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LLPHI 423 – Anthropologie et psychanalyse.
L. Courbin
III – Freud et Durkheim : deux voies d’explication des phénomènes collectifs.
A. Interprétation psychanalytique des phénomènes de foule.
« Psychologie des foules et analyse du moi », 1921.
1)
Explication par Freud du lien social. S’occupera des foules organisées – c’est-à-dire
artificielles (à la différence, par exemple de la famille qu’il considère comme une « foule »,
un lieu de commun, du collectif, naturel), avec un meneur : l’Eglise, et l’armée par exemple.
Et sa question est la suivante : comment expliquer, d’une manière générale, que de tels
collectifs, artificiels, durent, tiennent ?
Les explications proposées jusque-là le laissent insatisfait : imitation, contagion –
l’analyse ne va pas assez loin, parce qu’elle ne rend pas raison de la force de l’emprise sociale
sur les individus. Il doit y avoir, au niveau psychique, des ressorts très puissants sur lesquels
ces forces prennent appui. Ce sont ces ressorts qu’il faut mettre en évidence.
On peut déjà s’en douter, Freud entend mettre au jour une dimension inconsciente du
fait social, prégnante chez tout individu, l’hypothèse étant qu’elle a cette puissance parce
qu’elle prend appui sur des ressorts psychiques déjà mobilisés et structurants.
2)
A cette question s’ajoutent deux caractéristiques à expliquer chez cet individu qui
n’est pas le même dans la foule que tout seul. L’invite à des comportements qu’il ne
reconnaîtrait pas forcément comme siens dans d’autres conditions :
- exaltation des affects
- inhibition de la pensée.
Questions : comment se fait-il que des individus en foule se mettent dans cet état de
dépendance ?, donnent tout ce prestige à un individu somme toute banal ? Qu’est-ce qui fait
l’autorité du meneur, et l’obéissance des dirigés ? Penser aux mythes, aux personnages
mythiques : que ça soit des hommes politiques, des poètes…
Il faut « trouver l’explication psychologique de cette transformation psychologique de
l’individu dans la foule »1. L’exaltation affective, cette énergie qui unit durablement des
individus au sein d’un groupe, peut être reconduite à ce que Freud désigne par le terme de
libido, qui signifie simplement : énergie psychique, énergie pulsionnelle, et qui a affaire avec
ce que nous nommons communément « amour ». A entendre dans un sens large : amour entre
les sexes, mais aussi : amour de soi, amour filial, amitié et amour des hommes en général,
attachement à des objets concrets et à des idées abstraites. C’est la seule force psychique
capable de produire des liens affectifs suffisants pour assurer un lien social.
3)
Comment expliquer sinon la contrainte et l’obéissance ?, la soumission à l’autorité ?
Cela suppose une mise à l’écart du moi, une inhibition de ses pulsions propres, quelque chose
de complètement anti-narcissique. Il y a quelque chose de surprenant comme une « servitude
volontaire ». Il y a donc un pouvoir de la foule, et il semble qu’il y ait chez ses membres
comme un besoin d’être en accord avec les autres.
1
Freud, Essais de psychanalyse, p. 147.
1
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Pour Freud, cela n’est pensable que si l’on admet que la contrainte n’est pas
qu’extérieure, mais aussi intérieure : elle s’exerce d’elle-même par le lien affectif qui existe
horizontalement entre les membres du groupe et verticalement, avec le meneur : dans
l’Eglise : le Christ aime tous à égalité. Dans l’armée, idem : le chef aime tous ses soldats à
égalité, c’est pourquoi ils sont camarades. Il y a donc quelque chose du collectif qui vient me
construire, qui vient soutenir la constitution de ma personnalité, de ma personne.
Il y a dans une foule, « des liens libidinaux d’une nouvelle sorte », qu’il s’agit
précisément d’identifier.
Selon Freud, ces foules mobilisent des mouvements pulsionnels classiques et très
anciens pour l’individu, qui ne sont autres que les mouvements qui ont préparé puis formé le
complexe d’Œdipe :
-
Le premier est ce lui de l’identification (identification à la mère ou au père) :
« expression première d’une relation à une autre personne », p. 167.
Investissement objectal sur l’autre parent, c’est-à-dire investissement à buts sexuels
non inhibés.
C’est la structure de base du complexe d’Œdipe, dont les modalités de sortie sont
extrêmement diverses : identification à la mère/au père ; relation d’objet qui s’institue avec
l’autre parent, qui est ouvertement à but sexuel. Ces deux mouvements peuvent prendre des
formes très diverses, recouvrir de l’hostilité ou de l’amour. Freud donne quelques exemples,
qu’il prend dans des cas où la sortie de l’Œdipe a été pathogène. Dans ces cas peuvent se
produire des identification par le symptôme : soit identification qui signifie la volonté de se
substituer à l’objet (alors elle exprime l’amour pour l’autre : par exemple une enfant qui
contracte la même toux que sa mère : mêle volonté de se substituer et sentiment de
culpabilité : tu as voulu devenir ta mère, deviens-le, dans la douleur), soit identification à
l’objet aimé : le cas de Dora, imite la toux du père). Ou encore, s’identifier à une personne
dont on aimerait vivre la situation : ainsi, dans un pensionnat de jeunes filles : l’une d’entre
elle reçoit une lettre d’un jeune garçon qu’elle aime en secret, et réagit par une crise
d’hystérie. D’autres, s’identifiant à elles sous l’effet de la jalousie (j’aimerais être à sa place),
vont reproduire la crise.
Le refoulement survenant, vers cinq ans, ces pulsions sont « inhibées quant au but ».
Elles deviennent alors des relations « tendres » (plus de désir sexuel, plus d’hostilité), ce qui
modifie durablement le rapport aux parents. A la puberté, les deux s’unissent normalement :
pulsions sensuelles et pulsions inhibées : c’est ainsi que se constitue ce que nous appelons
l’amour, qui conjugue les deux types de pulsions.
Ce sont ces pulsions, « inhibées quant au but », qui vont intéresser Freud, parce
qu’elles expliquent selon lui ce que la relation amoureuse peut avoir de « romanesque »,
d’évitement de l’immédiatement sexuel. Il y alors un mouvement d’idéalisation de l’objet
aimé. Cette idéalisation est analysable selon Freud comme une manière, pour le moi, de
« déborder » sur l’objet aimé. L’objet est idéalisé parce qu’il représente ce que le moi propre
voudrait bien être. Ainsi, « l’objet sert à remplacer l’idéal du moi propre » (p. 177). Il faut
entendre idéal du moi comme sur-moi : un lieu de pulsions inhibitrices : mais avec cette
distinction : le sur-moi est une instance d’interdictions, de commandements. L’idéal du moi,
c’est plutôt l’ensemble des valeurs que j’aimerais réaliser, incarner.
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Ce sont ces deux mouvements pulsionnels que l’on trouve à l’analyse de la
constitution libidinale d’une foule. Il y a :
- Idéalisation du meneur : celui-ci est mis à la place de l’idéal du moi, quelqu’un qui
incarne ces valeurs, qu’en plus nous avons en commun (justice par exemple).
- Identification aux autres membres du groupe, parce qu’ils connaissent une même
relation au meneur. Penser à l’expression : « frères en Jésus Christ ».
Freud établit une analogie entre :
Soumission à un leader / dépendance dans l’état d’hypnose / fascination de la passion
amoureuse.
Autrement dit, l’individu dépend de la formation collective pour la constitution de soi :
en particulier d’un idéal du moi et du sur-moi : établissement de valeurs, d’idéaux qu’il s’agit
pour lui de réaliser ; et pour s’identifier par rapport aux autres. Le sur-moi, l’idéal du moi
n’existe pas sans la collectivité. Or c’est cet idéal du moi qui permet le refoulement, qui, à
l’âge du complexe d’Œdipe, permet donc sa sortie (par inhibition des pulsions directement
sexuelles), qui permet donc ce que Freud appelle la sublimation : cette dérivation des pulsions
qui leur permet de se donner un autre but que sexuel : artistique, intellectuel, religieux. :
P. 181 : « Une telle foule est une somme d’individus qui ont mi un seul et même objet à
la place de leur idéal du moi, et se sont, en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux
autres ».
Est manifeste la reconduction à l’individuel. Pour un sociologue, c’est un point de vue
largement insuffisant : le phénomène collectif est une réalité à part entière, dont il faut
parvenir à envisager les fonctionnements propres. Et il n’est pas vain de partir du postulat que
ce qui est susceptible d’expliquer un comportement humain, ce n’est pas un mécanisme
psychique, mais une incidence, pour ne pas dire une pression du collectif exercée sur
l’individu. La psychanalyse aurait donc, dans cette perspective, un point aveugle.
Que donnerait une analyse sociologique d’un phénomène individuel, apparemment
privé ? Le suicide ?
B. Explication durkheimienne d’un fait social « privé » : le suicide.
< Règles de la méthode sociologique, 1895.
< Le suicide, 1897.
1) La constitution de la sociologie comme science.
Les Règles de la méthode sociologique. Donner à la sociologie naissante un objet, qui
soit le sien propre, une méthode posant des principes et indiquant des voies d’explication.
a) La constitution d’un objet propre :
Les faits sociaux « présentent des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières
d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de
coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui », RMS, p. 5.
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Trois critères donc :
-
Extériorité : tendance à réifier les phénomènes sociaux ? ou mise à l’écart de
l’incidence psychique individuelle des faits sociaux ? Durkheim ne nie pas que les
faits sociaux soient intériorisés : « il n’est pas de conformisme social qui ne comporte
toute une gamme de nuances individuelles », RMS, p. XXIII. Durkheim veut souligner
par là que les faits sociaux sont des faits d’une nature différente des phénomènes
individuels et des modalités d’expression, de manifestation, chez l’individu, d’un fait
social. Ce sont des entités à part entière, et leur explication ne saurait se limiter à les
reconduire à des données individuelles et psychiques = démarche réductionniste.
-
Caractère coercitif : c’est le critère qui les manifeste avec le plus d’évidence. Tout se
passe comme si l’individu se trouvait contraint, forcé, poussé, à agir d’une certaine
manière plutôt que d’une autre. La contrainte est ou bien directe et explicite : lois,
interdits, pénalités, surveillance, ou bien indirecte : influence d’une organisation
économique par exemple.
-
Généralité : la généralité ne suffit pas à définir un phénomène comme social. En effet,
ce critère, pris à lui seul, laisserait planer de la confusion entre les manifestations
individuelles des faits sociaux et les faits sociaux eux-mêmes. Les manifestations
individuelles ont un ensemble d’autres déterminants : la constitution « organicopsychique » de l’individu, la situation singulière dans laquelle il a été placé. Ce n’est
pas parce qu’un comportement se généralise qu’il devient un fait social (repose sur le
postulat qu’un fait social est plus que la somme des individus qui le compose). En
revanche, quand quelque chose est un fait social, alors elle est forcément générale.
b) La méthode sociologique.
* « Considérer les faits sociaux comme des choses » = faire de la sociologie une science, à
l’image des sciences de la nature. Donc considérer qu’ils ont des propriétés empiriques
identifiables et qu’ils sont soumis à un déterminisme qui rend repérables des lois. C’est-àdire : un phénomène social est observable de l’extérieur à partir d’indicateurs objectifs,
notamment des outils statistiques.
Deux corollaires :
* Se défaire des prénotions.
* Définir l’objet préalablement à l’observation = l’objet n’est pas donné, il est construit, avec
des outils, et en particulier l’outil statistique.
* Observer les phénomènes et les classer.
* On se donne ainsi un moyen de les comparer (méthode comparative), une fois qu’ils ont été
traduits en grandeurs, en taux, mesurés donc, statistiquement. On peut ainsi mettre en
évidence des régularités et observer des variations concomitantes.
* Ces données recueillies, et ordonnées, permettent d’expliquer un fait social. Un impératif
absolu est qu’on n’explique un fait social que par un autre fait social = en restant au même
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niveau : pas d’explication psychologique, encore moins physiologique. Expliquer le social
par le social, parce que le collectif est plus et autre chose que la somme des individus qui le
constituent.
Ce principe méthodologique situe Durkheim dans un contexte théorique également.
La société est plus que la somme des individus. Elle a des besoins propres, des exigences
propres, d’ordre économique, elle met en place des organisations pour les satisfaire, et elle
suscite chez les individus des comportements qu’ils n’auraient pas sans elle, et développe
chez eux des représentations qui ne leur viendraient pas sans elle : « les services économiques
que l’Etat réclame de nous ne nous sont pas toujours payés avec une exacte réciprocité et
pourtant nous les lui devons. Si nous les lui accordons, ce n’est pas par intérêt personnel, mais
par désintéressement ». En ce sens, il y a un lien direct entre l’économie et la morale.
Durkheim s’oppose en cela au finalisme et à l’individualisme des utilitaristes. On ne saurait
expliquer un fait social par son utilité ou le service qu’il rend aux individus, les avantages
qu’il leur procure. Par exemple, pour expliquer l’institution de la famille ou en « ranimer
l’esprit », il ne suffit pas que les individus en aient perçu les avantages, ou l’intérêt. Il faut
remonter aux causes efficientes de l’existence de cette institution. Se demander non pas
pourquoi la famille existe-t-elle ? Mais : comment se fait-il qu’elle existe ?
Il faut distinguer, quand on parle d’explication, entre les causes, l’utilité d’un phénomène, et
sa fonction. Et il faut distinguer, dans l’explication sociologique, entre différents niveaux de
réalité sociale : le niveau de ce que Durkheim appelle la « morphologie sociale » : trame des
relations sociales, plus ou moins déterminée par des conditions démographiques,
géographiques, économiques et sociales, plus ou moins symbolisée ou médiatisée par des
constructions juridiques ou religieuses, au niveau des représentations.
Représentations collectives, valeurs morales, juridiques, religieuses. L’homme y pense
librement, de l’intérieur de sa conscience, mais avec des idées et des catégories socialement
construites et dont la nature sociale, de contrainte, lui échappe.
Comportements collectifs et individuels.
explique
Morphologie sociale : trame des relations sociales, déterminée par des conditions
démographiques, géographiques, économiques. Constitue en quelque sorte le niveau
inconscient du social, la topographie dans laquelle nous pensons, agissons, ressentons.
De même, si la société a des besoins spécifiques et crée pour les satisfaire des organisations
spécifiques, chargées de remplir cette fonction, la fonction n’est pas cause, parce qu’un fait
peut exister sans servir à rien, ou avoir changé de fonction au cours du temps sans avoir pour
autant changé de nature ou de forme. Exemple : dans le droit romain, le fait que les enfants de
la femme légitime sont la propriété du père : asseyait cette propriété et maintenant sert plutôt
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le droit des enfants. Le serment, qui a été une épreuve judiciaire, est maintenant une forme
solennelle du témoignage.
C’est ce qui justifie qu’on n’explique du social que par du social. Sinon, on s’appuierait sur
les motivations individuelles, lesquelles ne sauraient expliquer par elles seules la mise en jeu
de forces qui les dépassent de beaucoup et qui les contraignent.
Cela suppose également de distinguer entre « expliquer », et « interpréter » : il y a un partipris de fond : pas d’intervention du sens et de la subjectivité dans la science durkheimienne
(motifs et intentions subjectifs de l’action : >< M. Weber, R. Boudon = l’individualisme
méthodologique et les nouvelles sociologies prônant la « symétrie »).
2) Le suicide, 1897.
Cet ouvrage est l’illustration et la mise en application stricte des RMS. C’est un
ouvrage classique : à la fois fondateur de la sociologie durkheimienne, et demeuré d’actualité,
à quelques réserves près. Il sert en tout cas de base pour les investigations contemporaines sur
le suicide.
Son objectif est de montrer qu’un phénomène par excellence individuel et privé – et
partant prêtant à une explication psychologique, par les motifs personnels, conscients ou
inconscients –, le suicide, peut être scientifiquement intelligible si on le rapporte à d’autres
faits sociaux, peut faire l’objet de la méthode sociologique = on peut en trouver des causes
efficientes.
* Définition : élaborer la définition préalable qui va permettre de reconnaître les faits à étudier
par des critères extérieurs précis, qui leurs sont communs, et de les recenser, tous.
- se défaire des prénotions, c’est-à-dire de l’opinion commune, des idées toutes faites
qui sont « dans l’air du temps », intuitive. L’idée qu’on se fait du suicide = une mort
qui résulte d’un acte accompli par la victime elle-même, positivement (en se donnant
directement la mort) ou négativement (en refusant toute nourriture par exemple).
Insuffisant parce que ne prend pas en compte certains cas : le sacrifice, le martyr volontaire :
ce n’est pas lui qui se donne la mort, mais son bourreau.
Est indispensable aussi la mention de l’idée que celui qui agit, agit volontairement et en
connaissance de cause, c’est-à-dire : il sait que son acte produira cet effet.
-
Construire le « fait » à étudier selon des critères choisis : par exemple, Durkheim
choisit d’inclure dans sa définition les morts choisies comme les sacrifices, la mort
volontaire par la main d’un bourreau. Définition : « Mort qui résulte directement ou
indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et
qu’elle savait devoir produire ce résultat. »
* Observer les phénomènes et les classer, statistiquement. Calculer des taux, sur un laps de
temps déterminé : le nombre de suicidés / la population totale. C’est par ce biais que
Durkheim fait d’une multitude de faits individuels, un fait collectif, de données individuelles
des données globales susceptibles de se matérialiser sur une courbe. [C’est ce Latour et Callon
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appelleraient la fabrication du « fait scientifique » par la production d’inscriptions : c’est une
« traduction »].
Observation : à court terme, le taux de suicide pour une société donnée est constant / à long
terme, il augmente. Les taux varient en fonction des sociétés, à court terme, et à long terme,
ces écarts se maintiennent. Ce qui fait dire à D. qu’il est bien en présence d’un fait social :
chaque société fournit un contingent de suicidés, impose à ses membres des conditions plus
ou moins suicidogènes.
* On n’explique cependant un fait social que par un autre fait social. Donc Durkheim évacue
les explications traditionnelles (par le biais des statistiques) :
- Corrélation du suicide avec l’alcoolisme (comparaison du nombre de suicidés avec le
nombre de litres d’alcool moyen par habitant et par an).
- Hérédité : si c’était vrai, les jeunes enfants devraient se suicider tôt, car après,
diminution des influences dues à l’hérédité. Or les jeunes enfants ne se suicident
jamais.
- Imitation (>< G. Tarde) : pour prouver cette théorie, il faudrait trouver le point
géographique marquant l’origine de cette contagion = impraticable.
- Les facteurs cosmiques. La température (on se suicide plus en été qu’en hivers :
corrélation ? Non : le taux de suicide est moins important en Italie qu’en France, le
taux de suicide augmente avec le temps, alors que les températures sont constantes.
Taux de suicide inférieur au printemps par rapport à l’automne, alors que la
température est inférieure au printemps par rapport à l’automne.
Les critères que D. retiendra, parce que sociaux :
-
L’heure de la journée : on se suicide plutôt le matin, et dans l’après-midi, pas le midi,
pas la nuit, pas le week-end.
La religion : comparaison des juifs, catholiques et protestants.
L’état civil : célibataire, marié, veuf.
Conditions politiques : moins de suicide en temps de guerre.
Lieu de résidence : ville / campagne. On se suicide plus dans les villes, à l’époque de
D., et surtout à Paris.
Niveau d’instruction : les plus instruits se suicident plus.
Age : les vieux se suicident plus.
Le sexe : les hommes sont plus sujets au suicide que les femmes.
On voit comment Durkheim va chercher dans la « morphologie sociale » les causes du suicide
en tant que fait social. Donc : à partir de ces données, de ces observations élaborées selon le
principe des variations concomitantes, demandons-nous : non pas : pourquoi les individus se
suicident-ils ? Mais : comment se fait-il qu’ils se suicident ? Quelles sont les conditions qui
ont rendu cela possible et l’ont précipité ? Alors que par ailleurs, on voit mal quelle utilité
sociale ou individuelle le suicide pourrait avoir (sauf peut-être de « régulation » sur le mode
d’une espèce de « sélection naturelle » ?), et que les valeurs morales et religieuses des
populations considérées (catholiques, juives ou protestantes) font du suicide non seulement un
interdit, mais une faute ?
Il doit y avoir, au niveau morphologique, quelque chose qui explique que ces normes sociales
ne sont pas intériorisées, ne jouent plus leur rôle de régulateur moral de la conscience
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individuelle. Il y a dans ce phénomène une sorte de symptôme d’une contradiction entre
individu et société, les fins collectives ne font plus partie du processus de construction des
aspirations individuelles.
Quelque chose fait donc que les idéaux collectifs sont plus ou moins bien intégrés aux
consciences individuelles, intériorisés : le manque d’intégration des groupes sociaux. Plus un
groupe est « intégrateur » pour un individu, moins ce dernier sera porté à se suicider.
=> Explique cela par le degré d’intégration sociale de l’individu. Plus un individu a un cadre,
moins il est porté à se suicider :
- les débuts de semaine, d’après midi, de journée = moments d’agitation sociale, mais
où chacun s’affaire seul ; différent du week-end, de la nuit où retour dans la cellule
familiale.
- Les juifs se suicident très peu, les catholiques un peu plus, les protestants le plus : or
les liens interindividuels dans les communautés juives sont très forts. Ce sont des
communautés minoritaires, qui ne survivraient pas sans cela. Les catholiques, si les
liens communautaires sont moins appuyés, sont néanmoins encadrés par une
hiérarchie = le clergé. Le protestantisme est une religion individualiste, où le fidèle vit
sa foi seul et est invité à lire les textes sacrés lui-même.
- Les célibataires se suicident plus que les veufs, qui se suicident plus que les mariés.
Tout cela vaut toujours. Sauf :
- Le critère ville / campagne : on se suicide plus à la campagne aujourd’hui.
- L’âge : les jeunes se suicident plus.
- Le niveau culturel : aujourd’hui, le suicide est populaire = plus exclus que les
intellectuels maintenant.
=> Ces changements n’infirment pas les thèses de D., mais sont le signe que les conditions de
vie ont changé : les intellectuels sont plus intégrés aujourd’hui à la vie sociale ; la vie rurale
aujourd’hui se détache de la dynamique sociale ; les jeunes connaissent des conditions de vie
beaucoup moins encadrées.
Vous voyez que Durkheim pose un lien très fort entre conscience collective et conscience
individuelle. L’une et l’autre s’interpénètrent en quelque sorte, sans que l’individu en ait luimême conscience (raison pour laquelle il faut se défier des « prénotions », des témoignages
individuels).
Et c’est le niveau de la morphologie sociale qui explique le rapport entre la conscience
collective et la conscience individuelle : il explique un plus ou moins bon degré d’intégration.
C’est ce rapport qui détermine l’effet qu’ont les valeurs sociales sur les actions individuelles.
La conscience et les comportements individuels sont construits, traversés profondément par
l’ensemble de ce qui constitue le « social », dont la « conscience collective » (« ensemble des
croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société », DTS, p.46
[1893]), laquelle est autonome par rapport aux individus.
Transition : Nous avons dessiné deux perspectives très différentes : dans un cas, celui de
Freud, on aborde la question du lien social à partir de l’individu – celui-ci rejoue, à un autre
niveau, dans un autre champ, les configurations pulsionnelles qui ont été les siennes à des
stades très archaïques de son développement. Le lien social, la communauté, le commun est,
dans cette perspective, quelque chose de second qui prend sa source dans l’individu et dans
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ses interactions avec les autres. La force du phénomène collectif se puise dans les énergies
pulsionnelles individuelles et leurs destins.
Au contraire, pour Durkheim, le phénomène collectif est un phénomène à part entière,
absolument pas reconductible à de l’individuel ou à du psychique – ce serait du
« réductionnisme ». Ce n’est pas le collectif qui est porté par l’individuel et y puise sa force,
ce sont les individus, dont la vie est portée, organisée, animée, par le collectif. Il y a une
forme collective d’inconscient, qui n’a pas sa source dans l’individu, mais à l’extérieur de lui
– même si, évidemment, il l’intériorise. C’est cette question de l’intériorisation du social qui
intéresse Durkheim. On peut néanmoins lui faire, à cet égard, deux objections :
Objections :
- L’objectivisme de D. : pas de prise en compte des motifs d’action individuels : il y a
manifestement un hiatus entre le niveau de la morphologie sociale, dont on a une sorte
d’intuition qu’elle exerce une pression sur les individus, mais sans arriver vraiment à
identifier cette coercition. Il faut préciser la nature de cette force du social qui peut
emporter les individus, les changer, les animer, voire les exalter, ou les rendre
mélancoliques, apathiques – jusqu’au suicide.
- L’outil statistique, qui induit une perspective exclusivement quantitative. Comment
fait-on, dès lors que l’on choisit d’accorder une place dans l’explication, à des données
non mesurables sous forme statistiques ?
En s’intéressant plus précisément à la notion de « représentation collective », Durkheim
répondra dans une certaine mesure à ces objections, en faisant subir par ailleurs une notable
inflexion à sa méthode : intéressé à l’ethnologie, il va développer une pensée plus
« microsociologique » (application d’éléments de la théorie non plus à la société toute en
entière, mais à certaines pratiques, notamment les pratiques rituelles), qui visera à dégager
l’origine sociale des représentations. Il propose de développer un programme de recherche
destiné à constituer une « sociologie de la connaissance ».
C. Les durkheimiens et le projet d’une « sociologie de la connaissance ».
Projet qui entre dans le cadre d’une revue fondée par Durkheim, qui est conçue comme une
œuvre collective : L’Année sociologique (1898). Les FEVR sont en bonne part le fruit de ce
travail en commun, et d’une collaboration étroite avec son neveu, Marcel Mauss.
Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Durkheim accomplit un
infléchissement méthodologique important : « La valeur des faits importe beaucoup plus que
leur nombre (…) un fait unique peut mettre une loi en lumière », FEVR, p. 134-135.
Ce qui caractérise le phénomène religieux, pour Durkheim, c’est avant tout son caractère
irréductiblement collectif. C’est à ce titre qu’il s’y est toujours intéressé, et qu’il publie son
dernier ouvrage : les FEVR, qui a deux objectifs : définir les phénomènes religieux, et poser
les bases d’une sociologie de la connaissance.
1) Le phénomène religieux comme bipartition du monde : sacré et profane.
Durkheim écarte deux autres définitions du religieux : par le surnaturel, et par le divin.
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Le surnaturel défini comme ce qui dépasse l’intelligence humaine, qui est mystérieux et
inconnaissable, incompréhensible. Deux arguments s’opposent à cette définition : 1) il faut
avoir partagé le monde entre ce qui est accessible à la raison et ce qui ne l’est pas, donc avoir
défini d’une certaine manière la « raison ». Or D. souligne qu’au XVIIème siècle, pour les
chrétiens, raison et foi étaient loin de s’opposer. Cette distinction, voire cette opposition, est
une élaboration de la pensée, historiquement située : Pascal, Descartes, Leibniz qui s’efforce
de la résoudre. Autrement dit, cette partition est déjà dépendante d’une certaine classification
des choses du monde, qui est socialement déterminée. 2) Par ailleurs, elle est inexistante dans
nombre de sociétés, celles que Durkheim appelle encore « primitives » : pour eux, ce que
nous appelons « surnaturel », incompréhensible, est tout ce qu’il y a de plus naturel et simple.
Les rites qu’il emploie pour assurer la fertilité du sol, la fécondité des espèces animales, n’ont
rien de mystérieux à ses yeux. Les forces qu’il convoque pour cela « ne sont pas plus
inintelligibles, pour celui qui y croit, que ne le sont la pesanteur ou l’électricité pour le
physicien d’aujourd’hui », p. 34. Elles sont partie intégrante de l’ordre naturel.
Quant à l’idée de divinité, Durkheim souligne qu’il y a des religions sans divinités : les
religions de l’Inde, comme de bouddhisme, le brahmanisme, ne désignent pas de dieux. Il y a
par ailleurs de rites qui ne font pas appel à la divinité : y compris dans la Bible, les différents
interdits : interdits alimentaires, isolement des femmes pendant certaines périodes, notamment
l’accouchement, interdiction d’atteler ensemble l’âne et le cheval, de porter des vêtements
mêlant le chanvre au lin.
Durkheim préfère donc mobiliser une autre distinction, qui lui paraît englober et donc
permettre d’expliquer un plus grand nombre de faits (à la fois représentations et rites) : la
distinction entre sacré et profane.
Cette distinction, caractéristique du phénomène religieux, correspond pour Durkheim à une
bipartition radicale du monde, et à un classement correspondant des choses du monde. C’est
une séparation qui n’est pas seulement une distinction. Il ne s’agit pas de distinguer entre
deux espèces d’un même genre, comme par exemple la distinction entre bien et mal est une
distinction entre deux espèce du genre de la morale, ou la santé et la maladie (genre : la vie).
C’est une distinction qui opère une coupure dans le monde : « elle est absolue » dit Durkheim.
Ab-solu, étymologiquement, désigne ce qui n’est pas relié, ce qui n’est pas relatif à autre
chose, ce qui se suffit à soi-même. Sacré et profane, ce sont deux mondes séparés, deux
genres séparés entre lesquels il n’y a rien de commun. Les énergies qui agissent dans l’un ne
sont pas celles qui agissent dans l’autre. Par « sacré », il ne faut donc pas du tout simplement
entendre des êtres personnels, surnaturels, doués de forces non-humaines, dieux ou esprits. Il
faut comprendre aussi dans la notion des objets, naturels ou fabriqués (un rocher, un végétal,
un animal, une source, un caillou, un rite aussi a toujours ce caractère à quelque degré ; une
amulette, un talisman, un fétiche, un objet thérapeutique fabriqué précisément en vue de la
guérison dans tel cas).
Cela dit, la séparation peut être pensée diversement : en séparation de deux mondes, l’un
immanent, l’autre transcendant (comme dans le christianisme) ; ou alors comme deux lieux
absolument distincts de l’univers physique.
La chose sacrée, c’est donc « par excellence celle que le profane ne doit pas, ne peut
impunément toucher », p. 55. C’est ce qui est séparé, ce que protègent les interdits. Le
profane, c’est ce sur quoi portent ces interdits.
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Néanmoins il y a des possibilités de passage de l’un à l’autre, du profane au sacré et
inversement : c’est ce qu’accomplissent les rites : un passage. Ils sont « des règles de conduite
qui prescrivent comment les hommes doivent se comporter avec les choses sacrées », p. 56.
Comme dans les rites d’initiation, où il s’agit d’initier un jeune homme à la vie d’adulte,
comprenant la vie religieuse. Une initiation consiste en une série de cérémonies qui sont
pensées comme opérant sur le jeune homme un changement d’état, une véritable
métamorphose. L’initiation est entendue souvent comme une petite mort, comme si la
personne qu’il était cessait d’exister pour laisser place à une autre.
Définition : « quand un certain nombre de choses sacrées soutiennent les unes avec les autres
des rapports de coordination et de subordination de manière à former un système d’une
certaine unité, mais qui ne rentre lui-même dans aucun autre système du même genre,
l’ensemble des croyances et des rites correspondants constitue une religion », p. 56.
Définition qui n’est pas complète aux yeux de Durkheim parce qu’elle ne permet pas de
distinguer vraiment le phénomène religieux des phénomènes magiques.
-
Magie et religion :
Durkheim établit une distinction ferme entre les deux, en s’appuyant sur les travaux de M.
Mauss. Il y a quelque chose de profondément anti-religieux dans la magie.
Certes, il y a des points communs : les deux ont des croyances et des rites, des mythes et des
dogmes. Les êtres et les forces auxquels fait appel le magicien ne sont pas seulement de même
nature que ceux et celles de cette partie sacrée du monde que nous avons définie : ceux sont
rigoureusement les mêmes : âmes des morts, des ancêtres, travail sur leurs ossements, sur les
cheveux, les ongles…
La distinction se situe, selon Durkheim, dans le caractère éminemment collectif du religieux.
Il n’y a pas de religion sans Eglise. Une religion est toujours attachée à un groupe que celui-ci
soit dispersé ou réuni dans un Etat. Même les cultes privés (le saint patron, l’ange gardien, le
double des Mélanésien) ne sont possibles qu’organisés au sein de la communauté d’une
Eglise. Il n’y a pas d’Eglise magique. Les choses religieuses sont « la chose du groupe et elles
en font l’unité », p. 60. Les membres de ce groupe se sentent unis les uns aux autres par cela
qu’ils ont cette foi commune, parce qu’ils se représentent de la même manière la séparation
du monde entre sacré et profane, ainsi que les manières de mettre les deux en rapport.
Les magiciens, eux, exercent plutôt seuls. Ils ont chacun leurs techniques, qu’ils entendent
bien ne pas partager avec leurs collègues. Il n’a pas besoin, pour pratiquer son art, de la
communauté de ses collègues, même s’il leur arrive de se réunir. Et quand ils se réunissent, ce
n’est jamais qu’entre magiciens, les « profanes » en sont exclus. Les magiciens ont une
clientèle, pas une Eglise. On va consulter individuellement un magicien, pour régler un
problème individuel ou domestique, un peu comme nous allons consulter un médecin.
Distinction de Mauss : alors que la religion vise plutôt à répondre à des questions d’ordre
métaphysique et tend à produire des concepts, des abstraits, la magie est beaucoup plus
préoccupée de technique. Elle vise à l’efficacité et ne s’occupe pas non plus de morale. Au
contraire, alors que la religion développe la notion de sacrifice (pour le culte, pour des
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valeurs), la magie voisinerait bien plutôt avec le maléfice. En ce sens, elle a quelque chose de
profondément anti-religieux, elle joue avec la transgression.
C’est cette distinction qui permet à Durkheim de proposer sa définition définitive : « Une
religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées,
c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
communauté morale, appelée Eglise tous ceux qui y adhèrent », p. 65.
Mais ce qui intéresse Durkheim, en sociologue, c’est de comprendre ce qui est à l’origine de
cette bipartition du monde et ce qui serait susceptible d’expliquer qu’elle ait tant de force : on
ne touche pas impunément un objet sacré. On peut en tomber malade, ou en mourir. Et de fait,
cela se produit : Durkheim évoque les cas d’individus qui ont touchés un objet sacré, et en
tombent malades : p. 326. cf : Anthropologie structurale, p. 191 : de nombreux cas de morts
par conjuration ou envoûtement sont relevés par les anthropologues.
2) Corrélation avec le mana, force impersonnelle des peuples mélanésiens :
Durkheim prend comme objet d’étude le totémisme australien (Australie centrale : les
Arunta, les Loritja, les Kaitish, les Unmatjera, les Ilpirra). Un totem est l’emblème d’une tribu
et lui donne son nom. Mais pas seulement, il a un caractère religieux au sens de Durkheim : il
est sacré et il est ce par rapport à quoi les choses du monde s’ordonnent en sacrées et
profanes. Ce qui en porte l’empreinte est ce qui le plus sacré, ce qui lui donne son nom l’est à
un moindre degré, et ainsi de suite.
Il prend l’exemple d’objets utilisés chez les Aruntas (Australie) pendant les rites : les
churingas. Ce sont des petites pièces de bois, ou de pierre polie sur lesquelles est gravé un
dessin qui représente le totem du groupe. Percés d’un trou à l’extrémité par lequel on passe un
fil fait de cheveux humains. Ces objets, utilisés pendant les cérémonies du culte, pendant les
rites, sont éminemment sacrés. Les profanes, c’est-à-dire les femmes et non-initiés (les
enfants) ne peuvent ni les toucher, ni même les voir. Il leur est seulement permis de les
regarder de loin, et encore en de rares circonstances. Ils sont gardés en un lieu spécifique,
dissimulés. Cette sacralité se communique à ce lieu, de sorte que les non-initiés ne peuvent en
approcher.
Il est de ce fait doté d’une force particulière : il guérit les blessures, les maladies, il sert
à faire pousser la barbe et confère des pouvoirs importants à l’espèce totémique dont il assure
la reproduction normale (donc rôle de fertilisation). C’est collectivement qu’il joue ce rôle :
leur perte est un désastre pour la totalité du clan. Quand ils sont prêtés, ce qui peut arriver, on
respecte deux semaines de deuil collectif.
C’est par rapport au totem que se répartissent les êtres du monde : quel animal
représente-t-il ? quels humains peuvent l’approcher ? le manier pendant les cérémonies ?
Ceux qui appartiennent au même totem se disent tous frères et sœurs (donc y compris avec un
animal). Celui qui appartient au totem du kangourou se pense comme ayant quelque chose du
kangourou. En ce sens, le totem produit du lien social, de la communauté (en un sens bien
plus que pour nous, puisqu’il inclut des non-humains) ; et joue le rôle d’opérateur
d’organisation du monde : quel être entretient quel rapport avec quel autre, avec quel objet,
avec quel animal, avec quel lieu ?
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Dans la mesure où le caractère sacré n’est pas attaché à une seule catégorie d’êtres,
mais qu’elle se diffuse, et que le sacré connaît des degrés, une hiérarchisation : le plus sacré,
c’est le churinga, toutes les choses où sont représentées le totem, puis viennent les animaux
ou les végétaux dont le clan porte le nom, puis les hommes qui appartiennent au clan – de
cela, Durkheim conclut que « le totémisme est la religion, non de tels animaux, ou de tels
hommes, ou de telles images, mais d’une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui se
trouve en chacun de ces êtres, sans pour autant se confondre avec eux », p. 269. Aucun ne
la possède, mais tous y participent.
La question est : d’où vient cette force ?, et de quelle nature est-elle ? Pour Durkheim,
cette force est sociale, elle le produit de la mise en commun des êtres et des hommes, de cette
participation. Il s’appuie, pour étayer cette thèse, sur les écrits de M. Mauss.
Cette force a un nom dans un grand nombre de peuple, dont Durkheim montre le lien
au totémisme : les peuples d’Amérique, de la famille des Sioux, chez les Iroquois, et en
particulier chez les Mélanésiens : le « mana » : c’est la première qui a été étudiée en détail,
par M. Mauss. Comment Mauss décrit-il cette notion – sachant qu’il ne l’intègre, lui, qu’à une
théorie de la magie, et non de la religion en général ?
-
définition du mana chez Mauss : un milieu actif.
Pour Mauss, les trois manières habituelles que l’on a eu jusque-là d’expliquer l’efficacité
magique ne suffisent pas : l’idée de sympathie (idée d’une transmission à distance d’une
force), de propriété, la démonologie (idée de l’action d’un esprit personnel). Chacune laisse
inexpliqué une sorte de pouvoir vague, impersonnel et anonyme, toujours présent.
Mauss choisit d’analyser un terme, et par là, donc, de partir des catégories de la pensée
étudiée plutôt que des siennes propres. C’est la description d’une notion complexe, utilisée
par les mélanésiens, mais pas seulement, qui peut rendre compte de ce types d’actes et de
croyances : la notion de mana. C’est cette notion qui rend cohérents les jugements magiques,
qui est responsable du fait que jamais on ne les met en doute. Qu’est-ce qui rend possibles des
jugements comme : « le nuage est produit par la fumée de tel végétal », ou « l’esprit est mu
par le rite » ?
Il y a deux éléments que Mauss repère dans les croyances à l’efficacité magique : la nécessité
d’un milieu spécifique, et l’action d’une force impersonnelle, toujours présente dans l’acte
magique.
Mauss souligne la complexité du terme : « Le mana n’est pas simplement une force, un être,
c’est aussi une action, une qualité et un état » :
1) Le mana est une qualité : on dit d’un objet qu’il est mana, on dit d’un homme, d’un
être, d’un esprit, d’une pierre ou d’un rite qu’il a du mana : le mana de faire telle ou
telle chose. C’est donc une qualité qui peut appartenir ou non : à une chose, à un
animal, à un homme. Cette qualité n’est pas liée en particulier à un esprit. Elle peut
appartenir aussi à un objet : une pierre, une flèche, une maison, une embarcation. Une
herbe à faire tomber la pluie, une pierre à féconder les porcs… Mais elle est de nature
spirituelle = elle n’agit pas de manière mécanique, mais à distance.
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2) Le mana est une chose : une substance ou essence maniable par des individus à mana.
- Il est indépendant des choses, mais de nature transmissible, contagieux. Il est impersonnel.
- Il est représenté comme matériel : on peut l’entendre, le voir se dégager des choses où il
réside. Il fait du bruit dans les feuilles, il s’échappe sous forme de nuages, de flammes.
- Il est susceptible de se spécialiser : il y a du mana à rendre riche ou du mana à tuer.
3) Le mana est une force : en particulier celle des esprits ou âmes des ancêtres. Mais pas
n’importe lesquels : ceux des chefs, ou ceux dont le mana s’est manifesté pendant la
vie ou après. Et néanmoins il ne s’identifie jamais à un esprit personnel. L’esprit en
question est porteur du mana, il n’est pas le mana. Peut être la force d’un objet, la
force du magicien, la force du rite aussi.
« Le mana est d’abord une action d’un certain genre, càd l’action spirituelle à distance qui se
produit entre des êtres sympathiques. C’est également une sorte d’éther, impondérable,
communicable, et qui se répand de lui-même. Le mana est également un milieu ou, plus
exactement, fonctionne dans un milieu qui est mana. C’est une espèce de monde interne et
spécial où tout se passe comme si seul le mana était en jeu ».
Elle est l’idée qui rend possible un jugement magique, la condition de possibilité d’un tel
jugement, et de sa nécessité – de l’impossibilité de le mettre en doute.
Elle rend cohérents et tout à fait rationnels pour ceux qui les prononcent les jugements
magiques. Mauss s’aide pour exposer son idée de la conceptualité kantienne. Sont-ils des
jugements analytiques ? C’est-à-dire des jugements où le prédicat est contenu dans le sujet et
où on l’y retrouve par simple analyse ? Dans la manière dont le magicien exprime ce qui se
passe, oui, en quelque sorte. Mais pas dans la manière dont il raconte ce qui se passe.
Intervient toujours dans ce qui, selon lui, se passe, cette notion de force, de pouvoir, quelque
chose d’hétérogène au sujet donc. Sont-ce des jugements synthétiques a posteriori :
certainement pas : jamais le magicien n’a prétendu montrer dans l’expérience ce qu’il fait. Ce
sont donc des jugements synthétiques a priori (comme la causalité), c’est-à-dire : il y a, dans
l’entendement, une catégorie qui permet de faire la jonction entre les deux termes du
jugement et qui leur ajoute leur caractère universel. Cette catégorie, c’est le mana.
En ce sens, elle est une catégorie de la pensée, au sens kantien du terme. Non pas ce qui fait
l’objet d’un jugement, mais ce qui rend possible un jugement : en l’occurrence, les jugements
magiques, de même que les catégories de substance, relation, causalité, rendent possibles nos
jugements synthétiques a posteriori. Et de même que, dans les jugements synthétiques a
posteriori, la catégorie en jeu donne au perçu un caractère de nécessité et d’universalité, de
même, le mana donne au jugement magique un caractère de nécessité.
Mais elle ne saurait être individuelle, elle n’est pas une catégorie de l’entendement comme le
sont les catégories kantiennes de l’entendement ou les formes d’espace et de temps : sa
présence est plus ou moins notable selon les sociétés. Nous ne la manions quasiment plus
(quoique Mauss y voit quelque chose d’approchant dans nos notions de chance ou de
quintessence, p. 111), sa teneur varie selon les sociétés et selon les différentes de la vie d’une
même société. Mauss en conclut qu’il s’agit d’une « catégorie de la pensée collective », p.
111 : « l’espèce de catégorie de la pensée collective qui fonde [les] jugements [magiques], qui
impose un classement des choses, sépare les unes, établit des lignes d’influence ou des limites
d’isolement », p. 115.
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Pour preuve : le fait que c’est bien plus la position sociale d’un individu qui en fait ou pas un
être à mana : p. 114-115.
3) Reprise par Durkheim : une telle force est d’origine sociale.
Pour Durkheim, cette force impersonnelle, susceptible d’exercer des contraintes sur les
individus, d’avoir une efficace sur eux, au point d’organiser leur vie (ponctuée d’initiations,
de rites), est une force sociale, un produit de la société. Elle est ce que produit le
rassemblement des hommes. Pas seulement un rassemblement, mais l’appartenance à une
communauté et la reconnaissance intime de cette appartenance :
« Une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle
exerce sur eux, le sentiment du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses
fidèles », p. 295 :
- une sensation de dépendance : soumission à des règles de conduite et de pensée que
nous n’avons ni inventés ni voulus, va parfois à l’encontre de nos penchants
immédiats… Et cependant elle ne peut le faire simplement « par force » : une tyrannie
perpétuelle ne tiendrait pas. Il faut que cette contrainte soit intériorisée de telle sorte
que nous la fassions nôtre.
- C’est une dépendance qui s’exprime en nous sous forme de « respect » : cette pression
intérieure et toute spirituelle » qui s’exerce en nous quand nous reconnaissons une
autorité comme telle. Penser au respect par exemple devant un arrêt de justice, devant
les institutions de la République (Assemblée, Sénat, ministères), respect attaché aux
fonctions. Mise en scène d’un jugement.
- Elle est douée d’une force qui nous soutient également : pas seulement une pression
coercitive : moments de rassemblement qui revivifient une idée, une valeur :
manifestations, meetings…
- Elle consacre non seulement des hommes, mais aussi des objets (drapeau par exemple,
distinction sportive), des idées qu’il est « interdit » de soumettre à la critique (par
exemple : l’idée d’universalité, l’idée de progrès, d’idéal humain, la vérité ; à la
Révolution, des choses sont devenues sacrées : la Patrie, la Liberté, la Raison = culte
de l’Etre suprême et de la Raison).
« L’Arunta qui s’est frotté à un churinga se sent plus fort ; il est plus fort. S’il a mangé de la
chair d’un animal qui, tout en étant parfaitement sain, lui est pourtant interdit, il se sentira
malade et pourra en mourir. Le soldat qui tombe en défendant son drpeau ne croit certes pas
s’être sacrifié à un morceau d’étoffe. C’est que la pensée sociale, à cause de l’autorité
impérative qui est en elle, a une efficacité que ne saurait avoir la pensée individuelle ; elle
ajoute au réel, et elle en retranche selon les circonstances. Il y a une région de la nature où la
formule de l’idéalisme s’applique presque à la lettre : c’est le règne social. L’idée y fait,
beaucoup plus qu’ailleurs, la réalité », p. 326.
La force religieuse attribuée à certaines choses ne vient donc pas des choses elles-mêmes,
d’un mystère que les hommes ne seraient pas parvenus à éclaircir, mais du sentiment que la
collectivité inspire à l’individu. C’est ce sentiment qui s’épanche sur les choses, qui est
projeté à l’extérieur pour s’objectiver. Rien n’est prédestiné à subir cette métamorphose : les
circonstances en décident.
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On voit comment Durkheim pense ainsi pouvoir jeter les bases d’une sociologie de la
connaissance.
4) L’agencement du monde selon des catégories de la pensée trouve donc son origine
dans le phénomène religieux.
- la notion de principe ou mana totémique et l’idée de force.
- le totémisme et la notion de genre : cette notion vient directement de l’organisation sociale :
on a vu que le totémisme consistait en une division de la société en classes ou genres,
auxquels on appartient ou pas. C’est parce que les hommes se sont groupés qu’ils ont groupé
les choses et pour ce faire, ils les ont intégrées à leur groupe. N’a pas pu venir du constat de
ressemblances : un genre, c’est plus qu’une ressemblance : ça suppose une organisation, un
ordre, une hiérarchie, et des liens. Seuls des groupes humains ont pu donner l’idée d’une telle
classification des choses.
On voit comment Durkheim s’efforce de « raccrocher » le collectif à l’individuel dans
ce texte. Il y est engagé notamment par les analyses de Mauss. Il dégage l’origine des
représentations : elle est sociale, en bonne part inconsciente, et prend part à la mise en ordre
du monde qui, elle, est aussi bien collective qu’individuelle.
On lui reprochera toutefois de n’être pas allé assez loin dans ce sens, et d’avoir ignoré
notamment la dimension du sens. Il y a toujours, pour Durkheim, dans le travail sur
l’individuel un risque de psychologisme. « On », c’est essentiellement Lévi-Strauss pour qui
un rapprochement entre anthropologie et psychologie est non seulement inoffensif pour
l’ethnologie, mais même indispensable.
Dans son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, il sait gré à l’auteur d’avoir
inauguré ce rapprochement.
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