La solution par la séparation

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Pratique de la psychothérapie
La solution par la séparation
!
Claude Coquelle
2bis rue Bon Secours - 44000 Nantes
06 12 37 95 43
[email protected]
www.claude-coquelle.com
Résumé
La société contemporaine est imprégnée d’une vision des rapports humains
que l’on peut qualifier de séparatiste : les relations sont à maintenir tant
qu’elle sont jugées bonnes ou profitables, et si elles cessent de l’être, il faut
les rompre pour en nouer de nouvelles. On peut opposer à cette vision une
attitude loyaliste qui considère les liens comme des valeurs en soi, à
préserver parce qu’ils constituent une protection des individus contre
l’absurdité, l’isolement et la vulnérabilité. On peut retrouver la même
hésitation dans la pratique de la psychothérapie : va-t-elle encourager les
personnes à se libérer des liens entravants ou au contraire les aider à
s’engager plus pleinement dans les attachements ?
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Deux dilemmes
Heinz a un problème avec sa femme : elle est atteinte d’une maladie rare,
dont elle va mourir à court-terme si elle n’est pas soignée. Il n’existe qu’un
seul traitement efficace, récemment inventé par un pharmacien. Mais ce
traitement est très coûteux, et Heinz n’a pas d’argent. Il tente de
convaincre le pharmacien de lui donner gratuitement le médicament, ou
au moins de lui faire crédit, en insistant sur le fait que c’est la condition de
la survie de sa femme. Mais celui-ci refuse catégoriquement. Heinz,
désespéré, finit pas envisager de voler le remède. Mais c’est un homme
profondément honnête et respectueux de lois. Que doit-il faire ?
Jake ne doute pas que Heinz doive voler le médicament. Il est clair, dit-il
que rien n’est plus important qu’une vie humaine. La sacrifier au nom
d’intérêts économiques, ou de la simple obéissance aux lois qui protègent
la propriété, c’est cela qui serait mal, et Heinz serait aussi fautif que le
pharmacien. Et même s’il se faisait prendre, le juge comprendra et
imposera la sentence la plus légère, et la femme sera sauvée.
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Amy n’est pas de cet avis : « Eh bien je ne le pense pas, dit-elle. Il y a peutêtre d’autres moyens de s’en sortir, sans avoir à voler le médicament. Il ne
devrait pas voler et sa femme ne devrait pas mourir non plus » Amy fait
remarquer que si Heinz va en prison pour ce vol, sa femme sera tout autant
démunie, surtout si elle retombe malade par la suite. Et puis si le
pharmacien est volé, il s’estimera lésé et blessé et deviendra encore plus
méfiant et dur avec les autres. Elle suggère que les deux époux devraient en
parler tous les deux et trouver le moyen de convaincre le pharmacien.
*
* *
Gaëlle a un problème avec son père. C’est un homme qu’elle décrit
comme très fort, à qui il est difficile de résister (il est commissaire de
police, secteur répression du proxénétisme). Toute sa vie elle a été
confrontée aux exigences de cet homme, qui lui demandait d’être comme
lui le souhaitait (caractère : elle devra être sans faiblesse ; métier : elle
devra être juge d’instruction, etc.), et surtout de ne ressembler ni à sa
propre mère (une folle), ni à sa propre femme (une faible). Encore
aujourd’hui, à 35 ans, elle tremble à chaque fois qu’elle doit affronter son
regard et ses commentaires péremptoires et colériques. Mais elle ne peut
pas ne pas faire le rapprochement entre la rage qui l’habite et celle qu’elle
ressent chez son père. Ni nier les ressemblances entre sa vie et son
caractère et ceux de sa grand-mère paternelle.
Nelly dit : cet homme est mauvais pour toi. Il t’a phagocytée, il t’a
transformée en sa chose, comme si tu ne devais exister que pour le
satisfaire, apaiser son ambition et ses blessures. Tant qu’il sera là, tu ne
pourras pas respirer, tu ne pourras pas penser librement et faire tes choix de
vie. Refuse de le voir trop souvent, raccroche sans discuter quand il
s’emballe au téléphone. Ou mieux, ne répond plus quand il appelle, ne lit
pas ses messages électroniques ou téléphoniques. Apprend à vivre ta vie
sans lui, enfin.
José dit : tu t’es construite dans la relation à cet homme, et quoique tu
fasses, elle est un point de référence pou toi. Et lui-même s’est construit
dans sa relation à sa mère, cette femme si singulière, originale et méprisée,
dont il a eu terriblement honte et qu’il a tant aimée. Tu as voulu à la fois le
rassurer en étant comme il le souhaitait, semblable à lui, et le consoler en
lui montrant qu’on pouvait être une femme comme ça et être une femme
bien. C’est comme cela que tu es devenue la femme unique que tu es.
Séparatisme et loyalisme
Nelly et José sont thérapeutes, et Gaëlle est leur cliente. Ce sont des
thérapeutes humanistes, peut-être même gestaltistes, donc profondément
imprégnés de la conviction selon laquelle l’essentiel des ressources
nécessaires à résoudre les difficultés de vie qui leurs sont soumises se
trouve chez leur cliente, et que leur travail principal consiste à en favoriser
l’émergence. Réalistes et sincères avec eux-mêmes, ils ne se voilent
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toutefois pas la face : ils savent qu’il est impossible, et peut-être pas
souhaitable, de s’en tenir toujours à une attitude «non-directive», et il leur
arrive de s’engager d’avantage en soutenant chez leur cliente une option
de vie plutôt qu’une autre, même si c’est toujours avec prudence et
délicatesse.
Face aux difficultés de relation de Gaëlle avec son père et à ses difficultés à
se positionner par elle-même, ils en sont arrivés au point où ils pensent
devoir lui ouvrir une perspective, ou l’encourager dans l’une de celles
entre lesquelles elle hésite. Pour Nelly, la solution passe par la séparation :
puisque cette relation est néfaste et qu’il semble si difficile de la faire
évoluer, le mieux est que Gaëlle prenne ses distances, voire rompe
totalement. On peut qualifier cette option de séparatiste. Pour José, la
relation est trop importante pour les deux protagonistes pour qu’on puisse
juger ni possible, ni souhaitable de s’en dégager. Il faut au contraire la
reconnaître pleinement, lui donner du sens et de la valeur, et lui permettre
d’évoluer tout en conservant sa place centrale. Appelons loyaliste cette
attitude.
L’usage de termes de «isme» ne doit pas prêter à malentendu : séparatisme
et loyalisme ne sont pas des systèmes qui conduiraient nos thérapeutes à
prendre toujours la même position. Ce sont deux attitudes possibles, et le
choix entre les deux dépendra du contexte. Il est certes probable que tel
thérapeute, en fonction de sa formation, de son histoire personnelle ou de
ses convictions idéologiques, aura un penchant préférentiel dans l’une ou
l’autre direction. Il est possible également que beaucoup se décide dans les
effets de résonance entre vécu du client et vécu du thérapeute (les
phénomènes «contre-transférentiels» pèsent probablement lourd, par
exemple ici selon que je vais m’identifier plutôt au père ou plutôt à la fille).
Enfin, comme toujours, l’intuition personnelle et professionnelle jouera ici
son rôle.
Il n’est toutefois peut-être pas inutile de tenter de mieux comprendre,
intellectuellement, une telle hésitation : quelles sont, précisément, les
données du problème, et les enjeux du choix ?
Ethique de la justice, éthique du care
C’est ici que Heinz, Jake et Amy peuvent peut-être nous être utiles. On
aura compris que nous ne les rencontrons pas dans le même contexte :
Jake et Amy sont des enfant de 11 ans, respectivement garçon et fille, et
l’histoire de Heinz est l’un de ces dilemmes utilisés par le psychologue
américain Lawrence Kohlberg dans ses recherches sur le développement
moral. Rappelons qu’un dilemme est une situation dans laquelle on peut
hésiter sur l’attitude moralement correcte à adopter, généralement parce
que plusieurs considérations contradictoires sont simultanément
pertinentes. On raconte de telles petites histoires à des enfants de tous les
âges, en observant non pas tellement la position qu’ils prennent que la
manière dont ils l’argumentent. Kohlberg a ainsi définit six stades de
développement, regroupés en trois grandes phases.
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La démarche de Kohlberg, comme celle de Piaget (1932) qui l’a inspirée,
est profondément imprégnée par la philosophie morale largement
dominante dans notre culture, telle qu’elle a notamment été codifiée avec
une particulière rigueur par Emmanuel Kant à la fin du 18ème siècle.
Rompant avec toute une tradition philosophique qui plaçait encore la
relation inter-humaine au centre de la théorie morale (notamment avec la
place centrale de la compassion), Kant place la source de l’éthique
uniquement au coeur de l’individu : grâce à la puissance de sa raison,
l’homme est capable d’accéder à l’autonomie, c’est à dire de se donner sa
propre loi et de la respecter inflexiblement. Les règles à suivre s’imposent à
lui comme universellement nécessaires et ne dépendent en rien de quelque
contexte que ce soit. L’essentiel est de respecter en tout être humain,
d’abord en soi-même, ensuite chez les autres, la dignité éminente que lui
confère cette aptitude à l’autonomie.
L’éthique kantienne est bien une éthique de la séparation : le sens du bien
naît au coeur de la personne, par son aptitude à considérer le réel et à s’en
distancier pour le comprendre. Autrui n’est qu’un autre moi-même, qui
arrive au même résultat par son propre chemin, et que je respecte en tant
que tel. Mais la relation de respect est à peine une relation, et certainement
pas un lien : je respecte cet autre parce que je sens en moi la nécessité de
le faire, non parce qu’il est là, en face de moi. Ce que j’aime chez l’autre,
c’est l’humanité en lui, pas cet être humain concret. Bien sûr, nous
pouvons échanger des promesses ou passer des contrats, auxquels nous
nous imposerons d’être fidèles, toujours par respect. Mais ce n’est qu’un
engagement volontaire, qui s’effacera sans reste quand le contrat arrivera à
échéance ou que la promesse sera tenue.
Piaget, puis Kohlberg, s’efforceront de retrouver dans le développement de
l’intelligence de l’enfant ce cheminement vers l’autonomie, des premiers
stades où ils soucient juste d’éviter les ennuis ou de plaire à leurs parents,
puis à ceux où ils suivent des modèles sociaux, jusqu’à ceux où ils se
réfèrent à des principes universels et intangibles, comme le fait Jake quand
il pose catégoriquement la valeur supérieure de la vie humaine sur toute
autre considération et en déduit sans hésitation la conduite à adopter.
Ces travaux sur le développement moral constituent un projet de recherche
solide et fécond. Mais qui se heurte à l’un de ses résultats les plus
troublants : toutes les enquêtes montrent que les filles ont un moins bon
développement moral que les garçons. Elles accèdent aux différents stades
avec retard, et toutes n’accèdent pas aux degrés les plus élevés. Résultat
évidemment très troublant, parce qu’il semble venir confirmer les pires
préjugés sexistes, mais surtout parce qu’il semblent peu compatibles avec
l’observation la plus courante : si l’on regarde simplement autour de nous,
dans les différents domaines de la vie sociale, on ne peut pas dire que les
hommes brillent particulièrement par des attitudes morales supérieures à
celles de femmes.
C’est dans ce contexte que paraît en 1982 un livre extrêmement
important : Une voix différente de Carol Gilligan. Le thèse de Gilligan est
très simple : les filles (et les femmes) n’ont pas un morale inférieure mais
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une morale différente, qualitativement. Elles n’abordent pas les questions
éthiques sous le même angle que ne le font les garçons (et les hommes). La
principale caractéristique de cette voix différente c’est qu’elle se préoccupe
avant tout de prendre soin des relations. C’est pourquoi elle a nommé cette
approche éthique du care, et qu’on conserve en français le mot anglais,
difficile à traduire dans toutes ses résonances : faire attention, prendre soin,
donner des soins, etc.
Revenons sur les réponses de Jake et Amy au dilemme de Heinz. Là où le
premier mène un raisonnement quasi-mathématique qui débouche sur un
acte de rupture (qu’on pourrait traduire par «tant pis pour le pharmacien»),
Amy fait attention aux relations, à toutes les relations : entre Heinz et sa
femme (il ne faut pas qu’il aille en prison), entre le couple et le
pharmacien, entre le celui-ci et les autres personnes qui pourraient avoir
besoin de lui à l’avenir, etc. Morale du raisonnement et de la séparation,
d’un côté, morale de l’attention et de la relation, de l’autre : du point de
vue de Kant, Piaget ou Kohlberg, la première est dans aucun doute
supérieure ; mais si l’on songe un instant aux conséquences pratiques, la
hiérarchie n’est certainement pas si nette.
Il y aurait ainsi une éthique masculine et une éthique féminine. Voilà qui
est assez troublant, surtout si l’on en vient (ce qui est le plus tentant) à une
interprétation naturaliste de cette différence : naturellement, les femmes
seraient portées au sentiment et à la relation, et les hommes au
raisonnement et à l’action séparatrice. Voilà qui résonne un peu trop avec
les plus ancrés des préjugés sexistes, dont les conséquences sur le maintien
de la domination masculine sont connues.
L’interprétation de Gilligan et des nombreuses autres chercheuses qui on
travaillé à sa suite sur ce thème est toute différente. Si les femmes sont plus
sensibles au care, c’est que, historiquement et socialement, elles ont été
assignées aux tâches pratiques qui relèvent de cette attitude, que ce soit
dans la sphère domestique (prendre soin du mari, des enfants, et souvent
aussi des parents âgés, prendre soin des relations sociales, celles du couple
comme celles des enfants, prendre soin de la maison, du linge, etc.) ou
dans la sphère professionnelle (dans métiers féminins traditionnels,
l’infirmière, la secrétaire, l’hôtesse de l’air, la femme de chambre… et la
prostituée ; jusqu’au flot montant des métiers d’accompagnement de la
grande dépendance). Une assignation qui commence très tôt, dans les jeux
et dans la participation aux activités de la mère. Les hommes peuvent ainsi
vivre dans l’ignorance de l’énorme travail de care dont ils sont pourtant les
bénéficiaires et développer leur conception abstraite de l’éthique de la
justice. Les femmes, elles, sont obligées, pour le meilleur et pour le pire, de
prendre au contraire pleinement la mesure de la centralité du care dans la
vie humaine.
Et comme le monde est dominé par les hommes, et l’a été plus encore dans
les siècles précédents qui ont forgé notre présent, ce monde est structuré
par l’éthique de la justice. Une éthique qui peut être très attrayante,
comme dans la version «de gauche» qu’en a donné John Rawls (1971),
tentative sans doute la plus aboutie de pousser au plus loin ses
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conséquences positives. Mais qui peut aussi être très repoussante, comme
dans les formes contemporaines de l’ultra-libéralisme. Celui-ci peut être
compris comme la conséquence ultime d’une lecture radicalement
individualiste, séparatiste, de l’éthique kantienne : chaque humain
développe librement son projet de vie, pour cela il passe avec les autres
des contrats qui ne l’engagent que dans les termes de ceux-ci et qui
prennent fin, sans reste, selon des modalités elles-mêmes contractuelles.
Appliqué aux relations de travail, cela donne le dialogue de sourds si
tristement répétitif entre le salarié licencié qui dit «quand je pense à tout ce
que j’ai donné à cette boite, et maintenant on me jette», et l’employeur qui
répond «mais contre ce travail vous avez reçu un salaire que vous avez
accepté comme son prix, donc nous sommes quittes». Appliqué au couple,
cela donne le PACS, mariage dissoluble par simple courrier recommandé.
Dans un tel univers, les attachements et le soin pris aux relations
apparaissent comme une sorte d’archaïsme, comme lorsque, par exemple,
on fait littéralement honte à un client d’être fidèle à sa banque alors que
d’autres proposent de meilleures conditions. Les relations sont importantes,
personne n’en doute, mais seulement tant qu’elles ont un apport positif ;
dès que cela cesse d’être le cas, il suffit d’y mettre fin, tout simplement.
La thérapie, dernier rempart du care
Dans ce monde dominé par l’hyper-individualisme, quelle est la
contribution de la psychothérapie, et plus précisément des thérapies
humanistes ? A première vue, la réponse semble évidente : dans le monde
froid de l’individualisme et des transactions réduites au calcul, elle
réintroduit le sentiment, le lien, l’histoire partagée. De cette contribution
possible, je ne prendrai qu’un seul exemple.
Eric, 24 ans, vient me voir pour un problème d’addiction aux jeux vidéo.
Très vite, je comprends que c’est plus compliqué : il a soudainement et
totalement rompu il y a deux ans avec sa famille et son réseau d’amis et vit
depuis sans aucune nouvelle d’eux et dans la hantise de les rencontrer par
hasard. Cette coupure lui a été imposée par sa compagne, Julie, lorsqu’elle
découvert que pendant sa jeunesse il avait fait quelque chose de très grave,
et qu’elle a considéré qu’en ne l’en empêchant pas, ses parents comme ses
amis s’étaient rendus eux-mêmes gravement coupables. Longtemps, Eric
refuse de me dire de quoi il s’agit, tellement cela lui apparaît maintenant
épouvantable. Ce n’est qu’après plusieurs mois qu’il pourra me le dire : il a
eu une relation amoureuse, pendant quelques années, avec sa cousine
germaine. Sur le moment, il n’y avait pas vu un réel problème et,
effectivement, ni ses parents ni ses amis ne l’ont alerté à ce sujet. C’est Julie
qui lui a fait reconnaître à la fois l’énormité de sa transgression et le
scandale de l’attitude permissive de son entourage.
On voit que l’attitude de Julie est kantienne et «séparatiste» à plus d’un
titre. Elle se réfère à un principe de séparation, une règle supposée
universelle, l’interdit de l’inceste qui lui paraît devoir s’imposer avec la
plus grande rigueur, même dans le cas d’un lien de parenté relativement
éloigné et en l’absence de tout projet matrimonial ou d’engendrement. Et
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lorsqu’elle découvre qu’Eric a transgressé cette règle, le seule remède
qu’elle envisage, et qu’elle impose, est la rupture de toutes les relations
concernées, non seulement avec ladite cousine (avec qui la relation
amoureuse est terminée depuis quelques années) mais avec l’ensemble des
«complices».
Après quelques semaines de thérapie, Eric se réapproprie progressivement
son histoire et reconstruit partiellement ses capacités d’autonomie. Julie,
qui sans doute ne le supporte pas, met fin à leur relation. Pendant les mois
qui suivront j’accompagnerai Eric dans la reprise de contact progressive
avec ses parents, le reste de sa famille, ses amis et, dernière étape la plus
difficile, avec son ancienne amoureuse et parente.
Dans ce cas, il est apparu assez clairement que la rupture des relations,
quelle qu’en soit la raison, n’avait pas été une bonne chose pour Eric, et la
thérapie a été le moyen de les renouer, au plus grand bénéfice de tous.
Du séparatisme en thérapie
Est-il toutefois si sûr que la contribution de la thérapie à la vie sociale soit
toujours du côté du prendre soin, notamment de la reconnaissance de la
valeur fondatrice et indispensable des liens forts ? Cela ne va pas de soi, et
il serait même étonnant qu’il en soit autrement : la pratique de la thérapie
est un phénomène social qui s’intègre au mouvement général de la société
où elle apparaît, en l'occurrence le monde occidental du 20ème siècle,
c’est-à-dire en pleine expansion de l’individualisme moderne.
La Gestalt-thérapie, par exemple, est marquée de ce point de vue par un
double héritage. D’une part le creuset Californien des années 60 et 70, où
elle accèdera à la visibilité publique, marquée par un individualisme
exacerbé dont la fameuse prière de Perls est une des illustrations les plus
saisissantes. Je sais bien que, explicitement, tout un chemin a été parcouru
depuis par les gestaltistes pour remettre en cause cette partie de l’héritage
et renouer avec l’inspiration autrement complexe des fondateurs newyorkais, mais il me semble difficilement contestable qu’il en reste des
traces.
Et puis il y a la place de la psychanalyse, lointaine origine de la Gestalt et
surtout alter-ego obsédant, venant tout au long du siècle interpeller et
intimider, à partir de sa position dominante, toutes les autres pratiques
psychothérapeutiques. Or la psychanalyse, surtout dans ses évolutions
tardives, par exemple l’école Anglaise ou lacanienne, place au centre de
son discours une opération de séparation, enjeu central du complexe
d’Œdipe : il faut que l’enfant renonce à son amour pour la mère ou pour le
parent de sexe opposé grâce à l’intervention d’un tiers séparateur. A défaut,
on nous promet rien moins que la fin de la civilisation… Sans souscrire
explicitement à l’ensemble du modèle psychanalytique, les «nouveaux
thérapeutes» ont eu du mal à s’en détacher totalement, notamment sur ce
point.
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Loin de moi l’idée de prétendre trancher (ou même simplement démêler)
les débats théoriques à ce sujet ! Mais il me semble que ce projet
séparateur tourne parfois à l’idée fixe, au risque de ne pas assez prendre en
compte d’autres enjeux peut-être tout aussi cruciaux, en particulier
l’importance des liens forts et du care.
Pour n’en donner qu’une illustration, revenons un instant sur le thème de
l’inceste, croisé plus haut à propos de l’histoire d’Eric. On évoque souvent
à ce propos un interdit universel de l’inceste. Peut-être n’est-il pas inutile
de rappeler que cette thèse, issue des travaux de Claude Levi-Strauss, ne
porte que sur le règles matrimoniales (avec qui peut-on s’unir par le lien
institué du mariage ?), et en aucune manière sur les relations sexuelles, et
encore moins corporelles ou affectives. Pour ce qui est des rapports sexuels
(au sens strict : ceux qui sont susceptibles d’être fécondants), le seul
«tabou» reconnu comme universel par Françoise Héritier porte sur la
relation fils-mère. Bien entendu, il peut exister et il existe d’autres règles,
parfois très sévères, mais qui sont éminemment variables d’une société ou
d’une époque à l’autre, et qui peuvent donc être remises en cause par la
discussion ou par l’innovation.
Pourtant, dans le monde de la psy contemporaine, ont peut rencontrer des
faits tels que ceux-ci, tous issus d’observations récentes : notre Julie
condamnant comme criminels ceux qui ont simplement eu connaissance
d’une relation amoureuse entre deux cousins ; un fils considérant comme
la preuve irréfutable des tendances incestueuses de sa mère le fait qu’elle
pose un baiser sur les fesses de sa petite-fille nouvelle née ; une thérapeute
affirmant que le simple fait d’entendre ses parents faire l’amour relève de
l’intrusion incestuelle ; une mère se soupçonnant elle-même de tels désirs
parce qu’elle aime faire des gros câlins à son fils de quatre ans ou qu’elle
est troublée à l’idée de faire la toilette de son pénis…
Bien entendu, chacun de ces cas peut faire l’objet d’interprétations
différentes suivant le contexte. Il me semble toutefois que l’accumulation
des exemples (et la liste pourrait être évidemment allongée) illustre la
tendance générale à regarder avec soupçon toute relation forte entre
membres d’une famille, et notamment entre parents et enfants… au risque
de devoir accueillir par ailleurs des clients souffrant de ne pas avoir eu des
relations assez chaleureuses avec leurs parents.
Retour au dilemme
Je pense donc que la question de savoir comment le travail thérapeutique
va intervenir dans le jeu complexe des liens qui ont structuré et qui
structurent l’existence du client reste largement ouverte. Le dilemme de
Gaëlle, par lequel j’ai ouvert ce texte, n’est qu’un exemple parmi
beaucoup d’autres : allons nous valoriser la prise d’indépendance, parfois
nécessaire à la reconstruction de l’autonomie, ou allons-nous au contraire
accompagner le travail de réparation des liens, d’empathie et de pardon,
nécessaire au maintien d’un cadre relationnel signifiant et soutenant ?
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Je terminerai par deux exemples de telles hésitations, tirés de ma propre
pratique.
Caroline a un problème avec sa mère. Comme sa soeur Emilie, elle ressent
un besoin irrépressible de se soucier d’elle, de veiller à ce qu’elle ne soit
pas seule ou triste, notamment en maintenant un contact quasi-permanent
avec elle (visites quotidiennes ou, à défaut, au moins un appel
téléphonique), même si concrètement cela lui complique beaucoup la vie.
Le simple fait d’imaginer qu’elle pourrait être malheureuse aujourd’hui, ou
que sa vie ait pu être malheureuse, déclenche aussitôt chez elle des larmes
douloureuses. Il semble probable que cette mère souffre de sérieuses
carences ou frustrations affectives ou existentielles et que ses deux filles (il
y a bien aussi un père et un frère, mais c’est comme s’ils n’existaient pas)
ont endossé la mission de l’en guérir ou de l’en consoler. Mais cela pèse
lourdement sur leur vie propre, d’autant que la mission est probablement
impossible : leur flot d’amour se perd dans un puit sans fond.
Comment peut-elle se dégager d’une telle contrainte ? Doit-elle prendre ses
distances avec sa mère (et avec sa soeur, avec qui le lien est également
extrêmement fort et contraignant), pour pouvoir vivre sa propre vie, ce à
quoi elle aspire maintenant intensément ? Devra-t-on passer par un travail
de colère, contre la mère qui lui fait peser ce poids, contre le père, qui n’a
pas assuré sa part du care dont elle avait besoin, éventuellement contre la
soeur aînée, qui a «donné le mauvais exemple» ?
Ce n’est pas le chemin que nous avons suivi. Nous avons au contraire
entamé un patient travail d’empathie avec le vécu maternel, en
reconstituant le contexte familial, social et historique où elle s’est
développée, en reconnaissant combien l’attention que lui porte Caroline
est constitutif de sa personne et de son rapport à la vie dans ce qu’il a de
plus positif. C’est ainsi que, petit-à-petit, elle pourra réellement
s’approprier cette part d’elle-même et regagner un peu de liberté réelle.
*
*
*
Idil est une jeune femme d’origine kurde. A l’âge de cinq ans elle immigré
de Turquie avec sa mère pour rejoindre le père, arrivé en France peu
auparavant. A propos de sa relation avec ce père, elle est pour le moins
catégorique : «j’ai envie de le tuer». Elle considère qu’il lui à gâché la vie,
ainsi que celle de sa mère et de ses frères et soeurs, par ses comportements
violents, son dénigrement permanent, son inconstance morale et
amoureuse, ses extorsions financières, son hypocrisie et ses manipulations
incessantes. A l’entendre développer progressivement ce tableau, je ne
peux qu’être écrasé par un sentiment profond d’injustice, reconnaître que
cet homme a effectivement fait beaucoup de mal, et qu’il continue à peser
aujourd’hui lourdement sur tout son entourage. Difficile de ne pas
entendre le ressentiment d’Idil, mais aussi sa culpabilité, car il a su aussi
jouer sur ce tableau. Quelle autre solution envisager qu’une mise à
distance aussi grande possible, voire une rupture complète du contact, de
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manière à ce qu’elle puisse retrouver au moins partiellement un espace
propre, protégé, où elle pourra panser ses plaies et se reconstruire ?
Pourtant, au détour d’un de nos nombreux échanges à ce sujet, une phrase
me touche : «j’ai l’impression, dit-elle, que sa vraie famille, c’est là-bas.
Nous, nous sommes ses ennemis». Me revient tout ce que j’ai pu
comprendre de l’expérience de la migration, cette double absence dont
parle Sayad (1999), qui est aussi l’envers douloureux de la double
appartenance, à la société d’origine et à la société d’accueil, liens
extrêmement ambivalents, notamment vis-à-vis de celle-ci et des enfants
qui y trouverons plus ou moins leur place et prendront rang peut-être, en
effet, parmi les ennemis. Je développe ainsi, enfin, un début d’empathie
vis-à-vis de cet homme. Idil pourra-t-elle faire le même chemin (elle est
psychosociologue et très investie dans les questions liées à l’immigration, à
l’interculturalité, etc.) ? Cela sera-t-il suffisant pour qu’elle puisse
pardonner, au moins partiellement, à celui qu’elle associe à tant de
souffrances ? Est-ce souhaitable ? Le travail est encore en cours et je suis
incapable, pour l’instant, de répondre à ces questions.
!
Bibliographie
Garrau, M., Le Goff, A. (2010), Care, justice et dépendance, PUF
Gilligan, C. (1982), Une voix différente, Flammarion, 2008
Jouan, M. (2008), Psychologie morale. Autonomie, responsabilité et
rationalité pratique, Vrin
Molinier, P., Laugier, S., Paperman, P. (2009), Qu’est-ce que le care ?, Payot
Piaget, J. (1932), Le développement moral de l’enfant, PUF
Rawls, . (1971), Théorie de la justice, Seuil
Renaud, A. (1989), L’ère de l’individu, Gallimard
Sayad, A. (1999), La double absence, Seuil
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