Qu’est-ce que le libéralisme ? Le grand récit des origines Je souhaiterais partir d’une thèse ordinaire, ou d’une certaine figure du « grand récit » des origines du libéralisme, avant même l’apparition du terme au début du XIXe siècle1. Avant que le « néo-libéralisme » ne s’impose comme une idéologie et une rationalité politique, le libéralisme « classique » fut généralement assigné à deux formes distinctes : le libéralisme politique, souvent défini comme une théorie des droits, une théorie de l’individu porteur de droits ou de libertés que l’État a pour vocation de protéger ; le libéralisme économique, comme théorie de l’harmonie spontanée des intérêts particuliers, qui considère l’intervention de l’État dans l’économie comme potentiellement oppressive, arbitraire et nocive. On oppose souvent ces deux formes de libéralisme, pour accorder à l’un ce que l’on refuse à l’autre : le libéralisme politique aurait eu le mérite d’émanciper l’individu, de le libérer à l’égard de tutelles religieuses et politiques, d’assurer la liberté de ses activités et de ses jouissances dans une sphère protégée par le droit. En revanche, le libéralisme économique, défendant l’autorégulation du marché, la liberté dans la sphère du travail et des échanges, serait l’auteur de tous les maux (accroissement des inégalités, pillage des ressources naturelles, soumission de la vie sociale dans son ensemble à la sphère des rapports marchands et à son exigence de profit). D’un côté, donc, une théorie de la liberté, à l’origine des droits de l’homme – le gouvernement modéré ou limité, contre la souveraineté absolue ; de l’autre, une théorie de l’optimisation économique en situation de concurrence, une doctrine de la liberté des prix et des salaires ajustés selon l’offre et la demande, une vision optimiste de l’allocation des ressources, à l’origine d’une véritable faillite. La face brillante de la médaille : Locke en héros des droits naturels de l’individu, Voir Ph. Raynaud, « Libéralisme », in Dictionnaire de philosophie politique, Ph. Raynaud et S. Rials éds., Paris, P.U.F., 1996, p. 338-344 ; D. Deleule, « Libéralisme », Dictionnaire européen des Lumières, M. Delon éd., Paris, P.U.F., 1997, p. 645-648 ; Ch. Lazzeri, « Libéralisme », Cités, n° 2, 2000, p. 199-206. 1 1 justifiant le droit de résistance à l’oppression ; ou encore Montesquieu, en apôtre de l’équilibre et de la distribution des pouvoirs, seul moyen de préserver l’individu de l’arbitraire. Et son revers : les Physiocrates campés en défenseurs des lois naturelles de l’économie qui doivent être laissées à elles-mêmes (fût-ce au moyen du « despotisme légal »), ou encore Adam Smith, formulant dans la Richesse des nations le paradigme de la « main invisible » : chacun, en recherchant son intérêt propre, contribue sans le savoir ni le vouloir à la prospérité de la société. Or cette scission au cœur du « grand récit » des origines est non seulement problématique, mais, dans une large mesure, illusoire. Sans revenir ici sur le caractère incertain et protéiforme du « libéralisme avant le libéralisme »2, il convient donc de mettre à jour un paradoxe : l’idée selon laquelle le libéralisme est une constellation cohérente est partagée par des auteurs situés sur toute la palette de l’échiquier politique et idéologique. Si l’on en croit les partisans de l’histoire intellectuelle du libéralisme (dont les représentants éminents, en France, sont Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon, Bernard Manin, Pierre Manent et Philippe Raynaud) autant que les tenants d’une généalogie foucaldienne de la gouvernementalité libérale (Christian Laval, Pierre Dardot, Wendy Brown)3, il est vain d’opposer un « bon » libéralisme issu de Locke et de Montesquieu, à un « mauvais » libéralisme, celui de la mystique du marché et de l’individu égoïste et cupide, calculateur étroit – l’homo œconomicus. Le « grand récit » du libéralisme ne peut opposer ces deux voies sans se dissoudre. Plutôt que de mettre en regard deux figures intangibles du libéralisme, il faudrait donc distinguer deux moments historiques qui articulent différemment l’économique et le politique. Le premier moment court jusqu’aux échos, au XIXe siècle, de la Révolution Française : dans le « grand récit » des origines, le libéralisme est censé jouer alors un rôle émancipateur. En revanche, il faut comprendre pourquoi ce rôle émancipateur s’est retourné, jusqu’à faire du « néo-libéralisme » un pouvoir largement destructeur. I. La puissance émancipatrice du libéralisme Que l’on ne puisse si simplement disjoindre le libéralisme politique du libéralisme économique, la défense de la liberté de l’homme face aux abus de pouvoir et le plaidoyer contre la régulation dirigiste de l’économie, telle est la doctrine de nombreux historiens du 2 Voir l’introduction de B. Bachofen à Inventions et critiques du libéralisme. Le pouvoir, la personne, la propriété, B. Bachofen éd., Lyon, ENS Éditions, 2008, p. 7-27. 3 Tous sont bien entendu tributaires de M. Foucault, Naissance de la Biopolitique, Paris, Seuil-Gallimard, 2004. Par ailleurs, P. Rosanvallon a fait partie du séminaire de M. Foucault au Collège de France. 2 libéralisme classique. Bernard Manin a interrogé la pertinence de cette distinction : le libéralisme économique ne peut faire abstraction de la question de l’ordre politique souhaitable : la question des limites du pouvoir a été élaborée par le libéralisme économique autant que par le libéralisme politique. À ce titre, la distinction entre « libéralisme du marché » (supposant la délimitation des sphères de compétence) et « libéralisme des contrepouvoirs » (appelant la division et la distribution des pouvoirs) n’incite pas à briser l’unité du phénomène libéral. Tous deux font surgir l’idée d’automatisme ou d’équilibre : le simple jeu de la pluralité (des intérêts, des pouvoirs) produit spontanément une société viable4. À bien des égards, l’histoire corrobore cette thèse d’une fausse rupture entre les libéralismes. Locke est donné comme le contempteur de la monarchie absolue et l’ancêtre du gouvernement limité, mais il est aussi celui qui a ancré dans l’individu le droit naturel à la propriété. C’est le droit naturel de chacun sur son propre corps, et sur ce qui résulte de son usage par le travail, qui justifie la limitation du gouvernement, dont la seule raison d’être est de protéger la propriété (vie, biens, liberté)5. L’exemple de Montesquieu est plus révélateur encore : prônant la liberté entendue comme opinion que l’on a de sa sûreté, le philosophe dénonce les risques d’abus de pouvoir. L’Esprit des lois défend les pouvoirs intermédiaires qui permettent de résister à l’absolutisme ; en même temps, l’ouvrage critique la politique colbertiste qui combine régulation administrative tatillonne et protectionnisme agressif, mettant la puissance militaire au service de l’économie et vice versa. Comme Locke, Montesquieu invoque l’autonomie relative des phénomènes monétaires à l’égard du politique : toute intervention arbitraire conduit à l’impuissance du prince et à la misère du peuple. C’est un seul et même combat qui le conduit à dénoncer le « mercantilisme » et le despotisme6. À cet égard, les historiens du libéralisme comme Pierre Manent sont formels : les origines du libéralisme économique et politique peuvent être retracées à partir d’une même fin, à savoir la critique de l’absolutisme. L’émancipation à l’égard du pouvoir de l’Église et du pouvoir de Roi s’opère de concert : succédant à l’Ancien Régime, le libéralisme imagine une toute nouvelle organisation de la vie politique et sociale. À l’arbitraire du pouvoir, à sa tendance naturelle à l’abus, il oppose la confiance dans les lois immanentes de la société : 4 B. Manin, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs », Intervention, n° 9, mai-juillet 1984, p. 10-24. Locke, Le Second traité du gouvernement, trad. J.-F. Spitz, Paris, P.U.F., 1994. Sur ce point, que je ne peux développer ici, je me permets de renvoyer à mes ouvrages : Montesquieu, Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, P.U.F., 2004 ; Montesquieu et l’émergence de l’économie politique, Paris, Champion, 2006. 5 6 3 nul n’est besoin du commandement arbitraire du prince puisque la société civile, dans une large mesure, est capable de s’autoréguler7. Alors que d’autres interprètes remettent en cause l’unité originaire du libéralisme, fût-il économique (opposant au libéralisme physiocratique de l’ordre naturel le libéralisme incitatif et thérapeutique de Hume8), la théorie de l’unité perdure. Au fond, Locke et Smith s’accorderaient sur l’essentiel : le caractère autonome de l’économie et la nature instrumentale de l’autorité politique9. Le désir de produire une explication homogène du libéralisme invite à minorer les divergences et les ruptures. Pour ses partisans comme pour ses adversaires, il existe un « paradigme » libéral, associé au langage des droits, dont les dimensions historiographiques et politiques sont indissociables10. II. Le « doux commerce » : une utopie libérale? Dans ce grand récit des origines, une théorie joue un rôle privilégié : celle du « doux commerce »11. Telle est la voie incarnée par Montesquieu ou James Steuart : l’essor de l’économie serait porteur, non seulement de prospérité, mais aussi de paix et de liberté politique. Dans L’Esprit des lois, l’analyse de l’invention de la lettre de change, qui permit de déterritorialiser les richesses et de soustraire un temps les Juifs à la persécution du pouvoir, est paradigmatique. Comme le souligne encore P. Manent, l’intérêt des princes ne parle pas le même langage au temps de Montesquieu et au temps de Machiavel : loin de susciter de violents « coups d’autorité » destinés à conforter leur pouvoir, la nécessité conseille désormais aux monarques de modérer leur désir de domination12. Le commerce ayant acquis son autonomie relative peut influencer en retour les processus politiques, et se présenter comme un rempart au despotisme. L’intérêt apprivoise le désir de gloire aristocratique ; les rapports marchands substituent la négociation à la prédation, la régularité à la cruauté. De Montesquieu à Benjamin Constant, le passage de l’esprit de conquête à l’esprit de commerce consacre le triomphe des effets pacificateurs de la rationalité intéressée sur la violence militaire et civile. Voir les travaux de P. Manent (préface à l’anthologie Les Libéraux, Paris, Hachette, 1986) et de M. Gauchet (préface aux Écrits politiques de Benjamin Constant, Paris, Gallimard, 1997). 8 Voir D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979. 9 P. Manent, Les Libéraux, op. cit., p. 315. 10 Voir J.-F. Spitz, La Liberté politique, Paris, P.U.F., 1995. 11 Sur le « doux commerce », voir A. O. Hirschman, Les Passions et les Intérêts, trad. P. Andler, Paris, P.U.F., 1997 ; C. Larrère, L’Invention de l’économie, Paris, P.U.F., 1992. 12 De l’esprit des lois, XXI, 20. Voir P. Manent, La Cité de l’homme, Paris, P.U.F., 1997, p. 62-67. 7 4 La fonction du mythe doit dès lors être cernée. Selon P. Rosanvallon, la notion de « marché » apparue au XVIIIe siècle renvoie à une problématique de la régulation sociale et politique13. Le libéralisme économique n’est pas seulement une idéologie accompagnant le développement des forces productives et la montée de la bourgeoisie ; il ne s’est pas contenté de traduire l’émancipation de l’économie vis-à-vis de la morale14. L’idée de marché renvoie à l’histoire intellectuelle de la modernité. Si les théories du contrat social avaient conçu l’institution autonome de la société, elles présentaient en effet un double écueil : incapables de penser de façon convaincante la paix entre les nations, elles étaient centrées sur la question de l’institution plutôt que de la régulation de la société. La représentation de la société civile comme marché répondrait à ces deux difficultés : la théorie de l’échange permet de concevoir que les rapports économiques entre les nations, contrairement aux rapports militaires, constituent un jeu à somme non nulle ; elle rend en outre possible le traitement simultané et cohérent du problème de l’institution et de la régulation du social. L’intérêt qui régit les rapports sociaux produit la paix et la liberté. Aussi le doux commerce futil opposé, au XVIIIe siècle, à la dureté des relations de pouvoir : « Montesquieu fut l’un des premiers à développer ce grand topos libéral dans L’Esprit des lois (1748) : le commerce adoucit les mœurs et dispose à la paix. Un véritable changement du monde humain se profilait ainsi pour lui dans cet avènement d’une société de marché. À l’ère des autorités dominatrices allait succéder celle du règne des mécanismes neutres (ceux du marché), le temps de l’affrontement entre les grandes puissances allait s’effacer et céder la place à une période de coopération entre des nations commerçantes »15. Vision utopique de l’économie ? Encore faut-il comprendre ce qui s’est joué dans l’attirance pour ce modèle de la société de marché. Le grand récit des origines atteint ici le sommet de sa narrativité ou l’apothéose de sa romance : le libéralisme répondrait à l’aspiration à dédramatiser le face-à-face des individus, à dépassionner leurs relations, à désamorcer la violence virtuelle des rapports de force. Pour P. Rosanvallon, le secret de l’unité du libéralisme est ainsi décelé : les idées de marché, de pluralisme politique, de tolérance religieuse et de liberté participent d’un même refus, celui d’accepter un certain mode d’institution de l’autorité. Partout œuvre un même principe d’autonomie, fondé sur le refus de la souveraineté absolue16. La thèse est reçue : il existe un lien consubstantiel entre démocratie et libéralisme. À cet égard, le libéralisme n’est pas seulement une doctrine ; il 13 14 15 16 P. Rosanvallon, Le Libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1989, introduction. Voir L. Dumont, Homo æqualis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977. Ibid., p. IV. Je discute cette thèse dans Montesquieu et l’émergence de l’économie politique, op. cit. Ibid., p. VI. 5 n’est rien moins que la caractéristique socio-politique du monde moderne lorsque celui-ci cherche à s’émanciper à la fois de l’absolutisme royal et de la suprématie de l’Église. Apôtre de la liberté, le libéralisme serait la culture même de la modernité. III. Les effets destructeurs du néolibéralisme Or cette histoire ne saurait se poursuivre sans solution de continuité. Car la capacité d’émancipation du libéralisme, dans nos sociétés (les démocraties dites libérales), est bien morte. Elle est morte, pour des raisons que Rousseau, contre Montesquieu et Hume, avait prédites. Le « doux commerce », dans des sociétés ultra-concurrentielles, est un mythe : l’essor des échanges accroît les inégalités, dissout le lien social et introduit de nouvelles formes de domination. Loin de conduire à la paix, à la prospérité et à la liberté, le libre jeu des égoïsmes conduit à la fortune des uns et à la misère des autres ; il peut conduire, à l’intérieur comme à l’extérieur, à la guerre17. La société marchande qui soumet tous les rapports sociaux à l’intérêt et au calcul est une société où l’individu – le bourgeois – lutte contre ses semblables dans une quête de joie sans joie18. Comment comprendre, dès lors, le renouveau contemporain du libéralisme ? Reconvertie au XIXe siècle en critique de l’interventionnisme de la puissance publique et en mystique naturaliste du marché, l’idéologie libérale est devenue au XXe siècle « néolibérale » : là où les « classiques », comme Adam Smith, proposaient une forme d’intervention du gouvernement dans les infrastructures ou dans l’éducation, là où les doctrinaires des harmonies économiques comme Bastiat ou Spencer récusaient toute forme de dirigisme, les « néo-libéraux » défendent une forme d’intervention singulière de l’État afin de produire la société de marché. Comme l’ont montré plusieurs travaux récents, le colloque Walter Lippmann de 1938 refonde le libéralisme19. Certains de ses participants se réclament d’une rupture avec le laissez-faire : loin d’être naturels, les mécanismes qui favorisent le capitalisme doivent être institués20 ; loin d’être abstentionniste, l’économie 17 Sur Rousseau, voir J.-F. Spitz, La Liberté politique, Paris, P.U.F., 1995, chap. 8 et 9 ; C. Spector, « Rousseau et la critique de l’économie politique », in Rousseau et les sciences, B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi éds., Paris, L’Harmattan, 2003, p. 237-256. 18 Cette formule de L. Strauss est reprise par P. Manent dans son analyse de Rousseau, critique du libéralisme politique (Histoire intellectualisme du libéralisme, Paris, Hachette, 1987, p. 77). 19 Les positions sont loin d’être homogènes. Voir S. Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme, Latresne, Éditions Le Bord de l’Eau, 2008. 20 Ceci n’exclut pas la diversité de ses formes internes : M. Foucault distingue l’ordolibéralisme et l’école de Chicago – distinction que W. Brown reprend à son compte. Nous ne pouvons entrer dans ces distinctions dans le cadre de cet article. 6 libérale suppose un ordre social et juridique visant, outre le maintien des conditions d’une concurrence libre et non faussée, l’adaptation permanente de l’homme et de la société aux conditions requises par le marché. Le réalisme des « règles du jeu (le « code de la route » qui permet au marché de fonctionner) se substitue à la mystique naturaliste du laissez-faire21. Confrontée au modèle socialiste, collectiviste et planiste, la crise de la gouvernementalité libérale induit une réaction néo-libérale : l’État se justifie dès lors qu’il produit et préserve la société de marché autant que son habitant, l’homo œconomicus, sujet de la rationalité des choix22. Cependant, cette renaissance n’est pas sans douleur : le grand récit des origines s’éclipse désormais au profit d’une narration plus mouvementée, et souvent plus tragique. Pour de nombreux théoriciens du libéralisme classique, la véritable histoire prend fin au XIXe siècle avec Constant, Guizot ou Tocqueville : la filiation entre libéralisme et néolibéralisme est délicate à assumer. L’histoire idéaliste elle-même reconnaît que la nouvelle « raison du monde » qui livre les discours et les pratiques à l’empire de la concurrence généralisée use désormais de l’autorité pour transformer la société et informer la subjectivité. Victoire de la rationalité instrumentale, elle signe l’avènement d’un monde désenchanté où les dominations économiques et sociales restent puissamment oppressives. Quand bien même on imputerait aux « crises » les ruptures et les rebonds de l’histoire, la promesse d’émancipation apparaît désormais comme une redoutable imposture. Pour autant, la volonté de conserver l’unité relative du libéralisme n’a pas disparue : elle apparaît désormais non seulement dans les synthèses favorables à une réhabilitation du progressisme libéral fondé sur la souveraineté de l’individu, meilleur juge de ses intérêts et meilleur producteur de normes, mais au cœur même des récits de démystification de l’imposture libérale. Dans le premier cas, le néolibéralisme apparaît comme une déviation ou une perversion, qui laisse intacte la grandeur du libéralisme dans ses variantes « sociales » (dont le libéralisme égalitaire rawlsien est l’emblème)23 ; dans le second, la continuité entre libéralisme et néolibéralisme est au contraire restituée contre toutes les tentations de départager le bon grain de l’ivraie. La lucidité avec laquelle sont exhibées les modalités de la nouvelle gouvernementalité ne doit pas occulter ce fait surprenant : le 21 Sur cette refondation du libéralisme, voir F. Denord, Néolibéralisme, version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007 ; P. Dardot et C. Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009. 22 Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail des formes possibles du néolibéralisme contemporain. Voir W. Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies Ordinaires, 2007, et l’exposé de G. Le Blanc. 23 Voir C. Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Paris, Gallimard, 2009. 7 marché apparaît toujours comme le principe d’organisation et de régulation de l’État comme de la société ; ce fait caractérise plus que jamais notre existence sociale24. Certes, le néolibéralisme est donné comme une variante du libéralisme économique : c’est l’économie qui soumet la sphère politique et sociale à sa normativité propre. Mais il y a bien un seul et même (néo)libéralisme : dans tous les cas, la rationalité intéressée – celle du calcul des bénéfices et des coûts – s’impose aux politiques publiques ; celles-ci postulent l’existence d’un être calculateur opérant constamment, en tant que consommateur ou en tant qu’entrepreneur, ses choix stratégiques. Sujet d’intérêt et sujet de droit se superposent : les droits font partie du calcul au même titre que les ressources ou les biens. Lorsque les critiques du néolibéralisme soulignent que la rationalité marchande pénètre désormais toutes les dimensions de la vie sociale, ou que l’exigence de rentabilité et d’optimisation s’impose universellement (y compris au domaine politique et juridique), ils aspirent, comme les théoriciens des origines, à redécouvrir l’unité du phénomène par-delà ses variations circonstancielles. Le (néo)libéralisme est un, et c’est en le dénonçant qu’on en décrit au mieux la rationalité immanente25. * Selon le grand récit des origines élaboré par l’histoire intellectuelle du libéralisme, celui-ci n’est pas, comme dans la lecture marxiste, l’idéologie d’une classe dominante. L’histoire intellectuelle produit l’artefact d’une catégorie unique en exhumant la configuration théorique auquel le libéralisme est censé répondre. À un problème circonscrit (le déclin de l’autorité de l’Église et du modèle de l’empire, les insuffisances des théories du contrat social) correspond une réponse unifiée. Associé à la démocratie, le marché n’est pas un ordre intangible dont l’intérêt, rationnel et naturel, serait la matrice : il est le corrélat de l’aversion pour l’autorité et du désir d’une société civile autorégulée. Économique ou politique, le libéralisme n’est pas un monstre froid baignant dans les eaux glacées de l’égoïsme ; il est l’âme de la modernité, avant que la mauvaise conscience – rousseauiste puis marxiste – ne vienne le tarauder. Or paradoxalement, les critiques récentes de la rationalité néo-libérale qui prolongent l’œuvre de Michel Foucault ne reviennent pas sur cette unité profonde. Au récit d’émancipation succède un récit d’oppression, qui met en scène la puissance démiurgique 24 25 W. Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, op. cit., p. 52. Ibid., p. 52-60, 97-99. 8 du néo-libéralisme. Le sujet du grand récit n’a pas varié : dans les deux cas, c’est bien l’histoire de l’avènement de l’homo œconomicus qui doit être contée. C’est à condition de récuser le clivage du libéralisme économique et du libéralisme politique que l’intelligilité de l’histoire peut être gagnée. Céline Spector (Bordeaux 3, IUF) 9