Dix autres mondes sont Dix autres mondes sont

publicité
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 50 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
Dix autres mondes sont
Même si l’Univers est euclidien – comme le suggèrent les observations –,
il n’est pas nécessairement infini. Il peut encore prendre n’importe laquelle
des dix autres formes possibles dont la plupart a un volume fini.
Colin Adams • Joey Shapiro
ans l’Antiquité, lorsque les gens s’interrogeaient sur la forme de l’Univers, ils
supposaient qu’ils vivaient sur une
immense surface très légèrement bombée.
Cette hypothèse de planéité, au demeurant raisonnable, perdura des milliers d’années et s’imposa à nombre
de philosophes. Selon la légende, au IVe siècle
avant notre ère, Aristote observa un navire
disparaître derrière l’horizon — la coque
d’abord, puis les voiles et enfin le sommet
du mât. Le navire, remarqua-t-il, ne devient
pas de plus en plus petit, pour finalement n’être
qu’un point s’évanouissant dans le néant : il
s’enfonce progressivement derrière l’horizon.
Aristote en conclut, confortant ainsi par l’observation et la déduction une spéculation formulée par Pythagore, que la Terre était
probablement ronde. Ce raisonnement est
l’un des plus grands exploits intellectuels de
tous les temps.
Depuis Aristote, nous avons découvert
de nombreux secrets de l’Univers, mais la
question de sa forme demeure. Les observations astronomiques récentes ont apporté un
début de réponse puisqu’elles suggèrent que le
cosmos obéit aux règles de la géométrie euclidienne la plus ordinaire (les astrophysiciens
disent que la courbure de l’espace est égale à
zéro en chacun de ses points). Ce résultat
est loin d’être établi avec certitude, mais il
semble bien que, pour le moment, il soit
raisonnable d’admettre que l’Univers est une
variété tridimensionnelle euclidienne. Or,
par bonheur, les mathématiciens ont montré
qu’il n’existe que 18 variétés euclidiennes
D
50
tridimensionnelles, dont dix seulement sont des candidates
raisonnables pour représenter l’Univers. Comment peut-il
y avoir 18 formes différentes d’espaces euclidiens ? Examinons d’abord le cas d’univers bidimensionnels ; ils sont
plus faciles à visualiser.
Topologie et surfaces
Lorsqu’ils évoquent la «forme de l’Univers», les
mathématiciens et les astronomes font référence
à sa forme topologique. La topologie traite les objets
comme s’ils étaient en caoutchouc très déformable.
Avec un tel matériau, un beignet est identique à une
tasse à café: on peut le déformer continûment et lui donner la forme d’une tasse à café sans le couper ni le coller. En revanche, toujours topologiquement parlant,
la surface d’un beignet diffère de la surface d’une
boule, un tore diffère d’une sphère: il n’y a aucun
moyen de déformer l’un de ces objets pour le transformer en l’autre sans le couper et le recoller.
Il existe de nombreuses surfaces topologiquement distinctes du tore et de la sphère. Par
exemple, on peut ajouter des poignées au tore.
Chaque poignée crée un nouveau trou. Ainsi, le
tore, surface à une poignée, possède un trou, tandis
qu’une surface à deux poignées en possède deux. Topologiquement parlant, le nombre de poignées définit
la surface. Deux surfaces quelconques dotées d’un
nombre différent de poignées sont distinctes. Voilà
qui nous permet d’engendrer un grand nombre
de surfaces distinctes.
1. Tout comme la surface de la Terre, la surface
d’une variété à deux dimensions quelconque apparaît plus
ou moins « plate » au voisinage de n’importe lequel de ses
points, pourvu que le grossissement soit suffisant.
© POUR LA SCIENCE - N° 308 JUIN 2003
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 51 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
t possibles
Toutes ces surfaces sont bidimensionnelles. Toutes ont
en commun cette propriété caractéristique : un point quelconque pris sur une de ces surfaces est entouré d’un
disque de points. Ce disque peut être éventuellement très
petit et légèrement gauchi, mais son existence nous dit
que, localement, la surface est bidimensionnelle et sans bord.
Quel intérêt ? Eh bien, grâce à cette propriété, toute créature plane vivant dans la surface de l’une de ces variétés,
peut avoir l’impression, si elle est suffisamment petite, de
vivre dans un plan euclidien. De même, telle que nous la
voyons, la surface de la Terre nous paraît plane et si nous
nous limitions à cette vision locale, nous pourrions raisonnablement penser que la Terre est un plan infini, une sphère,
un tore, ou n’importe quelle variété bidimensionnelle. De
même, nous avons l’impression de vivre dans un espace à
trois dimensions euclidien (les astrophysiciens disent «plat»),
mais, pour autant que nous le sachions, il peut s’agir de
n’importe laquelle des variétés tridimensionnelles.
Certaines de ces formes topologiques sont passablement
délicates à visualiser, même pour les spécialistes. Les mathématiciens ont donc mis au point des techniques pour faciliter cette visualisation. Pour représenter le tore, par exemple,
nous pouvons partir d’un carré, nommé domaine fondamental du tore. Imaginons que ce carré soit en papier. Formons alors un cylindre en collant son côté gauche à son côté
droit. Les côtés supérieur et inférieur sont devenus les cercles
formant la base et le sommet du cylindre. Collons
maintenant ces deux cercles: nous obtenons un tore.
Nous pouvons suivre un insecte se déplaçant à la
surface du tore en reportant son mouvement sur
le carré : chaque fois qu’il atteint le côté supérieur
du carré, il est « transporté » sur le point correspondant du côté inférieur ; et chaque fois qu’il franchit
le côté droit du carré, il « réapparaît » sur le point correspondant du côté gauche.
Cette visualisation du tore présente deux avantages. Premièrement, nous pouvons suivre une action
se déroulant dans la surface (le déplacement de l’insecte) sans nous placer dans un espace de dimension supérieure où est plongée cette surface (l’espace
tridimensionnel où « vit » le tore). Deuxièmement, la
géométrie du domaine fondamental est tout à fait simple :
c’est la géométrie euclidienne que l’on apprend à l’école.
La géométrie euclidienne vérifie le postulat des parallèles :
étant donnés un point et une droite, il existe une droite et
une seule passant par le point et parallèle à la première droite.
En outre, la somme des angles d’un triangle y est toujours
égale à 180 degrés. Ces énoncés ne sont pas toujours vérifiés dans les autres géométries, par exemple, celles que l’on
obtient lorsque l’on dessine des lignes et des triangles sur
une sphère ou sur une surface hyperbolique (nous verrons
cela). Dans le cas qui nous occupe, la géométrie du carré
180°
2. Lorsque l’on colle deux à deux – et dans un certain ordre –
les faces d’un cube, on obtient un 3-tore. Les faces de même couleur sont
collées ensemble et la face noire l’est avec la face avant (« transparente »). Comme dans certains jeux vidéo, les vers qui atteignent l’une
© POUR LA SCIENCE - Dossier
cosmologie
des faces du cube « apparaissent » au point correspondant sur la face
opposée. L’espace cubique demi-tour est obtenu de la même façon,
mais en opérant une rotation sur l’une des faces avant le collage. Notez
comment l’orientation de l’asticot violet indique la rotation de la face noire.
51
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 52 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
3. Ces surfaces présentent des analogues à deux dimensions des géométries euclidienne, hyperbolique et sphérique que peut
adopter notre Univers. On observe que la somme des angles d’un triangle
étant euclidienne, nous en déduisons que celle du tore l’est
aussi. Nous venons donc de découvrir une variété bidimensionnelle euclidienne autre que le plan infini. Notez
aussi que pour représenter le tore, nous pouvons prendre
n’importe quel quadrilatère comme domaine fondamental. Il faut simplement veiller, quand nous collons deux côtés
du domaine, à ce qu’ils aient la même longueur. En effet, si
vous étirez ou si vous comprimez un côté pour le coller sur
un autre, vous déformez les figures dessinées sur la surface
au point qu’elles n’obéiront plus aux règles de la géométrie
ordinaire et la surface résultante ne sera pas euclidienne.
Passons maintenant à la dimension supérieure.
Les variétés tridimensionnelles
Quelle que soit notre position dans l’Univers, si nous prenons
un point et que nous considérons tous les points situés à moins
de 50 centimètres de lui, nous obtenons une boule: l’Univers
est une variété tridimensionnelle. Reste à savoir laquelle !
Déterminer la variété tridimensionnelle qui décrit l’Univers
a
b
4. Si vous découpez ce patron (a) et
que vous le pliez comme indiqué (b), vous obtiendrez une bonne image de ce à quoi ressemblerait
un petit 3-tore si un asticot vert se tenait en son
milieu. Des copies de l’asticot apparaissent, se
répétant jusqu’à l’infini dans toutes les directions. Vivonsnous, de la même façon, dans un univers beaucoup plus petit qu’il ne
semble l’être et notre vision est-elle constituée d’images répétées ?
52
change lorsque l’on passe d’une géométrie à une autre, tout comme les
relations entre des droites parallèles (qui divergent dans le cas hyperbolique et convergent dans le cas sphérique).
paraît tenir de la gageure. Les mathématiciens ont, en effet,
démontré qu’il existe une infinité de variétés tridimensionnelles ! Par bonheur, certaines propriétés physiques de
l’Univers observable limitent les possibilités.
La première de ces propriétés est la très grande uniformité du fond de rayonnement cosmologique. Elle suggère un
univers dont la courbure ne varie ni avec la position ni avec
la direction: on dit que l’Univers est homogène et isotrope.
Dans ce cas, le cosmos a l’une des géométries suivantes: sphérique (à courbure positive constante), euclidienne (à courbure
nulle), ou hyperbolique (à courbure négative constante). Ces
trois géométries ont des propriétés très différentes (voir la
figure 3). Si, en géométrie euclidienne, la somme des angles
d’un triangle est toujours égale à 180 degrés, tel n’est plus le
cas en géométrie sphérique où cette somme est toujours supérieure à 180 degrés (et inférieure en géométrie hyperbolique). Au milieu du XIXe siècle, le mathématicien et physicien
allemand Carl Friedrich Gauss envisagea l’éventualité que
notre Univers ne fût pas euclidien. Il mesura alors les angles
du triangle formé par trois sommets de montagnes. Leur
somme, aux erreurs de mesure près, étant égale à 180 degrés,
Gauss en déduisit qu’à l’échelle où il faisait ses mesures, petite
d’un point de vue astronomique, l’Univers est euclidien. Toutefois ce résultat ne peut être extrapolé sans risque. Qui sait
si la somme des angles d’un triangle défini par trois galaxies
distantes n’est pas différente de 180 degrés ? Qui sait si la
géométrie de l’Univers, bien que sphérique ou hyperbolique
en réalité, n’apparaît pas euclidienne dans la minuscule région
accessible à notre observation?
Les mesures récentes réalisées sur le fond de rayonnement cosmologique, ainsi que la découverte de l’énergie sombre
qui accélère l’expansion cosmique, suggèrent que l’espace est
euclidien ou en tout cas très près de l’être. Supposons donc
que le résultat de Gauss puisse être étendu au cosmos tout
entier. Si l’on admet que l’Univers est euclidien, le nombre
de ses formes possibles se réduit spectaculairement. En
1934, Werner Nowacki a démontré qu’il n’existe que 18 variétés euclidiennes tridimensionnelles. Sur ces 18 variétés
euclidiennes tridimensionnelles, 8 sont non orientables ;
elles contiennent des chemins fermés (à la Möbius) qui
inversent l’orientation. Si vous quittiez la Terre en suivant
un tel chemin, vous vous retrouveriez finalement chez vous
avec votre orientation inversée: votre cœur aurait changé de
côté, et les aiguilles de votre montre tourneraient en sens
inverse. C’est du moins ainsi que vous apparaîtriez aux autres
habitants de la Terre. Pour votre part, vous ne remarqueriez
aucune différence en vous-même et croiriez être revenu
dans une image miroir de la Terre : toutes les horloges
© POUR LA SCIENCE - N° 308 JUIN 2003
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 53 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
marcheraient à l’envers, tous les textes vous apparaîtraient
comme réfléchis par un miroir, et chaque personne vous apparaîtrait avoir son cœur du mauvais côté.
Pour fascinante qu’elle soit, nous rejetons l’idée que nous
vivons dans un univers non orientable : elle entraîne tout
une série de conséquences que l’on n’a jamais observées.
Nous ne pouvons exclure, si l’Univers est suffisamment
grand, l’existence de zones où les phénomènes physiques
sont les symétriques dans un miroir de ce qu’ils sont
autour de nous. Cependant, nous pouvons, avec une relative sérénité, restreindre notre discussion aux dix variétés
euclidiennes tridimensionnelles qui sont orientables.
90°
Les univers euclidiens possibles
Pour visualiser ces variétés tridimensionnelles, nous allons
emprunter la technique que nous avons utilisée pour décrire
les variétés bidimensionnelles. Pour le tore, nous avons pris
un carré comme domaine fondamental, puis nous avons fait
apparaître le tore en collant les côtés opposés de ce carré. Pour
visualiser les variétés tridimensionnelles, nous allons procéder de même, mais en prenant cette fois un objet tridimensionnel comme domaine fondamental, par exemple un
cube. Le tore tridimensionnel est ainsi la généralisation du
tore bidimensionnel: au lieu de coller les côtés opposés d’un
carré, on colle les faces opposées d’un cube. Dans le tore tridimensionnel, chaque point d’une face du cube est identifié
au point correspondant sur la face opposée.
Si vous vous trouviez dans cette variété tridimensionnelle
et que vous regardiez devant vous, vous verriez votre
propre dos et des images de vous-même dans chaque face
du cube. Derrière ces images apparaîtraient une multitude
d’autres images, aussi loin que porterait votre regard. Un tore
tridimensionnel est un peu comme le Palais des glaces
d’une fête foraine… à la différence que, dans le tore tridimensionnel, les images ne sont jamais inversées. Cet espace
– comme tous les autres que nous allons étudier – est de
taille finie, même si ses habitants ont l’impression de vivre
dans un espace infini : seule une observation minutieuse
leur montrera que cette illusion est due à la répétition indéfinie d’un même domaine fondamental.
Notez bien la nature circulaire de cette variété: si l’Univers était vraiment un tore tridimensionnel, vous pourriez
quitter la Terre dans une direction quelconque, puis,
sans jamais infléchir votre trajectoire, vous retrouver
finalement à votre point de départ. Cela vous semble
impossible? Pourtant, un phénomène similaire
existe sur Terre : si vous vous déplacez « tout
droit » sur un grand cercle, vous savez que
vous finirez par revenir un jour chez vous.
Une autre propriété intéressante du
tore tridimensionnel est son lien avec
le tore bidimensionnel. Si on découpait le cube en tranches verticales très
fines, on obtiendrait une série de carrés. Les
côtés opposés de ces carrés seraient collés
ensemble, comme composantes des faces opposées du cube. Le tore tridimensionnel ressemble
donc à un classeur d’étudiant : c’est un cercle à
chaque point duquel est attachée une «feuille» en
© POUR LA SCIENCE - Dossier
cosmologie
5. Un espace cubique quart de tour est obtenu de la même
façon que le 3-tore et l’espace cubique demi-tour, mais en tournant de
90 degrés l’une des faces avant le collage.
forme de tore bidimensionnel (n’oubliez pas que le premier
et le dernier carré sont identiques puisque qu’il s’agit des
faces avant et arrière du cube qui ont été collées ensemble).
Les topologistes désignent cette variété par le symbole T2×S1,
où T2 et S1 représentent respectivement le tore bidimensionnel
et le cercle. Cette construction est un exemple de ce que l’on
appelle un faisceau de tores.
Ces variétés, comme toutes les autres variétés de
volume fini, sont un moyen commode de représenter un
univers en expansion (contrairement à l’espace classique infini dont on a du mal à visualiser l’expansion). Si
le domaine fondamental d’une
variété se dilate avec le temps,
l’espace d’apparence infinie
engendré par les multiples
images répétées du domaine
fondamental se dilate avec
lui. Vous aurez alors l’impression que chaque
60°
120°
6. Les espaces prismatiques hexagonaux «un tiers de
tour» et «un sixième de tour» sont
obtenus à partir d’un domaine fondamental en forme de prisme hexagonal dont les faces latérales sont
collées deux à deux et dont les faces hexagonales sont assemblées après une rotation indiquée, dans chaque cas, par
l’orientation de l’asticot violet.
53
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 54 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
7. L’espace « cubique double » est engendré par un domaine fait
de deux cubes superposés dont les faces sont identifiées dans un ordre
complexe. Le fond du cube du haut (en noir) est collé au fond du cube
du bas (également en noir) après une réflexion d’axe vertical (la
gauche et la droite sont inversées). Les faces avant des deux cubes
sont collées après une opération analogue. Les faces latérales (vertes
et orange) sont collées deux à deux après une rotation de 180 degrés.
Finalement les deux faces bleues sont collées sans rotation.
8. L’espace plaque est l’espace contenu entre deux plans infinis
que l’on colle ensemble après une rotation d’angle quelconque et une
translation également quelconque. Il est infini dans deux de ses
dimensions et fini dans la troisième.
54
point de l’espace s’éloigne de tous les autres points, ce qui
est exactement ce que l’on observe dans l’Univers réel. Il
faut cependant garder à l’esprit qu’il s’agit en partie
d’une illusion : les points proches d’une face restent toujours très proches des points de la face opposée puisque
les faces opposées restent accolées, même si le domaine
fondamental grandit.
Comment obtenir les autres variétés tridimensionnelles
possibles? L’espace «cubique demi-tour» est un exemple, très
semblable au tore tridimensionnel. Son domaine fondamental est un cube (mais les parallélépipèdes marchent aussi bien).
Quatre des faces sont collées de la même façon. Les deux
dernières, les faces avant et arrière, par exemple, sont collées
après que l’une d’elles a subi une rotation de 180 degrés. Le
haut de la face avant se trouve ainsi collé au bas de la face
arrière. Si, de l’intérieur de cette variété, vous regardiez une
de ces deux dernières faces, vous verriez encore votre
image, mais inversée tête en bas. Et derrière cette image,
vous verriez une image normale, «dans le bon sens», puis
une autre de nouveau inversée, et ainsi de suite à l’infini.
Il existe également un espace «cubique quart de tour» qui
s’obtient de la même façon, mais avec une rotation de seulement 90 degrés. La seule complication provient du fait qu’à
cause de ce quart de tour, un parallélépipède quelconque n’engendre pas toujours cette variété euclidienne, car pour éviter les déformations qui provoqueraient la perte de la nature
euclidienne de la géométrie, les faces avant et arrière du
domaine fondamental doivent être des carrés.
Autre possibilité: l’espace «prismatique hexagonal tiers
de tour», qui, comme son nom l’indique, ne part pas d’un
domaine fondamental cubique, mais d’un prisme hexagonal dont les faces opposées et en forme de parallélogrammes
sont collées deux à deux et dont les deux faces hexagonales
sont collées après avoir tourné l’une d’elles de 120 degrés.
Chaque tranche hexagonale de cette variété est un tore; on a
donc ici encore un faisceau de tores. Si, de l’intérieur de cette
variété, vous regardiez en direction de l’une des faces hexagonales, vous verriez une multitude d’images de vous-même,
chacune tournée de 120 degrés par rapport à la précédente.
En revanche, les images de vous-même que vous verriez dans
la direction d’un parallélogramme seraient exemptes de rotation. Notez que cet univers n’est pas strictement isotrope puisqu’il présente des aspects différents selon certaines directions
«privilégiées». Cependant, ces directions sont si discrètes que
si nous vivions vraiment dans une telle variété, cette violation de l’isotropie resterait compatible avec les observations
suggérant un univers homogène et isotrope. Passons rapidement sur l’espace «prismatique un sixième de tour» pour
sauter à l’espace «cubique double» encore nommé variété
de Hantschze-Wendt (voir la figure 7). Cet espace fini n’est
pas un faisceau de tores et correspond à un collage inhabituel. Il repose sur un domaine fondamental composé de
deux cubes, l’un situé au-dessus de l’autre, dont chaque face
n’est pas toujours collée avec la face opposée: les faces supérieures avant et arrière sont collées aux faces situées directement sous elles. Dans cet espace, vous vous verriez sous un
angle très particulier. Si vous étiez suffisamment grand,
vous verriez vos pieds directement devant votre visage. Cet
espace cubique double achève la liste des variétés euclidiennes
tridimensionnelles orientables et de volume fini. Si, comme
© POUR LA SCIENCE - N° 308 JUIN 2003
adams.xp_pb_05_05 17/06/03 11:31 Page 55 cla PLS 308 CD 5:p50_55_adams:
b
a
9. Les espaces de type « cheminée » sont contenus dans une cheminée de hauteur infinie. Les faces opposées peuvent être collées
directement (a) ou après une rotation de 180 degrés, par exemple de l’une des faces bleues (b).
nombre de cosmologistes, vous êtes convaincus, pour des raisons esthétiques aussi bien que théoriques, que l’Univers n’est
pas infini, alors vous devrez probablement choisir sa forme
parmi l’une de ces variétés dites compactes. Cela semble un
choix raisonnable. Après tout, nous pensons tous qu’il est
absurde de croire que la Terre est un plan infini — pourquoi
alors continuer de croire que l’Univers est infini?
Quelle est la bonne forme?
cosmologie
55
& Bibliographie
© POUR LA SCIENCE - Dossier
Une première version de cet article a été publiée dans la revue American Scientist (numéro de septembre-octobre 2001), qui a aimablement autorisé Pour la Science à l’adapter en français.
Colin ADAMS est professeur de mathématiques à l’Université de
Williamstown dans le Massachusetts où Joey SHAPIRO étudie
l’astrophysique.
P. DE BERNARDIS et al., A Flat Universe from Hight-resolution Maps of the
Cosmic Microwave Background Radiation, in Nature, vol. 404, pp. 955959, 2000.
M. L ACHIÈZE-R EY, et J.-P. LUMINET , Cosmic topology, in Physics
Reports, vol. 254, pp. 135-214, 1995.
www.americanscientist.org/articles/01articles/adams.html
Auteurs
Toutefois, puisque leur éventualité n’a pas encore été infirmée par l’observation, il nous faut tout de même examiner
les variétés euclidiennes tridimensionnelles orientables non
compactes. La première et la plus simple de ces variétés tridimensionnelles infinies est celle qui nous est la plus familière : c’est l’espace euclidien tridimensionnel, ou encore
R3, l’espace de la géométrie du lycée, avec ses trois axes qui
s’étendent à l’infini. Si vous regardez dans cet espace, vous
ne voyez aucune image de vous-même… sauf au sens très
particulier proposé par Max Tegmark (voir De l’Univers au
multivers, page 60). La seconde variété est parfois qualifiée
d’espace plaque et, comme on s’en doute, elle est engendrée par un domaine fondamental qui est une tranche
d’espace insérée entre deux plans infinis. Ces plans, nécessairement parallèles, peuvent éventuellement subir une rotation ou une translation avant d’être collés (quelle que soit
la translation ou la rotation subie par un des plans, il se collera parfaitement sur l’autre, car tous deux sont infinis).
Les topologistes notent cette topologie R2×S1, où R2 et S1
représentent respectivement le plan et le cercle. Il s’agit d’un
faisceau de plans infinis. Enfin, les deux dernières variétés
tridimensionnelles ont comme domaine fondamental des
cheminées infiniment hautes. Ces cheminées sont délimitées par quatre faces dont les bords forment un parallélogramme. Elles n’ont ni base ni sommet : leurs quatre faces
s’étendent à l’infini dans ces deux directions. Comme pour
les cubes ou le prisme hexagonal, la variété résultante dépend
du schéma de collage de ce domaine fondamental.
Ce survol des différentes topologies possibles de l’espace euclidien révèle un aspect intéressant. Toutes celles
qui diffèrent de la topologie triviale – celle de l’espace
ordinaire infini, R3, ont un point commun : elles s’écartent
légèrement de l’hypothèse habituelle – et qui correspond,
pour le moment, à l’observation – selon laquelle l’Univers
est homogène et isotrope.
Dans tous les cas, en effet, il apparaît des directions le
long desquelles les propriétés du cosmos sont spécifiques.
L’espace plaque, par exemple, est fini selon l’une de ses
dimensions, mais pas selon les autres; les variétés compactes
font apparaître des motifs que se répètent à l’identique le
long de directions spécifiques semblables aux directions privilégiées que l’on observe dans un cristal. Si nous vivons
dans une variété euclidienne compacte, ou à topologie non
triviale, il est donc théoriquement possible de le découvrir.
On pourrait, par exemple, découvrir sur la voûte céleste une
image de notre propre Voie lactée (même s’il n’est pas sûr
que nous saurions la reconnaître), ou plus raisonnablement observer la répétition de motifs dans le fond diffus cosmologique, comme l’explique Jean-Philippe Uzan (voir
L’Univers vu d’ailleurs, page 56). Une condition est cependant nécessaire: il faut que le domaine fondamental ait moins
de 13 ou 14 milliards d’années-lumière de rayon. S’il est plus
grand, la lumière qui provient de ses confins n’a pas encore
eu le temps de nous parvenir et nous ne pouvons observer
les images répétées de notre cosmos. Il se pourrait alors
que l’Univers ait réellement une topologie non triviale, mais
qu’il nous soit, par principe, impossible de le découvrir…
un sujet à méditer pour les gens qui s’occupent d’épistémologie et de théorie de la connaissance ! Toutefois, si le
domaine fondamental est plus petit, nous finirons par
connaître la forme du monde à l’aide d’une observation et
d’un peu d’astuce. Aristote aurait apprécié.
Téléchargement