette catégorie anthropologique du sacrifice.
Sacrifier, immoler mais surtout abandonner en pure perte16 richesses, cadeaux et vies humaines, aux puissances suprêmes préserve
l’équilibre subtil qui permet à la vie de se reproduire. Si le sacrifice
peut être pensé sous la catégorie du technique17, comme « une opération qui compense la maîtrise technique acquise par les hommes sur
le monde naturel18 », il serait alors inefficace, et vite remplacé par
des techniques plus éprouvées. La technique médicale à l’inverse
peut remplir la fonction du sacrifice quand elle sert à légitimer
l’ordre de l’univers et du monde19. Le geste médical ne serait pas
entièrement justifié par son efficience mais aussi par un certain type
de représentation collective qui l’impose plus fortement encore. Ainsi
Mme D. ne peut se soustraire à cette chimiothérapie, ainsi la malade
médecin réclame des techniques inadaptées. Il faut sacrifier pour
rendre à la vie sens et cohérence.
16. Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1973.
17. Marcel Hénaff, le Prix de la vérité, Paris, Le Seuil, 2002, p. 251.
18. Gérald Sfez, « Le don, l’argent, la philosophie », Esprit, février 2002, p. 121-134.
19. Maurice Godelier, l’Énigme du don, Paris, Flammarion, 2002.
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Les victimes du sacrifice proprement dit, animaux domestiques,
esclaves, ou vaincus20 sont toujours ou facilement différenciables des
membres de la communauté ou extérieures à la société. Mais ils restent aussi suffisamment proches des sacrificateurs pour les représenter ; des êtres qui portent sur eux la marque du même et du proche, et
sur lesquels de multiples opérations religieuses vont attribuer celle
de l’autre, la marque du sacré. Dans le sacrifice d’Isaac, la substitution du fils par l’agneau, illustre cette complexité. Les malades
atteints de cancer, exhibant sur eux le scandale de la mort, ne sont
pas différenciables du reste du groupe humain. D’autant que le dépistage et l’efficacité de la médecine permettent des diagnostics précoces lorsque la maladie ne se voit pas encore. Les traitements, chimiothérapies contraignantes et longues, les soustrayant à toute vie
sociale normale vont alors les marquer, les rendre différents des
autres et permettre de les identifier par leur aspect physique. Les
cancéreux deviennent alors à l’évidence des malades quasi « d’une
autre race », auxquels les bien portants ne peuvent s’identifier, leur
évitant ainsi la contagion de la mortalité.
Les malades cancéreux sont traités dans notre système de santé
d’une façon très particulière, évoquant les soins attentifs dont bénéficie la victime sacrificielle. Dans l’enceinte sacrée, elle est préparée,
parée et quasi consentante, participe à l’intimité des sacrificateurs.
Les malades, dans les hôpitaux de jour, partagent la vie quotidienne
des soignants, entourés, écoutés par de multiples professionnels, les
infirmières bien sûr mais aussi les psychologues21, les assistantes
sociales, les diététiciennes… Ils peuvent joindre leur médecin et
leurs infirmières à tout moment, venir sans rendez-vous dès qu’un
problème de santé se manifeste. Ils deviennent, comme l’on dit, des
« acteurs de leur maladie », apprenant l’interprétation des examens,
jaugeant la toxicité de certains médicaments, se sentant si proches de
leurs soignants que certains se disent « à la maison22 ».
Ils réclament les chimiothérapies, synonymes d’espoir, de guérison, de vie, s’attristant quand elles sont retardées, les exigeant quand
elles sont suspendues. Mais beaucoup de malades disent en même
temps : « Il faut faire ce qu’il faut », « je le fais pour ma famille », n’y
croyant pas ou plus. Il faut supporter la chimiothérapie pour rester
dans ce monde protégé du service de cancérologie, revenir régulièrement voir infirmières et médecins, bénéficier du soin rassurant des
victimes sacrificielles.
20. René Girard, la Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 (rééd. Hachette littératures,
2002).
21. Seuls les cancéreux par le biais du plan cancer peuvent bénéficier gratuitement de soins
psychologiques en ville.
22. Le contraste est grand avec le rejet dont ils sont l’objet dans les autres services, refusés
aux urgences attendant sur les brancards qu’une place se libère dans le service d’origine ou
renvoyé à la maison. La victime fait peur dans le monde profane.
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Chez les soignants, le même fatalisme se manifeste. Les médecins
non spécialistes, les infirmières peuvent bien émettre de vives
réserves sur certains traitements en cancérologie, ils acceptent pourtant sans discuter toutes les indications, présentent tous les dossiers
pour que soient prescrites ces fameuses chimiothérapies : puisque le
diagnostic de cancer est posé, le traitement doit s’en suivre. Que cela
ne modifie pas l’espérance de vie du malade n’y fait rien, il faut bien
faire quelque chose, il faut surtout que le patient occupe la seule
place possible, celle du malade traité. La décision d’abstention de
traitement curatif est prise comme un abandon et un échec, aggravant
fantasmatiquement la sévérité du mal. De fait, un malade non
« traité23 » (c’est-à-dire sans chimiothérapie) est exclu du système,
sans suivi par les médecins spécialistes cancérologues, sans prise en
charge dans les hôpitaux de jour, et toujours suspecté : « Il a refusé le
traitement ? », malade opposant ; « il était trop faible et fatigué ? »,
malade palliatif quasi mort. Seuls, certains malades protégés bénéficient d’un traitement de faveur, soignés ou suivis en cancérologie
sans devoir le payer de traitements trop lourds.
Même si le médecin prend conscience de l’inanité du traitement
dans une situation particulière, il est mal vu de ne pas traiter un
malade et cette attitude doit s’appuyer sur des arguments puissants et
une décision apparemment collégiale prise lors de réunions où le
cancérologue fait office de grand prêtre, autorisant ou non les suspensions de traitements pour des vacances ou des retours au pays, permettant l’espacement de cures de chimiothérapie trop mal supportées, voire interrompant un protocole inefficace, faisant agir son droit
de grâce.
Un partage des rôles intangible ?
L’ensemble de la cancérologie peut ainsi être lu comme une entreprise sacrificielle où la société met en place une organisation complexe ad hoc, dilapide des fonds importants, utilise des potions coûteuses récentes et dangereuses, organisant une forme de sacrifice
humain, auquel il apparaît difficile de se soustraire. Le plan cancer
orchestré par l’INCA encadre très spécifiquement l’ensemble des dispositifs, par des règles, des attitudes communes et un texte de référence pris parfois comme des tables de la Loi. Les officiants que sont
cancérologues et soignants sont investis d’une aura particulière, et
d’un pouvoir social certain. Les malades participent à ce montage,
dès qu’ils se savent atteints de la maladie innommable, en réclamant
l’accès aux traitements sans forcément en demander l’efficacité. Se
23. Même si le malade bénéficie de tous les traitements symptomatiques qui peuvent améliorer son confort, dont les soins palliatifs, on parlera pourtant d’absence de traitement.
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sentant exclus du monde normal, ils se regroupent24 pour faire
entendre leur voix, revendiquent une place d’acteurs, ce qui est justement propre au système sacrificiel. L’importance des sommes en jeu
et de la mobilisation sociale eu égard à l’efficience relative de l’ensemble pourrait faire penser à une part maudite25, une dilapidation
symboliquement nécessaire.
Mais quel en serait alors le but en marge du monde de la santé ?
Permettre de poursuivre un discours technique rassurant : « Nous
vaincrons le cancer », en dépit des résultats encore décevants ?
Conserver la foi dans le progrès de la science et dans la maîtrise du
corps et de la vie ? Se protéger contre le danger de la mort manifestée,
incarnée dans le cancer ? Notre société tolère la mort ou s’en accommode pour peu qu’elle soit accidentelle, explicable ou du moins non
annoncée. Le scandale survient dès qu’elle est reconnue à l’œuvre
dans le vivant. Dès la mort dite comme à venir, le malade change de
statut. Les professionnels des soins palliatifs en sont les témoins et
les complices : appelés pour aider à soigner et accompagner les
malades, ils participent à leur ségrégation, les malades palliatifs portent sur eux toute leur mort et toute la mort26. Ils « passent » dans un
autre monde, quittant celui de la cancérologie pour celui des soins
palliatifs27, avec ses soignants spécialisés, ses réseaux différents. Ils
doivent surtout être transférés dans des lieux spécifiques28 s’il s’en
trouve. Ainsi, l’institution « ordinaire » peut continuer à soigner des
malades et éventuellement les voir mourir en dehors de toute référence à la mort. Pour autant, cette dernière ne peut être évacuée si
facilement et reste présente dans l’imaginaire et la représentation
collective. Depuis quelques décennies, elle s’est identifiée au cancer
comme elle avait pu auparavant s’identifier à la peste, la tuberculose
ou au sida. Dans tous ces cas, un système de rejet social sauvage s’est
mis en place, relayé ensuite par une organisation plus douce à visée
curative ou soignante productrice du même effet, la ségrégation des
corps dans le cas des sanatoriums ou des quarantaines, ou l’exclusion
24. Les malades expliquent très bien qu’ils ne peuvent être compris par ceux qui n’ont pas
vécu cela, que l’entrée dans la maladie est celle d’un autre monde. Philippe Bataille, Un cancer
et la vie, Paris, Balland, 2003.
25. Georges Bataille, la Part maudite, Paris, Minuit, 1980.
26. Robert William Higgins, « L’invention du mourant », Esprit, janvier 2003.
27. À domicile, la distinction des réseaux de cancérologie et de soins palliatifs, logique dans
cette vision, prend alors sur le terrain des allures ubuesques, puisqu’il s’agit des mêmes
malades, des mêmes professionnels et que seule la reconnaissance de la mort à venir détermine
le type de services appropriés.
28. En service hospitalier, les malades sont répertoriés entre malades palliatifs et les autres,
les vrais. Un anesthésiste ne se déplacera pas pour un malade dit palliatif, et trop souvent le
raisonnement médical sera suspendu. Le traitement de ses symptômes ou de ses maladies ne
sera entrepris que si le diagnostic de palliatif est comme oublié. La seule question que pose un
malade palliatif est celle de son placement : où l’envoyer au plus vite ? Comme j’ai pu le monter
dans Allez donc mourir ailleurs, op. cit., ces attitudes sont évidemment opposées à celles que
prônent les professionnels des soins palliatifs.
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Don et sacrifice en cancérologie
individuelle. Un malade atteint de cancer maintenant n’a d’autre
choix que de rentrer dans le système sacrificiel qui lui permet de se
laver de la marque de l’infamie à moins de verser tout entier du côté
de la mort par l’intermédiaire de la prise en charge palliative La
rémission, ou la guérison heureusement, peuvent survenir presque de
surcroît. Dans un tel système, le désir individuel ne mesure que
l’adéquation du malade à ce qui s’apparenterait à un fait social total :
désirant un traitement par « conformité » ou le redoutant voire le refusant par rébellion ou fatigue.
Que la société ait besoin d’assigner un signifiant à la mort et de la
circonscrire pour éviter un envahissement mortifère n’est pas nouveau, nous l’avons dit. La tuberculose ou la peste dans d’autres temps
prenaient cette place. Que les malades marqués participent à un
montage symbolique, les protégeant ainsi que l’ensemble de la collectivité d’une vérité aveuglante, n’est pas non plus choquant, si cela
leur permet de vivre, avec le cancer et à la société de survivre. Ce qui
nous interroge c’est la justification par la science, « la médecine
basée sur les preuves », d’une organisation qui reste toujours de
l’ordre d’un choix politique et individuellement d’indications thérapeutiques qui sont au mieux un compromis prudentiel adaptable et
discutable.
L’ensemble du système médical évidemment complexe peut se
décliner selon de multiples logiques : médicales, institutionnelles,
économiques et anthropologiques. Il nous semble qu’il y a comme un
aveuglement à ne retenir que la logique de l’efficacité portée par la
techno-science, voire à confondre toutes les logiques. La nécessité du
symbolique dans la pratique médicale n’est plus à démontrer ; elle
peut s’arrimer à l’efficacité technique mais elle n’en a ni les mêmes
temporalités ni les mêmes nécessités. Don et sacrifice peuvent éclairer en partie des motivations individuelles obscures et des mécanismes collectifs peut-être inquiétants, ils peuvent aussi nous alerter
sur l’aspect indiscutable du discours médical, qui impose trop souvent sous couvert de vérités démontrées des attitudes qui devraient
relever de choix collectifs et individuels.
Isabelle Marin
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