aspects du scientisme dans l`article « émotion » (paul fraisse).

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ASPECTS DU SCIENTISME DANS L'ARTICLE « ÉMOTION » (PAUL
FRAISSE). ESSAI D'ANALYSE RHÉTORIQUE DE CINQ PHRASES
INTRODUCTIVES
Philippe Spoljar
ERES | Nouvelle revue de psychosociologie
2014/1 - n° 17
pages 193 à 205
ISSN 1951-9532
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
Spoljar Philippe, « Aspects du scientisme dans l'article « Émotion » (Paul Fraisse). Essai d'analyse rhétorique de cinq
phrases introductives »,
Nouvelle revue de psychosociologie, 2014/1 n° 17, p. 193-205.
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É tud es
Aspects du scientisme
dans l’article « Émotion » (Paul Fraisse)
Essai d’analyse rhétorique
de cinq phrases introductives
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Dans le champ des sciences humaines et sociales prospère cette forme moderne de
croyance que désigne le terme de « scientisme ». Un désir insistant de quantification,
une méthodologie essentiellement « objectivante », un usage généreux des formalismes et styles rédactionnels scientifiques, une sensibilité mesurée aux démentis opposés par la réalité 1 en constituent les attributs les plus communs. C’est un aspect formel
de cette idéologie à l’œuvre dans la psychologie dite scientifique 2 que nous souhaitons
ici détailler en analysant le segment précis des cinq premières phrases d’un article de
Paul Fraisse intitulé « Émotion » (Fraisse, 1995). Notre attention se portera sur différentes figures de rhétorique qui visent à « agir sur les destinataires de son discours,
pour leur faire avoir une opinion » (Molinié, 1992, p. 6).
P. Fraisse est une figure éminente de la psychologie expérimentale, spécialiste de la
perception du temps, du rythme, de la mémoire des mots et des images. Outre ses
nombreux travaux de recherche, il a publié des ouvrages de synthèse (Fraisse, 1966)
et codirigé avec Jean Piaget, en neuf volumes, le Traité de psychologie expérimentale,
paru en 1963, qui fera autorité pendant un quart de siècle. C’est P. Fraisse qui rédigera
lui-même le chapitre « Les émotions » du cinquième tome Motivation, émotion et
Philippe Spoljar, maître de conférences en psychologie clinique, université de
Picardie Jules-Verne, département de psychologie, chercheur au Centre d’histoire
des sociétés, des sciences et des conflits (upjv). [email protected]
1. Voir par exemple dans le domaine de l’économie, toujours présentée comme
exemplaire de démarche scientifique au sein des sciences « molles » grâce à ses
modèles mathématiques : L. Cordonnier, « Pourquoi les économistes se sont-ils
trompés à ce point ? » (2011).
2. Une analyse épistémologique approfondie a été faite par E. Jalley, notamment
dans sa Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle
une science ? (2007).
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personnalité (Fraisse, 1963), rassemblant les connaissances représentatives de la
psychologie expérimentale à cette époque et sur ce sujet. S’inspirant de cette
première étude, l’article « Émotion » paraîtra dans la deuxième édition de l’Encyclopaedia Universalis en 1984 et sera maintenu dans toutes les rééditions jusqu’à la
version électronique actuellement en vigueur. L’intérêt de ce texte, aux yeux de
l’auteur, lui a valu d’être reproduit dans le recueil Pour la psychologie scientifique.
Histoire, théorie, pratique (Fraisse, 1988a).
Cet article s’inscrit dans une longue tradition psychologique née vers le milieu du xixe,
essentiellement fondée sur les travaux de laboratoire, qui culminera avec l’autonomisation de la psychologie universitaire dans les années 1960, P. Fraisse ayant largement contribué à cette émancipation de la tutelle philosophique pour en affirmer la
scientificité, suivant ce principe que « toute psychologie fondamentale ou appliquée
part de l’étude du comportement » (Fraisse, 1982, p. 24), précisant toutefois que
« les situations ne sont qu’un déclencheur. Elles doivent être interprétées par
l’homme » (ibid.). Il s’agit ainsi d’un article de référence, fait par un auteur de référence et publié dans une encyclopédie également de référence, ce qui leste le propos
d’une autorité scientifique et morale que l’on hésite à contester 3.
Ce thème de l’émotion apparaît toutefois susceptible de s’appréhender selon des
angles disciplinaires et des référentiels théoriques différents, voire contradictoires, et
c’est en tant qu’un tel choix est non seulement possible mais également nécessaire
que réside l’intérêt épistémologique de considérer ce qui sera présenté comme la
vérité du phénomène révélée par la seule démarche pertinente. L’affirmation de
rigueur et de sérieux que fait valoir la psychologie scientifique tend à assurer dans
l’ordre du savoir la supériorité de sa démarche et permet d’aspirer, dans l’ordre du
pouvoir, à la plus grande légitimité institutionnelle. Ceci reste sans doute vrai de la
plupart des paradigmes tendanciellement dominants au sein des institutions universitaires, mais d’autres enjeux sont également discernables. Une réflexion sur un thème
aussi circonscrit que l’émotion peut en effet également promouvoir en filigrane une
vision normative de l’homme et de la société, en contribuant à la construction d’une
représentation collective de l’individu « adapté » à son environnement et répondant
ainsi à certaines attentes sociales que nous essayerons de préciser.
La première partie de notre réflexion porte sur l’introduction du texte, en tant que
temps et lieu d’ouverture d’un discours qui pose ses fondations, c’est-à-dire situe un
espace d’intelligibilité et dessine les contours d’un type de rationalité selon son paradigme de référence pour construire son objet, ceci de façon largement implicite. Est
précisément en question dans cette étude la forme d’un énoncé, modelée par de
multiples stratégies rhétoriques qui contestent son objectivité face à une réalité supposée se livrer « telle qu’en elle-même » à un regard suffisamment consciencieux. Cet
article débute par les phrases suivantes :
3. Cette réticence a été ainsi décrite par B. Matalon (1996, p. 10) : « Après avoir
constitué pendant longtemps un élément de critique et de subversion face aux
autorités traditionnelles, la science est devenue, dans notre société occidentale
de la deuxième moitié du xxe siècle, la principale source d’autorité et de légitimation. Il est maintenant difficile de s’opposer à ce qu’on affirme être “scientifiquement prouvé”. »
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Expliciter les troubles de la conduite que nous nommons émotion renvoie à une expérience complexe qu’il est difficile de décrire. L’expérience émotionnelle est conscience
de troubles de la perception et de la représentation, d’intenses sensations musculaires
et viscérales, mais aussi de réactions émotives que nous saisissons dans notre comportement comme dans celui d’autrui. »
À partir de ces prémisses l’auteur développe les rubriques intitulées « L’émotion
comme conduite », « Les situations émouvantes » et « Les réactions émotives »,
insistant largement sur les désordres causés par des réactions émotionnelles et soulignant les effets de leur essentielle inadaptation.
Ces toutes premières phrases de l’article mettent en place une axiomatique soutenue
par plusieurs évidences non problématisées et par l’élimination très rapide de « quantités négligeables » et autres points de vue « infondés ». Le mouvement de délimitation du propos opère un découpage préliminaire assez radical portant sur la nature, la
consistance et la réalité même des phénomènes étudiés. Un implicite installe une
scène ordonnée sur laquelle va pouvoir se déployer ultérieurement une méthodologie
dont la rigueur formelle serait garante de vérité. L’objet résiduel, l’émotion, dont une
meilleure connaissance nous est proposée, apparaît comme la résultante d’une multitude d’opérations opaques de cadrage et filtrage. Cette épure du réel qui permet de
glisser un lambeau de réalité sous l’optique de son microscope confine à la virtualisation de cette réalité qui pourra alors s’inscrire dans un ensemble constituant « l’homme
expérimentable ». Après quoi le déploiement des procédures peut se maintenir dans
un espace de pensées et d’objets homogènes, dans une réalité pacifiée et aménagée
pour éviter toute tension épistémologique. Cet imaginaire est engendré par l’efficacité
d’un énoncé dont nous proposons une brève analyse « littéraire ».
Les procédés rhétoriques
« On peut définir l’émotion comme… » : l’emploi de ce pronom justement appelé
impersonnel, « on », donne d’emblée l’impression d’être face à un énoncé à validité
universelle, indépendant de l’énonciateur, caractéristique de la démarche scientifique
dans la mesure où une loi ne peut dépendre des singularités de celui qui l’énonce. Il
existe toutefois suffisamment de contradicteurs à l’évaluation proposée du phénomène émotionnel pour justifier la relativisation d’un statut qui se situerait au-delà de
tout débat contradictoire. Les différentes branches de la psychologie proposent
d’autres approches qui s’inscrivent elles-mêmes dans des paradigmes différents et
transversaux à ces sous-disciplines. Au demeurant, si l’on peut ainsi définir l’émotion,
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« On peut définir l’émotion comme un trouble de l’adaptation des
conduites. En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques,
cette définition exclut des acceptions trop vagues du mot “émotion”,
comme dans l’expression “une émotion esthétique”, et plus généralement
l’emploi du mot “émotion” comme synonyme de “sentiment”. Les sources
de l’ambiguïté du concept d’émotion apparaîtront nettement par la suite ;
mais on peut admettre dès l’abord cette définition si on veut bien reconnaître que subsumer sous un même mot la colère ou la peur et les sentiments
de plaisir et de déplaisir, c’est s’enfermer dans de faux problèmes et se
condamner à la confusion intellectuelle. »
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on pourrait donc, en toute logique, la définir autrement, ce qui est attendu dans une
visée encyclopédique du savoir, ce dont l’article ne fait aucunement état : « on peut »
signifie « on doit ».
« … un trouble de l’adaptation des conduites » : il s’agit donc d’un trouble. L’émotion
serait ainsi, objectivement, en tout état de cause, un fait d’essence pathologique.
P. Fraisse aurait pu considérer initialement l’émotion comme un éprouvé (parfois
agréable, parfois pénible) ou bien comme un phénomène plus global, mais le caractère
morbide s’impose comme essentiel, quasiment ontologique, assurément primaire.
Dans « Les émotions », cette question « fort débattue depuis cinquante ans » restait
encore ouverte : « L’émotion est-elle un désordre de la conduite ou au contraire une
réaction organisée ? » (Fraisse, 1963, p. 114). La prééminence pathologique était
toutefois déjà largement accentuée, étayée en ce sens sur certaines considérations de
P. Janet (1928) et également d’H. Wallon (1949). Cette position est désormais considérée comme définitivement acquise. Sans avoir circonstancié la délicate distinction
entre le normal et le pathologique, l’auteur relègue dans le seul registre de l’anomalie
un phénomène aussi large et polymorphe. Remarquons ici que l’image d’une normalité
exempte de tout parasitage émotionnel s’évalue dans d’autres savoirs comme caractéristique d’un état pathologique. C’est alors cette adaptation non troublée émotionnellement qui doit être considérée comme un trouble. Il s’agit par exemple de la
« pensée opératoire » (Marty), de « l’alexithymie » (Pédinielli), du « banal » (Sami-Ali),
du « faux-self » (Winnicott) qui s’exprime par exemple dans le « syndrome de l’enfant
sage ».
« En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques » : il y a donc un donné
empirique dont on ne saurait douter, ces « faits », d’emblée associés à un certain type
de désordres. Ce qu’est un fait psychologique est non problématisé, puisqu’il ne s’agit
guère d’autre chose que d’un fait physiologique. S’il est peu contestable de devoir
procéder à une distinction entre émotion et sentiment, l’imposition d’une coupure bien
nette entre les deux champs sémantiques reste tout à fait artificielle, laissant croire
ou du moins supposant que l’on opère le réglage d’un mot comme on procède à la
mise au point d’un instrument de mesure. Elle permet avant tout d’éviter la mise en
défaut d’un appareillage méthodologique qui, en tant que tel, n’a aucun moyen d’évaluer ces termes, mais seulement de mettre en œuvre les variables dites « opérationnalisées », essentiellement dépendantes de la théorie. Au centre se trouverait donc un
phénomène émotionnel à saisir tel qu’en lui-même, compris comme une manifestation
pleine, immédiate et authentique de la réalité, autour de laquelle se dispersent des
scories dont on ne sait que faire et qui vont être méthodiquement évacuées.
Le terme « catégorie » est essentiel, mais il ne peut que renvoyer à une opération
complexe dans la mesure où l’activité catégorisatrice intervient également, dans le
champ des sciences humaines, sur la constitution même de l’objet à connaître, s’agissant là de « catégories interactives » (Hacking, 2001). La connaissance scientifique
ambitionne de saisir non pas des essences mais des relations, et « si ces rapports sont
dans la nature, l’identification des éléments de comparaison, le choix de tel ou tel
caractère supposé différenciant comporte une part d’arbitraire » (Grange, 2011, p. 4).
L’auteur s’en tient pourtant à ces naturalia qui s’offrent directement aux sens
– « Observer, c’est se contenter de voir », résume Foucault (1966, p. 146) – confor-
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mément à un positivisme étroit qui n’a lui-même plus cours dans les sciences dures
depuis la fin du xixe siècle. La naturalisation des choix s’avère être le ressort constant
de toute posture idéologique, à l’œuvre par exemple dans l’idée des « lois naturelles
du marché ».
« … cette définition exclut des acceptions trop vagues du mot “émotion”, comme
dans l’expression “une émotion esthétique”, et plus généralement l’emploi du mot
“émotion” comme synonyme de “sentiment” » : l’auteur effectue un travail lexico­
graphique (définition, acception, expression, emploi, mot) en donnant à penser par
ailleurs qu’il ne s’occupe que de délimiter et d’ordonner des « faits ». En excluant
certaines fausses valeurs du « mot », il affirme sortir de la confusion et prétend mieux
cibler la « chose ». Toutefois, comment se dispenser de prouver que l’on a utilisé le
juste sens du mot ? L’ajustement permanent et réciproque du signe, du sens et du
référent, glisse ici vers ce cercle qualifiable de vicieux : le mot est juste parce qu’il
désigne exactement la chose… mais quelle chose ?… celle désignée par le mot juste 4.
Lorsqu’il est question de phénomènes qui ne sont pas suffisamment bornés dans leur
extension comme peuvent l’être les phénomènes physiques (par exemple la nomination des couleurs indexées sur la fréquence d’ondes lumineuses), la valeur accordée
au mot dépend pour une part décisive de ce qui est supposé à propos de la chose (le
phénomène émotionnel) ; et l’extension de la chose dépend du sens du mot utilisé
pour la désigner.
Cette discussion ne reproduit pas la Querelle des Universaux opposant nominalistes
et réalistes, mais décrit simplement le procédé par laquelle l’auteur postule une liaison
transitive assez spontanée entre le signe et son référent. L’art rhétorique consiste à
substituer à une réalité malmenée un référent interne à son discours, ajusté sur
mesure, permettant de réduire, voire de faire purement et simplement disparaître, ce
qui déborde le domaine d’expertise propre de l’auteur. L’inconnaissable par la méthode
coïncide avec l’absent dans la théorie, et donc avec l’inexistant dans la réalité.
L’énoncé finit effectivement par circonscrire ce qu’il vise, mais le prix à payer pour
cela semble assez élevé, puisque l’on peut toutefois fortement douter : que l’émotion
soit primitivement un désordre (ce trouble pourrait être un effet secondaire éventuellement pénalisant, par excès ou par défaut…) ; que cet aspect soit central (l’émotion
est bruyante et visible quand elle nous dérange, plus discrète quand elle nous sert ou
nous satisfait…) ; que l’on puisse exclure, d’un simple geste, de la compréhension du
phénomène émotionnel par exemple ce qui a trait à l’émotion esthétique, quand il
apparaît que c’est avant tout l’option théorique qui impose sa grille de lecture. Il s’agit
là de ce que J.-L. Beauvois appelle « dispositif propagandiste » (Beauvois, 2007,
p. 42), par lequel les cadres référentiels se trouvent biaisés pour que les « données »
présentées ne couvrent qu’une partie restreinte et orientent l’information possible.
« Les sources de l’ambiguïté du concept d’émotion apparaîtront nettement par la
suite », alors qu’elles sont immédiatement visibles, comme il ressort des remarques
précédentes. C’est pourquoi reporter à un examen ultérieur les ambiguïtés (qui ne
seront d’ailleurs pas levées) n’est sans doute pas neutre, mais ressortit à la même
4. L’exemple classique est : Que mesure ce test ? L’intelligence. Et qu’est-ce que
l’intelligence ? Ce que mesure le test.
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stratégie : celle qui pose une perspective première, et donc fondamentale, considérée
de fait comme la plus importante, pour envisager ensuite, dans un second temps, ce
qui devient par conséquent secondaire, en posant ces autres « faits » comme intelligibles uniquement par rapport à la perspective principale (qui n’est que celle de
l’auteur, et non du supposé fait). Cette séquence (horizontale) est la projection d’une
hiérarchisation (verticale). Il s’agit bien d’un jugement qui ne dit pas son nom, et n’est
pas justifié, de l’ordre d’un préjugé, donc, afin que le phénomène puisse s’insérer dans
la place précise que lui accorde la théorie, elle-même contrainte par sa méthode, ellemême déterminée par l’histoire de la discipline, elle-même portée par les enjeux
sociaux du savoir.
« … mais on peut admettre dès l’abord cette définition si on veut bien reconnaître que
subsumer sous un même mot la colère ou la peur et les sentiments de plaisir et de
déplaisir, c’est s’enfermer dans de faux problèmes et se condamner à la confusion
intellectuelle » : l’argumentation recourt ici à un sophisme. On peut être effectivement
tout à fait d’accord pour différencier les émotions (colère ou peur) et les sensations
(voire les qualités de plaisir et de déplaisir d’une sensation telle que le chaud ou le
froid), ceci sans aucunement admettre la définition proposée. Il y a bien la forme du
raisonnement déductif (si… alors…), mais seulement la forme. C’est un paralogisme.
Si on reconnaît (une évidence)…, alors on admet (que j’ai raison). On retrouve là les
procédés du marketing politique (« Si vous pensez qu’il faut plus de justice dans notre
pays, alors vous êtes d’accord avec mon programme électoral »).
« Expliciter les troubles de la conduite que nous nommons émotion renvoie à une
expérience complexe qu’il est difficile de décrire » : il est donc finalement admis,
temporairement du moins, que le phénomène émotionnel est complexe, quand tout
ce qui précède rejetait cette complexité dans les limbes de la confusion. L’auteur
renvoie à une expérience qui correspond indubitablement, dans ce contexte, à un
éprouvé global et à une épreuve humainement traversée par une personne. Le terme
« expérience » est donc utilisé dans le sens de sa portée expérientielle, à l’opposé de
son sens expérimental omniprésent dans le reste du texte. L’auteur joue sur les deux
registres : il obtient l’assentiment du lecteur en l’engageant dans une perspective qu’il
contredit en utilisant une autre valeur du terme. Ceci lui permet de s’orienter tacitement vers le champ de la psychologie expérimentale plutôt que vers celui d’une
analyse par exemple plus phénoménologique ou clinique, qui a justement pour objet
ce champ expérientiel que l’on croyait pourtant évoqué. Et, à partir de cet arrière-plan
aménagé par l’usage de ce mot, tout l’effort de l’auteur va justement consister à
contourner cette complexité puis, selon la méthode analytique cartésienne, réduire le
phénomène à ce qu’il affirme être ses constituants élémentaires.
Dans sa forme même, l’énoncé, dans la succession des termes qui le composent, est
construit comme une figure de style, en deux périodes : « Expliciter les troubles de la
conduite / que nous nommons émotion… » Cette pragmatique efficace nous confirme
tout d’abord qu’il y a des troubles de la conduite ; ensuite, que ceci, c’est ce que l’on
appelle « émotion ». L’hypothèse théorique se transmute en constat empirique.
« L’expérience émotionnelle est conscience de troubles de la perception et de la représentation, d’intenses sensations musculaires et viscérales, mais aussi de réactions
émotives que nous saisissons dans notre comportement comme celui d’autrui » :
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l’émotion est confirmée comme réaction, plutôt que comme interaction par exemple,
et d’essence fondamentalement pathologique. La fin de cette exposition relève d’une
rhétorique assez précise en se refermant sur un « nous » incluant le lecteur : ce « nous
saisissons dans notre comportement » paraît déroger aux règles les plus élémentaires
de la scientificité, l’aspect introspectif de cette observation confinant à l’hérésie. Un
tel écart ne peut qu’être mis au compte d’une intention, portée par cette figure
nommée « péroraison », dont la finalité consiste à sceller la capture de l’esprit de son
public – « La péroraison est l’une des cinq parties canoniques du discours : c’en est
le couronnement. C’est dire l’importance de ce moment ultime, qui est le dernier feu
de l’orateur et doit de ce fait produire l’impression décisive pour emporter la conviction
des auditeurs » (Molinié, 1992, p. 267). Il s’agit bien en fait d’une saisie intellectuelle,
personnelle du lecteur et nous avons presque envie de dire… « émotionnelle ».
En substance, cette mise en scène discursive joue avec des procédés rhétoriques tels
que l’analogie (infondée), la décontextualisation (arbitraire), la généralisation (abusive),
la recatégorisation (injustifiée), le transfert de sens (illégitime). Sa fonction consiste
également à préparer les esprits à trouver naturelle et sans doute « évidente » la position de l’auteur, ce qui permet en fait de privilégier telle perspective, telle méthode,
telle idéologie. Cette description prétendument objective n’a fait que formater son
objet afin de le faire rentrer dans les formes d’intelligibilité autorisées par les contraintes de la méthode et ordonnées par la théorie. Se confirme ici aisément que « c’est la
théorie qui décide d’abord de ce qui est observable (Einstein) » (Castoriadis, 1972,
p. 225). Certains enjeux de ce dispositif d’effacement restent toutefois à expliciter.
La rencontre d’une attente sociale
Au sortir de cette dramaturgie du savoir, nous pouvons nous demander ce qu’il
« reste » de l’émotion telle que nous sommes censés l’éprouver et nous interroger
également sur le statut de la personne humaine (nous et autrui) qui porte cette expérience. Il semble en rester peu de chose… La réduction (nécessaire, au demeurant)
opérée par la conceptualisation, qui est aussi une schématisation, a abouti ici à une
destruction sévère de son objet, ce qui rend moins paradoxale cette phrase du mathématicien R. Thom : « Tout ce qui est rigoureux est insignifiant » (Thom, 1968, p. 10)
ou cette variante : « Ce qui borne le vrai, ce n’est pas le faux, c’est l’insignifiant »
(Thom, 1980, p. 127). Mais P. Fraisse affirme : « Je demeure convaincu que la
science a ses lois, ses méthodes, son indépendance. Au laboratoire, je suis résolument
positiviste » (Fraisse, 1982, p. 24). Ce monde du laboratoire semble se refermer sur
lui-même, en marge de l’engagement profond et durable de l’auteur dans le personnalisme d’Emmanuel Mounier. Il devient également collaborateur de la revue Esprit et
insiste sur la nécessité politique de « s’engager dans les combats pour la justice et la
vérité » (ibid.). Il y aurait alors plusieurs ordres de vérité, sans doute étanches, ce que
P. Fraisse laisse supposer dans ses réflexions sur « les trois psychologies » (Fraisse,
1988b).
Au-delà d’une connaissance résiduelle de l’émotion, nous nous interrogeons sur le
destin social d’une image aussi appauvrie de l’humain, ce normopathe chronique,
malade d’être saisi par l’émotion. Le succès de la psychologie scientifique, depuis le
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milieu du xixe, qui est aussi l’histoire de ses vérités dépassées, s’articule forcément à
quelques traits forts de notre environnement culturel pour pouvoir ainsi s’assurer
d’une audience aussi importante dans les institutions et la société civile. Le scientisme
est cette idéologie 5 selon laquelle seules les sciences (positivistes et essentiellement
expérimentales) permettent d’atteindre en tout domaine, y compris donc dans les
sciences humaines et sociales – seules concernées par notre propos –, une connaissance fiable et seule valide. S’opposant à ce postulat, sans doute indémontrable,
G. Tiberghien et J.-L. Beauvois estiment que « l’opérationnalisme, le pragmatisme, le
réductionnisme et l’empirisme (conséquences d’un positivisme triomphant) sont inséparables du mode de production capitaliste et sont aussi à la base de la psychologie
scientifique à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Le physicalisme sous-tend, de
façon évidente, le modèle psychologique de l’homme-machine, idéologie en phase
avec le monde taylorien qui s’impose aux États-Unis à cette époque » (Tiberghien et
Beauvois, 2008, p. 148).
Ces considérations semblent pouvoir interroger deux convictions particulières présentes dans l’article de P. Fraisse. 1) Le texte inverse en deux points la conception darwinienne de l’émotion (1872), qui constitue le fond épistémologique de la psychophysiologie. L’émotion a été considérée par Darwin comme instrument positif d’adaptation,
et donc nullement pathologique, assortie d’une forte capacité communicationnelle,
également au service de cette adaptation, ce qui s’oppose au profil morbide et solipsiste de l’individu ému en filigrane de cette étude ; 2) L’émotion telle que définie ici a
un contenu très proche de ce d’autres auteurs décrivent au titre du stress, et en
particulier du stress professionnel.
Le cadre limité de l’article ne nous permet qu’un bref développement de l’hypothèse
qui en découle, formulée en deux temps. L’émotion est assimilée à un phénomène
circonscrit à sa dimension physiologique, ce qui oriente le passage d’une émotion
adaptative dans un écosystème biologique à une émotion inadaptée dans un environnement social qui se conçoit à l’image de la vie professionnelle de millions d’employés
trop stressés ; en conséquence, le modèle de cet humain « opératoire » et désaffecté
serait celui d’un opérateur efficace et résistant aux effets du stress, conformément à
une certaine demande sociale.
Émotion ou stress ?
L’émotion et le stress ont une histoire scientifique commune qui débute par les
travaux de Cannon (1929) et s’infléchit ensuite vers les actuelles théories du stress à
partir de Selye (1956) 6 et sa description du syndrome général d’adaptation. « Darwin
et Cannon voyaient surtout l’essentielle utilité de l’émotion correspondant à une mobilisation du sujet », rappelle pourtant P. Fraisse (p. 144), qui préfère toutefois penser
que les émotions sont « à la fois un raté de l’action et des tentatives maladroites
5. L’idéologie se définit comme « tout système d’idées produit comme effet d’une
situation condamnée à méconnaître son rapport réel au réel » (G. Canguilhem,
« Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique ? », dans Idéologie et rationalité dans
l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 36).
6. Voir l’historique de cette question dans M. Vézina (2003).
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d’adaptation que l’expérience nous apprend à utiliser » (ibid.). En arrière-plan de cette
affirmation apparaît cet imaginaire de l’animal-humain qui subit les événementsstimuli, la physiologie pouvant rendre compte des processus sous-jacents à ces schémas comportementaux primaires de la fuite et de l’attaque, ainsi que des réactions de
stress. La réduction du phénomène émotionnel à celui du stress, lui-même réduit à sa
seule lecture éthologique et physiologique, devient patente lorsque l’auteur précise
que « l’émotion correspond donc à un décalage entre exigences de la situation et
moyens du sujet » (ibid.). Cette formulation est à peu près équivalente à la définition
désormais officielle du stress proposée par l’Agence européenne pour la sécurité et la
santé au travail : « Le stress est ressenti lorsqu’un déséquilibre est perçu entre ce qui
est exigé de la personne et les ressources dont elle dispose pour répondre à ces
exigences 7. » Nous comprenons dès lors mieux pourquoi l’émotion est appréhendée
comme pathologique, puisqu’elle coïncide avec le distress, c’est-à-dire le « mauvais
stress ».
Cette manière de contourner la complexité en prétendant l’analyser pour rabattre sur
un phénomène réduit, décentré et mesurable, n’est pas rare en ce domaine. V. de
Gaulejac l’a exemplifiée dans une étude (2010) portant sur le « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail » de P. Nasse et
P. Légeron (2008). L’intention affichée de ces auteurs était de « fixer clairement les
concepts utilisés, puis tracer une voie d’observation des faits couverts par ces
concepts qui soient aussi dégagés que possible des contingences conflictuelles qui les
entourent ». Sont ensuite détaillées les méthodes d’observation, scientifiquement
neutres et fiables. La lecture critique constate que les points de vue contradictoires
sont occultés, les dimensions sociales écartées au profit de la construction d’un indicateur simple, « selon des méthodes scientifiquement éprouvées », comme il se doit,
concernant justement le seul stress. Ainsi, « cette neutralisation du débat de fond,
sous couvert d’objectivation du phénomène, est une pratique courante dans […]
certains milieux scientifiques » (Gaulejac, 2010, p. 54) grâce notamment à la focalisation sur des questions de méthode. Les procédés scientistes poursuivent les mêmes
fins en utilisant le même lexique, la même sémantique, la même rhétorique.
Il reste à essayer de comprendre, sans bien sûr aucune prétention d’exhaustivité,
pourquoi l’individu désaffecté semble le plus « adapté » à son environnement.
L’ambiguïté de la notion d’adaptation
La « pensée opératoire » représente une des formes les plus accomplies de la pensée
et du comportement d’un individu non troublé par l’émotion. Celui-ci est réputé
normal, se positionne généralement hors de tout champ conflictuel et s’avère souvent
d’une grande efficacité professionnelle. N. Dumet dresse ainsi le portrait de cette
pensée indemne de tout parasitage émotionnel : « Il s’agit d’une pensée consciente
concrète […] Prévalent ici le rationnel, la logique, un certain cartésianisme. Cette
pensée est par ailleurs dénuée de toute valeur libidinale, érotique comme agressive.
On peut la voir comme une modalité excessive de l’élaboration secondaire qui exclut
7. http://osha.europa.eu/fr/topics/stress/index_html/definitions_and_causes
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Aspects du scientisme dans l’article « Émotion » (Paul Fraisse)
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tout affect. […] Lors d’un entretien, [ces personnes] s’attachent à décrire exclusivement leurs symptômes et éventuellement des données biographiques ou professionnelles, il n’apparaît pas d’association subjective, de digression, de commentaires
affectifs, comme s’ils étaient parfaitement adaptés à la situation d’examen médical ou
à un “interrogatoire” réalisé par un somaticien » (Dumet, 2002, p. 53). Une telle
configuration psychique s’articule souplement à une attente sociale assez précise, ce
que souligne Kreisler, ayant « souvent remarqué l’influence des civilisations urbaines
qui encouragent les conduites de type “opératoire”, l’efficacité par le rendement, le
quadrillage du temps, la prévalence des activités imposées et concrètes au détriment
des autres… » (Kreisler, 2004, p. 1646). Il s’agit bien là d’un « agent » idéal, qui réagit
préférentiellement aux contraintes et contradictions par un ulcère plutôt que par un
conflit. Et il s’avère que « dans nombre d’organisations, les salariés […] doivent se
conformer à une pensée purement instrumentale qui représente une attaque en règle
de la pensée dans sa dimension associative » (Giust-Desprairies et Giust-Ollivier,
2010, p. 34). C’est en ce point que se croisent l’offre de modèles issus de la psychologie scientifique et une demande sociale d’exécutants efficaces, adaptés.
L’individualisation, la biologisation et la déconflictualisation des phénomènes humains
(psychiques et sociaux) émergent au cœur de ce paysage conceptuel autour de la
notion très ambiguë d’adaptation. P. Fraisse n’a pas souhaité dans son étude justifier
ce critère adaptatif négatif pour caractériser l’émotion, alors qu’il est le pivot même
de sa définition. Sans doute parce que cela est si évident qu’il faille s’adapter, comme
s’il n’envisageait aucunement, par exemple, que « l’inadaptation est elle-même un
moteur de l’élan vital » (Jakubowicz, 2010).
Ce terme d’« adaptation », enraciné dans la théorie de l’évolution, est particulièrement
ambigu en ce qu’il fonctionne comme concept dans plusieurs disciplines, dans des
contextes radicalement différents, de la biologie à la politique en passant notamment
par l’écologie, la sociologie, l’éthologie, la psychologie, et implique des transferts de
sens peu contrôlés entre ces registres. Dans son cadre évolutionniste initial, l’adaptation est une condition de survie aussi bien pour l’individu que pour l’espèce. La circulation, le croisement et la fécondation mutuelle des énoncés ont cet effet que
l’adaptation biologique et écologique se métamorphose en légitimant une adaptation
à un milieu social et économique donné, historiquement situé, culturellement modelé,
impliquant des rapports spécifiques entre individus, et groupes sociaux, qui transcendent sensiblement les schémas primaires de la fuite et de l’attaque. Ce transfert
conceptuel fait disparaître la singularité, voire l’existence même, des faits sociaux et
des faits psychiques. Sans qu’il n’y ait sans doute initialement aucune intention en ce
sens dans l’esprit de P. Fraisse, on constate aisément une disposition forte à nourrir
un imaginaire social, devenu prévalent, selon lequel il faut s’adapter pour survivre,
convergeant finalement vers cette doctrine du darwinisme social (Tort, 1985) qui
pose une exigence implicite d’adéquation, voire de soumission, à un environnement
social donné. Une telle conception de l’émotion, comme l’image de la personne
humaine qu’elle nourrit, en forme le bras armé, même si l’on peut s’en étonner chez
un chercheur qui précise que, pour lui, « la psychologie est la science de la personne »
(Fraisse, 1982, p. 24) et qui en vient même à s’interroger sur l’éventualité d’une
« unité d’inspiration » entre son noviciat chez les Jésuites, son engagement dans le
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Aspects du scientisme dans l’article « Émotion » (Paul Fraisse)
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personnalisme et ses efforts pour développer la psychologie comme une science
fondamentale. L’auteur sera même « tenté de conclure en ce sens », pour toutefois
expliquer que sa vision de la psychologie scientifique n’a finalement rien à voir avec
ces considérations et qu’il faut « ne pas mélanger les genres et éviter tout syncrétisme » (ibid.). La conclusion est sans ambiguïté : « Que l’on ne s’y trompe pas. En
réalité mes travaux ont été peu centrés sur la personnalité » (ibid.).
En substance, nous constatons que la rhétorique déployée dans ce texte donne une
illusion de rigueur et d’objectivité, tout en construisant un artefact qui rencontre différentes attentes sociales. L’affirmation de scientificité d’une telle théorie et la méthodo­
logie correspondante permettent de se dégager de « leurs interdépendances avec les
valeurs culturelles en cours et avec les modèles de l’homme qu’elles promeuvent »
(Santiago-Delefosse, 2008, p. 133). Le travail théorique se déploie initialement dans
un périmètre initial de légitimité et se mêle à l’imaginaire social à partir d’un phénomène prétendument objectivé fournissant différentes représentations et modèles pour
finalement confirmer un message social « adaptatif » conforme à certaines attentes
institutionnelles et organisationnelles. Ce langage descriptif devient normatif en
situant tout mouvement émotionnel du côté d’une conduite inadaptée, à la faveur de
sa projection-réduction sur la notion de stress.
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Bibliographie
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Nouvelle Revue de psychosociologie - 17
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Philippe Spoljar, Aspects du scientisme dans l’article « Émotion » (Paul
Fraisse). Essai d’analyse rhétorique de cinq phrases introductives
Résumé
L’analyse des phrases liminaires de l’article de P. Fraisse intitulé « Émotion »
relève différentes stratégies rhétoriques qui donnent une illusion de rigueur
et d’objectivité tout en construisant un artefact permis par la simplification
réductrice du phénomène émotionnel. Suivant les procédés scientistes habituels,
ce phénomène prétendument objectivé nourrit essentiellement la représentation
d’un être humain « opératoire », à l’image d’un acteur social efficace, pouvant
et devant résister au stress, au titre d’une normalité comportementale. Cet
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Aspects du scientisme dans l’article « Émotion » (Paul Fraisse)
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imaginaire théorique légitime une position idéologique qui porte un message
social normatif d’adaptation, conforme à certaines attentes institutionnelles et
organisationnelles.
Mots-clés
Émotion, idéologie, rhétorique, scientisme, stress.
Philippe Spoljar, Aspects of scientism in the article « Émotion » (Paul
Fraisse). Rhetorical analysis essay of five introductory sentences
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Keywords
Emotion, ideology, rhetoric, scientism, stress.
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Abstract
The analysis of the introductory sentences of the article of P. Fraisse entitled
Emotion finds various rhetorical strategies which give an illusion of rigour and
objectivity while building an artefact allowed by the reducing simplification of
the emotional phenomenon. According to the usual scientistic processes, this
allegedly objectified phenomenon feeds essentially the representation of an
« operating » human, just like an effective social player who must and be able to
resist the stress, in conformance with a behavioral normality. This imaginatory
theory legitimizes an ideological position which carries a normative social
message of adaptation, in compliance with certain institutional and organizational
expectations.
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