Le paradigme de la complexité et la sociologie Ingenium Collection dirigée par Georges Lerbet et Jean-Louis Le Moigne « Car l’ingenium a été donné aux humains pour comprendre, c’est-à-dire pour faire ». Ainsi G. Vico caractérisait-il dès 1708 « la Méthode des études de notre temps », méthode ou plutôt cheminement – ces chemins que nous construisons en marchant – que restaure le vaste projet contemporain d’une Nouvelle Réforme de l’Entendement. Déployant toutes les facultés de la raison humaine, l’ingenium – cette « étrange faculté de l’esprit humain qui lui permet de conjoindre », c’est-àdire de donner sens à ses expériences du « monde de la vie » – nous rend intelligibles ces multiples interactions entre connaissance et action, entre comprendre et faire, que nous reconnaissons dans nos comportements au sein des sociétés humaines. A la résignation collective à laquelle nous invitent trop souvent encore des savoirs scientifiques sacralisant réductionnisme et déductivisme, « les sciences d’ingenium » opposent la fascinante capacité de l’esprit humain à conjoindre, à comprendre et à inventer en formant projets, avec cette « obstinée rigueur » dont témoignait déjà Léonard de Vinci. La collection « Ingenium » veut contribuer à ce redéploiement contemporain des « nouvelles sciences de l’ingénierie » que l’on appelait naguère sciences du génie, dans nos cultures, nos enseignements et nos pratiques, en l’enrichissant des multiples expériences de modélisation de situations complexes que praticiens et chercheurs développent dans tous les domaines, et en s’imposant pragmatiquement l’ascèse épistémique que requiert la tragique et passionnante Aventure humaine. Derniers parus Jacques MIERMONT, Écologie des liens, Troisième édition revue et corrigée, 2012. Louis-José LESTOCART, Entendre l’esthétique dans ses complexités, 2008. Julien MAHOUDEAU, Médiation des savoirs et complexité, 2006. P. ROGGERO (dir.), La complexité territoriale : entre processus et projets, 2006. J. CLÉNET, D. POISSON, Complexité de la formation et formation à la complexité, 2005. P. LEGUY, L. BREMAUD, J. MORIN, G. PINEAU, Se former à l’ingénierie de formation, 2005. Jacques MIERMONT, Ecologie des liens (2ème édition revue et augmentée), 2005. Marie-José AVENIER (dir.), Ingénierie des pratiques collectives. La Cordée et le Quatuor, 2000. Jacques MIERMONT, Les ruses de l’esprit ou les arcanes de la complexité, 2000. Alvaro Malaina Le paradigme de la complexité et la sociologie Possibilité et limites d’une sociologie complexe PRÉFACE D’EDGAR MORIN L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96385-6 EAN : 9782296963856 Au Dr. José Luis Malaina, qui me fit découvrir la complexité dans sa bibliothèque SOMMAIRE Préface………………………………………………………………..9 Introduction. Pensée complexe et science des systèmes complexes adaptatifs : un nouveau paradigme pour la sociologie………………11 I. Du marxisme à la cybernétique du second ordre : le chemin complexe d’Edgar Morin, Jesús Ibáñez et Anthony Wilden……….. 23 II. Phénoménologie sociale complexe : onto-épistémologie du système social complexe………………………….…………………………. 43 III. La science des systèmes complexes adaptatifs : une intégration de la philosophie de la complexité et la science de la complexité est-elle possible ? Possibilité et limites pour la sociologie………………... 127 Conclusion. Possibilité et limites d’une sociologie complexe qui intègre la pensée de la complexité et la science des systèmes complexes adaptatifs….………....................................................... 177 Bibliographie………………………………..……………………...187 7 PRÉFACE Ce livre, « Le paradigme de la complexité et la sociologie », est le résultat d’une thèse doctorale soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris et que j’ai suivie de très près au long des dernières années. Alvaro Malaina commence par étudier la pensée complexe, qu’il met en rapport avec la pensée de deux collègues et amis que j’ai bien connus et traités à l’époque, Jesús Ibáñez et Anthony Wilden. Il oriente ensuite son discours vers la nouvelle science des systèmes complexes, qu’il a connue à l’occasion de stages effectués à l’University College de Londres, l’Université de Michigan et à l’Université de Californie à Los Angeles, en cherchant toujours à relier les apports de cette science avec ma propre pensée. Les résultats de ce livre et du travail doctoral qui se trouve à son arrièrefond, à la croisée de l´épistémologie de la complexité et des nouvelles méthodes de la science des systèmes complexes, se révèlent extrêmement intéressants et me paraissent ouvrir des voies très prometteuses pour des futures recherches. Pour élaborer ce cadre épistémique transdisciplinaire, Alvaro Malaina, Secrétaire Général depuis 2008 de l’Association pour la Pensée Complexe que je préside, a visité les plus importants centres mondiaux d’étude de la complexité. En juin 2009 il a été au sein du Centre Edgar Morin (EHESS-CNRS) le responsable scientifique de l’organisation, en collaboration avec la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et University College de Londres, d’un Premier Symposium sur la Modélisation de Systèmes Complexes et la Pensée Complexe. Cette réunion n’aurait jamais pu avoir lieu sans l’énergie et l’esprit d’initiative d’Alvaro qui a réuni un panel de participants de haut niveau : Denis Noble, Nigel Gilbert, Jean-Louis Le Moigne, Basarab Nicolescu, et moi-même, parmi eux. Dans ce livre qui représente l’aboutissement de ses recherches doctorales, A. Malaina réalise une exhaustive révision des théories de la complexité du point de vue de ses implications pour la sociologie. Il s’exerce à repenser le social et la sociologie au moyen de la pensée complexe. L’un des apports centraux de son travail est de mettre en rapport les deux voies d’approche à la complexité, que j’ai moi-même dénommées « complexité générale » et « complexité restreinte ». En formidable esprit de reliance, A. Malaina postule la possible convergence de ces deux voies en un « paradigme de complexité » intégral. Je trouve fort intéressante son approche, même si comme Alvaro lui-même le signale, cette intégration est pour le moment limitée par les restrictions computationnelles qui opèrent une sorte de « réduction » de la complexité dans des modèles simples. La complexité humaine que j’ai abordée dans des ouvrages tels que le cinquième volume de La Méthode, L’humanité de l’humanité, se perdrait en grande partie dans les modélisations et simulations de la « science des systèmes complexes » qui opèrent à partir d’algorithmes qui laissent de côté de notables dimensions des systèmes sociaux et humains. A. Malaina le tient en compte et l’exprime dans la critique qu’il élabore 9 dans le dernier chapitre du livre, mais prend à la fois partie par des possibles développements et progrès de ladite science, qui devrait toujours intégrer en elle une réflexion épistémologique, voire éthique, pour pouvoir surmonter le paradigme de simplification de base newtonienne-cartésienne dont elle fait toujours partie. La pensée complexe que j’ai élaborée est une pensée qui se nourrit d’incertitude et qui se situe à l’interface de la science et de la philosophie, visant à l’interfécondation mutuelle de l’une par l’autre : le paradigme de la complexité ne serait pas ainsi uniquement une méthodologie scientifique, mais une « méthode » au sens large et philosophique du terme, qui implique tout d’abord une réforme de pensée d’ordre épistémologique. Alvaro a su ainsi mettre en rapport ma propre pensée avec les nouvelles vagues de la science de la complexité, sans perdre l’esprit critique, mais gardant toujours l’espoir d’une possible confluence de la « science » et de la « conscience », en paraphrasant le titre d’un autre de mes ouvrages consacré aux développements d’une pensée complexe. Les qualités de ce texte sont très dignes d’éloges : A. Malaina a su frayer une voie de recherche propre, originale, semée de difficultés dont il triomphe l’une après l’autre. Je voudrais ainsi recommander vivement la lecture de ce livre que vous avez lecteur entre vos mains et qui résume le très intéressant travail d’Alvaro Malaina. Edgar Morin Directeur de Recherche Émérite CNRS Président de l'Association pour la Pensée Complexe INTRODUCTION PENSÉE COMPLEXE ET SCIENCE DES SYSTÈMES COMPLEXES ADAPTATIFS : UN NOUVEAU PARADIGME POUR LA SOCIOLOGIE « Sujet et objet sont indissociables. » Edgar Morin « Un physicien est un morceau de matière qui étudie la matière. Un biologiste est un morceau de vie qui étudie la vie. Un sociologue est un morceau de société qui étudie la société. Ce sont tous des miroirs que l’univers place en son centre. » Jesús Ibáñez « La complexité organisée est la source de la vie, de la liberté et de la nouveauté sur la planète Terre. » Anthony Wilden Rien ne contredit plus la pensée complexe que la fausse modestie qui consiste à omettre le sujet d’un discours. Comme le dit si bien Edgar Morin, « le sujet qui disparaît de son discours s’installe en fait à la Tour de Contrôle. En feignant de laisser place au soleil copernicien, il reconstitue un système de Ptolémée dont son esprit est le centre »1. Ici nous n’allons pas tomber dans une telle contradiction avec le fond même de notre travail. L’auteur, comme Hitchcock, doit apparaître un moment pour, immédiatement après, disparaître. Je vais donc commencer en exposant comment je suis entré dans la matière qui compose le fond de ce travail. Tout en étant un étudiant de sociologie inquiet à l’Université basque de Deusto, cherchant à aller au-delà de la limite épistémique de ce qu’on lui enseignait en classe, transformé en autodidacte penché vers l’hétérodoxie, j’ai commençé à multiplier mes lectures. A côté de mes bien-aimés Franz Kafka et Fiodor Dostoïevski, j’ai commencé à lire un philosophe mi-catalan mi-indien, Salvador Pániker, un auteur découvert dans la bibliothèque de mon père. Voici que, parmi les auteurs cités par Pániker dans des chefs d’œuvre tels que Aproximación al origen ou Ensayos retroprogresivos, à côté de personnalités telles que Marx ou Bouddha, se trouvait un « sociologue » français dont je n’avais jamais entendu citer le nom (même pas à la Faculté de Sociologie), un certain Edgar Morin. Depuis ce moment je commençai à enquêter afin de découvrir qui était Morin et cet 11 univers fantastique qui traversait les disciplines les plus variées (la physique, la biologie, l’anthropologie, la psychologie, la « noologie », ainsi que la sociologie) s’ouvrit et s’épanouit devant moi comme une fenêtre incitante : le dénommé « paradigme de la complexité ». Comme Alice, je me glissai à travers elle sans hésiter, je lus et lus sur la matière (de nouvelles chutes du cheval de saint Paul sont survenues après : la découverte du livre Del algoritmo al sujeto d’un sociologue, Jesús Ibáñez, dont on ne m’avait pas non plus parlé ; puis la découverte du livre System and Structure d’Anthony Wilden ; puis, finalement, l’immersion dans la dernière vague de la science complexe, la découverte du fond du modèle de l’automate cellulaire) au point de décider de réaliser une thèse doctorale sur la question. Au fond de mon être gravitait une question qui cherchait une réponse : pourquoi ne m’avait-on pas parlé de tout cela à l’Université, de l’existence d’un espace transdisciplinaire en rapport avec les plus récentes théories scientifiques, de la théorie de l’auto-organisation et la théorie du chaos aux modernes théories des systèmes complexes adaptatifs, théories qui se situaient en position critique de la science classique pratiquée jusqu’à présent, et qui envisageaient en retour l’émergence d’un « nouveau paradigme » ? Pourquoi ne m’avaient-ils pas dit qu’il était également possible de s’approcher de ce monde fascinant à partir de la sociologie ? Qu’il présentait des implications inquiétantes par rapport à l’étude des phénomènes sociaux ? Et maintenant, oui, on doit commencer de tracer notre parcours en accord avec les canons académiques. Hitchcock est déjà apparu : s’il ne le fait pas, tout n’est qu’illusion. Ce travail est le résultat d’un long parcours de thèse, initié au Centre Edgar Morin (EHESS-CNRS), développé lors de stages successifs à University College de Londres, à l’Université de Michigan, à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), puis conclu à l’Université Complutense de Madrid. Son objectif fondamental est d’étudier les rapports entre le paradigme de la complexité et la sociologie. Or, qu’est ce que la sociologie et qu’est ce que la complexité ? La sociologie est la science dédiée à l’étude de la réalité sociale humaine, des groupes et des sociétés. Une définition plus précise serait celle qui dit que la sociologie est la science qui étudie les phénomènes (sociaux) résultant de l’interaction entre les individus et entre les individus et le milieu où ils habitent. « Réalité sociale » et « interaction » sont deux concepts de base présents dans toute définition de l’objet d’étude de la sociologie et nous verrons précisément sa liaison profonde avec le concept de complexité : en effet, la réalité sociale est un phénomène non linéaire d’émergence globale à partir d’interactions locales entre individus, un phénomène, nous allons le voir, de complexité. Le paradigme de la complexité peut en effet servir à éclairer le problème du rapport entre le niveau micro (l’individu) et le niveau macro (la société) : nous verrons que le concept d’émergence sert à résoudre ce passage problématique du micro au macro, l’un des problèmes les plus persistants en sociologie, source de divisions permanentes entre des approches individualistes (comme la théorie du choix rationnel) ou holistes (comme le structuralisme). 12 La définition de complexité est certes problématique, puisque l’idée de complexité est employée en mathématiques, informatique, physique, biologie, sciences sociales et aussi, comme chez Morin, en philosophie et en épistémologie. Nous cernerons progressivement sa signification profonde, par approches successives. Mais nous pouvons déjà avancer une première esquisse de son sens. La complexité peut être comprise de deux façons (dont on verra qu’elles sont finalement complémentaires). Du point de vue de l’objet observé, la complexité est l’ensemble de propriétés et/ou structures émergentes et non réductibles de systèmes auto-organisés à partir d’interactions locales entre éléments, qui suivent une dynamique non linéaire et discontinue. Du point de vue du sujet observateur, la complexité est en revanche l’expression de l’ignorance de l’observateur desdites propriétés des systèmes complexes observables, qui sont imprévisibles et qui lui apparaissent alors souvent comme du hasard ou de l’incertitude. Ces deux perspectives d’approche (la complexité dans l’objet et la complexité dans le sujet) sont liées en boucle (ce n’est pas par hasard la métaphore morinienne par excellence), à partir du moment où, comme on le verra, le principe fondamental que met en relief la pensée complexe est celui de l’inséparabilité sujet/objet. Scientifiquement, la complexité est définie comme le comportement d’un système dynamique situé entre l’ordre et le chaos (« à la frontière du chaos », dit Langton), entre l’ordre prévisible et le chaos imprévisible, entre l’ordre stable qui retient l’information et un certain désordre et instabilité qui permettent la création de nouvelle information, et donc le changement et l’évolution, un espace bien défini où la computation d’information atteint son maximum, et où l’interaction entre les parties qui le forment produit des structures ou fonctions émergentes non réductibles aux parties. Ces systèmes non linéaires sont dénommés complexes, du moment qu’ils sont composés d’une multiplicité d’unités non linéaires indépendantes qui opèrent en parallèle et interagissent entre elles au niveau local, en formant un réseau, en communiquant de l’information et en produisant des structures émergentes au niveau global. La science des systèmes complexes est en effet un développement de la mathématique des systèmes non linéaires. Lesdits systèmes furent déjà abordés par la cybernétique et la systémique classiques, ainsi que plus tard par la théorie du chaos. Actuellement ils sont traités dans le cadre de la théorie des systèmes complexes adaptatifs. La non-linéarité est le substrat de base de la science complexe. Les structures émergentes des systèmes complexes, changeantes et loin de l’équilibre, sont de prédiction difficile et ne peuvent pas êtres expliquées par l’étude des parties qui composent le système. L’exemple classique est la colonie de fourmis : nous ne pouvons pas comprendre ledit phénomène social global en étudiant une fourmi de façon isolée, la colonie est un phénomène perçu comme émergent à partir de l’interaction de l’ensemble des fourmis. Un autre exemple classique est le cerveau humain : nous ne pouvons pas comprendre la fonction principale émergente du cerveau, la conscience, en étudiant les neurones qui le composent et qui n’ont pas de conscience. Les scientifiques de systèmes complexes ont découvert que la propriété de complexité est présente dans tous les niveaux de la nature, en matérialisant la formule holiste classique selon laquelle « le tout est plus que la somme des parties »2 : des phénomènes de complexité sont les cellules, les 13 organismes, les esprits, les écosystèmes, l’économie, la société, la culture…3. Les structures et fonctions émergentes présentes chez ces systèmes, influencent en retour les composants au niveau local individuel : la causalité chez les systèmes complexes est « enchevêtrée », ascendante et descendante à la fois (un « feed-back loop » qui combine une « émergence » et une « immergence »). Finalement, elles ont une robustesse et même si des sommes de composants disparaissent, elles se maintiennent et perdurent (dans nos exemples, mêmes si des sommes de fourmis ou de neurones disparaissent, la colonie et la conscience se maintiennent). Le système complexe se constitue et produit l’émergence de structures de façon auto-organisée, et, grâce à cette même propriété d’auto-organisation, il est capable de changer ses structures, d’apprendre de l’interaction avec son milieu, et de se restructurer, et ainsi, d’évoluer. Le système complexe est généralement un système adaptatif, raison pour laquelle le processus de production de nouvelles émergences structurales répond au besoin d’adaptation à un environnement changeant, les structures les plus adéquates étant celles qui sont sélectionnées et qui poussent en avant l’évolution complexe de la nature. Les nouvelles structures, résultat des processus d’émergence, ne sont pas prévisibles a priori, du moment qu’elles ne peuvent être déduites des états antérieurs du système. Les bifurcations permanentes des systèmes complexes sont à la base d’une dynamique non déterministe, probabiliste. L’émergence correspond ainsi à la permanente création de nouveauté des systèmes complexes. Et cette nouveauté qui est en définitive l’attribution de signification à la dynamique systémique, introduit la question de l’observateur au centre de la modélisation de systèmes complexes, en tant que seul opérateur de sens. On constate à ce sujet que l’observateur est en général purgé de la modélisation de systèmes complexes, alors que la complexité émerge, comme nous l’avons déjà dit, dans le court-circuit entre le sujet observateur et l’objet observé, entre l’ontologique et l’épistémologique. Henri Atlan distingue, par exemple, entre trois types de complexité (en synthétisant les définitions multiples de complexité existantes). Il y aurait d’abord une complexité algorithmique, qui concerne la difficulté d’une machine au moment de réaliser une tâche. Puis, il y aurait une complexité probabiliste, qui concerne l’information qui nous manque d’une structure observée. Finalement, il y aurait une complexité en rapport avec l’attribution de signification, qui concerne une intuition lors de notre difficulté pour comprendre quelque chose. « C’est la difficulté à formaliser la signification des mots, des phrases et des choses qui se retrouve dans la difficulté à formaliser cette sorte de complexité. Par ailleurs, les deux autres sortes de complexité, algorithmique et probabiliste, ne sont formalisées que dans la mesure où elles ne s’occupent pas explicitement de questions de signification »4 5. Ainsi, le phénomène de la complexité, observable autant dans les systèmes physiques que dans les systèmes biologiques et sociaux, est une brèche ouverte dans les principes épistémologiques de la science classique : le déterminisme (selon lequel le comportement d’un système observable est prévisible a priori, suivant des lois générales) et le réductionnisme (selon lequel le système peut être compris à partir de l’analyse des parties qui le constituent). Pour Edgar Morin, et pour d’autres auteurs comme Jesús Ibáñez ou Anthony Wilden, pour ne citer seulement que ceux qui joueront un rôle important dans notre travail, la complexité constitue un nouveau 14 paradigme. Ce « nouveau paradigme », le paradigme de la complexité (ou plus exactement, le paradigme de complexité générale, pour éviter de le confondre avec les approches restreintes de la science des systèmes complexes dont nous parlerons plus loin), non seulement met en cause les principes épistémologiques de la science classique, tels que les principes déjà cités de déterminisme et de réductionnisme, en s’ouvrant à de nouveaux principes d’indéterminisme (ou de déterminisme probabiliste, qui ne prédit pas ce qui va être, mais ce qui peut arriver) et d’émergentisme, mais il inclut également la mise en question de son pilier central, l’objectivisme, qui postule la stricte séparation entre le sujet observateur et l’objet observé. Le terme de « paradigme » fut introduit par Thomas Kuhn au long des années 60 du siècle dernier, et a été depuis ce moment-là très rebattu. En une première édition de son livre, paradigme sont « les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions »6, dans la seconde édition c’est « l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné »7. Kuhn complexifie sa définition de paradigme en un double sens : le paradigme ce seront les modèles ou exemples qui constituent la base de résolution des énigmes de la science ; et également les déterminations sociologiques de la communauté de scientifiques8, que l’on peut dire constituantes d’une « vision du monde » structurante des pratiques scientifiques. Le paradigme chez Kuhn c’est finalement la matrice sous-jacente à la science normale, c’est-à-dire à la science dominante à une époque donnée. Nous verrons après la définition d’Edgar Morin, qui s’ajuste plus à la seconde définition de Kuhn qu’à la première, en la complexifiant davantage, mais nous pouvons déjà retenir cette première idée originale de paradigme, en tant que réalisations scientifiques acceptées et partagées au sein d’une communauté scientifique et qui servent d’exemples et de modèles pour la recherche de solutions à de nouveaux problèmes. Nous pouvons déjà observer que le paradigme englobe un premier niveau d’orientation de la problématisation scientifique (il permet des modèles de problèmes) et un second niveau de pratique expérimentale vérificative (il permet des modèles de solutions). Nous constatons donc que le paradigme n’est pas seulement une vision du monde qui gravite autour de la pratique scientifique, mais une vision du monde et une pratique scientifique. Ainsi, comme nous le suggérons ici, en un langage pleinement compréhensible, pour éviter les malentendus, le paradigme n’est pas une « philosophie », mais une « philosophie et une pratique scientifique » mêlées (c’est ainsi que nous ne devons pas confondre le « paradigme de la complexité » avec la « philosophie de la complexité », comme c’est parfois le cas). Le paradigme est un « a priori » noologique partagé qui est sous-jacent à la science, souvent à un niveau inconscient, mais c’est aussi la science elle-même explicitée dans ses pratiques, dans ses modèles, dans ses résultats. La notion originale de Kuhn a certes souffert de nombreux usages abusifs. La seconde question importante est l’idée de changement de paradigme. La science, ainsi, ne serait pas un système noologique linéaire continu, mais un système noologique non linéaire discontinu, qui évolue précisément par changements de paradigme (paradigm shifts). Quand de nombreux problèmes apparaissent sur la scène scientifique et que la science normale n’est pas 15 capable de répondre à leurs enjeux, en produisant donc des anomalies non explicables au sein des théories et des modèles en vigueur, c’est alors que le paradigme dominant entre en crise et que des nouvelles théories et propositions de modèles explicatifs apparaissent pour répondre aux nouvelles questions et aux nouveaux problèmes : c’est le changement de paradigme. Morin étend la notion kuhnienne de paradigme d’une façon à notre avis fort intéressante et complémentaire. Morin emploie l’idée de paradigme en un sens non réduit au savoir scientifique9, mais en un sens épistémique global et général, en tant que paradigme global noologique, de la pensée, des idées, touchant ainsi le système socio-culturel dans son ensemble. Il l’extrait du domaine exclusif de la science (où le situe Kuhn), en l’approchant du sens d’épistèmé de Foucault, en tant que matrice noologique générale d’un système social. « Un paradigme contient, pour tout discours s’effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de l’intelligibilité en même temps que le type de relations logiques d’attraction/répulsion (conjonction, disjonction, implication ou autres) entre ces concepts ou catégories »10. Cette acception du paradigme chez Morin, qui se situe d’abord en un cadre épistémologique, va s’étendre rapidement au domaine social tout entier, éthique et politique, à partir du moment où Morin définit le paradigme dominant (de simplification) comme « le grand paradigme d’Occident », traduisible comme domination structurale des logiques occidentales (déterministes et réductionnistes, « simplificatrices » dira Morin) sur le système global dans son ensemble. Jesús Ibáñez et Anthony Wilden approfondissent cette acception morinienne du paradigme. Pour Ibáñez, le paradigme s’articule avec la structure dominante, produit une science « sédentaire » ou Savoir positif au service du Pouvoir dominant. Pour Wilden, la science n’est qu’idéologie « masquée », qui, en cachant le paradigme sous lequel elle opère, cache du coup la structure dominante de la société. Tout paradigme a un contexte socioculturel qui le détermine (et, à l’inverse, le paradigme rétroagit sur ledit contexte et le détermine à son tour). C’est ainsi en mobilisant et amplifiant le cadre théorique kuhnien, que distingue Morin entre le nouveau paradigme de la complexité et le paradigme de la simplification. Le paradigme de la simplification est le paradigme de la science classique (ou science normale) dominante, qui remonte à Galilée, à Descartes, à Newton, paradigme régi par des principes épistémologiques de réduction, de déterminisme et d’objectivité. Le paradigime de la complexité, issu des vagues successives des sciences de la complexité au long du XXe siècle, incorporerait en revanche des nouveaux principes épistémologiques d’émergentisme, de nondéterminisme, de relation sujet/objet. Mais le paradigme complexe, selon Morin, Ibáñez et Wilden, ne s’arrêterait pas là non plus, comme nous venons de le dire. Il met aussi en question les expressions sociales et éthiques du paradigme propre à ladite science classique, encadrées dans la structure capitaliste néolibérale aujourd’hui dominante (où le système/sujet suivant une logique simplificatrice « exploite » un écosystème/objet aussi bien naturel qu’humain et social, qui met en péril la planète dans son ensemble en un processus de feedback positif déchaîné), en proposant une scène alternative de structuration du système social prenant en considération les boucles complexes 16 écologiques qui relient le système à l’écosystème dont il fait partie. Dans ce texte nous allons prioriser les composantes scientifiques et épistémologiques de la complexité, mais le contexte social réel qu’elle englobe sera toujours sous-jacent, raison ultime du choix de nos trois guides particuliers au long de l’ontoépistémologie complexe, trois sociologues caractérisés clairement par un compromis avec la réalité sociopolitique de leur temps : Morin, Ibáñez et Wilden11. Nous pouvons identifier quatre vagues fondamentales dans la progression de la science destinée à l’étude des systèmes complexes, qui visent le « paradigme de la complexité ». Une première vague pendant les années 40 et 50 constituée par le croisement interdisciplinaire de la cybernétique (Wiener, Ashby), de la théorie de l’information (Shannon, Weaver) et de la théorie des systèmes (von Bertalanffy) ; une deuxième vague dans les années 70 avec la théorie des catastrophes (Thom) et la théorie des structures dissipatives (Prigogine) ; une troisième vague dans les années 80 avec la théorie du chaos (Lorenz, Ruelle, Feigenbaum) ; puis, à partir de la fondation en 1984 de l’Institut de Santa Fe, aux Etats-Unis, on assiste dans les années 90 à l’apparition d’une quatrième vague, la théorie des systèmes complexes adaptatifs (Murray Gell-Mann, Holland)12. La majorité des implications épistémologiques et gnoséologiques de la complexité furent énoncées de façon plus systématisée entre 1975 et 1985 par des auteurs comme von Foerster, Prigogine, Stengers, Varela, Atlan, Dupuy et Morin lui-même. C’est alors que Morin formula son « paradigme de complexité ». Les successives vagues ne représentent que des sophistications méthodologiques croissantes. Le paradigme de complexité engloberait donc tous ces déploiements méthodologiques en fournissant un cadre de fond général épistémologique et gnoséologique. Nous constatons qu’à la différence des vagues antérieures, la dernière vague de la science complexe, la science des systèmes complexes adaptatifs, ne s’est pas intégrée encore pleinement au sein du paradigme de la complexité, perdant ainsi son sens paradigmatique, éliminant la problématique épistémologique de fond et s’ajustant avec la science normale propre au paradigme précédant. Elle opère ainsi un recul simplificateur exclusivement algorithmique qui s’ajuste avec le « paradigme de simplification » au lieu de consacrer le paradigme de complexité qui est à sa base. Il faut dire que la science des systèmes complexes adaptatifs, développe techniquement un modèle formel matriciel déjà entrevu par von Neumann : le modèle de l’automate cellulaire. L’automate cellulaire, machine de Turing et constructeur à la capacité de computation universelle, au fil du formidable développement des sciences de la computation depuis les années 90, permet désormais d’expérimenter et de visualiser la complexité, comprise hypothétiquement comme le mécanisme de base au moyen duquel l’univers en évolution engendre le complexe à partir du simple. Stephen Wolfram est l’auteur qui a exposé de la façon la plus systématique le paradigme de l’automate cellulaire et la théorie de l’univers comme machine computante universelle, dans son livre polémique A New Kind of Science. L’automate cellulaire serait la méthode révolutionnaire de computation qui permettrait d’expliquer les phénomènes naturels qui ont échappé aux méthodes de la 17 mathématique classique, comme les équations différentielles. L’automate cellulaire est le substrat mathématique logique du déploiement contemporain de la science de systèmes complexes : simulation multi-agents, réseaux neuronaux, vie artificielle, petits mondes, programmation évolutive ou algorithmes génétiques : ce sont tous des extensions du modèle de l’automate cellulaire, qui permet d’explorer artificiellement le mécanisme fondamental de la nature, qui opère au niveau local du composant (la cellule) et de l’interaction des composants, et au moyen duquel il crée de plus en plus de complexité en suivant une dynamique évolutive. Les cadres formels de la mathématique discrète, la théorie des systèmes dynamiques, ainsi que de la physique statistique fusionnent au sein de ce modèle à la base de la nouvelle science des systèmes complexes, modèle interdisciplinaire applicable autant aux systèmes physiques, que biologiques et sociaux. Or, malgré ce déploiement académique et institutionnel formidable, nous constatons que ce modèle se construit en divorce et séparation avec la plupart des fondements du paradigme de la complexité soulevés par les auteurs antérieurement cités, notamment Edgar Morin, au long des années 70 et 80, et que nous dénommons « paradigme de complexité générale » ou aussi « pensée complexe ». Le modèle de l’automate cellulaire et la science des systèmes complexes adaptatifs ont ainsi besoin de s’exercer à leur propre critique épistémologique interne afin de redécouvrir leur enracinement conceptuel au sein du paradigme de complexité générale. La dernière vague de la science complexe ne s’assure ainsi pas de sa propre légitimation épistémologique. Elle suppose un retour au cadre paradigmatique de la cybernétique du premier ordre (ou cybernétique des systèmes observés) développée par Wiener et autres au long des années 40 et 50, alors que le paradigme de complexité générale de Morin, von Foerster, Prigogine, Atlan, Varela, Maturana, etc, supposait l’évolution vers une cybernétique du second ordre (ou cybernétique des systèmes observants). Il faut là préciser que la cybernétique du second ordre se caractérise par un approfondissement épistémologique centré autour de la figure du sujet observateur et qu’en aucun cas elle ne récuse les méthodes de la cybernétique du premier ordre, mais elle les déploie en extension, allant au-delà d’un objectivisme fermé centré sur le fonctionnement vers une réflexivité ouverte centrée sur le fonctionnement et la transformation. La science des systèmes complexes adaptatifs recule ainsi vers les premiers stades de développement du paradigme complexe. La science des systèmes complexes constitue en effet une science des systèmes complexes du premier ordre ou science des systèmes complexes observés, qui s’articule avec la cybernétique du premier ordre, et qui devrait évoluer, comme cela a été le cas pour la cybernétique, vers une science des systèmes complexes du second ordre ou science des systèmes complexes observants, qui intègre la problématique de l’observateur et qui s’articule avec une cybernétique du second ordre. L’approche complexe « du second ordre » pourrait bien ainsi inclure et transcender à la fois l’approche complexe « du premier ordre », en envisageant sa « reliance » fondamentale. Ce texte propose donc la nécessité d’intégrer le modèle de l’automate cellulaire et sa méthodologie computationnelle de modélisation/simulation au sein de la pensée complexe ou « paradigme de complexité générale ». Le niveau 18 méthodologique propre à la science des systèmes complexes devrait ainsi s’intégrer au sein du niveau épistémologique englobant propre à la pensée complexe ou « paradigme de complexité générale ». Ceci supposerait la définitive consécration du paradigme de la complexité (laissant toujours la porte ouverte à des progrès ultérieurs), intégrant en plénitude les deux composantes du concept « paradigme » présentes déjà chez Kuhn, d’une part une « vision du monde » et d’autre part des « modèles de réalisations scientifiques ». Mais cette intégration entre ce que Morin13 dénomme la « complexité générale » (philosophique, épistémologique) et la « complexité restreinte » (scientifique, méthodologique) n’est pas exempte de difficultés étant donné le manque épistémologique de la nouvelle science complexe. Le principal obstacle à l’intégration de ces deux approches de la complexité réside sur le fait que les scientifiques des systèmes complexes qui opèrent exclusivement en fonction du modèle mathématique de l’automate cellulaire, sans pensée générale de la complexité, opèrent finalement une « réduction » de la complexité à une algorithmique, qui en général correspond à l’algorithmique darwinienne ou plutôt « néo-darwinienne » 14 . Ils conçoivent l’univers complexe comme un univers algorithmisable qui évolue par des processus de sélection plus ou moins hasardeuse, de stratégies d’adaptation opérées par des ensembles d’agents en interaction. Ils croient au fond que la « loi » de la complexité peut être atteinte. Ils ignorent ainsi la problématique de l’observateur, dernier garant du sens de ladite algorithmique évolutive complexe et sa limite épistémique substantielle, ils subordonnent le sujet à l’algorithme (bien que ce soit un algorithme non déterministe ou probabiliste), ne conçoivent que des cas « spéciaux » d’émergence de complexité à partir de processus simples mécaniques, et ignorent finalement les implications éthiques de l’idée de complexité. Mais par contre tous les matériaux pour l’intégration sont déjà là. Pourquoi en fin ne pas envisager un espace d’intégration qui relie en un seul paradigme cette double approche, philosophique et scientifique, à la complexité ? Des antécédents existent : c’est le cas des travaux de Heinz von Foerster, Herbert A. Simon, Henri Atlan, Francisco Varela, Stuart Kauffman, Mioara Mugur-Schächter ou Denis Noble, qui combinent des modèles formels de systèmes complexes avec des réflexions philosophiques autour de la question de la complexité. En somme, comme Morin lui-même l’a averti, la science des systèmes complexes ou « complexité restreinte » s’avère incapable d’articuler avec la vision épistémique globale et holistique propre à la complexité. D’après Morin, cette science s’articulerait toujours avec le paradigme de simplification, propre aux modèles de science classique toujours dominants, hérités de Newton, Descartes, Galilée, et pas avec le paradigme de complexité émergeant (qui inclurait le paradigme de simplification précédant d’où l’inclusion des heuristiques formelles). Or il serait nécessaire que les apports méthodologiques de la science des systèmes complexes s’articulent avec la vision du monde propre à la pensée complexe, au sein d’un paradigme de complexité générale. L’objectif ultime de notre travail est d’étudier les rapports entre le paradigme de la complexité et la sociologie. 19 Le cadre conceptuel du paradigme de la complexité est de totale application en sociologie. La réalité sociale est une « émergence » de l’interaction entre les individus qui composent le système social. C’est une réalité en changement constant, capable d’apprendre, de s’adapter, d’évoluer, de changer dynamiquement. Les individus computent information sociale au niveau local et via communication, produisent des « patterns » globaux de computation d’information sociale. Le paradigme complexe est la solution au permanent dilemme ontologique qui se pose en sociologie : les hommes font la société (approche de l’individualisme méthodologique) ou c’est la société qui fait les hommes (approche de l’holisme méthodologique). L’idée d’émergence et la causalité enchevêtrée « de bas en haut » et « de haut en bas » propre aux phénomènes complexes est le lien ontologique entre les deux niveaux micro et macro : les hommes font la société et la société fait les hommes. Nous pouvons ainsi envisager une sociologie complexe, une sociologie en accord avec le nouveau paradigme de la complexité. La sociologie complexe aurait deux dimensions : une dimension théorique (synthétisée par la pensée complexe de Morin, Ibáñez et Wilden, à la lumière de la pensée de von Foerster, Prigogine, Varela, Maturana, etc.) et une dimension méthodologique (qui pourrait bien s’enrichir des algorithmiques fournies par la science des systèmes complexes adaptatifs, dimension quantitative et mathématique nécessaire à placer à côté d’autres apports plus qualitatifs déjà énoncés comme par exemple la « sociologie du présent » de Morin ou la « socianalyse » de Lourau et Lapassade qui postulent un dépassement de la fictive séparation entre le sujet et l’objet). Un système social peut éventuellement être considéré comme un système non linéaire composé d’agents en interaction qui produisent des réalités émergentes « autotranscendées » (Dupuy). Ces systèmes sont parfois susceptibles de traitements heuristiques comme la modélisation multi-agents, en suivant le modèle de l’automate cellulaire. Les travaux de Schelling, Axtell, Epstein ou Axelrod sont là paradigmatiques. Cependant, nous constatons, comme on le détaillera dans le dernier chapitre, que la science des systèmes complexes qui opère au moyen de modélisations et de simulations, tout en étant effective aux niveaux physique et biologique, présente d’importantes limitations à l’heure d’aborder les systèmes sociaux, où les qualités de conscience et d’auto-réflexivité sont difficilement représentables (pour des auteurs comme Roger Penrose, même « impossibles »). Les scénarios sont ainsi souvent « behavioristes », réduisant le fait social à un fait de comportement. Il y a une tendance à modéliser des mécanismes dynamiques (comme la « vague » dans un stade) en suivant des modèles sociophysiques qui laissent de côté la dimension structurale profonde des systèmes anthropo-sociaux, et surtout la question centrale du « sens » qui, pour de nombreux auteurs, comme par exemple Luhmann, est celle qui définit et distingue les systèmes sociaux par rapport aux systèmes physiques et biologiques. La « conquête évolutive » propre aux systèmes complexes anthropo-sociaux serait en effet sa faculté fondamentale de conscience et réflexivité, qui les distinguerait des autres systèmes complexes, les précédant dans l’échelle évolutive, comme les verres de spin ou les colonies de fourmis, par exemple. Le sens est la faculté fondamentale des composants des 20