DworkinPluralisme (Roussin)-1

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De Berlin à Rawls : la critique dworkinienne du pluralisme
Mon objet est ici de clarifier la teneur et la portée de la critique que propose Ronald Dworkin du pluralisme.
Dworkin est une grande figure contemporaine de la pensée libérale ; à l’instar de John Rawls avec la théorie de la
justice comme équité, il a contribué à renouveler et consolider les fondements du libéralisme, en le concevant
pour sa part comme une théorie générale de l’égalité morale, sociale et politique, appuyée sur une théorie des
droits individuels. C'est donc en libéral convaincu que Dworkin aborde la question du pluralisme. Pourtant, sa
position est sur ce point bien plus ambiguë qu’on ne le dit généralement. D’un côté en effet, dans l’article
« Liberalism »1, Dworkin situe de façon inaugurale le signe distinctif de l’Etat libéral dans sa « neutralité » éthique
à l’égard des conceptions de la vie bonne que peuvent adopter ses membres. Au principe du libéralisme
dworkinien se trouvent donc la reconnaissance et le respect de la pluralité des valeurs morales et des conceptions
du bien individuelles au sein d’une même société politique. D’un autre côté, Dworkin n’a cessé d’attaquer les
deux théories dominantes du pluralisme libéral, défendues respectivement par Isaiah Berlin et par John Rawls, et
ce non pour les raffiner, mais pour leur substituer en chaque cas une conception alternative. Il construit ainsi sa
théorie de « l’unité de la valeur »2 en opposition explicite au pluralisme de Berlin ; et loin d’admettre avec Rawls
que le « fait du pluralisme »3 oblige à défendre une conception strictement « politique » de la justice, dégagée de
toute prise de parti sur ce qui fait la valeur de l’existence humaine, il prétend au contraire ancrer le libéralisme
dans une moralité politique plus large et « compréhensive ».
Mais par là, Dworkin semble friser la contradiction : comment peut-on à la fois se prétendre libéral et partisan
de la neutralité de l’Etat en matière d’éthique, et être un moniste convaincu que la théorie politique s’intègre à
une conception substantielle de la valeur de l’existence humaine ? La seconde attitude, en laissant penser qu’il
existe une valeur ou un ensemble de valeurs souveraines dignes d’être adoptées, paraît purement et simplement
exclure la première.
Pour comprendre la position dworkinienne, il faut donc examiner une série de questions. Premièrement, estil pertinent de rapprocher comme je l’ai fait le pluralisme de Berlin et celui de Rawls ? Dworkin développe
effectivement une critique de ces deux théories, mais il n’est pas certain que le « pluralisme » renvoie en elles à la
même chose. Il sera ainsi utile de distinguer le pluralisme « moral » ou « pluralisme des valeurs » du pluralisme
« politique » ou « libéral ». Le pluralisme moral est la thèse morale selon laquelle il existe plusieurs valeurs morales
d’égale importance mais inconciliables, de sorte que l’individu qui choisit d’en poursuivre une doit
nécessairement renoncer à en réaliser d’autres ; c'est la thèse que défend Isaiah Berlin dans « Deux conceptions de
1
Ronald M. Dworkin, A Matter of Principle (Harvard: Harvard University Press, 1985), chap. 8.
Ronald M. Dworkin, Justice for Hedgehogs (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2011), 1.
3
John Rawls, Libéralisme politique, trad. par Catherine Audard (Paris: PUF, 2006), 50.
2
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la liberté »4. Le pluralisme politique renvoie quant à lui au fait que les membres des sociétés démocratiques
contemporaines développent des conceptions et des fins morales distinctes. Par extension, il désigne l’attitude
tolérante ou neutre de l’Etat à l’égard de ces diverses conceptions ; le pluralisme politique a ainsi partie liée au
libéralisme, en tant qu’il laisse les individus libres de choisir leur propre système de valeurs et s’abstient d’user de
la force de l’Etat pour en imposer un. C'est ce pluralisme que Rawls a en vue dans Libéralisme politique. Pluralisme
moral et pluralisme politique ne se recoupent donc pas exactement : dans le premier cas, un individu doit choisir
entre plusieurs valeurs en conflit, qui exercent toutes un certain attrait sur lui ; dans le second, plusieurs
conceptions ou système de valeurs coexistent plus ou moins pacifiquement dans la société, parce que chacun de
ses membres adopte une conception différente. Le pluralisme moral soumet l’agent à un dilemme, alors que le
pluralisme politique prend la forme d’un désaccord admis entre les parties. La distinction ne saurait néanmoins être
trop tranchée. On peut en effet considérer que c'est en raison d’un conflit premier et irréductible entre des
valeurs ou fins morales que le pluralisme des modes de vie est non seulement possible, mais sensé ; si les valeurs
ne sont pas conciliables ou hiérarchisables, il est en effet logique que des désaccords moraux subsistent de façon
permanente entre les individus. Autrement dit, sous réserve de certaines modifications, le pluralisme moral de
Berlin peut fournir la base du pluralisme politique de Rawls, et l’on peut à juste titre considérer que les critiques
distinctes que Dworkin adresse à l’un et à l’autre forment les maillons d’un même argumentaire.
Il s’agit donc, deuxièmement, de déterminer la nature de ces critiques. Je voudrais essayer de montrer que,
par sa défense d’une théorie moniste de la valeur, Dworkin pointe une limite fondamentale du libéralisme
politique rawlsien : la vanité de sa prétention à ne se justifier qu’en des termes purement « politiques ». En
soutenant que la condition empirique comme normative du libéralisme tient à sa fondation en une « moralité
politique »5 conséquente et assumée, Dworkin invite à repenser la frontière que Rawls avait voulu tracer entre
morale et politique – ou plutôt, entre le domaine du politique et ce qui relève de conceptions morales
compréhensives et controversées – et ouvre par là la voie à un libéralisme compréhensif.
Mais dès lors, troisièmement, il faudra résoudre la contradiction que je pointais en commençant : quelle est
exactement la posture de Dworkin face au pluralisme ? La défense du monisme, l’idée que la morale politique
libérale s’inscrit dans une théorie intégrée de la valeur, enfin la thèse selon laquelle les questions de droit et de
morale politique sont susceptibles d’une « bonne réponse »6, ne devraient-elle pas conduire Dworkin à endosser
une forme de perfectionnisme éthique ? Autrement dit, si « unité de la valeur » il y a, pourquoi maintenir l’idéal
d’un Etat éthiquement neutre, et ne pas exiger plutôt des citoyens qu’ils renoncent à la pluralité de leurs
conceptions pour s’appliquer à réaliser l’unique et « vraie » valeur dans leur existence personnelle ? Ce n’est pas
cette voie qu’emprunte Dworkin, et il est dès lors légitime d’interroger la cohérence de sa position : comment
peut-on à la fois être moniste, et défendre la pluralité des conceptions du bien ?
4
Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Eloge de la liberté, trad. par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana (Paris: CalmannLévy, 1990).
5
A Matter of Principle, 186.
6
Ronald M. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. par Marie-Jeanne Rossignol et Frédéric Limare (Paris: PUF, 1995), 397.
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1. Le pluralisme libéral : Berlin et Rawls
1.1 PLURALISME DES VALEURS ET PLURALISME RAISONNABLE
Loin de la coexistence pacifique des diverses conceptions de la vie bonne que décrit la théorie politique
libérale, dans les écrits d’Isaiah Berlin, le « pluralisme des valeurs » prend d’abord la figure du conflit
systématique entre des valeurs ou des fins « également ultimes » et « également absolues »7, mais incompatibles
entre elles. Un cas trivial de conflit des valeurs est celui du grand avocat qui, passionné par son métier, mais tout
aussi attaché à l’éducation de ses enfants, est sans cesse contraint à des sacrifices ou d’insatisfaisants compromis
entre ses « fidélités privées et publiques »8. L’une des oppositions qui intéresse particulièrement Berlin (et
Dworkin à sa suite, on le verra) est celle qui joue entre la liberté et l’égalité : une société politique doit
nécessairement, d’après Berlin, limiter la liberté individuelle pour réduire les inégalités, ou inversement tempérer
son idéal égalitaire si elle veut laisser quelque liberté d’action à ses membres9. Comme l’illustrent ces exemples,
le pluralisme des valeurs ou des fins signifie deux choses : qu’un individu (ou une collectivité en tant que sujet) ne
peut pas réaliser simultanément toutes les valeurs et fins dans leur diversité ; et que cette diversité n’est pas
susceptible de s’ordonner sous une valeur absolue ou un bien souverain. Contrairement aux rêves des
« monistes », il n’existe pas de « principe unique » en vertu duquel les différentes aspirations humaines
deviendraient finalement compatibles, pas de totalité morale harmonieuse, pas de « solution ultime » qui
permettrait de résoudre les contradictions morales10. Ce n’est pas l’irrationalité ou l’ignorance qui empêche de
hiérarchiser les fins : leur multiplicité est irréductible, et leur conflit insoluble rationnellement11. Par son
caractère indépassable, le conflit des fins rend le choix moral à la fois nécessaire, et nécessairement déchirant, « la
réalisation des unes entrainant inévitablement le sacrifice des autres »12. Le grand avocat ne voit pas ses enfants
grandir.
L’affirmation morale selon laquelle il existe une pluralité de biens et de valeurs inconciliables n’est pas sans
incidence sur la théorie politique. Aux yeux de Berlin en effet, le pluralisme des valeurs justifie l’adoption du
libéralisme politique. Si aucune conception ou fin morale ne s’impose avec évidence comme vraie, ou supérieure
à toutes les autres, alors il devient crucial d’avoir la possibilité de choisir par soi-même entre les valeurs en
7
« Deux conceptions de la liberté », 218, 214.
Ibid., 214.
9
Ibid., 216; « La recherche de l’idéal », in Le bois tordu de l’humanité: romantisme, nationalisme et totalitarisme, éd. par Henry Hardy, trad. par
Marcel Thymbres, Bibliothèque Albin Michel des idées (Paris: Albin Michel, 1992), 25-6.
10
« Deux conceptions de la liberté », 217, 215, 213. Pour la définition du monisme, cf. George Crowder, « Two Concepts of Liberal
Pluralism », Political Theory 35, no 2 (avril 1, 2007): 125; Avery Plaw, « Why Monist Critiques Feed Value Pluralism: Ronald Dworkin’s
Critique of Isaiah Berlin », Social Theory and Practice 30, no 1 (janvier 2004): 106.
11
« Deux conceptions de la liberté », 201, 214.
12
Ibid., 214; « La recherche de l’idéal », 27; « L’unité européenne et ses vicissitudes », in Le bois tordu de l’humanité, 184. Dans le
déchirement du choix moral, se loge la possibilité de ce que Bernard Williams appelle le « regret rationnel » : quoique le choix soit le bon,
et que la valeur pour laquelle on opte soit la « meilleure » dans les circonstances du choix, celui-ci s’accompagne néanmoins de regret chez
l’agent ayant dû renoncer à certains avantages ou idéaux liés à la valeur abandonnée. En vertu de « l’incommensurabilité » des valeurs, ces
avantages ne sont pas compensés par la réalisation de l’autre valeur. Bernard Williams, « Conflicts of Values », in Moral Luck (Cambridge:
Cambridge University Press, 1981). Sur l’incommensurabilité des valeurs comme absence de « monnaie commune » permettant de
calculer les pertes et gains dans l’échange, cf. Isaiah Berlin et Bernard Williams, « Pluralism and liberalism: A reply », Political Studies 42, no
2 (juin 1994): 306-309.
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conflit ; l’établissement d’un régime politique libéral est donc souhaitable, qui protège et valorise la liberté de
choix individuelle13. A l’inverse, le monisme moral contient les germes de l’intolérance, de l’oppression et de la
tyrannie : la croyance selon laquelle les questions morales admettent « une bonne réponse et une seule », et qu’il
n’existe rationnellement « qu’une seule règle de vie », relativise d’autant l’importance de la liberté de choix pour
les individus et semble autoriser l’usage de la coercition politique en vue de l’amélioration morale de tous14. En
fondant le libéralisme sur la reconnaissance du pluralisme, Berlin opère donc lui-même le passage du pluralisme
moral au pluralisme libéral ou politique : puisqu’il existe plusieurs finalités également valables et raisonnables,
différents individus adopteront naturellement « divers modes de vie » et des « conceptions du monde » distinctes
au sein d’une société où règne la liberté individuelle de choix15.
Par un grand nombre de traits, le « pluralisme raisonnable » que théorise Rawls dans Libéralisme politique
semble ainsi avoir hérité du pluralisme moral de Berlin, dont Rawls se réclame d’ailleurs explicitement dans
certains textes16. L’expression chez Rawls renvoie au fait qu’il existe au sein des sociétés démocratiques modernes
« de multiples conceptions du bien, en conflit et incommensurables entre elles, chacune étant compatible, autant
que nous puissions en juger, avec la pleine rationalité des êtres humains »17. La proximité terminologique avec
Berlin ne peut que frapper. Rawls transpose simplement à la société le conflit moral que Berlin situait d’abord
dans l’agent individuel forcé de choisir entre des biens également désirables : en tant qu’ils adhèrent à des
conceptions morales distinctes et également respectables, ce sont à présent les individus dont le conflit ou, pour
mieux dire, le désaccord, est insoluble. Les membres d’une société libérale démocratique ont des convictions
morales différentes, voire contradictoires : tous ne croient pas dans le même Dieu et certains ne croient en aucun
Dieu ; le secret d’une vie réussie tient pour certains dans une vie communautaire retirée, pour d’autres, dans le
dévouement de sa personne au service du public, etc. Chacun a sa « doctrine compréhensive » morale,
philosophique ou religieuse propre, plus ou moins thématisée, qui lui recommande certains biens ou certaines
valeurs comme fondamentaux et lui indique une certaine conduite en conséquence. Chacun a sa propre
conception de ce qui donne sens et valeur à l’existence humaine et de ce qui en constitue la finalité.
13
« Deux conceptions de la liberté », 214-5; pour l'idée que le pluralisme des valeurs permet de fonder le libéralisme, cf. William A.
Galston, Liberal Pluralism: The Implications of Value Pluralism for Political Theory and Practice (Cambridge University Press, 2002), chap. 5;
George Crowder, Liberalism and Value Pluralism (Continuum International Publishing Group, 2002), chap. 5. Les adversaires de Berlin n’ont
pas manqué de remarquer que la liberté de choix étant elle-même une valeur, le libéralisme qui choisit de la protéger nie de ce fait même
le principe pluraliste d’une égale importance des valeurs. Cf. Gerald F. Gaus, Contemporary theories of liberalism  : public reason as a postenlightenment project, Sage politics texts (London  ; Thousand Oaks  ; New Delhi: Sage Publications, 2003), 43; Robert B. Talisse, « Can
Value Pluralists be Comprehensive Liberals? Galston’s Liberal Pluralism », Contemporary Political Theory 3, no 2 (2004): 133.
14
« La recherche de l’idéal », 19, 28; « Deux conceptions de la liberté », 199, 213.
15
« La recherche de l’idéal », 24, 25, 23.
16
Voir par exemple John Rawls, « La priorité du juste et les conceptions du bien », in Justice et démocratie, trad. par Catherine Audard
(Paris: Seuil, 2000), 306-7; « Les libertés de base et leur priorité », ibid., 170. Pour Charles Larmore au contraire, il convient de distinguer
entre le pluralisme de Berlin, qui est une thèse morale controversée sur la nature de la valeur, et ce que Rawls appelle bien mal à propos le
« pluralisme » et qui est en réalité le désaccord raisonnable des membres d’une même société sur ce en quoi consiste la vie bonne. Seul le
fait du désaccord raisonnable, qui n’induit aucune prise de parti sur la nature une ou multiple du bien, peut réellement constituer un
fondement acceptable pour le libéralisme politique selon Larmore. Cf. Charles E. Larmore, The Morals of Modernity, Modern European
philosophy (Cambridge [England]  ; New York: Cambridge University Press, 1997), 153-4. Dans la mesure néanmoins où Berlin déduit luimême du pluralisme moral le pluralisme des modes de vie et la nécessité du libéralisme, où Rawls emploie le terme de pluralisme et inscrit
sa conception dans le sillage de celle de Berlin, il n’est pas sûr qu’on puisse dissiper aussi simplement la « confusion » conceptuelle, si
confusion il y a. Les deux conceptions ont une indéniable parenté.
17
John Rawls, « La théorie de la justice comme équité: une théorie politique et non métaphysique », in Justice et démocratie, 238.
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Que les doctrines et les conceptions du bien qui coexistent dans la société libérale soient « toutes parfaitement
raisonnables »18 signifie en outre qu’elles sont acceptables, répondent aux critères de la rationalité, mais
également que leur diversité n’est pas un accident malheureux imputable à l’ignorance ou à la mauvaise foi des
agents moraux, mais au contraire le produit naturel et « permanent » du libre exercice de la raison pratique19. On
retrouve ici l’idée chère à Berlin que la persistance de valeurs morales antagoniques n’est pas attribuable à une
faillite de la raison humaine. Pour Rawls de même, les désaccords moraux ont leur source dans certaines
« difficultés du jugement » qui, pour être la marque de nos « capacités limitées » et de nos « perspectives
distinctes », ne mettent pas pour autant en question la nature raisonnable de ces désaccords20.
Que le désaccord moral soit raisonnable, cela sous-entend donc aussi qu’il n’est pas au pouvoir de la « raison »
– et encore moins de la « raison publique » – de trancher définitivement entre les différentes doctrines
compréhensives qu’adoptent les individus. C'est là l’interprétation rawlsienne de « l’incommensurabilité » des
valeurs ou des fins : les doctrines compréhensives, et les conceptions du bien qui leur sont attachées, sont
« impossibles à évaluer »21, en ce sens précis qu’il n’existe pas d’accord général sur la façon de les mesurer entre
elles. C'est donc d’un point de vue strictement « politique » ou public que les conceptions du bien sont
incommensurables : un individu peut raisonnablement choisir un bien ou une fin, sans qu’aucun accord officiel sur
la valeur de son choix soit néanmoins réalisable. En vertu du « fait du pluralisme », il ne peut donc exister
d’entente publique autour d’une « conception commune du sens, de la valeur et de la finalité de la vie humaine »
dans les sociétés démocratiques22. Ou, pour le dire autrement, il ne peut y avoir de conceptions compréhensives
publiquement acceptables. C'est ce dernier point qui va inciter Rawls à renoncer à toute conception
compréhensive du libéralisme au profit d’une conception strictement « politique ».
1.2 AUX SOURCES DU « LIBERALISME POLITIQUE »
La plupart des doctrines compréhensives tendent à être « générales », c'est-à-dire que leurs principes sont
censés s’appliquer à tous les aspects de l’existence – personnelle, amicale, sociale, et politique – d’un individu23.
Il pourrait donc sembler tentant de fonder les institutions politiques sur une conception compréhensive de la
valeur de l’existence humaine qui soit capable d’en organiser tous les pans de façon harmonieuse. C'est par
exemple ce que prétend réaliser l’utilitarisme grâce au principe d’utilité, qui identifie le bien humain au plaisir, et
qui est censé valoir dans le domaine politique aussi bien que dans celui de la morale personnelle.
18
Libéralisme politique, 50. Certaines doctrines ou conceptions peuvent être déraisonnables, bien entendu : Rawls distingue le pluralisme
raisonnable du simple pluralisme : cf. Libéralisme politique, 63. Le point ici est que le critère de la raison ne suffit pas à réduire les multiples
conceptions à une seule.
19
Libéralisme politique, 63, 173, 183; Justice et démocratie, 325.
20
Libéralisme politique, 84 sq.; Justice et démocratie, 111. Ces difficultés sont, entre autres, la complexité de la preuve, le flou des concepts, la
variété des expériences, les divergences dans le classement et le choix des valeurs. La tonalité « berlinienne » des deux dernières difficultés
est explicite et délibérée : cf. « Le domaine du politique et le consensus par recoupement », in Justice et démocratie, 329.
21
Justice et démocratie, 250.
22
Libéralisme politique, 4, 246.
23
Justice et démocratie, 249.
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Cependant, Rawls soumet l’Etat à un « principe libéral de légitimité »24 tel qu’il disqualifie d’emblée toute
tentative de justifier l’action ou les institutions étatiques en référence à quelque doctrine compréhensive que ce
soit. En effet, ce principe veut que la justice de l’Etat puisse être évaluée en des termes et à l’aide d’arguments
publiquement acceptables, c'est-à-dire, que tous les membres peuvent raisonnablement reconnaître comme
valables25. Or, étant donné le fait du pluralisme raisonnable, « aucune conception morale générale ne peut fournir
un fondement publiquement reconnu »26 qui permette à tous les citoyens de juger de la légitimité de leurs
institutions politiques. On ne peut par exemple prétendre justifier l’action de l’Etat auprès de tous ses citoyens en
arguant qu’elle assure le salut des âmes, ou qu’elle tend à l’avènement de l’homme nouveau, parce que ces
arguments sont tirés de doctrines religieuses ou philosophiques compréhensives qui sont loin de récolter
l’adhésion de tous les membres d’une société démocratique pluraliste.
La seule « conception commune » sur laquelle les citoyens puissent s’accorder comme base de justification
publique est par conséquent selon Rawls une conception strictement « politique » de la justice et de la légitimité,
qui articule les idées et les principes implicitement présents dans la « culture politique publique des
démocraties »27, comme l’égalité et la liberté des citoyens, par exemple. C'est uniquement une telle conception
politique qui est à même de susciter le consensus de citoyens par ailleurs profondément divisés dans leurs
croyances morales compréhensives. Cela ne signifie en aucun cas, comme Rawls n’a cessé de le rappeler à des
critiques singulièrement durs d’oreille, que la conception politique ne serait pas une conception « morale ». La
conception politique de la justice est morale, puisqu’elle se fonde sur un certains nombre d’idéaux et de valeurs et
qu’elle s’appuie sur des « raisons morales », telles que ses conceptions particulières de la personne et de la
société28. En revanche, son objet est circonscrit à la structure de base de la société, et sa formulation est
indépendante de toute doctrine morale plus vaste sur la valeur de l’existence humaine29. La distinction ne joue
donc pas ici entre la morale et la politique, mais entre ce qui, au sein de la théorie morale, relève du domaine
public ou politique d’une part, et ce qui d’autre part ressort d’une conception compréhensive de l’existence
humaine et qui ne peut servir que de base personnelle, non publique, d’adhésion au système politique30. Ainsi,
contrairement à l’approche compréhensive de l’humanisme civique, qui tient que l’être humain ne peut réaliser
pleinement sa nature qu’en étant membre actif d’une communauté politique, la conception politique de la justice
repose sur une conception effectivement morale du citoyen comme « personne libre et égale », sans que cette
conception doive « commander tous les aspects de la vie »31. La conception morale de la citoyenneté ne dépend à
cet égard d’aucun idéal moral plus compréhensif pour se fonder.
24
Libéralisme politique, 264. Sur le rôle du « principe libéral de légitimité » dans le rejet du libéralisme compréhensif, cf. Robert B. Talisse,
« Rawls on Pluralism and Stability », Critical Review 15, no 1-2 (2003): 175-6.
25
Justice et démocratie, 253.
26
Ibid., 208.
27
Ibid., 254.
28
Ibid., 248; Libéralisme politique, 179, 186.
29
Libéralisme politique, 37, 271.
30
Justice et démocratie, 233. C'est le sens du consensus par recoupement que de ne pas exiger des citoyens une négation, au demeurant
impossible, de leurs valeurs morales compréhensives raisonnables. Pour qu’ils puissent adhérer à la conception politique commune de la
justice, leurs diverses doctrines n’ont qu’à se « recouper », se rencontrer sur une série de principes politiques — ceux-là mêmes qui
composent la culture politique publique des démocraties. Cf. Libéralisme politique, 34; Justice et démocratie, 208.
31
Justice et démocratie, 233.
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Le libéralisme politique de Rawls se distingue par conséquent radicalement de versions « compréhensives » du
libéralisme comme celles d’un John Stuart Mill, par exemple. C'est à partir d’un idéal moral substantiel de la
perfection humaine comme développement de l’individualité que Mill élabore sa théorie politique libérale. Mais
en présentant l’individualité comme le seul fondement et la seule fin valables du régime politique, le libéralisme
se condamne à n’être plus qu’« une doctrine sectaire parmi d’autres »32, une conception compréhensive incapable
de fournir une défense publiquement acceptable des principes libéraux dans le cadre d’une société dont certains
membres peuvent de fait raisonnablement estimer qu’un mode de vie communautaire contribue bien plus que la
culture de l’individualité à l’épanouissement moral. Le libéralisme, s’il veut convaincre l’ensemble des membres
de la société, doit donc surtout éviter de présumer l’adhésion des citoyens sur la base d’une théorie morale
systématique et controversée de la valeur. Le geste rawlsien est à double détente : en disqualifiant la prétention de
toute doctrine compréhensive à fonder l’unité politique, il assure du même coup que l’ensemble des doctrines
compréhensives raisonnables pourront s’exprimer sans discrimination dans la société libérale. En d’autres termes,
l’autolimitation du libéralisme à une justification strictement politique et non compréhensive trouve sa raison dans
la reconnaissance et le respect du pluralisme tel qu’il se manifeste dans la société libérale ; à l’inverse, il semble
que tout libéralisme compréhensif, à l’instar de celui de Mill, ne se formule qu’au mépris du pluralisme des
doctrines et des conceptions du bien.
Et pourtant : alors même qu’il considère la variété des opinions et des genres de vie comme indépassable et
légitime, c'est bien une version compréhensive et moniste du libéralisme que Ronald Dworkin va élaborer.
2. Dworkin : les apories du pluralisme
2.1 LE CONFLIT DES VALEURS, UNE QUESTION D’INTERPRETATION
C'est d’abord en réaction à la thèse de Berlin dans « Deux conceptions de la liberté » selon laquelle un régime
politique ne peut jamais respecter au même degré les valeurs de la liberté et de l’égalité, mais est contraint de
rogner voire d’abandonner l’une lorsqu’il choisit de promouvoir l’autre, que Dworkin formule sa critique du
pluralisme moral33. Pour Dworkin, le fait que des valeurs aussi fondamentales pour la définition du libéralisme ne
puissent pas se concilier mettrait très sérieusement en question la prétention de celui-ci à être une théorie
politique satisfaisante et cohérente. Afin de sauver la conception libérale de l’égale liberté, Dworkin va donc
s’attacher à montrer que le pluralisme moral repose lui-même sur des présupposés contestables. Dire comme le
fait Berlin qu’il existe un conflit insoluble entre des valeurs d’égale importance morale ou des biens également
désirables revient à soutenir, non pas que le choix moral est incertain, mais qu’une décision absolument bonne, en
l’occurrence, n’existe tout simplement pas. Ce n’est pas que nous ne savons pas quelle option est la vraie ; c'est
qu’il existe un « conflit au sein de la vérité » elle-même, parce que chaque option serait également valable, et
32
33
Ibid., 234.
Ronald Dworkin, Justice in Robes (Harvard University Press, 2006), chap. 6.
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également insatisfaisante34. Or, affirme Dworkin, cela ne tient pas : lorsque nous avons effectivement à choisir
entre deux valeurs auxquelles nous sommes également attachés, nous pouvons hésiter d’abord sur la décision à
prendre, mais la réflexion morale doit nous conduire à identifier ce qui, en ce cas, est la meilleure décision. Face à
un discours incitant à la haine raciale, nous pouvons d’abord être partagés entre notre engagement en faveur de la
liberté d’expression et notre souci de protéger les victimes de discrimination ; pourtant, au terme de notre
raisonnement moral, l’incertitude initiale laisse place à une conviction ou une autre : nous ne pouvons pas à la fois
croire que les citoyens ont le droit de s’exprimer, même si cela blesse certains de leurs concitoyens, et qu’ils ont
le droit de censurer un discours qui les offense ; quoiqu’il en soit, ces deux options ne sont pas toutes les deux
« vraies » en même temps35. Seule l’une d’entre elle l’est, et c'est une fois que nous l’aurons identifiée que nous
serons en mesure de prendre la bonne décision morale.
L’idée d’un conflit moral insoluble n’a donc pas de sens pour Dworkin. Il est bien plus probable que
l’incompatibilité supposée des valeurs provienne d’une mauvaise compréhension de celles-ci. L’opposition
apparemment irréductible de l’égalité et de la liberté tient ainsi exclusivement à ce que Berlin identifie cette
dernière à la licence de faire ce que l’on veut36. Or, une telle interprétation de la liberté met sur le même plan les
limitations légitimes (e.g., l’interdiction du meurtre) et les limitations illégitimes de celle-ci (e.g., l’établissement
d’une religion d’Etat), estimant qu’il s’agit dans les deux cas d’interférences dans le champ d’action propre à un
individu qui pour être parfois nécessaires, n’en constituent pas moins toujours un « sacrifice » de sa liberté. Mais
pourquoi, fait valoir Dworkin, se doter d’une conception de la liberté qui amène à considérer l’interdiction de
tuer comme une privation de liberté ? Mieux vaut interpréter celle-ci d’une façon qui soit capable de distinguer
plus efficacement entre limite légitime et sacrifice indu, et qui fasse en sorte de ménager sa compatibilité avec
cette autre valeur d’importance pour le libéralisme qu’est l’égalité37.
L’interprétation d’une valeur morale qui parvient à l’articuler à d’autres valeurs d’égale importance, afin de
construire progressivement un système moral harmonieux, est donc bien plus satisfaisante qu’une conception
clivante, incapable de rendre raison de tout ce à quoi nous attachons intuitivement de la valeur. En d’autres
termes, Dworkin est moniste : il croit en l’« unité de la valeur »38, en l’idée que les valeurs éthiques et morales
sont interdépendantes, et en la supériorité d’un certain système moral sur tous les autres. Mais pour saisir le plein
sens du monisme moral de Dworkin, il faut examiner la critique parallèle qu’il adresse au libéralisme de Rawls.
Le monisme moral entend en effet harmoniser les valeurs morales et politiques en une théorie morale unique ; ce
qui suppose en retour de dépasser la définition strictement politique du libéralisme que Rawls avait tenté de
mettre en place.
34
Ibid., 107.
Ibid., 111.
36
Ibid., 112; Robert B. Talisse, « Value Pluralism and Liberal Politics », Ethical Theory and Moral Practice 14, no 1 (mai 20, 2010): 96;
William A. Galston, « Moral Pluralism and Liberal Democracy: Isaiah Berlin’s Heterodox Liberalism », The Review of Politics 71, no 1
(janvier 1, 2009): 97. Sur l’articulation de la liberté et de l’égalité chez Dworkin, cf. Jean-Fabien Spitz, « Ronald Dworkin et le faux
dilemme de l’égalité et de la liberté », Revue internationale de philosophie n° 233, no 3 (septembre 1, 2005): 413-434.
37
C'est le cas de la conception de la liberté comme liberté de faire tout ce que l’on veut, tant que l’on respecte les droits moraux des
autres. Cf. Justice in Robes, 112.
38
Justice for Hedgehogs, 1.
35
JULIETTE ROUSSIN
8/17
LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
2.2 LA CRITIQUE DU LIBERALISME POLITIQUE
Il est assez ironique que Rawls ait pu assimiler la théorie dworkinienne de l’égalité à une conception
« politique » de la justice39. Dworkin s’efforce en effet continuellement de démarquer sa propre théorie de la
philosophie politique rawlsienne, du moins en tant qu’elle vise à établir une « discontinuité » entre les valeurs
dites seulement « politiques », comme la justice ou la démocratie, et les valeurs dites « compréhensives »,
associées à la religion ou à un idéal de la vertu personnelle et du caractère40. Il est selon Dworkin irréaliste de
supposer que les citoyens vont laisser de côté leurs convictions éthiques et morales globales lorsqu’ils s’engagent
dans le débat politique public – non pas parce qu’ils seraient partiaux ou déloyaux, mais simplement parce que
toute conception politique est nécessairement informée par des convictions morales plus larges. Un citoyen qui
considère que l’ambition est une vertu du caractère et un facteur de réussite dans l’existence n’a ainsi pas de
raison (ni sans doute la possibilité psychologique) de renoncer à cette croyance éthique lorsqu’il expose ses
positions politiques41. Plus largement, lorsqu’une communauté politique doit décider si elle reconnaît ou non un
droit constitutionnel – le droit à l’avortement, par exemple –, elle ne peut s’abstenir de s’interroger et de se
prononcer sur les question philosophiques, si ce n’est religieuses, qui y sont associées – en l’occurrence, celle du
statut, des droits et des intérêts possibles de l’embryon42.
Toute conception politique s’appuie donc sur une conception morale plus large, et celle de Rawls ne fait pas
exception : son libéralisme soi-disant « politique » mobilise ainsi des valeurs morales compréhensives et
controversées sans le dire – à commencer, estime Dworkin, par le principe de différence, qui fait reposer la
redistribution des ressources sur le présupposé philosophique contestable que l’effort individuel n’a pas
d’importance morale décisive43. De même, quand Rawls prétend restreindre la tâche de la philosophie politique à
l’extraction et l’explicitation d’idées implicitement contenues dans les institutions et traditions démocratiques,
pour constituer un « fonds commun »44 de principes politiques à la disposition de tous, sa démarche est selon
Dworkin moins descriptive qu’« interprétative » : dans une société politique divisée sur les « véritables » idéaux
véhiculés par les institutions et l’histoire démocratiques, Rawls interprète ces dernières d’une certaine façon – il
opère un choix, autrement dit, entre des conceptions divergentes de ce qu’elles incarnent et signifient, et propose
ce qui lui parait « la meilleure explication et justification des traditions libérales du droit et de la pratique
politique »45. S’il existe, comme l’admet Dworkin lui-même, un consensus sur certains principes politiques
fondamentaux dans les sociétés démocratiques et libérales contemporaines (c'est par exemple le cas du principe
39
« L’idée d’un consensus par recoupement », in Justice et démocratie, 255.
Ronald M. Dworkin, « The Roots of Justice », in Dworkin: Un Débat, éd. par Steffen Wesche, Véronique Zanetti, et André Berten (Paris:
Ousia, 1999), 25.
41
Ibid., 26.
42
Justice in Robes, 253.
43
Ibid. Robert Talisse doute lui aussi que Rawls respecte réellement la séparation du politique et du compréhensif qu’il préconise : cf.
Talisse, « Rawls on Pluralism and Stability », 177, 183.
44
Libéralisme politique, 32.
45
Justice for Hedgehogs, 66. L’idée qu’il existe plus d’une interprétation possible des principes contenus dans la tradition et les institutions
démocratiques est par ailleurs admise par Rawls, sans qu’il y voie une objection à sa propre théorie : « plus d’une conception politique est
susceptible d’être développée à partir du même fonds d’idées politiques communes » (Justice et démocratie, 255).
40
JULIETTE ROUSSIN
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
égalitariste abstrait46), ces principes sont d’un degré d’abstraction tel que leurs exigences concrètes et leurs
modalités d’application donnent naturellement lieu à des interprétations divergentes. Le libéralisme politique de
Rawls est l’une de ces interprétations.
Il n’existe donc pas de conception politique de la justice parfaitement « isolée » d’autres considérations
morales47 – ou si elle existe, elle n’est ni convaincante ni attrayante. On rejoint ici la critique que Dworkin
adressait à Berlin : de même qu’une interprétation avantageuse de la liberté évite de la concevoir
indépendamment de l’égalité, de même la justification du libéralisme comme théorie politique de la justice n’est
que faible, si elle persiste à ne pas faire référence à d’autres valeurs politiques (e.g., la démocratie) et morales
(e.g., la dignité humaine). Le libéralisme ne peut représenter une théorie politique séduisante que s’il est mis en
relation avec un réseau de valeurs et de principes dont la réalisation est également importante pour nous. Pour se
fonder, le libéralisme doit donc faire appel à d’autres valeurs que lui-même ; mais c'est alors semble-t-il le projet
même d’un libéralisme politique, non compréhensif, qui s’effondre48. Prenant acte de l’échec du libéralisme
rawlsien à justifier ses propres principes en termes purement politiques, Dworkin opte ainsi pour une théorie plus
profonde, compréhensive, du libéralisme.
2.3 UNE THEORIE MONISTE ET COMPREHENSIVE DE LA VALEUR
C'est en double réaction au libéralisme de Rawls, qui entend disjoindre théorie politique et théorie plus
générale de la valeur, et au pluralisme de Berlin, qui postule un conflit nécessaire entre les valeurs, que Dworkin
élabore sa propre théorie de la moralité. Cette théorie est à la fois moniste et compréhensive : elle pense les
différentes valeurs éthiques, morales et politiques comme étant non pas « détachées » ou indépendantes les unes
des autres, mais au contraire « intégrées » en une moralité générale et cohérente du bien vivre49. C'est ce que
Dworkin appelle la « thèse de l’intégrité » (par opposition à celle de la « discontinuité »)50 : de même que les
valeurs politiques ne peuvent pas se comprendre indépendamment les unes des autres (la liberté sans l’égalité
n’est pas vraiment la liberté, comme une démocratie sans justice n’est pas vraiment démocratique), mais
s’articulent en une « moralité politique bien plus générale », de même c'est une conception globale et unifiée de la
valeur de l’existence humaine et de ce que c'est que « bien vivre » qui est la source commune de nos convictions
éthiques et morales, et de nos principes politiques51. En l’occurrence, Dworkin bâtit sa théorie politique en
46
La vertu souveraine, trad. par Jean-Fabien Spitz (Bruxelles: Emile Bruylant, 2007), 230.
« The Roots of Justice », 30.
48
Talisse, « Rawls on Pluralism and Stability », 190.
49
Justice in Robes, 156, 158.
50
« The Roots of Justice », 24.
51
Justice for Hedgehogs, 5; Is Democracy Possible Here? Principles for a New Political Debate (Princeton, New Jersey: Princeton University Press,
2008), 69; « The Roots of Justice », 25. Quoique Dworkin décrive sa théorie de la valeur tantôt comme un arbre dont le tronc serait la vie
bonne, et la moralité politique l’une des branches qui le prolongent (Justice for Hedgehogs, 5), tantôt comme une totalité dans laquelle les
valeurs entretiendraient une relation de justification circulaire (Justice in Robes, 160), il prévient suffisamment par ailleurs contre les risques
du « fondationnalisme », i.e. la tentation de penser un système moral réductible à un principe premier dont tous les autres découleraient,
pour qu’on ne conçoive pas les valeurs morales et politiques comme strictement hiérarchisées (e.g., Justice for Hedgehogs, 117, 154). Elles
sont plutôt élaborées simultanément, et se renforcent mutuellement (Sovereign Virtue: The Theory and Practice of Equality (Cambridge, Mass:
Harvard University Press, 2000), 278-9.). On ne peut pas dire que pour Dworkin la morale « fonde » la politique en ce sens.
47
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
fonction de deux principes moraux fondamentaux de la dignité humaine, l’égale valeur objective de toute
existence humaine, et la responsabilité qu’a chacun de décider pour soi52.
Concrètement, cela signifie aussi que les considérations de justice ne sont pas détachées des conceptions de la
vie bonne : contre la tendance pluraliste à « opposer la justice à la vertu », Dworkin soutient qu’il n’est pas
possible de définir la justice indépendamment de la vie bonne, et inversement53. Bien vivre implique de vivre
selon des valeurs personnelles éthiques ou artistiques particulières, mais aussi dans le respect de certaines valeurs
politiques : ainsi l’on vit moins bien dans une société injuste, ou lorsqu’on ne contribue pas de bon gré à la justice
politique54. C'est pourquoi Dworkin peut affirmer, sur un ton délibérément provocateur, que la conception
libérale de l’égalité qu’il défend s’inscrit « dans la continuité de la meilleure éthique personnelle qui soit et de la
juste conception philosophique de la vie bonne »55. Nous verrons dans la dernière partie comment Dworkin
précise le contenu de cette « juste conception philosophique » et si celle-ci identifie vraiment une sorte de bien
souverain que les individus devraient viser dans leur existence éthique personnelle. Mais il est clair d’ores et déjà
qu’il n’y a pas d’étanchéité possible entre l’argumentation politique et l’investigation morale ou philosophique, et
que la théorie générale de la moralité qui gouverne l’éthique personnelle des individus comme leurs relations
politiques est par ailleurs la « vraie » ou la meilleure possible.
Par ce trait encore Dworkin renvoie dos-à-dos Rawls et Berlin. En affirmant qu’« il existe des vérités
objectives à propos de la valeur » et que les « questions complexes de droit et de morale politique » admettent
une seule et unique bonne réponse56, Dworkin soutient une thèse moniste ; mais il a également en ligne de mire
l’agnosticisme que Rawls professe quant à la « vérité morale » des conceptions du bien et des doctrines
compréhensives. Le libéralisme politique prohibe en effet de statuer publiquement sur la vérité ou la fausseté des
doctrines compréhensives, dont le pluralisme serait compromis par une telle discrimination. Quand le pluralisme
des valeurs de Berlin se définit par l’absence d’une vérité morale unique, c'est donc dans son indétermination que
le pluralisme de la société rawlsienne trouve sa garantie. Une indétermination de fait, sinon de droit : il ne s’agit
pas de dire que les doctrines compréhensives ne sont ni vraies ni fausses – cela reviendrait à prendre le parti des
sceptiques dans le débat philosophique controversé sur la nature des propositions morales – mais seulement de
constater le désaccord moral et de s’abstenir de juger de la vérité des doctrines57. Dans le cadre du libéralisme
politique rawlsien, il est en tous les cas aussi peu légitime de censurer une doctrine compréhensive au motif
qu’elle serait dans l’erreur, que d’arguer de la vérité d’une autre doctrine pour l’imposer politiquement.
Dworkin au contraire est convaincu que les propositions politiques et morales sont objectivement vraies ou
fausses, et que le libéralisme a besoin de cette objectivité morale pour revendiquer sa supériorité sur les autres
théories politiques. « Le libéralisme ne peut être fondé sur le scepticisme » : la morale politique compréhensive
52
Dworkin, Justice for Hedgehogs, 2.
« The Roots of Justice », 19; Sovereign Virtue, 264-5, 278.
54
« The Roots of Justice », 30, 33.
55
Ronald M. Dworkin, « Foundations of Liberal Equality », in Equal Freedom: Selected Tanner Lectures on Human Values, par Stephen Leicester
Darwall (University of Michigan Press, 1995), 193.
56
Justice for Hedgehogs, 7; Prendre les droits au sérieux, 397.
57
Justice et démocratie, 337, 214-5; Libéralisme politique, 128, 189-90. L’Etat libéral qui ne se prononce pas sur l’existence de Dieu ne prend
ainsi pas nécessairement le parti des athées ; il évacue seulement la référence à Dieu de son argumentation publique.
53
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
qui le constitue est une conception « juste » et vraie qui doit être défendue comme telle contre les conceptions
alternatives erronées58.
Il ne s’agit pas là d’un simple débat méta-éthique abstrait. La « thèse de la bonne réponse » dworkinienne,
interprétée d’une certaine façon, pourrait bien remettre profondément en cause les conditions pratiques du
pluralisme libéral. On sait que le rejet du pluralisme des valeurs défendu par Berlin a pour pendant la critique du
libéralisme politique rawlsien, puisque l’adoption d’une théorie unifiée de la valeur implique de concevoir la
théorie politique libérale comme une branche de la moralité ; et l’on se rappelle par ailleurs que c'est
essentiellement en vue de respecter le pluralisme raisonnable des doctrines compréhensives que Rawls avait
proposé de restreindre le libéralisme au seul « domaine du politique ». Mais dès lors, en adoptant un libéralisme
compréhensif, Dworkin renonce-t-il en même temps au respect du pluralisme des conceptions de la vie bonne qui
commandait la définition d’un libéralisme politique ? Plusieurs critiques se sont interrogés sur la compatibilité du
pluralisme et du libéralisme59 ; de fait, l’Etat libéral qui s’appuie sur une doctrine compréhensive pour justifier
son action semble s’empêcher par là même de protéger le pluralisme des doctrines, puisqu’il prend explicitement
parti pour certaines positions morales « vraies » contre d’autres, « erronées » ou « incorrectes ». C'était le cas du
libéralisme millien, fondé sur l’idéal perfectionniste et sectaire du développement de l’individualité. Est-ce le cas
du libéralisme compréhensif de Dworkin ? En tant qu’elle s’articule à une théorie morale plus globale du « bien
vivre », sa théorie politique identifie-t-elle une conception « vraie » de la vie bonne à laquelle les citoyens seraient
tenus d’adhérer pour réaliser leur nature morale ?
3. Echapper au perfectionnisme : la responsabilité morale
Ce serait oublier que Dworkin a toujours défendu le principe de la « neutralité » de l’Etat libéral à l’égard des
conceptions de la vie bonne. Tout l’enjeu de ce troisième temps sera justement de déterminer dans quelle mesure
Dworkin réussit à concilier sa moralité politique moniste et compréhensive avec sa conviction que l’Etat libéral
est voué à protéger la pluralité des conceptions du bien.
3.1 LA NEUTRALITE LIBERALE
Lorsque Dworkin fait le constat que « les sociétés modernes sont profondément pluralistes dans les matières
éthiques et morales »60, il ne manifeste aucune velléité moniste de réduire cette pluralité à l’unité. Au contraire,
58
A Matter of Principle, 203.
John Kekes, « The Incompatibility of Liberalism and Pluralism », American Philosophical Quarterly 29, no 2 (avril 1, 1992): 141-151;
Talisse, « Can Value Pluralists be Comprehensive Liberals? »; John Gray, Isaiah Berlin (Princeton, New Jersey: Princeton University Press,
1996), chap. 6. L’incompatibilité joue ici entre le pluralisme des valeurs et le libéralisme, en tant qu’il privilégie nécessairement certaines
valeurs particulières (la liberté, l’égalité, les droits, la justice redistributive) au détriment d’autres, et ne peut donc pas être absolument
« neutre » envers toutes les valeurs présentes dans la société libérale. Cf. supra, p.4, n.13.
60
Sovereign Virtue, 239; 277.
59
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
dans un article consacré à la définition du « Libéralisme », Dworkin identifie la marque distinctive de celui-ci à sa
« neutralité » à l’égard de la question de la vie bonne, et des diverses réponses qu’y apportent les citoyens61. La
« neutralité éthique » signifie que « les décisions politiques doivent être, dans la mesure du possible,
indépendantes de toute conception particulière de la vie bonne ou de ce qui donne de la valeur à la vie »62. Tout
comme dans la théorie rawlsienne, l’Etat libéral ne saurait donc légitimement faire appel à une conception
particulière de la vie bonne pour justifier sa politique, ni, par suite, accorder plus ou moins de ressources à ses
membres selon la conception qu’ils adoptent. Accorder des avantages fiscaux aux familles nombreuses ou aux
couples mariés, ne pas autoriser le mariage entre personnes du même sexe, mettre des obstacles à la construction
de certains lieux de culte, se référer à un Dieu œcuménique dans ses documents et actes officiels constituent de la
part d’un Etat autant de violations inacceptables de la neutralité libérale. Elles témoignent d’une présomption
étatique en faveur de certains modes de vie dont le revers est la discrimination publique, symbolique ou
matérielle, réservée aux individus dont les pratiques sont jugées anormales ou insignifiantes parce que
minoritaires ou socialement marginalisées.
Ainsi, quoiqu’il s’écarte de la conception politique de la justice chère à Rawls, Dworkin ne s’affranchit
nullement de l’impératif de protection du pluralisme éthique que fixe celle-ci. En effet, c'est la « moralité
politique constitutive » du libéralisme elle-même, selon laquelle l’Etat doit traiter ses membres en égaux, avec un
égal respect et une attention égale, qui exige de lui qu’il reste neutre à l’égard des conceptions de la vie bonne63.
Dans la mesure où (1) les individus diffèrent profondément sur ce qui fait la valeur ou le sens de leur vie et où (2)
une telle interrogation est de nature éthique, éminemment personnelle et avec une incidence essentielle sur la vie
de chacun, la seule manière pour l’Etat de traiter ses membres avec un égal respect est de ne pas se prononcer sur
la validité respective de leurs conceptions éthiques. A cet égard, la théorie de la justice se formule tout à fait
indépendamment d’une théorie substantielle de la vie bonne.
De même, si son libéralisme compréhensif incite Dworkin à envisager l’Etat libéral comme une
« communauté » dont les membres partagent une morale politique et s’estiment personnellement responsables de
la réussite ou de l’échec de ses actes collectifs, la conception de la communauté qu’il se donne est telle néanmoins
que, loin de mettre en danger « la tolérance libérale et la neutralité quant à ce qu’est une vie bonne »64, celle-ci
les promeut au contraire. La communauté est en effet « libérale », et pose en conséquence de strictes limites à la
« vie communautaire »65 ou aux actes collectifs auxquels s’identifient ses membres. En particulier, les membres de
la communauté libérale ne partagent pas de « code éthique »66 : ils sont liés par une unité d’action, d’ailleurs
restreinte aux actes politiques officiels (c'est pourquoi un individu ressent une fierté personnelle à vivre dans une
société égalitaire, ou éprouve au contraire de la honte face au traitement indigne que sa communauté réserve à ses
prisonniers, par exemple), mais non par une unité de « jugement ». C'est ce qui distingue la communauté libérale
61
A Matter of Principle, chap. 8.
Sovereign Virtue, 238; A Matter of Principle, 191.
63
A Matter of Principle, 186, 190; 203.
64
Sovereign Virtue, 232; 224-5.
65
Ibid., 228.
66
Ibid., 211.
62
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
d’une communauté « monolithique » comme une théocratie67 : il n’y règne pas de jugements autorisés. Cette
indépendance en matière de jugement éthique n’affaiblit pas les liens communautaires entre les individus, au
contraire : le sentiment d’appartenance à la communauté libérale s’y exprime de manière privilégiée à travers « le
respect et l’attention » que chacun témoigne à ses « concitoyens aux convictions différentes »68. La communauté
est donc paradoxalement constituée par la tolérance de ses membres envers la diversité éthique qui s’y épanouit.
La démonstration, pour rassurante qu’elle soit quant au sort de la pluralité des conceptions du bien dans la
société de Dworkin, n’en jette pas moins un sérieux doute sur la cohérence d’ensemble de sa pensée : si, comme
il est à présent évident, « la neutralité de l’Etat concernant le bien (…) implique le pluralisme »69, qu’advient-il
du monisme professé par Dworkin, et de sa conviction que la théorie libérale qu’il professe découle de la « juste
conception philosophique de la vie bonne » ? Comment Dworkin peut-il être à la fois moniste et neutraliste en
matière morale ?
3.2 LES LIMITES DU MONISME ? RESPONSABILITE MORALE ET INTEGRITE ETHIQUE.
Un des principes moraux fondamentaux sur lequel Dworkin bâtit sa théorie politique est celui de la
« responsabilité morale ». D’après ce principe, il incombe à chacun de décider pour soi-même de ce qui a de la
valeur à ses propre yeux, et de s’efforcer de réaliser cette valeur au cours de sa vie70. C'est là une exigence forte
d’« authenticité » éthique : non seulement chacun doit déterminer en toute indépendance, au terme d’un
jugement réfléchi, sa conception personnelle d’une vie réussie, mais encore chercher à mener cette vie par un
style ou un parcours qui lui soit propre71. C'est une des fonction de l’impératif de neutralité auquel Dworkin
soumet l’Etat libéral que de rendre possible ce principe : un individu qui délèguerait le soin de déterminer ses
valeurs personnelles, éthiques ou religieuses, à la communauté politique dont il est membre, ou qui bénéficierait
préférentiellement des ressources ou de la faveur de l’Etat pour mettre en œuvre sa conception de la vie bonne,
renoncerait par là à sa responsabilité éthique personnelle72. C'est aussi pourquoi la communauté libérale, au lieu
d’imposer une conception de la vie bonne à ses membres, les encourage à « percevoir le jugement éthique et
moral comme relevant de leur propre responsabilité, plutôt que de celle de l’unité collective », notamment en
leur fournissant les conditions matérielles et intellectuelles d’une telle indépendance de jugement73.
A l’argument de la responsabilité morale fait écho celui de « l’intégrité éthique »74. Selon cet argument, le
paternalisme, qui voudrait forcer un individu à adhérer à une « meilleure » conception de la vie bonne que celle
qu’il n’a déjà, est en soi voué à l’échec. En effet, la contrainte qui préside à la conversion forcée de l’individu à un
genre de vie plus satisfaisant, ou bien ne s’exerce qu’extérieurement et laisse la conscience morale du sujet non
67
« Equality, Democracy, and Constitution: We the People in Court », Alberta Law Review 28, no 2 (janvier 1, 1990): 336.
« The Roots of Justice », 76.
69
Kekes, « The Incompatibility of Liberalism and Pluralism », 144.
70
Justice for Hedgehogs, 2, 12; Is Democracy Possible Here?, 9-10.
71
Justice for Hedgehogs, 204.
72
« The Roots of Justice », 79.
73
« Equality, Democracy, and Constitution », 340.
74
Sovereign Virtue, 269.
68
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
convaincue, ou bien utilise pour arriver à ses fins des techniques de persuasion qui paralysent l’exercice du
jugement critique, comme la propagande ou la mystification. Dans les deux cas, un élément déterminant fait
défaut pour qu’on puisse dire du sujet contraint qu’il mène à présent une vie « bonne » : son « approbation » ou
sa « reconnaissance », sous forme de jugement réfléchi, de la valeur de sa nouvelle forme de vie75. Un
misanthrope qu’on forcerait à tolérer l’amour de ses proches ou un athée à croire en Dieu ne mènent pas une
meilleure vie, quand bien même l’amitié ou la pratique d’une religion seraient objectivement des éléments d’une
vie accomplie. C'est que « la connexion entre la conviction et la valeur est constitutive », de sorte qu’une vie n’a
de valeur que si le sujet est d’abord convaincu que ce qu’il fait a un sens et de l’importance76.
Quand bien même donc une communauté politique connaîtrait de façon absolument certaine quel genre de vie
est souverainement bon, elle aurait tort de l’imposer à ses membres dans leur propre intérêt : d’une part, parce
qu’elle nierait par là leur responsabilité morale à choisir pour eux-mêmes ce qui vaut comme une vie réussie,
d’autre part parce qu’en faisant fi de leur adhésion rationnelle, elle ne contribuerait pas, objectivement, à
améliorer leur existence. Est-ce à dire que pour Dworkin, alors même que les questions fondamentales de droit et
de morale politique n’admettent qu’une seule bonne réponse, la question de la vie bonne devrait en revanche être
laissée au jugement de chacun parce qu’éminemment subjective, et susceptible par conséquent d’une pluralité de
réponses toutes également valables ? Ce serait là reconnaître une limite à sa thèse de l’unité de la valeur, et
renoncer du même coup à l’engagement compréhensif de son libéralisme : la théorie politique dworkinienne
s’arrêterait au seuil de la vie éthique individuelle, considérant au bout du compte les principes politiques comme
détachés des principes éthiques, laissés à la libre détermination de chacun.
Il est vrai que certains éléments de la théorie éthique dworkinienne peuvent laisser penser que la valeur d’une
vie dépend essentiellement du jugement et des actions personnels, si bien que la vie bonne serait à chacun
particulière. Ainsi de l’idée que l’adhésion du sujet à son action participe de la valeur objective de celle-ci, de
l’exigence que chacun vive sa vie selon un « style » qui lui soit propre, ou encore, du rejet de la conception
« transcendante » de la vie bonne, qui voudrait que « n’existe [qu’] une bonne vie valable pour tout le monde »77.
Pour Dworkin, les circonstances particulières qui entourent l’existence d’une personne (la situation historique et
la culture environnante, mais également les ressources et les aptitudes dont elle dispose), font que la vie qu’elle se
choisit ne serait pas nécessairement bonne pour une autre, placée en d’autres circonstances. Le monisme de
Dworkin atteint peut-être là sa limite : il n’existe pas de « réponse unique » à la question de la vie bonne. Dans
cette mesure, la « juste conception philosophique » est précisément celle qui, prenant pour prémisses les
principes moraux d’égal respect et de responsabilité morale, laisse le soin à chacun de déterminer
personnellement le contenu et la visée éthiques qu’il entend donner à sa vie.
75
Ibid., 249.
Ibid., 268. Les cas limites sont naturellement exclus de cette règle générale : ainsi un individu se complaisant dans le mal absolu et la
souffrance qu’il inflige à autrui n’a pas une vie bonne, quelle que soit sa conviction en la matière. Et inversement, un artiste léguant au
monde une œuvre immense l’ayant laissé toute sa vie insatisfait a peut-être malgré tout eu une vie digne d’être vécue.
77
Ibid., 246.
76
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LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
On se tromperait néanmoins en interprétant ces éléments comme des marques de subjectivisme : s’ils donnent
sens au principe de la responsabilité morale individuelle, ils n’entament nullement la thèse d’une objectivité des
valeurs éthiques et morales78. Pour Dworkin, certaines vies sont objectivement meilleures que d’autres ; et
quoique la conviction fasse partie intégrante de la valeur, il ne suffit jamais de croire que sa vie est réussie pour
qu’elle le soit effectivement79. Ce n’est donc pas en raison d’une indétermination de la vérité en matière éthique que
le libéralisme compréhensif de Dworkin s’abstient de recommander une conception détaillée de la vie bonne.
Comme le signale Richard Arneson80, aucun des deux arguments, de la responsabilité morale et de l’intégrité
éthique, n’implique d’être sceptique quant à la possibilité de connaître objectivement le bien. Si Dworkin s’en
tient à un niveau très abstrait d’analyse éthique, se contentant de définir la vie bonne en termes aristotéliciens
comme une « performance » tirant sa valeur de son propre accomplissement, sans en préciser le contenu plus
avant81, ce n’est pas que le désaccord des individus sur ce qui constitue une bonne vie est insoluble, n’admet pas
de réponse objective, mais seulement que chacun a la responsabilité personnelle de décider, de croire, et de
mener sa vie en ce domaine. La neutralité libérale face au pluralisme des conceptions du bien ne trouve sa raison
chez Dworkin ni dans une indétermination objective de la vérité, ni dans une suspension volontaire du jugement,
mais dans l’attachement à l’exercice du jugement moral individuel.
Conclusion
La théorie libérale de Dworkin diffère-t-elle en définitive vraiment de celle de Rawls dans son traitement du
pluralisme des conceptions morales ? Rawls et Dworkin partagent la conviction qu’un libéralisme compréhensif,
profondément engagé moralement, ne peut s’accommoder du pluralisme des valeurs82, mais en tirent des
conclusions opposées. Rawls renonce à ancrer son libéralisme dans une théorie morale plus profonde au nom de la
défense du pluralisme politique ; Dworkin à l’inverse, considérant que la tentative rawlsienne échoue, rompt avec
le pluralisme des valeurs pour construire une théorie compréhensive de la valeur morale et politique du
libéralisme. Toute l’originalité de Dworkin est que son adhésion à une théorie moniste de la valeur morale ne
l’empêche pas de rester inconditionnellement attaché au pluralisme des modes de vie, et à sa protection sous
l’égide de l’Etat libéral neutre. Aussi, quoique Rawls et Dworkin fondent le libéralisme et la justification du
pluralisme des genres de vie en son sein sur des bases effectivement très différentes, leurs théories produisent les
mêmes effets pratiques – la liberté laissée à chacun de choisir sa propre conception de la vie bonne.
A cet égard, l’influence du caractère « compréhensif » ou politique du libéralisme se fait finalement davantage
sentir dans ce que Rawls et Dworkin attendent respectivement des juges de la Cour Suprême chargés de statuer
78
Dworkin, « Equality, Democracy, and Constitution », 340.
Justice for Hedgehogs, 213.
80
Richard Arneson, « Liberal neutrality on the good: An autopsy », éd. par G. Klosko et S. Wall, Perfectionism and neutrality: Essays in liberal
theory (2003): 197.
81
Sovereign Virtue, 257; Justice for Hedgehogs, 197.
82
Talisse, « Can Value Pluralists be Comprehensive Liberals? », 127.
79
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sur la constitutionalité des lois. Souvenons-nous du cas, discuté par Dworkin, du droit constitutionnel à
l’avortement : tandis que Rawls conçoit les juges comme des organes de la « raison publique », puisant
exclusivement dans le « fonds commun » d’idées politiques publiquement acceptables pour justifier leur décision
constitutionnelle, aux yeux de Dworkin en revanche les juges s’appuient avec raison sur leurs convictions morales
personnelles quant à la façon dont l’Etat devrait traiter les citoyennes – doit-il décider pour elles, ou leur laisser le
choix éthique d’avorter ou non ? – pour construire leur argumentaire juridique83. Le caractère légitimement
moral du raisonnement judiciaire résulte ici de l’alliance entre l’idée moniste qu’une bonne réponse aux questions
juridiques existe et peut être trouvée au terme d’un raisonnement moral élaboré, et cette autre conviction, à
l’origine du libéralisme compréhensif de Dworkin, que le raisonnement « public », quand il porte sur les « cas
difficiles » du champ juridique ou sur les questions ouvertes du champ politique, s’adosse forcément à des
conceptions morales particulières et profondes qui exposent ses conclusions à la controverse, aussi vraies fussentelles. Le libéralisme de Dworkin s’assume ainsi comme une argumentation politique et morale qui, pour juste
qu’elle soit, cherche encore et toujours à convaincre un public politiquement divers de sa propre validité.
Mais cela signifie aussi, de façon plus problématique, qu’une certaine tension demeure irrésolue entre
l’impératif de neutralité auquel l’Etat libéral se soumet, et la liberté qu’il laisse à ses institutions publiques et à ses
représentants officiels – les juges, en l’occurrence – de justifier les décisions collectives au moyen d’un
raisonnement moral particulier. Même si l’avis de la cour constitutionnelle n’a pas pour fonction de qualifier
l’avortement comme pratique vicieuse ou acceptable, et ne prend donc pas frontalement position sur le terrain
éthique de la question de la vie bonne, les différentes convictions morales sur la façon dont l’Etat doit traiter ses
membres s’appuient cependant inévitablement sur des convictions éthiques plus profondes quant au statut de
l’embryon (est-ce ou non une personne ?) et de l’avortement (est-ce ou non un meurtre ?)84. Il semblerait donc
tout à fait justifié, dans le cadre du système dworkinien, qu’un juge conservateur fasse valoir ses propres
convictions éthiques sur le droit à la vie ou le caractère sacré de toute existence humaine pour justifier
l’intervention de l’Etat en ce domaine et décider de l’inconstitutionnalité de l’interruption volontaire de
grossesse. En faisant sauter les digues entre le politique et le compréhensif, Dworkin expose à nouveau le
libéralisme à la fragilité dont Rawls voulait le sauver : si les décisions publiques sont justifiées par des arguments
moraux, et indirectement éthiques, que tous les membres de la communauté politique ne partagent pas, alors la
légitimité et la neutralité des décisions publiques sont toujours potentiellement en question – ou plutôt, ici,
suspendues à la bonne volonté morale de juges dworkiniens.
83
Prendre les droits au sérieux, 205; Ronald M. Dworkin, « The Judge’s New Role: Should Personal Convictions Count? », Journal of
International Criminal Justice 1, no 1 (avril 1, 2003): 7.
84
La nature personnelle ou relationnelle de l’interrogation est ce qui sépare selon Dworkin l’éthique de la morale. L’éthique pose la
question du bien vivre, la morale se demande comment nous devons traiter les autres (Is Democracy Possible Here?, 20; Justice for Hedgehogs,
13). La distinction est empruntée à Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, trad. par Marie-Anne Lescourret (Paris:
Gallimard, 1990).
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