Le paradigme de la complexité et la sociologie

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Le paradigme de la complexité
et la sociologie
Ingenium
Collection dirigée par Georges Lerbet et Jean-Louis Le Moigne
« Car l’ingenium a été donné aux humains pour comprendre, c’est-à-dire pour faire ».
Ainsi G. Vico caractérisait-il dès 1708 « la Méthode des études de notre
temps », méthode ou plutôt cheminement – ces chemins que nous
construisons en marchant – que restaure le vaste projet contemporain d’une
Nouvelle Réforme de l’Entendement.
Déployant toutes les facultés de la raison humaine, l’ingenium – cette
« étrange faculté de l’esprit humain qui lui permet de conjoindre », c’est-àdire de donner sens à ses expériences du « monde de la vie » – nous rend
intelligibles ces multiples interactions entre connaissance et action, entre
comprendre et faire, que nous reconnaissons dans nos comportements au sein
des sociétés humaines.
A la résignation collective à laquelle nous invitent trop souvent encore des
savoirs scientifiques sacralisant réductionnisme et déductivisme, « les
sciences d’ingenium » opposent la fascinante capacité de l’esprit humain à
conjoindre, à comprendre et à inventer en formant projets, avec cette
« obstinée rigueur » dont témoignait déjà Léonard de Vinci.
La collection « Ingenium » veut contribuer à ce redéploiement contemporain
des « nouvelles sciences de l’ingénierie » que l’on appelait naguère sciences
du génie, dans nos cultures, nos enseignements et nos pratiques, en
l’enrichissant des multiples expériences de modélisation de situations
complexes que praticiens et chercheurs développent dans tous les domaines,
et en s’imposant pragmatiquement l’ascèse épistémique que requiert la
tragique et passionnante Aventure humaine.
Derniers parus
Jacques MIERMONT, Écologie des liens, Troisième édition revue et
corrigée, 2012.
Louis-José LESTOCART, Entendre l’esthétique dans ses complexités, 2008.
Julien MAHOUDEAU, Médiation des savoirs et complexité, 2006.
P. ROGGERO (dir.), La complexité territoriale : entre processus et projets,
2006.
J. CLÉNET, D. POISSON, Complexité de la formation et formation à la
complexité, 2005.
P. LEGUY, L. BREMAUD, J. MORIN, G. PINEAU, Se former à
l’ingénierie de formation, 2005.
Jacques MIERMONT, Ecologie des liens (2ème édition revue et augmentée),
2005.
Marie-José AVENIER (dir.), Ingénierie des pratiques collectives. La Cordée
et le Quatuor, 2000.
Jacques MIERMONT, Les ruses de l’esprit ou les arcanes de la complexité, 2000.
Alvaro Malaina
Le paradigme de la complexité
et la sociologie
Possibilité et limites d’une sociologie complexe
PRÉFACE D’EDGAR MORIN
L’HARMATTAN
© L'HARMATTAN, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-96385-6
EAN : 9782296963856
Au Dr. José Luis Malaina,
qui me fit découvrir la complexité
dans sa bibliothèque
SOMMAIRE
Préface………………………………………………………………..9
Introduction. Pensée complexe et science des systèmes complexes
adaptatifs : un nouveau paradigme pour la sociologie………………11
I. Du marxisme à la cybernétique du second ordre : le chemin
complexe d’Edgar Morin, Jesús Ibáñez et Anthony Wilden……….. 23
II. Phénoménologie sociale complexe : onto-épistémologie du système
social complexe………………………….…………………………. 43
III. La science des systèmes complexes adaptatifs : une intégration de
la philosophie de la complexité et la science de la complexité est-elle
possible ? Possibilité et limites pour la sociologie………………... 127
Conclusion. Possibilité et limites d’une sociologie complexe qui
intègre la pensée de la complexité et la science des systèmes
complexes adaptatifs….………....................................................... 177
Bibliographie………………………………..……………………...187
7
PRÉFACE
Ce livre, « Le paradigme de la complexité et la sociologie », est le résultat d’une
thèse doctorale soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris
et que j’ai suivie de très près au long des dernières années. Alvaro Malaina
commence par étudier la pensée complexe, qu’il met en rapport avec la pensée de
deux collègues et amis que j’ai bien connus et traités à l’époque, Jesús Ibáñez et
Anthony Wilden. Il oriente ensuite son discours vers la nouvelle science des
systèmes complexes, qu’il a connue à l’occasion de stages effectués à l’University
College de Londres, l’Université de Michigan et à l’Université de Californie à Los
Angeles, en cherchant toujours à relier les apports de cette science avec ma propre
pensée. Les résultats de ce livre et du travail doctoral qui se trouve à son arrièrefond, à la croisée de l´épistémologie de la complexité et des nouvelles méthodes de
la science des systèmes complexes, se révèlent extrêmement intéressants et me
paraissent ouvrir des voies très prometteuses pour des futures recherches.
Pour élaborer ce cadre épistémique transdisciplinaire, Alvaro Malaina, Secrétaire
Général depuis 2008 de l’Association pour la Pensée Complexe que je préside, a
visité les plus importants centres mondiaux d’étude de la complexité. En juin 2009 il
a été au sein du Centre Edgar Morin (EHESS-CNRS) le responsable scientifique de
l’organisation, en collaboration avec la Fondation Maison des Sciences de l’Homme
et University College de Londres, d’un Premier Symposium sur la Modélisation de
Systèmes Complexes et la Pensée Complexe. Cette réunion n’aurait jamais pu avoir
lieu sans l’énergie et l’esprit d’initiative d’Alvaro qui a réuni un panel de
participants de haut niveau : Denis Noble, Nigel Gilbert, Jean-Louis Le Moigne,
Basarab Nicolescu, et moi-même, parmi eux.
Dans ce livre qui représente l’aboutissement de ses recherches doctorales, A.
Malaina réalise une exhaustive révision des théories de la complexité du point de
vue de ses implications pour la sociologie. Il s’exerce à repenser le social et la
sociologie au moyen de la pensée complexe. L’un des apports centraux de son
travail est de mettre en rapport les deux voies d’approche à la complexité, que j’ai
moi-même dénommées « complexité générale » et « complexité restreinte ». En
formidable esprit de reliance, A. Malaina postule la possible convergence de ces
deux voies en un « paradigme de complexité » intégral. Je trouve fort intéressante
son approche, même si comme Alvaro lui-même le signale, cette intégration est pour
le moment limitée par les restrictions computationnelles qui opèrent une sorte de «
réduction » de la complexité dans des modèles simples. La complexité humaine que
j’ai abordée dans des ouvrages tels que le cinquième volume de La Méthode,
L’humanité de l’humanité, se perdrait en grande partie dans les modélisations et
simulations de la « science des systèmes complexes » qui opèrent à partir
d’algorithmes qui laissent de côté de notables dimensions des systèmes sociaux et
humains. A. Malaina le tient en compte et l’exprime dans la critique qu’il élabore
9
dans le dernier chapitre du livre, mais prend à la fois partie par des possibles
développements et progrès de ladite science, qui devrait toujours intégrer en elle une
réflexion épistémologique, voire éthique, pour pouvoir surmonter le paradigme de
simplification de base newtonienne-cartésienne dont elle fait toujours partie. La
pensée complexe que j’ai élaborée est une pensée qui se nourrit d’incertitude et qui
se situe à l’interface de la science et de la philosophie, visant à l’interfécondation
mutuelle de l’une par l’autre : le paradigme de la complexité ne serait pas ainsi
uniquement une méthodologie scientifique, mais une « méthode » au sens large et
philosophique du terme, qui implique tout d’abord une réforme de pensée d’ordre
épistémologique.
Alvaro a su ainsi mettre en rapport ma propre pensée avec les nouvelles vagues
de la science de la complexité, sans perdre l’esprit critique, mais gardant toujours
l’espoir d’une possible confluence de la « science » et de la « conscience », en
paraphrasant le titre d’un autre de mes ouvrages consacré aux développements d’une
pensée complexe.
Les qualités de ce texte sont très dignes d’éloges : A. Malaina a su frayer une
voie de recherche propre, originale, semée de difficultés dont il triomphe l’une après
l’autre.
Je voudrais ainsi recommander vivement la lecture de ce livre que vous avez
lecteur entre vos mains et qui résume le très intéressant travail d’Alvaro Malaina.
Edgar Morin
Directeur de Recherche Émérite CNRS
Président de l'Association pour la Pensée Complexe
INTRODUCTION
PENSÉE COMPLEXE ET SCIENCE DES SYSTÈMES
COMPLEXES ADAPTATIFS : UN NOUVEAU
PARADIGME POUR LA SOCIOLOGIE
« Sujet et objet sont indissociables. »
Edgar Morin
« Un physicien est un morceau de matière qui étudie la matière.
Un biologiste est un morceau de vie qui étudie la vie.
Un sociologue est un morceau de société qui étudie la société.
Ce sont tous des miroirs que l’univers place en son centre. »
Jesús Ibáñez
« La complexité organisée est la source de la vie,
de la liberté et de la nouveauté sur la planète Terre. »
Anthony Wilden
Rien ne contredit plus la pensée complexe que la fausse modestie qui consiste à
omettre le sujet d’un discours. Comme le dit si bien Edgar Morin, « le sujet qui
disparaît de son discours s’installe en fait à la Tour de Contrôle. En feignant de
laisser place au soleil copernicien, il reconstitue un système de Ptolémée dont son
esprit est le centre »1.
Ici nous n’allons pas tomber dans une telle contradiction avec le fond même de
notre travail. L’auteur, comme Hitchcock, doit apparaître un moment pour,
immédiatement après, disparaître.
Je vais donc commencer en exposant comment je suis entré dans la matière qui
compose le fond de ce travail. Tout en étant un étudiant de sociologie inquiet à
l’Université basque de Deusto, cherchant à aller au-delà de la limite épistémique de
ce qu’on lui enseignait en classe, transformé en autodidacte penché vers
l’hétérodoxie, j’ai commençé à multiplier mes lectures. A côté de mes bien-aimés
Franz Kafka et Fiodor Dostoïevski, j’ai commencé à lire un philosophe mi-catalan
mi-indien, Salvador Pániker, un auteur découvert dans la bibliothèque de mon père.
Voici que, parmi les auteurs cités par Pániker dans des chefs d’œuvre tels que
Aproximación al origen ou Ensayos retroprogresivos, à côté de personnalités telles
que Marx ou Bouddha, se trouvait un « sociologue » français dont je n’avais jamais
entendu citer le nom (même pas à la Faculté de Sociologie), un certain Edgar Morin.
Depuis ce moment je commençai à enquêter afin de découvrir qui était Morin et cet
11
univers fantastique qui traversait les disciplines les plus variées (la physique, la
biologie, l’anthropologie, la psychologie, la « noologie », ainsi que la sociologie)
s’ouvrit et s’épanouit devant moi comme une fenêtre incitante : le dénommé
« paradigme de la complexité ». Comme Alice, je me glissai à travers elle sans
hésiter, je lus et lus sur la matière (de nouvelles chutes du cheval de saint Paul sont
survenues après : la découverte du livre Del algoritmo al sujeto d’un sociologue,
Jesús Ibáñez, dont on ne m’avait pas non plus parlé ; puis la découverte du livre
System and Structure d’Anthony Wilden ; puis, finalement, l’immersion dans la
dernière vague de la science complexe, la découverte du fond du modèle de
l’automate cellulaire) au point de décider de réaliser une thèse doctorale sur la
question. Au fond de mon être gravitait une question qui cherchait une réponse :
pourquoi ne m’avait-on pas parlé de tout cela à l’Université, de l’existence d’un
espace transdisciplinaire en rapport avec les plus récentes théories scientifiques, de
la théorie de l’auto-organisation et la théorie du chaos aux modernes théories des
systèmes complexes adaptatifs, théories qui se situaient en position critique de la
science classique pratiquée jusqu’à présent, et qui envisageaient en retour
l’émergence d’un « nouveau paradigme » ? Pourquoi ne m’avaient-ils pas dit qu’il
était également possible de s’approcher de ce monde fascinant à partir de la
sociologie ? Qu’il présentait des implications inquiétantes par rapport à l’étude des
phénomènes sociaux ?
Et maintenant, oui, on doit commencer de tracer notre parcours en accord avec
les canons académiques. Hitchcock est déjà apparu : s’il ne le fait pas, tout n’est
qu’illusion.
Ce travail est le résultat d’un long parcours de thèse, initié au Centre Edgar
Morin (EHESS-CNRS), développé lors de stages successifs à University College de
Londres, à l’Université de Michigan, à l’Université de Californie à Los Angeles
(UCLA), puis conclu à l’Université Complutense de Madrid.
Son objectif fondamental est d’étudier les rapports entre le paradigme de la
complexité et la sociologie.
Or, qu’est ce que la sociologie et qu’est ce que la complexité ?
La sociologie est la science dédiée à l’étude de la réalité sociale humaine, des
groupes et des sociétés. Une définition plus précise serait celle qui dit que la
sociologie est la science qui étudie les phénomènes (sociaux) résultant de
l’interaction entre les individus et entre les individus et le milieu où ils habitent.
« Réalité sociale » et « interaction » sont deux concepts de base présents dans toute
définition de l’objet d’étude de la sociologie et nous verrons précisément sa liaison
profonde avec le concept de complexité : en effet, la réalité sociale est un
phénomène non linéaire d’émergence globale à partir d’interactions locales entre
individus, un phénomène, nous allons le voir, de complexité. Le paradigme de la
complexité peut en effet servir à éclairer le problème du rapport entre le niveau
micro (l’individu) et le niveau macro (la société) : nous verrons que le concept
d’émergence sert à résoudre ce passage problématique du micro au macro, l’un des
problèmes les plus persistants en sociologie, source de divisions permanentes entre
des approches individualistes (comme la théorie du choix rationnel) ou holistes
(comme le structuralisme).
12
La définition de complexité est certes problématique, puisque l’idée de
complexité est employée en mathématiques, informatique, physique, biologie,
sciences sociales et aussi, comme chez Morin, en philosophie et en épistémologie.
Nous cernerons progressivement sa signification profonde, par approches
successives. Mais nous pouvons déjà avancer une première esquisse de son sens. La
complexité peut être comprise de deux façons (dont on verra qu’elles sont
finalement complémentaires). Du point de vue de l’objet observé, la complexité est
l’ensemble de propriétés et/ou structures émergentes et non réductibles de systèmes
auto-organisés à partir d’interactions locales entre éléments, qui suivent une
dynamique non linéaire et discontinue. Du point de vue du sujet observateur, la
complexité est en revanche l’expression de l’ignorance de l’observateur desdites
propriétés des systèmes complexes observables, qui sont imprévisibles et qui lui
apparaissent alors souvent comme du hasard ou de l’incertitude. Ces deux
perspectives d’approche (la complexité dans l’objet et la complexité dans le sujet)
sont liées en boucle (ce n’est pas par hasard la métaphore morinienne par
excellence), à partir du moment où, comme on le verra, le principe fondamental que
met en relief la pensée complexe est celui de l’inséparabilité sujet/objet.
Scientifiquement, la complexité est définie comme le comportement d’un
système dynamique situé entre l’ordre et le chaos (« à la frontière du chaos », dit
Langton), entre l’ordre prévisible et le chaos imprévisible, entre l’ordre stable qui
retient l’information et un certain désordre et instabilité qui permettent la création de
nouvelle information, et donc le changement et l’évolution, un espace bien défini où
la computation d’information atteint son maximum, et où l’interaction entre les
parties qui le forment produit des structures ou fonctions émergentes non réductibles
aux parties. Ces systèmes non linéaires sont dénommés complexes, du moment
qu’ils sont composés d’une multiplicité d’unités non linéaires indépendantes qui
opèrent en parallèle et interagissent entre elles au niveau local, en formant un réseau,
en communiquant de l’information et en produisant des structures émergentes au
niveau global. La science des systèmes complexes est en effet un développement de
la mathématique des systèmes non linéaires. Lesdits systèmes furent déjà abordés
par la cybernétique et la systémique classiques, ainsi que plus tard par la théorie du
chaos. Actuellement ils sont traités dans le cadre de la théorie des systèmes
complexes adaptatifs. La non-linéarité est le substrat de base de la science
complexe. Les structures émergentes des systèmes complexes, changeantes et loin
de l’équilibre, sont de prédiction difficile et ne peuvent pas êtres expliquées par
l’étude des parties qui composent le système. L’exemple classique est la colonie de
fourmis : nous ne pouvons pas comprendre ledit phénomène social global en
étudiant une fourmi de façon isolée, la colonie est un phénomène perçu comme
émergent à partir de l’interaction de l’ensemble des fourmis. Un autre exemple
classique est le cerveau humain : nous ne pouvons pas comprendre la fonction
principale émergente du cerveau, la conscience, en étudiant les neurones qui le
composent et qui n’ont pas de conscience. Les scientifiques de systèmes complexes
ont découvert que la propriété de complexité est présente dans tous les niveaux de la
nature, en matérialisant la formule holiste classique selon laquelle « le tout est plus
que la somme des parties »2 : des phénomènes de complexité sont les cellules, les
13
organismes, les esprits, les écosystèmes, l’économie, la société, la culture…3. Les
structures et fonctions émergentes présentes chez ces systèmes, influencent en retour
les composants au niveau local individuel : la causalité chez les systèmes complexes
est « enchevêtrée », ascendante et descendante à la fois (un « feed-back loop » qui
combine une « émergence » et une « immergence »). Finalement, elles ont une
robustesse et même si des sommes de composants disparaissent, elles se
maintiennent et perdurent (dans nos exemples, mêmes si des sommes de fourmis ou
de neurones disparaissent, la colonie et la conscience se maintiennent).
Le système complexe se constitue et produit l’émergence de structures de façon
auto-organisée, et, grâce à cette même propriété d’auto-organisation, il est capable
de changer ses structures, d’apprendre de l’interaction avec son milieu, et de se
restructurer, et ainsi, d’évoluer. Le système complexe est généralement un système
adaptatif, raison pour laquelle le processus de production de nouvelles émergences
structurales répond au besoin d’adaptation à un environnement changeant, les
structures les plus adéquates étant celles qui sont sélectionnées et qui poussent en
avant l’évolution complexe de la nature. Les nouvelles structures, résultat des
processus d’émergence, ne sont pas prévisibles a priori, du moment qu’elles ne
peuvent être déduites des états antérieurs du système. Les bifurcations permanentes
des systèmes complexes sont à la base d’une dynamique non déterministe,
probabiliste. L’émergence correspond ainsi à la permanente création de nouveauté
des systèmes complexes. Et cette nouveauté qui est en définitive l’attribution de
signification à la dynamique systémique, introduit la question de l’observateur au
centre de la modélisation de systèmes complexes, en tant que seul opérateur de sens.
On constate à ce sujet que l’observateur est en général purgé de la modélisation
de systèmes complexes, alors que la complexité émerge, comme nous l’avons déjà
dit, dans le court-circuit entre le sujet observateur et l’objet observé, entre
l’ontologique et l’épistémologique. Henri Atlan distingue, par exemple, entre trois
types de complexité (en synthétisant les définitions multiples de complexité
existantes). Il y aurait d’abord une complexité algorithmique, qui concerne la
difficulté d’une machine au moment de réaliser une tâche. Puis, il y aurait une
complexité probabiliste, qui concerne l’information qui nous manque d’une
structure observée. Finalement, il y aurait une complexité en rapport avec
l’attribution de signification, qui concerne une intuition lors de notre difficulté pour
comprendre quelque chose. « C’est la difficulté à formaliser la signification des
mots, des phrases et des choses qui se retrouve dans la difficulté à formaliser cette
sorte de complexité. Par ailleurs, les deux autres sortes de complexité, algorithmique
et probabiliste, ne sont formalisées que dans la mesure où elles ne s’occupent pas
explicitement de questions de signification »4 5.
Ainsi, le phénomène de la complexité, observable autant dans les systèmes
physiques que dans les systèmes biologiques et sociaux, est une brèche ouverte dans
les principes épistémologiques de la science classique : le déterminisme (selon
lequel le comportement d’un système observable est prévisible a priori, suivant des
lois générales) et le réductionnisme (selon lequel le système peut être compris à
partir de l’analyse des parties qui le constituent). Pour Edgar Morin, et pour d’autres
auteurs comme Jesús Ibáñez ou Anthony Wilden, pour ne citer seulement que ceux
qui joueront un rôle important dans notre travail, la complexité constitue un nouveau
14
paradigme. Ce « nouveau paradigme », le paradigme de la complexité (ou plus
exactement, le paradigme de complexité générale, pour éviter de le confondre avec
les approches restreintes de la science des systèmes complexes dont nous parlerons
plus loin), non seulement met en cause les principes épistémologiques de la science
classique, tels que les principes déjà cités de déterminisme et de réductionnisme, en
s’ouvrant à de nouveaux principes d’indéterminisme (ou de déterminisme
probabiliste, qui ne prédit pas ce qui va être, mais ce qui peut arriver) et
d’émergentisme, mais il inclut également la mise en question de son pilier central,
l’objectivisme, qui postule la stricte séparation entre le sujet observateur et l’objet
observé.
Le terme de « paradigme » fut introduit par Thomas Kuhn au long des années 60
du siècle dernier, et a été depuis ce moment-là très rebattu. En une première édition
de son livre, paradigme sont « les découvertes scientifiques universellement
reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des
problèmes types et des solutions »6, dans la seconde édition c’est « l’ensemble de
croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres
d’un groupe donné »7. Kuhn complexifie sa définition de paradigme en un double
sens : le paradigme ce seront les modèles ou exemples qui constituent la base de
résolution des énigmes de la science ; et également les déterminations sociologiques
de la communauté de scientifiques8, que l’on peut dire constituantes d’une « vision
du monde » structurante des pratiques scientifiques. Le paradigme chez Kuhn c’est
finalement la matrice sous-jacente à la science normale, c’est-à-dire à la science
dominante à une époque donnée. Nous verrons après la définition d’Edgar Morin,
qui s’ajuste plus à la seconde définition de Kuhn qu’à la première, en la
complexifiant davantage, mais nous pouvons déjà retenir cette première idée
originale de paradigme, en tant que réalisations scientifiques acceptées et partagées
au sein d’une communauté scientifique et qui servent d’exemples et de modèles pour
la recherche de solutions à de nouveaux problèmes. Nous pouvons déjà observer que
le paradigme englobe un premier niveau d’orientation de la problématisation
scientifique (il permet des modèles de problèmes) et un second niveau de pratique
expérimentale vérificative (il permet des modèles de solutions). Nous constatons
donc que le paradigme n’est pas seulement une vision du monde qui gravite autour
de la pratique scientifique, mais une vision du monde et une pratique scientifique.
Ainsi, comme nous le suggérons ici, en un langage pleinement compréhensible, pour
éviter les malentendus, le paradigme n’est pas une « philosophie », mais une
« philosophie et une pratique scientifique » mêlées (c’est ainsi que nous ne devons
pas confondre le « paradigme de la complexité » avec la « philosophie de la
complexité », comme c’est parfois le cas). Le paradigme est un « a priori »
noologique partagé qui est sous-jacent à la science, souvent à un niveau inconscient,
mais c’est aussi la science elle-même explicitée dans ses pratiques, dans ses
modèles, dans ses résultats. La notion originale de Kuhn a certes souffert de
nombreux usages abusifs. La seconde question importante est l’idée de changement
de paradigme. La science, ainsi, ne serait pas un système noologique linéaire
continu, mais un système noologique non linéaire discontinu, qui évolue
précisément par changements de paradigme (paradigm shifts). Quand de nombreux
problèmes apparaissent sur la scène scientifique et que la science normale n’est pas
15
capable de répondre à leurs enjeux, en produisant donc des anomalies non
explicables au sein des théories et des modèles en vigueur, c’est alors que le
paradigme dominant entre en crise et que des nouvelles théories et propositions de
modèles explicatifs apparaissent pour répondre aux nouvelles questions et aux
nouveaux problèmes : c’est le changement de paradigme.
Morin étend la notion kuhnienne de paradigme d’une façon à notre avis fort
intéressante et complémentaire. Morin emploie l’idée de paradigme en un sens non
réduit au savoir scientifique9, mais en un sens épistémique global et général, en tant
que paradigme global noologique, de la pensée, des idées, touchant ainsi le système
socio-culturel dans son ensemble. Il l’extrait du domaine exclusif de la science (où
le situe Kuhn), en l’approchant du sens d’épistèmé de Foucault, en tant que matrice
noologique générale d’un système social. « Un paradigme contient, pour tout
discours s’effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories
maîtresses de l’intelligibilité en même temps que le type de relations logiques
d’attraction/répulsion (conjonction, disjonction, implication ou autres) entre ces
concepts ou catégories »10. Cette acception du paradigme chez Morin, qui se situe
d’abord en un cadre épistémologique, va s’étendre rapidement au domaine social
tout entier, éthique et politique, à partir du moment où Morin définit le paradigme
dominant (de simplification) comme « le grand paradigme d’Occident », traduisible
comme domination structurale des logiques occidentales (déterministes et
réductionnistes, « simplificatrices » dira Morin) sur le système global dans son
ensemble.
Jesús Ibáñez et Anthony Wilden approfondissent cette acception morinienne du
paradigme. Pour Ibáñez, le paradigme s’articule avec la structure dominante, produit
une science « sédentaire » ou Savoir positif au service du Pouvoir dominant. Pour
Wilden, la science n’est qu’idéologie « masquée », qui, en cachant le paradigme
sous lequel elle opère, cache du coup la structure dominante de la société. Tout
paradigme a un contexte socioculturel qui le détermine (et, à l’inverse, le paradigme
rétroagit sur ledit contexte et le détermine à son tour).
C’est ainsi en mobilisant et amplifiant le cadre théorique kuhnien, que distingue
Morin entre le nouveau paradigme de la complexité et le paradigme de la
simplification. Le paradigme de la simplification est le paradigme de la science
classique (ou science normale) dominante, qui remonte à Galilée, à Descartes, à
Newton, paradigme régi par des principes épistémologiques de réduction, de
déterminisme et d’objectivité. Le paradigime de la complexité, issu des vagues
successives des sciences de la complexité au long du XXe siècle, incorporerait en
revanche des nouveaux principes épistémologiques d’émergentisme, de nondéterminisme, de relation sujet/objet.
Mais le paradigme complexe, selon Morin, Ibáñez et Wilden, ne s’arrêterait pas
là non plus, comme nous venons de le dire. Il met aussi en question les expressions
sociales et éthiques du paradigme propre à ladite science classique, encadrées dans
la structure capitaliste néolibérale aujourd’hui dominante (où le système/sujet
suivant une logique simplificatrice « exploite » un écosystème/objet aussi bien
naturel qu’humain et social, qui met en péril la planète dans son ensemble en un
processus de feedback positif déchaîné), en proposant une scène alternative de
structuration du système social prenant en considération les boucles complexes
16
écologiques qui relient le système à l’écosystème dont il fait partie. Dans ce texte
nous allons prioriser les composantes scientifiques et épistémologiques de la
complexité, mais le contexte social réel qu’elle englobe sera toujours sous-jacent,
raison ultime du choix de nos trois guides particuliers au long de l’ontoépistémologie complexe, trois sociologues caractérisés clairement par un compromis
avec la réalité sociopolitique de leur temps : Morin, Ibáñez et Wilden11.
Nous pouvons identifier quatre vagues fondamentales dans la progression de la
science destinée à l’étude des systèmes complexes, qui visent le « paradigme de la
complexité ». Une première vague pendant les années 40 et 50 constituée par le
croisement interdisciplinaire de la cybernétique (Wiener, Ashby), de la théorie de
l’information (Shannon, Weaver) et de la théorie des systèmes (von Bertalanffy) ;
une deuxième vague dans les années 70 avec la théorie des catastrophes (Thom) et
la théorie des structures dissipatives (Prigogine) ; une troisième vague dans les
années 80 avec la théorie du chaos (Lorenz, Ruelle, Feigenbaum) ; puis, à partir de
la fondation en 1984 de l’Institut de Santa Fe, aux Etats-Unis, on assiste dans les
années 90 à l’apparition d’une quatrième vague, la théorie des systèmes complexes
adaptatifs (Murray Gell-Mann, Holland)12.
La majorité des implications épistémologiques et gnoséologiques de la
complexité furent énoncées de façon plus systématisée entre 1975 et 1985 par des
auteurs comme von Foerster, Prigogine, Stengers, Varela, Atlan, Dupuy et Morin
lui-même. C’est alors que Morin formula son « paradigme de complexité ». Les
successives vagues ne représentent que des sophistications méthodologiques
croissantes. Le paradigme de complexité engloberait donc tous ces déploiements
méthodologiques en fournissant un cadre de fond général épistémologique et
gnoséologique.
Nous constatons qu’à la différence des vagues antérieures, la dernière vague de
la science complexe, la science des systèmes complexes adaptatifs, ne s’est pas
intégrée encore pleinement au sein du paradigme de la complexité, perdant ainsi
son sens paradigmatique, éliminant la problématique épistémologique de fond et
s’ajustant avec la science normale propre au paradigme précédant. Elle opère ainsi
un recul simplificateur exclusivement algorithmique qui s’ajuste avec le
« paradigme de simplification » au lieu de consacrer le paradigme de complexité qui
est à sa base.
Il faut dire que la science des systèmes complexes adaptatifs, développe
techniquement un modèle formel matriciel déjà entrevu par von Neumann : le
modèle de l’automate cellulaire. L’automate cellulaire, machine de Turing et
constructeur à la capacité de computation universelle, au fil du formidable
développement des sciences de la computation depuis les années 90, permet
désormais d’expérimenter et de visualiser la complexité, comprise hypothétiquement
comme le mécanisme de base au moyen duquel l’univers en évolution engendre le
complexe à partir du simple. Stephen Wolfram est l’auteur qui a exposé de la façon
la plus systématique le paradigme de l’automate cellulaire et la théorie de l’univers
comme machine computante universelle, dans son livre polémique A New Kind of
Science. L’automate cellulaire serait la méthode révolutionnaire de computation qui
permettrait d’expliquer les phénomènes naturels qui ont échappé aux méthodes de la
17
mathématique classique, comme les équations différentielles. L’automate cellulaire
est le substrat mathématique logique du déploiement contemporain de la science de
systèmes complexes : simulation multi-agents, réseaux neuronaux, vie artificielle,
petits mondes, programmation évolutive ou algorithmes génétiques : ce sont tous des
extensions du modèle de l’automate cellulaire, qui permet d’explorer artificiellement
le mécanisme fondamental de la nature, qui opère au niveau local du composant (la
cellule) et de l’interaction des composants, et au moyen duquel il crée de plus en
plus de complexité en suivant une dynamique évolutive. Les cadres formels de la
mathématique discrète, la théorie des systèmes dynamiques, ainsi que de la physique
statistique fusionnent au sein de ce modèle à la base de la nouvelle science des
systèmes complexes, modèle interdisciplinaire applicable autant aux systèmes
physiques, que biologiques et sociaux. Or, malgré ce déploiement académique et
institutionnel formidable, nous constatons que ce modèle se construit en divorce et
séparation avec la plupart des fondements du paradigme de la complexité soulevés
par les auteurs antérieurement cités, notamment Edgar Morin, au long des années 70
et 80, et que nous dénommons « paradigme de complexité générale » ou aussi
« pensée complexe ».
Le modèle de l’automate cellulaire et la science des systèmes complexes
adaptatifs ont ainsi besoin de s’exercer à leur propre critique épistémologique
interne afin de redécouvrir leur enracinement conceptuel au sein du paradigme de
complexité générale.
La dernière vague de la science complexe ne s’assure ainsi pas de sa propre
légitimation épistémologique. Elle suppose un retour au cadre paradigmatique de la
cybernétique du premier ordre (ou cybernétique des systèmes observés) développée
par Wiener et autres au long des années 40 et 50, alors que le paradigme de
complexité générale de Morin, von Foerster, Prigogine, Atlan, Varela, Maturana,
etc, supposait l’évolution vers une cybernétique du second ordre (ou cybernétique
des systèmes observants). Il faut là préciser que la cybernétique du second ordre se
caractérise par un approfondissement épistémologique centré autour de la figure du
sujet observateur et qu’en aucun cas elle ne récuse les méthodes de la cybernétique
du premier ordre, mais elle les déploie en extension, allant au-delà d’un objectivisme
fermé centré sur le fonctionnement vers une réflexivité ouverte centrée sur le
fonctionnement et la transformation. La science des systèmes complexes adaptatifs
recule ainsi vers les premiers stades de développement du paradigme complexe. La
science des systèmes complexes constitue en effet une science des systèmes
complexes du premier ordre ou science des systèmes complexes observés, qui
s’articule avec la cybernétique du premier ordre, et qui devrait évoluer, comme cela
a été le cas pour la cybernétique, vers une science des systèmes complexes du second
ordre ou science des systèmes complexes observants, qui intègre la problématique de
l’observateur et qui s’articule avec une cybernétique du second ordre. L’approche
complexe « du second ordre » pourrait bien ainsi inclure et transcender à la fois
l’approche complexe « du premier ordre », en envisageant sa « reliance »
fondamentale.
Ce texte propose donc la nécessité d’intégrer le modèle de l’automate cellulaire
et sa méthodologie computationnelle de modélisation/simulation au sein de la
pensée complexe ou « paradigme de complexité générale ». Le niveau
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méthodologique propre à la science des systèmes complexes devrait ainsi s’intégrer
au sein du niveau épistémologique englobant propre à la pensée complexe ou
« paradigme de complexité générale ». Ceci supposerait la définitive consécration
du paradigme de la complexité (laissant toujours la porte ouverte à des progrès
ultérieurs), intégrant en plénitude les deux composantes du concept « paradigme »
présentes déjà chez Kuhn, d’une part une « vision du monde » et d’autre part des
« modèles de réalisations scientifiques ».
Mais cette intégration entre ce que Morin13 dénomme la « complexité générale »
(philosophique, épistémologique) et la « complexité restreinte » (scientifique,
méthodologique) n’est pas exempte de difficultés étant donné le manque
épistémologique de la nouvelle science complexe.
Le principal obstacle à l’intégration de ces deux approches de la complexité
réside sur le fait que les scientifiques des systèmes complexes qui opèrent
exclusivement en fonction du modèle mathématique de l’automate cellulaire, sans
pensée générale de la complexité, opèrent finalement une « réduction » de la
complexité à une algorithmique, qui en général correspond à l’algorithmique
darwinienne ou plutôt « néo-darwinienne » 14 . Ils conçoivent l’univers complexe
comme un univers algorithmisable qui évolue par des processus de sélection plus ou
moins hasardeuse, de stratégies d’adaptation opérées par des ensembles d’agents en
interaction. Ils croient au fond que la « loi » de la complexité peut être atteinte. Ils
ignorent ainsi la problématique de l’observateur, dernier garant du sens de ladite
algorithmique évolutive complexe et sa limite épistémique substantielle, ils
subordonnent le sujet à l’algorithme (bien que ce soit un algorithme non
déterministe ou probabiliste), ne conçoivent que des cas « spéciaux » d’émergence
de complexité à partir de processus simples mécaniques, et ignorent finalement les
implications éthiques de l’idée de complexité. Mais par contre tous les matériaux
pour l’intégration sont déjà là. Pourquoi en fin ne pas envisager un espace
d’intégration qui relie en un seul paradigme cette double approche, philosophique et
scientifique, à la complexité ? Des antécédents existent : c’est le cas des travaux de
Heinz von Foerster, Herbert A. Simon, Henri Atlan, Francisco Varela, Stuart
Kauffman, Mioara Mugur-Schächter ou Denis Noble, qui combinent des modèles
formels de systèmes complexes avec des réflexions philosophiques autour de la
question de la complexité.
En somme, comme Morin lui-même l’a averti, la science des systèmes
complexes ou « complexité restreinte » s’avère incapable d’articuler avec la vision
épistémique globale et holistique propre à la complexité. D’après Morin, cette
science s’articulerait toujours avec le paradigme de simplification, propre aux
modèles de science classique toujours dominants, hérités de Newton, Descartes,
Galilée, et pas avec le paradigme de complexité émergeant (qui inclurait le
paradigme de simplification précédant d’où l’inclusion des heuristiques formelles).
Or il serait nécessaire que les apports méthodologiques de la science des systèmes
complexes s’articulent avec la vision du monde propre à la pensée complexe, au sein
d’un paradigme de complexité générale.
L’objectif ultime de notre travail est d’étudier les rapports entre le paradigme de
la complexité et la sociologie.
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Le cadre conceptuel du paradigme de la complexité est de totale application en
sociologie. La réalité sociale est une « émergence » de l’interaction entre les
individus qui composent le système social. C’est une réalité en changement
constant, capable d’apprendre, de s’adapter, d’évoluer, de changer dynamiquement.
Les individus computent information sociale au niveau local et via communication,
produisent des « patterns » globaux de computation d’information sociale. Le
paradigme complexe est la solution au permanent dilemme ontologique qui se pose
en sociologie : les hommes font la société (approche de l’individualisme
méthodologique) ou c’est la société qui fait les hommes (approche de l’holisme
méthodologique). L’idée d’émergence et la causalité enchevêtrée « de bas en haut »
et « de haut en bas » propre aux phénomènes complexes est le lien ontologique entre
les deux niveaux micro et macro : les hommes font la société et la société fait les
hommes.
Nous pouvons ainsi envisager une sociologie complexe, une sociologie en accord
avec le nouveau paradigme de la complexité.
La sociologie complexe aurait deux dimensions : une dimension théorique
(synthétisée par la pensée complexe de Morin, Ibáñez et Wilden, à la lumière de la
pensée de von Foerster, Prigogine, Varela, Maturana, etc.) et une dimension
méthodologique (qui pourrait bien s’enrichir des algorithmiques fournies par la
science des systèmes complexes adaptatifs, dimension quantitative et mathématique
nécessaire à placer à côté d’autres apports plus qualitatifs déjà énoncés comme par
exemple la « sociologie du présent » de Morin ou la « socianalyse » de Lourau et
Lapassade qui postulent un dépassement de la fictive séparation entre le sujet et
l’objet).
Un système social peut éventuellement être considéré comme un système non
linéaire composé d’agents en interaction qui produisent des réalités émergentes
« autotranscendées » (Dupuy). Ces systèmes sont parfois susceptibles de traitements
heuristiques comme la modélisation multi-agents, en suivant le modèle de
l’automate cellulaire. Les travaux de Schelling, Axtell, Epstein ou Axelrod sont là
paradigmatiques. Cependant, nous constatons, comme on le détaillera dans le
dernier chapitre, que la science des systèmes complexes qui opère au moyen de
modélisations et de simulations, tout en étant effective aux niveaux physique et
biologique, présente d’importantes limitations à l’heure d’aborder les systèmes
sociaux, où les qualités de conscience et d’auto-réflexivité sont difficilement
représentables (pour des auteurs comme Roger Penrose, même « impossibles »). Les
scénarios sont ainsi souvent « behavioristes », réduisant le fait social à un fait de
comportement. Il y a une tendance à modéliser des mécanismes dynamiques
(comme la « vague » dans un stade) en suivant des modèles sociophysiques qui
laissent de côté la dimension structurale profonde des systèmes anthropo-sociaux, et
surtout la question centrale du « sens » qui, pour de nombreux auteurs, comme par
exemple Luhmann, est celle qui définit et distingue les systèmes sociaux par rapport
aux systèmes physiques et biologiques. La « conquête évolutive » propre aux
systèmes complexes anthropo-sociaux serait en effet sa faculté fondamentale de
conscience et réflexivité, qui les distinguerait des autres systèmes complexes, les
précédant dans l’échelle évolutive, comme les verres de spin ou les colonies de
fourmis, par exemple. Le sens est la faculté fondamentale des composants des
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