NoëlICI ET AILLEURS

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chronique
Noël
Alain
ici et
ailleurs
Du temps acheté
E
n Grèce, Syriza, le parti de la gauche radicale, est maintenant au pouvoir,
avec le mandat de renégocier la lourde dette du pays et de remettre en
question les politiques de réformes structurelles dictées par les institutions
prêteuses. Les discussions sont entamées, mais elles ne seront pas faciles, les partenaires estimant avoir déjà beaucoup fait pour soutenir un petit pays mal gouverné qui
représente à peine plus de 2 p. 100 du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro.
Et ce d’autant plus que toute concession à la Grèce risque de faire école. En Espagne, le tout nouveau parti Podemos, qui a été fondé il y a un an et présente un
programme assez semblable à celui de Syriza, devance maintenant le vénérable P
­ arti
socialiste ouvrier dans les sondages et se retrouve pratiquement à égalité avec le
Parti populaire de l’actuel premier ministre Mariano Rajoy. Or à elle seule, l’Espagne
pèse cinq fois plus que la Grèce, sa part du PIB de la zone euro se situant légèrement
au-dessus de 12 p. 100. Et après l’Espagne, il pourrait y avoir l’Italie.
Des concessions trop importantes risquent donc d’être lourdes de conséquences, et elles seraient très mal reçues par les électeurs des pays du nord de
l’Europe, les Allemands notamment, qui estiment avoir fait suffisamment pour
soutenir les pays en difficulté. En même temps, le poids de la dette étouffe les possibilités de reprise en Europe, et il condamne plusieurs pays à un régime d’austé­
rité dont ils ne voient pas la fin.
Vraisemblablement, un autre accommodement provisoire sera bricolé pour
tenter encore une fois de faire tenir une union monétaire sous-optimale dont on
ne sait plus comment se défaire.
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de
Montréal ; il est codirecteur, avec Miriam Fahmy, du livre
Miser sur l’égalité (Fides, 2014).
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OPTIONS POLITIQUES
MARS-AVRIL 2015
ici et ailleurs
Jamais nos gouvernements ne
sont apparus aussi désemparés.
M
ais comment en est-on arrivé là ? On peut, bien sûr,
en faire une question morale, et souligner la corruption, la duplicité et l’évasion fiscale qui ont marqué la
politique grecque depuis l’entrée du pays dans l’Union européenne. Mais ce ne serait voir qu’une partie du problème.
En 2008, par exemple, avant la crise financière, l’Espagne
réalisait un surplus budgétaire et avait une dette publique
moins lourde, en pourcentage du PIB, que l’Allemagne. Ce
sont la crise économique et les politiques d’austérité subséquentes qui ont fait exploser la dette espagnole, qui atteint
maintenant presque 100 p. 100 du PIB.
On pourrait aussi, à juste titre, blâmer l’euro, qui a alimenté les déséquilibres en dotant une économie fortement
exportatrice comme celle de l’Allemagne d’une monnaie
relativement sous-évaluée, pendant que des économies plus
fragiles, la Grèce et l’Espagne par exemple, se retrouvaient
avec une monnaie trop forte, sans bénéficier, comme les régions d’une fédération, de mécanismes de péréquation qui
en auraient compensé partiellement les effets négatifs.
Mais il y a plus. À l’échelle mondiale, le poids de la
dette, publique et privée, a atteint des niveaux sans précédent. Entre 2007 et 2014, selon un rapport du McKinsey
­Global Institute paru en février, la dette mondiale s’est accrue de 57 000 milliards de dollars, pour atteindre 286 p. 100
du PIB mondial. Dans pratiquement tous les pays, la part
de la dette dans le PIB a crû pendant cette période. La dette
publique, notamment, a atteint un tel niveau que, dans bien
des cas, la croissance ou les politiques d’austérité ne suffiront
pas à en venir à bout. Les Grecs sont rendus à cette étape.
D
ans un livre qui a suscité beaucoup de discussions en
Allemagne et qui vient de paraître en français (Du temps
acheté : la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique),
Wolfgang Streeck, sociologue à l’Institut Max-Planck pour
l’étude des sociétés, voit dans l’impasse actuelle liée à la dette
un symptôme d’une crise plus large qui concerne le fonctionnement même de nos sociétés démocratiques.
La crise actuelle, explique Streeck, est triple : une crise
bancaire, liée à un excès de prêts douteux qui mettent tout
le système bancaire en péril ; une crise fiscale, causée par la
croissance presque ininterrompue des dettes publiques au
cours des dernières décennies ; et une crise de l’économie
réelle, marquée par une croissance faible et, en Europe du
moins, des taux de chômage élevés. Nous n’avons jamais
vu nos gouvernements aussi « désemparés », dépourvus de
réponses autres que temporaires pour faire face à ces crises,
observe-t-il. Nous vivons sur « du temps acheté ».
Pour Streeck, le problème prend sa source dans la
tension constitutive entre la démocratie et le capitalisme.
Après la Seconde Guerre mondiale, cette tension s’était
résolue par la constitution d’un nouvel équilibre qui accordait la priorité au plein emploi, faisait place à la négociation collective et permettait l’avènement de la protection
sociale, dans un contexte de libéralisation des échanges internationaux. Le grand compromis social de l’après-guerre
conciliait ainsi la quête du profit et de la croissance avec les
aspirations démocratiques à une plus grande justice sociale.
C’est ce compromis qui a été remis en question dans
les années 1980 : au nom du marché et de la compétiti­
vité, on a affaibli les syndicats, resserré la protection sociale
et déréglementé les institutions financières. Mais dans le
bras de fer qui a suivi, il est apparu plus facile de diminuer
les revenus de l’État — pour « affamer la bête » — que de
couper dans les dépenses, l’endettement permettant en
quelque sorte de satisfaire tout le monde. À peu près en
même temps, des institutions financières déréglementées
contribuaient à une hausse concurrente de la dette privée,
qui deviendra en partie publique après les sauvetages financiers de 2008.
Incapables de véritablement concilier la démocratie
et le capitalisme, nous aurions ainsi vécu sur « du temps
acheté », pour nous retrouver aujourd’hui avec des États de
moins en moins souverains, dont l’horizon principal est
devenu la réalisation de surplus budgétaires récurrents dans
le but de payer la dette. Dans ce monde, un peu comme
dans celui de Thomas Piketty, seuls les rentiers triomphent.
Streeck ne propose pas véritablement de voie de sortie, sauf peut-être une remise en question de l’euro. Les
problèmes actuels sont tels, explique-t-il au départ, qu’il
n’existe peut-être pas de solution. Mais en remettant à
l’avant-plan la démocratie, plutôt que les lois inéluctables
du capitalisme comme Piketty, Streeck laisse tout de même
une porte entrouverte. Et il nous ramène à Syriza et à
­Podemos, qui au minimum redonnent une voix aux premiers concernés, ces citoyens qui contestent l’emprise sur
leur pays de politiques punitives et contre-productives,
qu’il faudra bien finir par revoir pour permettre une reprise
soutenable et juste. n
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MARCH-APRIL 2015
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