l`influence de Maurice Blondel sur la pensée de Gaston

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Aux origines de la prospective : l’influence de Maurice Blondel
sur la pensée initiale de Gaston Berger
Philippe Durance*
« La pensée philosophique 'trace' comme les
fraisiers et se propage par marcottage. On commence
par prendre racine dans l'esprit d'un autre et par se
nourrir de sa substance ; puis l'on pousse un rejeton qui
va s'implanter un peu plus loin et l'on finit par se
détacher entièrement de la tige primitive ».
Maurice Blondel, 18892
« Je veux comprendre ; je veux agir. Ces deux tendances qui
expriment, je le sens, le plus intime de mon être, tantôt s’entrelacent et
tantôt se repoussent, créant dans mon esprit une douloureuse
confusion »3. Ces quelques mots constituent les premières lignes du
mémoire de maîtrise en philosophie commis par Gaston Berger en
1925. Elle témoigne du commencement d’une quête qui conduira le
philosophe aixois, trente années plus tard, à formaliser l’idée de
prospective, destinée à réconcilier les sages et les puissants, i.e. la
philosophie et l’action politique, dans une attitude commune tournée
vers l’avenir.
*
Philippe Durance est docteur en sciences de gestion et professeur associé au
Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM) Paris. Ce texte est extrait d’un
article plus large, rédigé en préparation d’une intervention au XXXIIIe congrès de
l’Association des sociétés de philosophie de langue française (ASPLF) qui s’est tenu
à Venise (Italie) en août 2010 sur le thème « L’action. Penser la vie. ‘Agir’ la
pensée ». Il a ensuite été légèrement enrichi en vue de la publication inédite du
mémoire de maîtrise en philosophie de Gaston Berger, Les conditions de
l'intelligibilité et le problème de la contingence.
2
Lettre à Victor Delbos du 6 mai 1889, in Lettres philosophiques de Maurice
Blondel, Paris : Aubier Montaigne, 1961 ; cité par Pierre de Cointet in Emmanuel
Gabellieri, Pierre de Cointet (dir.), Maurice Blondel et la philosophie française,
Paris : Parole et Silence, 2007.
3
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité et le problème de la contingence,
1925 ; Paris : L’Harmattan, collection « Prospective », édition établie, présentée et
annotée par Philippe Durance et Nicolas Monseu.
14
Les conditions de l’intelligibilité
Gaston Berger défendra formellement dès 1955 la naissance
d’une science de « l’homme à venir », d’une « anthropologie
prospective » qui serait chargée d'étudier les différentes situations
dans lesquelles l’homme pourrait se trouver dans l’avenir. Le
philosophe appelle ainsi à anticiper les circonstances qui existeront
lorsque se développeront les actions préparées au moment de leur
détermination, pour ne pas « manquer demain les buts que nous
poursuivons, plus sûrement encore que nous n'avons manqué
aujourd'hui ceux que nous nous proposions hier »4.
Cette idée de prospective s’est construite à partir de deux
mondes, celui de la pensée et celui de l’action, celui du « voir » et
celui du « faire »5. Elle s’est inspirée de nombreux engagements et de
nombreux philosophes, parmi lesquels René Le Senne, Léon
Brunschvicg, Edmund Husserl. Mais, elle est surtout étroitement
associée à la pensée de Maurice Blondel, et plus particulièrement à sa
philosophie de l’action.
Gaston Berger a dû interrompre ses études très jeune. À l’issue
de la Première Guerre mondiale, décidé à les reprendre pour
poursuivre son rêve d’enseigner la philosophie, il fait la connaissance,
en 1919, à l’âge de 23 ans, de René Le Senne, alors professeur de
philosophie en classe de première supérieure au lycée Thiers, à
Marseille. Lors de leur première rencontre, Gaston Berger demande à
René Le Senne des conseils, à la fois pratiques et philosophiques. Ces
conversations dureront près de trente-cinq ans, liant les deux hommes
d’une « amitié la plus profonde et la plus vive »6.
Devant des qualités reconnues et les brillantes dispositions de
son élève, Le Senne l’incite à préparer une licence en philosophie et à
4
Gaston Berger, « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain. Essai
d’anthropologie prospective », Les Études philosophiques, nouvelle série, 11ème
année, 1, 1956, pp. 150-151 ; repris in De la prospective. Textes fondamentaux de la
prospective française, Paris : L’Harmattan, collection « Prospective », 2ème édition,
2008, textes réunis et présentés par Philippe Durance.
5
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 2.
6
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, Paris : Institut de
France, Académie des sciences morales et politiques, 1956.
Aux origines de la prospective
15
faire ainsi de son rêve une réalité. Après le baccalauréat, Gaston
Berger s’inscrit donc à la Faculté d’Aix. Il y suit pendant plusieurs
années les cours de philosophie. C’est à cette époque qu'il reçoit « sa
première nourriture philosophique »7. Il reconnaîtra plus tard, en un
mot resté fameux8, devoir beaucoup à cette faculté, qui ne l’a pas fait
être, mais qui l’a fait devenir l’être qu’il est devenu. Berger y
rencontre Maurice Blondel, déjà souffrant, qui y enseigne depuis
1896.
Gaston Berger connaîtra intimement Maurice Blondel et lui
restera très attaché durant de nombreuses années. Il suivra d’abord ses
cours, donnés « dans une petite salle des anciennes Facultés » où le
maître, à la voix « aux accents très variés, tantôt harmonieuse et
comme onctueuse, tantôt vive, emportée, passionnée », soulignait
« son exposé par des gestes nombreux. L’un d’eux, qui lui était
familier, suggérait l’idée d’un jaillissement et symbolisait
parfaitement la richesse et la nouveauté de sa pensée ». Il se rappellera
le philosophe « marchant devant la chaire, puis circulant dans la salle,
entre les bancs, comme poussé par une activité surabondante dont ni
son âge ni ses infirmités ne pouvaient avoir raison ». Plus tard, il
partagera d’autres moments avec Blondel, alors retraité, dans son
bureau « qu’envahissaient les plantes vertes », « secouant avec
vivacité une chaise basse qui était à la portée de sa main et dont les
mouvements scandaient les démarches de son argumentation ». Il le
verra quelquefois malade, mais jamais vieux, tant le maître accordait
une attention éveillée à l’actualité, était curieux de toutes les
nouveautés et ouvert à toutes les initiatives. Il donnait à ceux qui le
consultaient « un surcroît d’élan et un complément de forces pour
aborder les difficultés et en triompher »9. Parallèlement à leurs
7
Georges Bastide, « Gaston Berger et la philosophie de la spiritualité militante », in
René Lacroze (dir.), Hommage à Gaston Berger, Aix-en-Provence : Annales de la
Faculté des Lettres, n° 42, éditions Ophrys, 1964, pp. 39-52.
8
Bernard Guyon, « Allocution », in René Lacroze (dir.), Hommage à Gaston
Berger, op. cit., pp. 5-8.
9
Gaston Berger, « Hommage aux philosophes aixois », Les Études philosophiques,
Paris : Presses universitaires de France, nouvelle série, 13ème année, 2, 1958, pp.
115-122.
16
Les conditions de l’intelligibilité
rencontres, Berger et Blondel ont entretenu des échanges épistolaires
réguliers : durant vingt-cinq ans, de 1924, année des premières lettres,
à 1949, quelques mois avant la mort de Blondel, ce ne sont pas moins
de cent dix courriers que les deux philosophes ont échangés10. Les
deux hommes auront en commun le souci du concret, le refus d'un
certain intellectualisme, le rejet de « l'attitude de ces savants, de ces
abstracteurs, [...] de ces jacobins de gauche et de droite qui, volontiers
oublieux ou dédaigneux des réalités concrètes et toujours nouvelles,
s'éprennent de leurs idées, et tranchent tout du haut de leurs systèmes,
comme si les théories étaient la mesure des hommes et des choses »11.
En 1924, Gaston Berger passe une licence en philosophie sur
le thème « Liberté individuelle et solidarité sociale ». Maurice Blondel
l’encourage alors à poursuivre et à traiter, dans le cadre d’une
maîtrise, le sujet de la contingence. Les deux hommes ont de
nombreux échanges durant la préparation de ce travail. Berger
soutient effectivement en 1925 un mémoire sur Les conditions de
l’intelligibilité et le problème de la contingence, pour lequel il obtient
les félicitations du jury et la mention « très bien ». Il montre dans cette
recherche que pour comprendre le monde, pour que le monde soit
intelligible, l'explication déterministe proposée par la science n'est pas
suffisante : elle se heurte à des impossibilités et à des contradictions. Il
ne la rejette pourtant pas entièrement, car elle revêt à ses yeux deux
intérêts : proposer une représentation du monde et permettre de
« calculer d’avance ses modifications futures »12. Mais, il ne s'agit
bien que d'une représentation et, pour rendre cette explication plus
« réelle », Berger va établir le rôle essentiel de la contingence. Il
aboutit à la conclusion que la science est logiquement nécessaire, mais
ontologiquement contingente et que la contingence est, en définitive,
« nécessaire à la liberté et à l’action vraiment réelle et efficace de
10
Nicolas Monseu, La phénoménologie déplacée. L’itinéraire philosophique de
Gaston Berger, Louvain-la-Neuve, Institut supérieur de philosophie, 1999.
11
Maurice Blondel, « Le procès de l'intelligence », in Paul Archambault et al., Le
procès de l'intelligence, Paris : Bloud & Gay, 1922, p. 228.
12
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 52.
Aux origines de la prospective
17
l’homme »13, objectif que Berger poursuivra avec la prospective.
Blondel considérera que ce travail « dénote une remarquable vigueur
et maîtrise de pensée », témoignant « d’un esprit déjà mûr, à la fois
exigeant et prudent ». Il y verra « la promesse d’une thèse de doctorat
et d’une œuvre qui, complétée et développée, aura une très réelle
portée »14.
Berger situe d'emblée son travail sur « le terrain de
l'épistémologie contemporaine »15. Il le nourrit de certains travaux
commis par Maurice Blondel16 et par quelques maîtres de ce dernier17.
On y trouve donc naturellement de nombreuses empreintes du
philosophe d’Aix. D'une manière générale, en s'inscrivant dans une
recherche sur l'intelligibilité, il rejoint une préoccupation de Blondel
et de sa recherche sur l'action18. Plus spécifiquement, la lecture des
13
Ibidem, p. 71.
Observations de Maurice Blondel faites en vue de la soutenance de Gaston
Berger, reprises in Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit.
15
Lettre de Gaston Berger à Maurice Blondel du 18 juillet 1924, repris in Gaston
Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit.
16
Outre L'action de 1893, Gaston Berger fait référence à un second ouvrage de
Maurice Blondel, Le procès de l’intelligence, Paris : Bloud & Gay, 1922. Ce dernier
est en fait un ouvrage collectif rassemblant les textes de cinq auteurs, parus dans La
Nouvelle Journée entre 1920 et 1921, avec pour objectif d'étudier « le rôle de
l'intelligence dans les diverses disciplines de la pensée et de l'action ». Blondel y fait
notamment la distinction entre connaissance notionnelle et connaissance réelle :
« par la première, nous fabriquons un monde de représentations, comme une cage de
verre dépoli où nous ne sommes en contact qu'avec des produits de l'industrie,
artificiata, [...] ; par la connaissance réelle, ce que nous cherchons, ce ne sont pas
des représentations, des images, des symboles [...] c'est la vive présence, l'action
effective, [...] l'union assimilatrice, la réalité » (p. 237).
17
Gaston Berger s'appuie à de nombreuses reprises sur certains travaux d'Émile
Boutroux, qui fut le maître et membre du jury de la thèse de Blondel, et de
Lachelier, qui fut le maître de Boutroux ; ces travaux ont servi à Blondel pour son
travail sur l'action (cf. à ce propos Claude Troisfontaines, « Blondel et la science. À
l'école de Boutroux et de Lachelier », in Emmanuel Gabellieri, Pierre de Cointet
(dir.), Maurice Blondel et la philosophie française, op. cit., pp. 141-157).
18
« En étudiant l'action, je puis dire que, servant encore la cause de la pensée, j'ai
tendu à rendre de plus en plus profondément intelligible ce qui n'est pas
immédiatement et spécifiquement intellectuel » (lettre de Maurice Blondel sur
14
18
Les conditions de l’intelligibilité
premières phrases frappe immédiatement par leur similarité avec la
thèse de Maurice Blondel sur l’action19, tant sur la forme que sur le
fond : même utilisation de la première personne, mêmes inquiétudes,
même appui sur une contradiction fondamentale issue de l'expérience,
même approche méthodologique, même esprit critique vis-à-vis des
méthodes scientifiques de l'époque. Autant de marques profondes des
relations qui, au-delà de celles qui lient un disciple à son maître,
montrent une véritable harmonie intellectuelle.
La question initiale posée par Maurice Blondel dans L’action,
qui en fait pour certains un précurseur du courant existentialiste, est
celle de la condition humaine : la vie a-t-elle un sens ? L’homme a-t-il
une destinée ? Pour tenter d'apporter une réponse à cette question,
Blondel va étudier ce qui s'impose d'emblée à l'homme dans sa
totalité : l'action. Il constate agir lui-même « sans même savoir ce
qu’est l’action », « sans connaître au juste ni qui je suis ni même si je
suis ». Il exprime alors la volonté de découvrir « ce qui se cache »
dans ses actes, considérant qu’il est « bon de proposer à l’homme […]
toute la plénitude cachée de ses œuvres, pour raffermir en lui, avec la
force d’affirmer et de croire, le courage d’agir »20. La « brutalité de
l’expérience quotidienne » le conduit à poser les termes du problème
de l’action entre deux opposés, la nécessité et la volonté : « d’un côté,
tout ce qui domine et opprime la volonté ; de l’autre, la volonté de tout
dominer ou de tout pouvoir ratifier ». L’homme semble pourtant avoir
des possibilités de choix limitées : il ne peut s’abstenir d’agir, car ne
pas agir appartient en définitive toujours au domaine de l'action21 ; et
l'Action reprise au Bulletin de la Société française de philosophie, tome 2, juillet
1902 (séance du 29 mai 1902), Constitution d'un vocabulaire philosophique,
fascicule 1 : A à Agir, pp. 151-192 ; repris in Maurice Blondel, Œuvres complètes,
tome 2 : 1888-1913, la philosophie de l'action et la crise moderniste, Paris : Presses
universitaires de France, 1997, p. 342).
19
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, Presses universitaires de France, collection « Quadrige », 1950.
20
Ibidem, p. VII.
21
Plus tard, Blondel écrira : « [...] toute décision qui se réalise est à la fois prise de
possession et privation de quelque chose : nous sommes toujours plus ou moins ce
qu'est notre action ; ce que nous faisons nous fait ; ce que nous ne faisons pas
Aux origines de la prospective
19
lorsqu’il agit, il ne peut que constater les différences entre ce qu’il
sait, ce qu’il veut et ce qu’il fait. « Mes décisions vont souvent au-delà
de mes pensées, et mes actes, au-delà de mes intentions. Tantôt je ne
fais pas tout ce que je veux ; tantôt je fais, presque à mon insu, ce que
je ne veux pas. Et ces actions que je n’ai pas complètement prévues,
que je n’ai pas entièrement ordonnées, dès qu’elles sont accomplies,
pèsent sur toute ma vie et agissent sur moi, semble-t-il, plus que je
n’ai agi sur elles. Je me trouve comme leur prisonnier […]. Elles ont
fixé le passé, elles entament l’avenir »22. Cette dialectique va servir de
toile de fond à Blondel pour « faire [sa] science de la vie »23.
La méthode qu'il se propose d'utiliser est purement réflexive24 ;
elle est en relation directe avec l'objet traité : la pratique, l'expérience
directe, réalisée par lui-même, car « on n'a que soi ; et les vraies
preuves, les vraies certitudes sont celles qui ne se communiquent
pas ». L'action concerne l'homme dans la totalité de ce qu'il est ; faire
une science de la pratique, de la vie, c'est donc faire une science de
l'homme. Elle ne peut pas être faite sans lui. Aussi Blondel rejette-t-il
avec véhémence la méthode de « tous ces théoriciens de la pratique
qui observent, déduisent, discutent, légifèrent sur ce qu'ils ne font
contribue également à nous définir », in « Principe élémentaire d'une logique de la
vie morale », Bibliothèque du Congrès international de philosophie, tome II, Paris :
Armand Colin, 1903; cité par Bertrand Saint-Sernin in Emmanuel Gabellieri, Pierre
de Cointet (dir.), Maurice Blondel et la philosophie française, op. cit. On trouvera
une réflexion identique chez un autre philosophe de l'action, Paul Ricœur, telle
qu'exposée notamment dans L'idéologie et l'utopie, Paris : Le Seuil, 1997.
22
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, op. cit., p. IX-X.
23
Ibidem, p. XII.
24
On peut supposer ici l'influence de Maine de Biran qui a accordé une importance
toute particulière à la méthode réflexive, qu'il identifie chez Descartes, « au moyen
de laquelle l'âme pensante, qui se dit moi, devient à la fois le sujet et l'objet de sa
vue intérieure, de son aperception immédiate » (Nouvelles considérations sur les
rapports du physique et du moral de l'homme, in Œuvres philosophiques, tome IV,
Paris : Librairie de Ladrange, 1841, p. 35). Maine de Biran a profondément marqué
les premières réflexions de Maurice Blondel, au point que L'Action reprend et
développe le « cogito biranien » (« je veux donc j'existe ») (cf. Pierre de Cointet, op.
cit.).
20
Les conditions de l’intelligibilité
pas ». Il préfère « livrer au creuset tout l'homme »25 qu'il porte en lui ;
la matière, c'est lui-même. Ce choix d'orientation de la recherche
impose de laisser la première place à la conscience de l'action, avant la
pensée sur l'action. Cette subordination est dictée par l'objet étudié,
car « l’obligation d’agir est d’un autre ordre que le besoin de
connaître »26. Et l'unique moyen « de juger des contraintes de la vie, et
d’apprécier les exigences de la conscience, c’est de me prêter
simplement à tout ce que la conscience et la vie exigent de moi. De
cette façon seulement, je maintiendrai l’accord entre la nécessité qui
me force à agir et le mouvement de ma volonté propre ; de cette façon
seulement, je saurai si, en fin de compte, je puis ratifier, par un aveu
définitif de ma libre raison, cette nécessité préalable »27. À cette
condition, « la pratique [...] contient une méthode complète et prépare
sans doute une solution valable du problème qu’elle impose à tout
homme ». Et peu importe qu'il ne sache pas à l'avance ce qu'il va
trouver ; le savant « ne sait pas d’avance ce qu’il cherche, et il le
cherche pourtant ; c’est en devançant les faits qu’il les rejoint et les
découvre ; ce qu’il trouve, il ne le prévoyait pas toujours »28.
De son côté, lorsqu’il expose à Blondel son projet de
recherche, Gaston Berger précise également être « parti du problème
de la personnalité. Qui suis-je ? et même d’abord suis-je ? »29. Cette
question le conduit à se demander si « être » n'impose pas
obligatoirement de refuser le déterminisme universel qui sert de
postulat à la science et à poser le problème de la contingence en
considérant « qu’il y a une inconnue à dégager, un au-delà à
éclairer »30.
25
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, op. cit., p. XII.
26
Ibidem, p. XV.
27
Ibid., p. XV-XVI.
28
Ibid., p. XIII.
29
Lettre de Gaston Berger à Maurice Blondel du 18 juillet 1924, op. cit.
30
Ibidem.
Aux origines de la prospective
21
À la « brutalité de l'expérience quotidienne », qui fonde
l'interrogation originelle de Maurice Blondel, répond la « douloureuse
confusion » que fait apparaître dans l'esprit de Berger deux tendances
qui peuvent paraître incompatibles, voire contradictoires : comprendre
et agir. Comme Blondel, il fait ce constat à partir d'un échec révélé par
la pratique : « ni ma connaissance n’est toujours fructueuse, ni mon
action toujours éclairante » et « ce commerce de la connaissance et de
l’action a souvent l’allure d’un divorce »31.
Pour résoudre cette apparente contradiction, il lui faut étudier
ce que chaque terme du problème implique. Lorsqu'il s'agit d'établir sa
méthode de travail, Berger hésite par lequel des deux termes il lui faut
commencer : l'explication ou la pratique. Rejoignant les « excellents
esprits » qui ont pensé « que la connaissance à sa limite de perfection
suffirait à engendre l’action », il choisit le premier, considérant qu'en
s'attachant « au problème de l’explication, [il fera] peut-être ainsi
double besogne » et que la solution apportée « livrerait d’un coup et
de la façon la plus économique la clé de toutes [les] difficultés »32.
Dans L'action, Blondel fait part d'une hésitation similaire : « des deux
termes du problème, quel est celui dont il faut partir comme de
l'inconnue ? ». Mais, contrairement à Berger, il va établir son choix
sans convoquer d'autres penseurs que lui-même : pour lui, la voie
pratique « s'impose et peut suffire à tous »33.
Pour comprendre ce qu'est « expliquer », et après avoir rejeté
l'intuition sensible comme solution en se référant explicitement à
L'action, Berger s'attaque à l'intelligibilité du monde donnée par la
science et fait une critique sévère de l'explication scientifique qui
conduit en définitive à ramener « le changeant au stable », puis à
exiger « que le multiple et le divers soient réduits à l’un et à
l’homogène »34. Ce principe d'identité35, reconnu par la majorité des
31
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 1.
Ibidem, p. 3.
33
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, op. cit., p. X-XI.
34
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 10.
32
22
Les conditions de l’intelligibilité
savants comme constitutif de la science, conduit droit à l'explication
déterministe, qui est une « identification complète de l’effet avec sa
cause, au point que l’on accorde à celle-ci le pouvoir de reproduire
d'elle-même celle-là » et amène à « expliquer les faits par leurs causes,
et en les réduisant à ces causes »36. Ainsi, pour la pensée scientifique,
« l'intelligibilité consiste à se représenter les choses sous la forme de
la nécessité »37, i.e. du déterminisme. Avec Leibniz, la cause est
même assimilée à la raison : « jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une
cause ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose
qui puisse servir à rendre raison a priori, pourquoi cela est existant
plutôt que de tout autre façon »38. Selon cette conception, seul le
déterminisme peut donc rendre le monde intelligible. Berger relève
que ce principe est également appliqué dans les sciences de l'homme,
qui tentent de réduire le complexe au simple, l'inconnu au connu ; et si
l'on reconnaît enfin l'existence du complexe ou de l'inconnu, alors ce
« n’est que le signe d’une impuissance qu’on espère d’ailleurs
provisoire » : « lorsque les faits sont trop récalcitrants on dit qu’on
n’est pas 'encore' parvenu à expliquer »39.
Mais, Berger, en affrontant sa propre conscience, « le seul
témoin qui vaille en l’occurrence »40, tout comme Blondel a pu le faire
avant lui dans la genèse de sa recherche sur l'action41, ressent une
profonde insatisfaction face à l'explication scientifique : « expliquer
35
Trente ans plus tard, Berger fondera l'attitude prospective comme un refus de
fonder les décisions sur la base de ce même principe d'identité.
36
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 11.
37
Edmond Goblot, Le vocabulaire philosophique, Paris : Armand Colin, 1900,
p. 306 ; cité in G. Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 13.
38
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 12.
39
Ibidem, p. 19.
40
Ibid., p. 20.
41
« Ainsi, en l’absence de toute discussion théorique, comme aussi au cours de toute
investigation spéculative sur l’action, une méthode directe et toute pratique de
vérification s’offre à moi : ce moyen unique de juger des contraintes de la vie, et
d’apprécier les exigences de la conscience, c’est de me prêter simplement à tout ce
que la conscience et la vie exigent de moi » (Maurice Blondel, L’action. Essai d’une
critique de la vie et d’une science de la pratique, op. cit., p. XIV-XV).
Aux origines de la prospective
23
par l’identique équivaut à montrer qu’il n’y a en réalité rien à
expliquer parce qu’il ne s’est rien passé »42, ce qui ne peut être admis
sans difficulté comme explication totale des phénomènes étudiés ; « à
côté de la causalité scientifique, qui n’est qu’une réduction
identificatrice, l’expérience interne [...] suggère l’idée d’une causalité
essentiellement créatrice et inventive, échappant par là même aux
prises d’une intelligence qui se dégrade [...] parce qu’elle se restreint à
la stérile contemplation d’identités infécondes »43. Berger va alors
s'attacher à démontrer l'impossibilité de la science causale « pour
élever [l']intelligence au-dessus des théories qui la mutilent »44. Il
montrera notamment les limites du principe déterministe, et plus
particulièrement que « par des lois on représente n’importe quoi,
l’absurde aussi bien que le rationnel »45.
Le parcours de Maurice Blondel dans L'action comporte les
mêmes étapes. Il considère que la conscience sensible d'un
phénomène provoque une dissonance, point de départ de toute
investigation scientifique ou philosophique. Car, derrière le sensible, il
y a un donné différent : « dans ce qu’on voit et ce qu’on entend, à
l’instant même où l’on se persuade que l’impression sentie est
l’absolue et complète réalité, on cherche autre chose que ce qu’on
entend et ce qu’on voit »46. C'est l'explication même du « besoin de
savoir » : la réflexion fait jaillir l'idée « que ce que nous sentons n’est
pas la seule, vraie et totale réalité de ce que nous sentons »47. Les
sciences ont tenté de fournir des solutions à ce problème, que Blondel
considère comme inopérantes, car incohérentes et, en définitive,
insuffisantes. Il montre notamment que les mathématiques, malgré
42
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 21.
Ibidem, pp. 21-22.
44
Idem, p. 22.
45
Idem, p. 50.
46
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, op. cit., p. 46.
47
Ibidem, p. 48.
43
24
Les conditions de l’intelligibilité
leur velléité de tout expliquer48, malgré leur charme49, ne fournissent
jamais qu'une représentation de la réalité et n'ont pas plus de réalité
que les phénomènes sensibles qu'elles sont sensées expliquées50. D'un
autre côté, les sciences de l'observation comportent leurs propres
lacunes : elles ont leur propre biais en ayant recours à la perception
immédiate et à l'intuition qui imposent forcément de faire un choix51,
compte tenu des données infinies auxquelles elles donnent accès. Plus
tard, lorsqu'il lira le travail de recherche de Berger, Blondel y
retrouvera cette idée d'insuffisance et notera : « les lois que dégage
48
Y compris le hasard. Blondel cite ici Leibniz : « Non seulement rien n’arrive dans
le monde, qui soit absolument irrégulier, mais on ne sçaurait mêmes rien feindre de
tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier
à tout hazard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la Géomance, je dis
qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et
uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous ces
points, et dans le même ordre que la main les avait marqués. Et si quelqu’un traçait
tout d’une suite une ligne qui serait tantost droite, tantost cercle, tantost d’une autre
nature, il est possible de trouver une notion ou règle ou équation commune à tous les
points de cette ligne en vertu de laquelle ces mêmes changements doivent arriver ».
Blondel considère de la sorte que le nécessaire et le contingent coïncident, chacun
demeurant ce qu'il est, et que, par conséquent, les mathématiques « sont
radicalement incompétentes dans le problème de la liberté » (Maurice Blondel,
L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, op. cit., p.
59). Berger reprendra une partie de cette citation de Leibniz dans son travail de
recherche.
49
Blondel souligne à plusieurs endroits de sa thèse la nécessité de ne pas se laisser
berner par la « facilité » intellectuelle de certaines solutions qui évitent les vrais
problèmes. Berger portera dans sa recherche la même attention : « il ne faudra pas
nous satisfaire à trop bon compte, et nous reposer dans une intelligibilité illusoire en
nous voilant à demi inconsciemment la faiblesse de nos explications » (Les
conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 4) ; ou encore : « [...] nous éprouvons, il
est vrai, une certaine satisfaction et comme une sorte de joie paresseuse à voir que le
problème posé est résolu de la façon la moins fatigante pour nous : en étant
supprimé. Puis un scrupule nous vient et une inquiétude ; nous avons le sentiment
d’avoir été habilement leurrés ; nous flairons une supercherie » (p. 20).
50
Claude Troisfontaines, « Blondel et la science. À l'école de Boutroux et de
Lachelier », in Emmanuel Gabellieri, Pierre de Cointet (dir.), Maurice Blondel et la
philosophie française, op. cit., p. 148.
51
Ibidem, p. 149.
Aux origines de la prospective
25
notre science ne sont pas les lois de la nature, mais de simples fictions,
utiles et commodes »52. Entre les sciences exactes, qui déterminent
abstraitement, et les sciences expérimentales, qui décrivent
subjectivement, Blondel conclut qu'il y a la place pour une troisième
voie : celle « d’une science nouvelle, proprement [...]
philosophique »53.
En imposant la contingence comme condition complémentaire
de l'intelligibilité du monde, Gaston Berger ouvre une nouvelle voie :
« affirmer la contingence n’est pas apporter la clé de toutes nos
difficultés, c’est proprement poser un problème »54. Il est bien
conscient de commencer une quête : « le sens de [sa] recherche » est
« de [le] contraindre à aller au-delà, de [le] pousser à préciser ce
qu’est dans son intimité cet inconnu [qu'il] appelle encore
'contingence' »55. Et, même s’il lui a semblé avoir « redit parfois
péniblement ce que d’autres ont déjà exprimé avec plus [...] de
vigueur dialectique »56, il est également conscient d'avoir répondu au
« premier devoir philosophique [...] : secouer son inertie et [...] ne pas
s’endormir dans une position qu’on juge à tort sûre et stable, faute
d’en avoir attentivement sondé les assises »57.
Dorénavant bien préparé, le problème correctement posé, il
peut aller vers l’accomplissement du plus important : « mettre sous le
terme de contingence un contenu plus riche encore que celui que
résume le mot de nécessité »58. En suivant un parcours similaire à
celui de son maître Maurice Blondel, il a puisé aux sources de la
philosophie de l'action pour amorcer une réflexion qui le conduira à
52
Observations de Maurice Blondel faites en vue de la soutenance de Gaston
Berger, reprises in Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit.
53
Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la
pratique, op. cit., p. 51.
54
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, p. 72.
55
Lettre de Gaston Berger à Maurice Blondel du 8 décembre 1924, repris in Gaston
Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit.
56
Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, p. 73.
57
Ibidem, p. 72
58
Ibid., pp. 72-73.
26
Les conditions de l’intelligibilité
exposer en 1941, dans le cadre d'une thèse réalisée sous la direction de
Léon Brunschvicg et pour laquelle Maurice Blondel sera membre du
jury, des recherches sur les conditions de la connaissance59.
59
Gaston Berger, Recherches sur les conditions de la connaissance. Essai d’une
théorétique pure, Presses universitaires de France, 1941.
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