Doubrovsky dramaturge Lorsque j’ai pour la première fois écrit à Serge Doubrovsky pour lui demander l’autorisation de porter à la scène Le livre brisé, il m’a aussitôt répondu positivement, par un petit mot très aimable, dans lequel il précisait « il y a déjà eu plusieurs projets d’adaptation à la scène ou à l’écran, mais aucune n’a jusqu’à présent abouti ». Il va sans dire que cette information était un peu intimidante : allions-nous réussir là où d’autres, sans doute mieux armés que nous en ressources de toutes sortes, avaient dû abandonner ? Dans les mois qui ont suivi, alors que nous baignions entièrement dans cette aventure extrêmement intense, sur le plan intellectuel, mais aussi émotionnel, existentiel, moral, etc., il nous est même arrivé d’être sensibles aux résonances éventuellement irrationnelles de cette information : ce « livre monstre1 » serait-il porteur d’une sombre malédiction, vouant à l’échec, voire aux pires tourments ceux qui osaient tenter de se l’approprier, comme la momie Inca des Sept boules de cristal ?2 Plus sérieusement, cette information est restée dans mon esprit comme une énigme : comment est-il possible que le potentiel dramatique extraordinaire du livre brisé, et plus généralement de l’œuvre autofictionnelle de Serge Doubrovsky n’aient pas été plus souvent exploités ? Je rapprocherai cette question d’une autre, que Denis Guenoun avait choisie comme titre d’un ouvrage à mes yeux essentiel : le théâtre est-il nécessaire ?3 Cet essai est consacré à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise » du théâtre contemporain. Selon Guenoun, elle provient de ce que le régime sous lequel le théâtre a existé, dans nos sociétés, pendant quelques siècles, est devenu aujourd’hui impraticable. Ce régime était celui de la représentation : l’acteur joue un personnage dont il est bien distinct, et auquel il ne peut s’identifier que grâce à cet écart bien affirmé ; le public se fond en un spectateur, sujet abstrait coupé de toute détermination sociale et négation de toute hétérogénéité interne ; le spectateur s’identifie au personnage, qui lui permet de vivre par procuration ce que le public ne peut vivre lui-même. Après avoir évoqué le théâtre antique, qui reposait sur des bases tout à fait différentes (ce qui nous permet de mesurer le caractère historiquement daté, donc provisoire, de notre vision habituelle), Guenoun montre que, aujourd’hui, le théâtre ne peut plus reposer sur un tel régime. Et cela principalement en raison de la diffusion et du perfectionnement du cinéma : celui-ci dispose, pour remplir le programme de la représentation, de moyens expressifs qui lui donnent une puissance et une efficacité sans commune mesure avec les meilleures représentations théâtrale. A vouloir continuer à lutter sur ce terrain, le théâtre est perdant d’avance : il sera conduit immanquablement à la faillite ou, malheureusement bien plus souvent, à l’ennui. Pourquoi alors le théâtre subsiste-t-il ? Pourquoi les spectateurs continuent-ils à se rendre dans ces lieux pour y passer des heures pas toujours très passionnantes ? Uniquement dans une visée de distinction sociale, comme le suggérerait Bourdieu, ou pour y vivre une des ces expériences grégaires devenues aujourd’hui trop rares (le même mouvement qui mène les foules aux match de football ou sur le bord des défilés) ? 1 Rappelons que c’est ainsi qu’il était désigné, au moment de sa parution, par un bandeau ajouté au volume. L’aventure a finalement abouti, pour trois représentations données en avril 2006 au théâtre Le garage, à Roubaix, que je remercie une fois encore pour son accueil. Les comédiens étaient Laurence Brassart, Claude Coquelle, Thibaud Defever, Isabelle Haas, Sarah Pheulpin, François Rose. 2 3 Denis Guenoun, Le théâtre est-il nécessaire ?, Circé « penser le théâtre », 1997 14 avril 2008 Claude Coquelle 06 12 37 95 43 – [email protected] p 1 sur 8 p2/8 Pour Guénoun, ces réponses passent à côté de l’essentiel : la transformation profonde du sens de l’expérience théâtrale avec l’émergence d’un nouveau régime dramatique, qu’il résume ainsi : « Le théâtre est, désormais à nu, le jeu de la présentation de l’existence dans sa justesse et sa vérité » (p 163) Mon hypothèse est que l’on trouve, dans les œuvres autofictionnelles de Doubrovsky, et tout particulièrement dans Le livre brisé, tous les ingrédients nécessaires pour élaborer un théâtre répondant à cette définition, et donc un théâtre répondant aux exigences de notre époque. Je relèverai cinq caractéristiques de ces textes, des plus généralement présentes dans l’écriture Doubrovskienne aux plus particulières au Livre brisé. 1. La musique des mots Il y a d’abord, bien sûr, la langue de Doubrovsky, sa manière particulière d’agencer les sons et les rythmes, et qu’il décrit ainsi, en la qualifiant d’écriture consonantique : « Je laisse les mots s’accrocher les uns aux autres selon leur son, selon leur sens. Il y a des associations de mots comme il y a, en analyse, des associations d’idées. C’est une écriture automatique. Je joue quand même avec le signifiant et cela provoque un type d’écriture très particulier, qui est le jeu : jeux de mots mais surtout le jeu des mots ». Je ne rentrerai pas dans la description technique de ce style, qui a été développée avec beaucoup de précision dans plusieurs autres communications de ce colloque. Je voudrais par contre insister sur sa portée expressive. Doubrovsky lui-même, et quelques commentateurs, la réfèrent à son expérience de la psychanalyse : ce serait la seule forme capable de rendre compte de la spécificité de la vie psychique inconsciente. Cela suppose une adhésion à la psychanalyse que je ne partage pas, et vis-à-vis de laquelle Doubrovsky lui-même semble avoir pris aujourd’hui ses distances. Bien plus probante me paraît la référence à la musique, qu’il aborde immédiatement après dans l’entretien déjà cité, pour justifier son usage parfois très spécifique de la ponctuation : « Un texte, c’est un mouvement musical. La ponctuation classique ne permet pas d’élaborer la musique du langage qui correspond aux soubresauts, à la rapidité ou au ressassement de la vie mentale, subjective. Je ne fais pas cela pour être moderne, ce n’est pas une recherche formelle, c’est un besoin ; c’est mon solfège4. » De fait, si l’on cherche d’autres exemples d’écriture comparable, c’est bien du côté de la musique qu’on les trouvera, plus spécifiquement du côté du lyrique, alliance de musique et de mots, de l’opéra de Wagner (en particulier dans L’anneau du Nibelung) à la chanson (on pourrait citer de nombreux passages de Bobby Lapointe ou de Nougaro, par exemple). Aujourd’hui, le rapprochement qui s’impose avec le plus d’évidence, malgré l’ampleur du fossé social qui sépare les deux univers, est le slam. Quand, pour ne citer qu’un exemple, Grand Corps Malade déclame : « c’est pas du Shakespeare, mais j’sais qu’y a pire », comment ne pas faire le rapprochement avec les « alors, qui ? avant Kay, quoi ? » ou « je me scrute l’occiput, je fore mon for intérieur » et autres « libations ad libitum5 » ? Tout cela peut paraître bien futile rapporté aux références psychanalytiques, philosophiques ou littéraires, mais pour une pratique théâtrale soucieuse de relever les défis décrits par Guénoun, 4 Entretien paru dans le n°10 des Moments littéraires Toutes les citations sans référence proviennent du Livre brisé et figuraient dans l’adaptation que nous avons portée à la scène. 5 Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p3/8 c’est une base essentielle, car elle permet de porter à la scène, de donner à voir et à entendre cette dimension sensible de l’existence « désormais à nu » qu’est l’articulation du verbe et du corps. Car quel dommage de réserver des phrases telles que celles-là à la lecture silencieuse ! Opéra, chanson, slam sont avant tout des arts de la scène, et le texte Doubrovskien semble destiné à les rejoindre au plus vite sur le plateau. Un tel langage porte littéralement les corps des comédiens, cette écriture « en rafales de mitraillette » les entraîne dans un rythme plus proche de la danse que des laborieuses conversations du théâtre classique. Dans notre travail d’adaptation, nous nous sommes efforcés de valoriser au maximum cette potentialité, en privilégiant, dans la sélection du texte, les passages les plus « percussifs ». Mais aussi en faisant le choix, qui s’est d’emblée imposé à nous, d’un accompagnement musical continu par un musicien improvisant sur scène aux côtés des acteurs (après avoir un moment cherché du côté des percussions, nous avons finalement opté pour la guitare : dans la première partie, la basse prenait pratiquement la place des percussions tout en disposant de ressources mélodiques parfois précieuses ; dans la seconde partie, la guitare électrique prenait le relais comme, dans le texte du narrateur, la plainte succède à la déclamation). 2. Le jeu des styles La deuxième caractéristique immédiatement apparente du texte Doubrovskien est son hétérogénéité. Elle apparaît au simple feuilletage d’un livre : d’un chapitre à l’autre, parfois à l’intérieur d’un même chapitre, l’apparence typographique change sensiblement, comme si l’on avait fait un collage de textes de natures différentes, voire de langues aux écritures différentes : parfois manquent les majuscules en début d’alinéa, début qui se trouve parfois reporté en milieu de ligne ; parfois manquent totalement les ponctuations ; ou bien l’espace normal est remplacé par un blanc plus important ; ou bien encore on voit apparaître de nombreux passages en italique, ou des mots en capitales. Et, bien entendu, cette variété des apparences correspond à une variété des postures expressives : on passe de la description ou du récit le plus construit au flux de pensée le plus désordonné, de la narration à la première personne au dialogue rapporté (et généralement commenté à chaque réplique), de la plainte la plus triste à la blague la plus légère, etc. On est bien loin de ce qui est l’un des carcans dont cherche à se libérer le théâtre contemporain : la codification classique des genres. Tragédie, comédie, tragicomédie… nous avons tous appris les définitions à l’école. Éventuellement, on ajoute des sous-genres, ou des genres plus récents (le burlesque, l’absurde…) ou plus anciens (l’épopée, le conte…). Nombreux sont les praticiens et les amateurs de théâtre qui se sentent aujourd’hui à l’étroit dans ces catégories : s’il s’agit de montrer le jeu de l’existence, la première exigence semble être de la montrer dans toute ses ambiguïtés. L’existence n’est ni tragique, ni comique, ni tragicomique, ni burlesque, ni absurde, ni épique : on peut dire qu’elle n’est rien de tout cela, mais on peut la regarder comme un peu tout cela à la fois. D’où le plaisir que nous avons pu prendre (et tenter de partager) à mélanger dans une seule représentation autant de genres que possible, en nous appuyant sur toute la gamme disponible dans le texte du Livre brisé : on commence, avec la demande en mariage, par de véritables scènes de boulevard (que nous avions un moment envisagé de compléter par une séance vidéo de style sitcom) ; on glisse, avec le mariage lui-même, dans le pur burlesque (que nous avons renforcé en incluant une séance vidéo jouant sur le contraste entre le texte, évoquant les rues Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p4/8 de New-York, et les lieux où se trouvait le théâtre et où nous avons tourné : les rues de Roubaix) ; puis s’enchaînent quelques scènes de « conversation au salon » « à la Tchékhov » avant de virer au drame psychologique, avec l’expérience de l’IVG ; pour souligner la joie de Ilse lorsque Serge consent à conserver un enfant, nous avons introduit une séquence de comédie musicale, en utilisant « j’aime une Tyrolienne » des Comedian Harmonist, reprise par l’ensemble de la troupe ; aussitôt après, nous sommes en pleine tragédie, avec la mort d’Alexandre et les scènes de « beuveries » et de violence ; finalement, toute la seconde partie baigne dans une ambiance « théâtre d’avant garde post-moderne ». Jouer ainsi avec les codes est d’abord, bien sûr, une source de satisfaction esthétique. Nous avons également pu l’utiliser pour mieux marquer le mouvement général de la pièce, de son début à sa fin, qu’on pourrait décrire comme un glissement progressif vers la catastrophe : commencer dans le rire et finir dans les coups et les larmes permet de faire vivre physiquement aux spectateurs ce qu’a été l’expérience des personnages. Plus sérieusement, la variation des styles est un moyen de déclencher cette distanciation que Brecht appelait de ses vœux pour le théâtre en général : il s’agit de rappeler à tout moment que ce que nous avons sous les yeux, ce n’est pas la réalité mais une représentation codée de la réalité. Et que, si on avait voulu, on aurait pu tout raconter comme une comédie ou tout comme une tragédie ou une histoire absurde… et donc que toutes les autres conventions de représentation, au spectacle comme dans les vie ordinaire, sont elles aussi arbitraires et peuvent être analysées et discutées. C’était tout particulièrement important dans le cas du Livre Brisé, dans la mesure où il s’agit d’une œuvre autobiographique, donc où le narrateur se présente comme relatant des faits réels de sa propre vie. Or, en l’occurrence, il s’agit pour une bonne partie de faits qui peuvent heurter, et dans lesquels le narrateur-auteur donne de ses propres attitudes et comportements une image singulièrement peu flatteuse. Autant le genre autobiographique impose d’identifier l’auteur et le narrateur, autant il reste essentiel de bien distinguer ceux-ci du personnage, qui est bien une création de l’auteur, qui s’appuie évidemment sur des caractéristique réelles de son modèle, mais qui les sélectionne, les agence et les formule comme il l’a jugé bon, et certainement pas « comme c’était ». C’est tout particulièrement clair dans ce sous-ensemble du genre autobiographique qu’est l’autofiction, où l’auteur recrée totalement certaines scènes, en particulier des dialogues qui n’ont pas pu se dérouler ainsi dans la réalité, mais que le spectateur risque de prendre pour argent comptant parce qu’il les a sous les yeux : il est essentiel de rappeler à tout moment qu’on est dans l’ordre du « on fait comme si », comme dans ces jeux d’enfants qui commencent par un « on dirait qu’on serait… ». 3. Le regard et la honte Le genre autobiographique est né en se présentant lui-même comme un genre difficile (à écrire) : on se souvient que Rousseau, qui pensait n’avoir pas de prédécesseur, affirmait aussi ne pas pouvoir avoir non plus de successeur tant il lui semblait que peu de gens auraient le courage de respecter l’exigence de dévoilement et de sincérité qu’il s’était imposée. On sait, par de nombreux travaux critiques, qu’il est loin d’avoir été si loin qu’il le prétendait dans ce projet de vérité « sans fard, sans slip, sans cache sexe », ce qui a ouvert parmi ses successeurs (qui se sont finalement révélés extrêmement nombreux) une sorte de compétition à celui qui irait le plus loin dans le fait de « repousser les limites du dicible ». Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p5/8 Bizarrement, ce qui était présenté par Rousseau comme un projet à la fois héroïque, par le courage qu’il demandait, et hautement moral dans sa visée est aujourd’hui souvent décrié dans des termes diamétralement opposés : on reproche aux « littératures de l’ego » d’être à la fois bien trop faciles et moralement suspectes. Retrouvant une inspiration moraliste qu’on aurait pu croire dépassée depuis longtemps, on établit volontiers des parallèles avec la masturbation, symbole de faiblesse de caractère et d’hédonisme irresponsable et asocial. Et bientôt le mot est lâché : narcissisme, ce nouveau pêché capital qui réduirait à zéro la valeur de toute cette littérature. Doubrovsky lui-même semble souvent parfois vouloir confesser ce péché (« moi m’aime » ou « tu es au milieu de ton livre, et je n’en vois pas le centre – je trouve qu’il est assez centré sur moi ») mais il en joue avec tant d’humour et de virtuosité que le moraliste ne peut que se sentir désarmé, et lui accorder l’admiration qu’il sollicite. Et tant mieux car, quoiqu’on en dise, se donner à voir n’est pas chose si facile que cela. Les anciennes censures peuvent s’être un peu retirées, nous n’en sommes pas moins toujours aussi sensible à la puissance du regard des autres sur nous. Narcissisme, voire exhibitionnisme ? Pourquoi pas. Quel mal y aurait-il, après tout, à prendre du plaisir à provoquer l’admiration des autres, voire à les bousculer en leur mettant sous les yeux des réalités un peu perturbantes ? Mais il faut aussi compter avec l’autre volet de l’expérience : celui qui ouvre sur l’expérience de la honte, lorsque nous confrontons la vérité de notre existence au regard désapprobateur d’autrui. Il me paraît incontestable que Doubrovsky est un des auteurs qui, avec quelques contemporains nettement plus jeunes, a poussé le plus loin la prise de risque en la matière. Une prise de risque qui est en quelque sorte virtuelle quand il s’agit de littérature (puisque l’auteur ne sera pas là quand le lecteur le découvrira tel qu’il ose se montrer), mais qui devient très concrète dans le spectacle vivant. C’est ce que jamais le cinéma ne pourra prendre au théâtre : cette présence réelle, corporelle, du comédien, à quelques mètres, devant les yeux du spectateur, au point que celui-ci peut imaginer le toucher, et difficilement échapper au risque d’être touché à son tour. On sait la vogue de la nudité qui a touché le théâtre et tout le spectacle vivant (danse, cirque, performance) précisément à l’époque où se mettait en place la crise dont nous parlions : c’est que c’est peut-être le meilleur symbole du passage de la représentation (difficile aujourd’hui d’être encore bouleversé par la photographie d’un corps nu) à la présentation de l’existence elle-même (difficile de ne pas être bouleversé quand ce corps nu est là, devant moi). Parmi les œuvres de Doubrovsky, le Livre brisé occupe à coup sûr une place à part, tant ce que l’auteur-narrateur donne à savoir de lui-même est dérangeant. Si nous croyons ce qu’il nous en dit, voilà que nous avons sous les yeux un homme qui vit avec une femme simplement parce qu’il est incapable de supporter la solitude, qui souhaite l’épouser pour des raisons fiscales, qui lui impose d’avorter de l’enfant qu’elle désirait mettre au monde, qui se désintéresse d’elle lorsqu’elle fait un fausse-couche dramatique, qui la frappe à plusieurs reprises et qui la fragilise en lui donnant à lire ce qu’il écrit d’elle au point que, peut-être, cela la conduit à la mort. Même si, encore une fois, nous prenons bien garde de ne pas oublier que c’est lui qui le dit, que c’est lui-même qui a choisi de se présenter ainsi (dans la continuité d’un parti pris d’autodérision qui marquait déjà ses œuvres précédentes, mais redoublé peut-être cette fois d’une pulsion d’autopunition ou de purgation), il est impossible de ne pas être troublé à la lecture. Mettre en scène un tel dévoilement, ce qui revient en quelque sorte à redoubler l’acte, a été pour nous une expérience extrêmement troublante. Et de nombreux retours nous ont amenés à penser que les spectateurs y ont été eux aussi très sensibles. C’est pour souligner la place centrale de cette épreuve humaine essentielle de l’affrontement de la honte devant le regard d’autrui que l’affiche du spectacle montrait… un regard (celui de l’une des comédiennes interprétant le personnage d’Ilse). Et c’est pour la même raison que nous avons placé en exergue des « programmes » distribués aux spectateurs dans la salle, le Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p6/8 passage suivant : « Et là, pour toute réponse, il y a les yeux de Doubrovsky. Des yeux au-delà de tout, revenus de tout, d'une transparence d'avant la vie, d'après la mort, un regard défiant le jugement, la question, la critique, vous ne pouvez pas me comprendre, vous ne pouvez pas savoir, je ne peux pas, je ne veux pas vous répondre, je n'ai même pas le droit, je reviens de l'enfer, je raconte l'enfer, c'est trop immense, trop impossible… Les yeux du secret, de l'énigme. Et la frayeur, en soi, de voir ces yeux, là, sur l'écran, comme un miroir brûlant6. » 4. La double scène Les trois points que nous avons abordés jusqu’à présent sont valables pour l’ensemble des œuvres autofictionnelles de Doubrovsky : on retrouve dans chacune d’elle l’écriture consonantique, l’hétérogénéité des registres et la mise en danger dans l’exposition de soi. Je terminerai rapidement par l’évocation de deux traits particuliers au Livre brisé. Le première est le dédoublement de l’ensemble du propos en deux scènes parallèles : par moment, le narrateur raconte les différentes épisodes de son histoire avec Ilse, mais à d’autres moments il nous présente les échanges entre les deux personnages à propos du livre que Serge est en train d’écrire. Le texte alterne ainsi quasi méthodiquement l’alternance entre la scène de l’énoncé et celle de l’énonciation. Il arrive même que sur la seconde interviennent des commentaires quasi linguistiques sur l’articulation entre le deux, comme lorsque Ilse dénonce la confusion entre « Le moment que tu écris et le moment où tu écris ». Ce dispositif rejoint une tradition importante : le « théâtre dans le théâtre », dont l’exemple le plus célèbre est celui de la scène où Hamlet fait jouer aux comédiens une histoire qui rappelle à Claudius et à la reine leurs propres forfaits. Il est toutefois rare que la relation entre les deux scènes soit aussi totalement autoréférentielle que dans le cas du Livre brisé : nous voyions ici se dérouler dans un strict parallélisme la progression du récit et la progression de la production de celui-ci, dûment commentée par les deux protagonistes. La transposition théâtrale va permettre ici encore de matérialiser ce dédoublement des scènes. Concrètement, nous avons tout simplement dédoublé les deux personnages de Serge et d’Ilse entre deux comédiens ou comédiennes différents : ceux qui sont dans l’histoire et ceux qui racontent et commentent l’histoire. Au-delà du pur plaisir esthétique que peut susciter un tel dispositif, c’est aussi une nouvelle ressource pour produire l’effet de distanciation dont nous avons déjà parlé : ici, les personnages eux-mêmes se chargent de rappeler au spectateurs que « quand on se raconte, ce sont toujours des racontards », et que tout le récit doit être entendu comme un parti pris de présentation, toujours révisable (évidemment, cette règle s’applique aussi aux scènes racontant la production du texte et le commentant : l’effet de distanciation tourne ici à la mise en abîme). Bien entendu, dans le cas du Livre brisé, l’enjeu de cette distanciation est tout à fait singulier, puisqu’on sait que le fait même de l’énonciation occupe une place centrale dans l’intrigue ellemême, le narrateur se demandant in fine si ce n’est pas elle qui a conduit à la mort d’Ilse. La volonté des deux protagonistes de produire le récit, de le pousser jusqu’à son terme et jusqu’à ses limites dans le dévoilement de l’inacceptable, le rôle initial attribué à Ilse dans l’initiation de l’entreprise, son exigence de véracité, son consentement apporté à chaque étape de la 6 Alain Rémond, Télérama, après l’émission Apostrophes consacrée au Livre brisé Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p7/8 progression, l’empressement de l’auteur à lui donner à lire les chapitres au fur et à mesure, tous ces éléments soulèvent des questions morales particulièrement troublantes. Nous avons pu également nous appuyer sur ce support de la scène dédoublée pour renforcer l’effet de « glissement vers la catastrophe » déjà signalé, en jouant sur la perméabilité de la séparation entre les deux scènes. En toute rigueur, cette séparation est totale : le personnage dans le récit et le personnage hors du récit ne peuvent avoir aucune interaction car ils se situent sur des niveaux logiques différents, ce que nous avons dans l’ensemble respecté, les deux scènes se déroulant le plus souvent dans des emplacements différents de l’espace scénique. Nous avons cependant progressivement introduit au fil de la première partie quelques moments où les choses dérapent, lorsque par exemple les personnages « hors de l’histoire » viennent s’emparer des papiers qu’est en train d’écrire Serge « dans l’histoire », ou plus encore quand Ilse relisant l’histoire (de l’épisode de Spital) prend violemment à partie Serge en train de vivre celle-ci. Le tout culmine avec la seconde partie, où plus rien ne peut fonctionne en ordre puisque l’un des personnages à disparu et que l’autre est plongé dans le désarroi. Serge est maintenant réduit au monologue. Celui-ci continue à alterner le récit des faits et le regard réflexif sur ceux-ci, mais dans le plus grand désordre et la plus grande agitation, ce que nous avons matérialisé par un affrontement physique entre les deux comédiens se partageant le même personnage, sous le regard silencieux des deux Ilse enfin réunies. 5. La brisure Je mentionnerai rapidement pour finir la dernière caractéristique formelle du texte du Livre brisé, essentielle mais qui parle d’elle-même et n’appelle pas beaucoup de commentaires. C’est celle qui donne son sens le plus obvie au titre même de l’ouvrage : la cassure radicale entre la première partie et la seconde, entre le moment où Ilse est vivante et celui où elle a disparu. C’est la mise en forme la plus simple et finalement la plus efficace dramatiquement de la catastrophe qui est le sujet central du récit. Au-delà des événements particuliers qui sont racontés, c’est aussi la rencontre avec une sorte de signifiant archaïque ou archétypique de portée existentielle tout à fait générale : il y avait quelque chose qui maintenant n’est plus, il y avait de l’ordre et il n’y a plus que du chaos. Nous avons eu à cœur là encore de réaliser avec autant de force que possible cette rupture, en construisant un contraste total entre les deux « actes » de la pièce : dans la première, un décor relativement classique, des costumes réalistes, des manières d’agir relativement normales, le tout accompagné de la présence assez bonhomme de la guitare basse ; dans la seconde, un plateau nu envahi par la fumée, des personnages comme en haillons, des actes plus symboliques que réalistes (frapper avec une cognée, traîner une chaise…), avec la présence lancinante de la guitare électrique. * * * « Le théâtre, ça sert à briser les cœurs, ou ce n’est pas la peine ». Je ne sais plus où j’ai entendu récemment cette déclaration et je n’ai pas réussi à en retrouver l’auteur. Pour tout praticien du théâtre je pense qu’elle sonnera à la fois comme un encouragement sous forme de défi, et comme une source de découragement. Car nous savons que le spectateur d’aujourd’hui, habitués à l’extraordinaire efficacité du spectacle audio-visuel, est difficile à toucher Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc p8/8 émotionnellement dans les conditions moins favorables du théâtre. Il arrive cependant qu’on y arrive : cette aventure du Livre brisé nous a profondément touchés, et les retours que nous avons reçu des spectateurs nous suggèrent qu’il en a été de même pour une bonne partie d’entre eux. Le hasard aura voulu que ce soit grâce à la rencontre avec une œuvre qui portait dans son titre même cette idée de brisure. Claude Coquelle est comédien et metteur en scène au Théâtre des Attractions, ancré à Lille. Par ailleurs, il est psychosociologue, spécialisé en sociologie clinique et histoires de vie (voir : www.claude-coquelle.com). Principaux ouvrages publiés : Prévention de la délinquance (ESF, 1998), Le psy et le politique (Mardaga, 2003), Histoire cueillies, histoires offerts (CUEEP, 2006), Les enjeux civiques des formations de base (Ibis Rouge, 2007). Contact : [email protected] Claude Coquelle – 14/04/08 Doubrovsky dramaturge.doc