Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme

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telles les oppositions entre « matérialisme » et « spiritualisme », « mécanisme » et « dialectique »,
ou « théorie » et « pratique ». Nées de l’opposition à l’anti-positivisme de la droite littéraire des
années 1930, leur fortune s’est révélée beaucoup plus durable.
Références
Matonti, F., 2005. Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Découverte, Paris.
Mazuy, R., 2004. Des voyages aux doutes : Georges Friedmann en URSS. In: Grémion, P., Piotet, F. (Eds), Georges
Friedmann : un sociologue dans le siècle, 1902-1977. CNRS Éditions, Paris, pp. 21-28.
Mathieu Hauchecorne
Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA-LabTop),
UMR 7217 CNRS, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, Université Paris Ouest-Nanterre,
59-61, rue Pouchet, 75849 Paris Cedex 17, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 16 janvier 2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.003
Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, W. Streeck.
Gallimard, Paris (2014). 400 pp.
Spécialiste allemand reconnu des relations professionnelles et de l’analyse des institutions du
capitalisme, Wolfgang Streeck présente dans cet ouvrage un diagnostic fouillé et pessimiste de la
crise actuelle de l’Union européenne, vue comme exemplaire de la rupture des liens entre capitalisme et démocratie. Tiré des conférences Adorno prononcées en 20121 , le livre met en exergue dès
son titre l’influence délétère et la résilience de la financiarisation du monde : « Du temps acheté »,
c’est-à-dire, au-delà de la dynamique du crédit, la fuite en avant d’échec en rebond. Sous l’égide
d’institutions non démocratiques, au premier rang desquelles figure la Banque centrale européenne, l’Union monétaire est en train de détruire la dimension sociale de l’Europe et d’entériner
la dictature des marchés financiers tout comme la domination de l’Allemagne néo-libérale. La voie
de sortie selon W. Streeck, en l’absence d’une perspective crédible d’approfondissement démocratique de la construction européenne, serait une réforme de l’Euro autorisant les dévaluations
et redonnant par là même des marges de manœuvre aux États-nations.
Le livre comprend en fait trois documents : le texte principal, chronique raisonnée des avatars
de l’État national et supranational en Europe des années 1960 à nos jours ; la postface, réponse
aux critiques formulées par Jürgen Habermas à l’édition allemande originale de 2013 ; et les notes
de bas de page, copieuses et souvent polémiques, qui apportent des compléments substantiels à
l’argumentation.
Les apports de l’ouvrage tiennent à sa puissance synthétique et à sa hauteur de vue. Rassemblant
en trois chapitres trois versions successives de l’État — l’État fiscal, l’État débiteur apparu à
l’occasion de la crise commencée en 2007, et l’État de consolidation cherchant à rembourser ses
dettes —, la narration montre le jeu des enchaînements qui ont conduit en Europe d’une situation
« fordienne » et « keynésienne » à une situation « hayékienne » où domine la loi des « gens du
1 Les « Frankfurter Adorno Vorlesungen » ou « Conférences Adorno » sont organisées annuellement depuis
2002 par l’Institut Für Sozialforschung (IFS) de Francfort en collaboration avec les éditions Suhrkamp :
http://www.ifs.uni-frankfurt.de/veroeffentlichungen/adorno-vorlesungen.
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marché » face à celle du « peuple national ». Il en résulte un double regard critique, sur les analyses
qui ont pu laisser penser que les compromis de l’époque antérieure allaient durer indéfiniment,
et sur les analyses actuelles qui sous-estiment l’impasse dans laquelle l’Europe est enfermée.
Friedrich Von Hayek apparaît alors comme le grand vainqueur, ayant tracé dès 1939 un programme
d’intégration fédérale et libérale qui apparaît aujourd’hui comme prémonitoire. Mais cette victoire
est la résultante d’une série d’aveuglements, d’erreurs et d’abandons, qui appellent aujourd’hui
prises de conscience et résistances, principalement sur une base nationale. L’analyse rejoint les
protestations des « Indignés » et du mouvement « Occupy Wall Street » tout en s’inquiétant de leur
faible audience. Le texte passe ainsi de l’étonnement à la révolte.
Les ressorts de l’argumentation combinent, dans une démarche revendiquée de socioéconomie, des éléments relevant de diverses disciplines : économie politique (plus que science
économique), sciences politiques, sociologie, analyse des institutions. Les auteurs utilisés sont
d’abord ceux de l’École de Francfort dont W. Streeck est partiellement l’héritier, et de grands politologues allemands tels que Fritz Scharpf et Ralf Dahrendorf. Le texte est aussi très inspiré par
Karl Polanyi, dont la vision d’ensemble est ici prégnante et dont certaines analyses sont reprises
et appliquées à l’actualité de l’Europe, l’impossibilité de dévaluer dans le cadre de l’Euro étant
rapprochée des contraintes qui résultaient de l’étalon-or.
On débouche ainsi sur une torsion majeure : le programme néolibéral qui s’impose actuellement
à l’Europe consiste « à utiliser la puissance des États forts afin qu’ils cessent d’être des États
interventionnistes » (p. 214). W. Streeck reste cependant muet sur les ressorts et les limites de
cette force des États qu’il s’agirait de réactiver et de réorienter en faveur des victimes de la crise
et de l’austérité.
Pour identifier les angles morts de ce point de vue, on peut sans doute revenir sur la position
de l’auteur à l’égard de l’École de Francfort, qui combine une utilisation et une prise de distance,
l’une et l’autre partielles. L’utilisation est celle, classique, des analyses de Theodor Adorno sur
l’aliénation culturelle et le développement des industries culturelles qui en sont le vecteur. La
prise de distance, bienvenue, porte sur la faiblesse des contributions de cette école de pensée à
l’économie. W. Streeck l’explique par le positionnement des auteurs dans cette ligne de pensée
post-marxiste, qui souhaitaient se dégager de l’économicisme souvent reproché aux premiers
marxistes. Mais cette explication, certes pertinente, est-elle suffisante face à l’étonnement, qui
demeure pour le lecteur, de voir une école de pensée post-marxiste majeure et des auteurs de
première grandeur, tels qu’Adorno et Max Horkheimer, se détourner de l’économie au moment
même où s’invente la macroéconomie ? Il en résulte un malaise quant au rapport que le texte de
W. Streeck entretient avec l’économie. L’auteur présente de nombreux graphiques et de nombreux
arguments économiques sans se situer dans la gamme des analyses macroéconomiques actuelles,
sans discuter les théories des zones monétaires et sans revenir sur l’éventail et les incertitudes des
analyses actuelles des crises.
L’interrogation rebondit alors sur une seconde mise à l’écart, qui interpelle elle aussi. W. Streeck
montre éloquemment la non-convergence actuelle des économies et des sociétés au sein de
l’Europe. Ses préconisations se centrent sur l’expression et le respect des différences institutionnelles, nationales voire étatiques. Mais, au motif qu’il privilégie l’étude de la crise actuelle
et la périodisation qui en découle, il a disqualifié d’entrée un autre courant de pensée socioéconomique majeur pourtant a priori pertinent ici, celui de la « variété du capitalisme » (p. 13).
Ce qui frappe pourtant dans la crise est, au-delà de la synchronisation de son départ, la variété des
réponses nationales, comme en témoignent la trajectoire des États-Unis et celles de petits pays
européens, pas tous dans l’orbite allemande. W. Streeck témoigne en définitive d’un pessimisme
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globalisant, qui le conduit par exemple à mentionner, comme en passant, la quasi-disparition et
l’impuissance des syndicats (p. 236).
Le paradoxe du livre apparaît ici dans cette posture de visionnaire anti-visionnaire, cette posture désenchantée d’un grand intellectuel allemand et d’un social-démocrate européen déçu, qui
constate et déplore l’envahissement de l’économie des marchés financiers et la « camisole de
force » de l’intégration européenne, mais se détourne de la diversité actuelle des disciplines et des
analyses qui complexifient les acteurs et démultiplient les déterminants de la crise actuelle.
Bernard Gazier
Centre d’économie de la Sorbonne (CES), UMR 8174 CNRS et Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, Maison des sciences économiques,
106-112, Boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris cedex 13, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 19 janvier 2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.004
Think tanks in America, T. Medvetz. University of Chicago Press, Chicago (2012). 344 pp.
Au mois de septembre 2014, le New York Times révélait, sur le mode du scandale, que de
nombreux think tanks situés à Washington recevaient des sommes importantes des gouvernements
étrangers pour produire des études conformes à leurs intérêts. Ce constat, qui provoqua de vives
réactions, invite à découvrir la brillante analyse de Thomas Medvetz consacrée au phénomène
des think tanks aux États-Unis, basée sur de nombreuses sources archivistiques ainsi que sur
quarante-quatre entretiens.
L’ouvrage, bienvenu dans un contexte où les organismes qualifiés de think tanks se multiplient
en Europe, tout comme les études qui leur sont consacrées, offre un regard renouvelé sur ce
phénomène. Le postulat — autoproclamé — de l’indépendance des think tanks (à l’égard du
champ politique, économique, académique, médiatique) est d’emblée écarté. Le lecteur échappe
ainsi à l’énumération, récurrente dans les travaux existants, visant à délimiter les « vrais » think
tanks de ceux qui ne le seraient pas. L’auteur invite, au contraire, à renverser la perspective
pour saisir les think tanks à travers leur dépendance. Cette dépendance politique, économique,
médiatique, mais aussi académique inscrit les think tanks dans un champ interstitiel, à la croisée
de ces différents secteurs professionnels.
Préférant la topologie sociale aux typologies habituelles, l’auteur montre ce que les organisations étudiées doivent à chacun des secteurs, en termes de ressources matérielles et symboliques,
et comment elles cherchent, en même temps, à s’en distinguer en permanence. Si des constats
similaires ont pu être faits à l’égard des professionnels de la démocratisation (Guilhot, 2005),
le cas des think tanks attendait une démonstration aussi aboutie. Bien qu’une place particulière
soit réservée aux organismes spécialisés dans les questions sociales (notamment la gestion de la
pauvreté), l’analyse s’appuie sur les données prosopographiques relatives aux employés de vingtdeux principaux think tanks américains (Hoover, Rand, Carnegie, Council on Foreign Relations,
etc.), ce qui permet de l’illustrer par des graphiques lisibles.
La démarche de T. Medvetz, inductive, part d’une question en apparence simple : « que sont
les think tanks » ? La démonstration est complexe puisque l’auteur analyse la genèse des think
tanks mais s’intéresse aussi à leur action, qui consiste à réguler la circulation du savoir et du
personnel entre les différentes sphères étudiées. Cette approche, socio-historique et empirique,
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