SARTRE: QUESTIONS DE MÉTHODE

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SARTRE:
QUESTIONS DE MÉTHODE
Epistémologie et Philosophie des Sciences
Collection dirigée par Angèle Kremer-Marietti
La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les
ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories
scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des
termes scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des
connaissances qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse",
"accélération", "particule", "onde", etc.
Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion
capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui
se posent dans leur contexte conceptuel-historique, de façon à
déterminer ce qu'est théoriquement et pratiquement la recherche
scientifique considérée.
1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et
pratiques des théories invoquées, débouchant sur des résultats?
2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des
principes, lois et théories, assurant la validité des concepts?
Déjà parus
Taoufik CHERIF, Eléments d'esthétique arabo-islamique,
2005.
Rafika BEN MRAD, Principes et Causes dans les Analytiques
Seconds d'Aristote, 2004.
Fouad NORRA, L'éducation morale au-delà de la citoyenneté,
2004.
Abdelkader BACHTA, L'esprit scientifique et la civilisation
arabo-musulmane, 2004.
Lucien-Samir
OULAHBIB,
Le
nihilisme
français
contemporain, 2003.
Annie PETIT, Auguste COMTE trajectoires du positivisme
1798-1998,2003
Bernadette BENSAUDE- VINCENT et Bruno BERNARDI,
Rousseau et les sciences, 2003.
Ignace HAAZ, les Conceptions du corps chez Ribot et
Nietzsche, 2002.
Jean-Gérard ROSSI, La philosophie analytique, 2002.
Pierre-André HUGLO, Approche nominaliste de Saussure,
2002.
Abdelkader BACHTA, L'espace et le temps chez Newton et
chez Kant, 2002.
Pierre-André HUGLO
SARTRE: QUESTIONS DE MÉTHODE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
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HONGRIE
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10124 Torino
ITALIE
Du même auteur
Le vocabulaire de Goodman
Ellipses
Approche nominaliste de Saussure
L'Harmattan
@ L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8045-8
EAN:9782747580458
SOMMAIRE
Avant-propos
9
I Le projet de Questions de méthode
Il
n La contradiction interne de Questions de méthode
37
m Le problème du statut des ensembleshistoriques
57
IV La conscience sartrienne
75
Épilogue
est un mythe
99
Notes
105
Éléments bibliographiques
107
ABRÉVIA TIONS
a) J.-P. Sartre:
(25) se lit: Questions de méthode, p.25.
(CRD, 25) se lit : Critique de la Raison dialectique, p.25.
(E, 25) se lit: Esquisse d'une théorie des émotions, p. 25.
(EN, 25) se lit: L'être et le néant, p.25.
(Ire, 25) se lit: L'imaginaire, p. 25.
b) G.W.F. Hegel:
(RH, 25) se lit La raison dans l 'histoire, p. 25.
c) H. Bergson:
(EC, 25) se lit: L'évolution
créatrice, p. 25.
d) K. Marx :
(QC 1, 25) se lit: Œuvres choisies 1, p. 25.
Avant-propos
Dans les lignes qui vont suivre je ne prétends pas
tant expliquer Sartre que m'expliquer avec lui. D'où le
caractère quelque peu passionnel, voire orageux, de ce
texte: on ne se sépare pas facilement de qui vous a
durablement fasciné - et continue toujours de le faire,
dans une certaine mesure.
Questions de méthode m'a toujours paru à la fois
un texte important et insatisfaisant. Important parce qu'il
fait la jonction, dans l'œuvre de Sartre, entre ce qu'on
considère, de façon d'ailleurs assez superficielle et
discutable, comme le «premier Sartre» depuis La
Transcendance de l'Ego (1934) jusqu'à L'être et le
néant (1943), et le « second Sartre» depuis Questions
de méthode (1957) et la Critique de la Raison
dialectique (1960) jusqu'à L'idiot de la famille (1972) ;
en fait, il est question, dès l'Esquisse d'une théorie des
émotions (1938), d'une «analyse de la "réalitéhumaine", qui pourra servir de fondement à une
anthropologie» (E, 14) - une formulation qui rend
parfaitement compte du projet de Questions de méthode et
des grandes biographies que seront le Saint Genet et le
Flaubert. Important surtout parce qu'il cherche à articuler,
d'un point de vue conceptuel, le vécu et le connu, ou
l'ordre de l'existence et l'ordre du savoir, en ce qui
concerne la condition humaine - un projet philosophique
qui me semble toujours pertinent et important aujourd'hui,
maintenant qu'on en a fini avec la «mort de l'homme »,
et qu'on ne peut pourtant se contenter d'un retour à
l'homme d'avant la mort de l'homme. Sur ce point
précisément, Questions de méthode reste insatisfaisant,
l'articulation qu'il propose du vécu et du connu restant
prisonnière d'un humanisme révolu, et se montrant par
ailleurs ineffectuable.
Ma façon d'être «sartrien» sera ainsi de ne pas
l'être, et mon hommage à Sartre consistera en une critique
intransigeante de son texte.
10
I
Le projet de Questions de méthode
Questions de méthode se veut une réponse au livre
du philosophe marxiste G. Lukacs intitulé Existentialisme
ou marxisme? ; ce livre, publié en 1948, constituait une
attaque virulente, tant à un point de vue théorique que
politique, de philosophes qu'on regroupait à l'époque sous
les étiquettes de l'existentialisme et de la phénoménologie:
Husserl, Heidegger, Jaspers, Sartre, Merleau-Ponty. Au
point de vue théorique, Lukacs refuse qu'on pose
l'intuition comme méthode de connaissance: ce point de
départ subjectif ne peut engendrer selon lui qu'une
philosophie solipsiste, irrationaliste et relativiste. Lukacs
résume cela par la notion d'idéalisme subjectif. Il critique
par là l'idée, avancée par phénoménologues et
existentialistes, que la phénoménologie serait une
« troisième voie» qui renverrait dos à dos matérialisme et
idéalisme. Par ailleurs, au point de vue politique,
phénoménologues et existentialistes sont d'après Lukacs
du côté des forces de la réaction contre le mouvement de
l'Histoire qui doit conduire au socialisme. Lukacs se situe
en effet au point de vue d'une totalisation historique qui
pose les controverses philosophiques comme la réfraction,
dans le champ de l'idéologie, de luttes politiques et
sociales, bref de la lutte des classes. De ce point de vue,
l'existentialisme et le marxisme s'avèrent, selon Lukacs,
incompatibles tant par leurs méthodes et leurs résultats,
que par leur position par rapport au sens global de
l'histoire: le marxisme, comme doctrine qui révèle ce
sens, est en effet supposé être du côté des forces de
progrès.
Sartre, dès le premier chapitre de Questions de
méthode, intitulé Marxisme et existentialisme, répond à
ces critiques: «Oui, Lukacs a les instruments pour
comprendre Heidegger, mais il ne le comprendra pas, car
il faudrait le lire, saisir le sens des phrases une à une. Et
cela, il n'y a plus un marxiste, à ma connaissance, qui en
soit encore capable» (42).
Que Lukacs ait lu les auteurs qu'il critique, cela ne
fait pas de doute, au contraire. Lukacs a très bien vu en
particulier la tension qui existait chez Sartre, Simone de
Beauvoir, et surtout Merleau-Ponty à l'époque (19451947) entre la phénoménologie comme méthode et
comme philosophie et le marxisme comme pratique
politique et connaissance de l'histoire. Pour répondre aux
accusations politiques de Lukacs, Sartre élabore dans
Questions de méthode la distinction entre un
existentialisme réactionnaire, celui de Jaspers (27), et un
existentialisme proche du marxisme qui défmit sa propre
position: «(...) nous étions convaincus en même temps
que le matérialisme historique fournissait la seule
interprétation valable de l'Histoire et que l'existentialisme
restait la seule approche concrète de la réalité» (30).
Sartre ajoute: «Je ne prétends pas nier les contradictions
de cette attitude: je constate seulement que Lukacs ne la
soupçonne même pas» (30). Les analyses de Lukacs
montrent au contraire qu'il a très bien saisi cette
« attitude»; simplement, sa critique est beaucoup plus
radicale que Sartre ne le laisse entendre ici: elle nie
purement et simplement qu'on puisse, à partir de principes
phénoménologiques, se dire marxiste, c'est-à-dire, poser
une objectivité et un sens de l'histoire dans une
perspective matérialiste. Or à cette critique, Sartre ne
répond pas explicitement dans Questions de méthode.
12
Loin que Sartre ne l'ait pas vue cependant, c'est l'ouvrage
tout entier qui se veut la réponse à cette critique.
Le mouvement de Questions de méthode tient en
effet dans deux affmnations: «Et, puisque je dois parler
de l'existentialisme, on comprendra que je le tienne pour
une idéologie; c'est un système parasitaire qui vit en
marge du Savoir, qui s'y est opposé d'abord et qui,
aujourd'hui, tente de s'y intégrer» (22). Dans le premier
chapitre, Sartre analyse ainsi l'existentialisme du point de
vue de la totalisation marxiste telle qu'elle est opérée par
Lukacs dans son livre. On le voit notamment par
l'opposition du marxisme comme Savoir et de
l'existentialisme comme idéologie; on le voit aussi par
l'affirmation, présente à l'horizon de toutes les analyses
de ce texte, qu'il existe un mouvement général de
l'Histoire - ainsi Sartre écrit: «Kierkegaard réalisait un
progrès sur Hegel parce qu'il affmnait la réalité du vécu,
mais Jaspers est en régression sur le mouvement
historique puisqu'il fuit le mouvement réel de la praxis
dans une subjectivité abstraite» (27).
Par ailleurs Questions de méthode s'achève sur ces
mots: « À partir du jour où la recherche marxiste prendra
la dimension humaine (c'est-à-dire le projet existentiel)
comme le fondement du Savoir anthropologique,
l'existentialisme n'aura plus de raison d'être: absorbé,
dépassé et conservé par le mouvement totalisant de la
philosophie, il cessera d'être une enquête particulière pour
devenir le fondement de toute enquête. Les remarques que
nous avons faites au cours du présent essai visent (...) à
hâter le moment de cette dissolution» (132).
Devenir le fondement de toute enquête, voilà une
manière bien singulière de se dissoudre et de s'intégrer au
savoir marxiste, pour l'existentialisme. La perspective de
la conclusion apparaît inverse de celle du premier
chapitre: c'était alors la totalisation marxiste qui intégrait
l'existentialisme comme un des moments du devenir
13
historique, tandis que maintenant, en tant que fondement
de toute enquête anthropologique, c'est l'existentialisme
qui intègre le marxisme comme l' a priori oriente et
structure un certain nombre d'enquêtes empiriques. Mais
peut-on poser l'existentialisme comme le fondement
épistémologique et ontologique de l'anthropologie, et
nommer en même temps cette doctrine une idéologie,
avec le sens de représentation illusoire qui caractérise ce
terme dans la perspective marxiste? N'y a-t-il pas là une
contradiction que l'on va retrouver dans chaque analyse
de Questions de méthode, sous une forme ou sous une
autre?
Essayons cependant de restituer la démarche de
l'ouvrage. La question centrale, comme l'annonce la
Préface, est celle de l'existence d'une « Raison
dialectique» à l'œuvre dans l'Histoire et dans la
connaissance de celle-ci. Cette problématique renvoie
d'abord Sartre à Hegel. C'est en effet ce philosophe qui a
défini la notion moderne de dialectique comme autodéveloppement du concept par opposition à soi, et retour à
soi par dépassement de cette opposition; c'est aussi lui
qui, le premier, a voulu voir une Raison dialectique à
l'œuvre dans l'Histoire: à l'aide du concept de «ruse de
la Raison », il a cherché à rapporter l'infinie diversité des
phénomènes historiques à l'unité du déploiement
dialectique d'un concept. Ce faisant, il était conduit à
l'idée que l'Histoire obéit à une logique de la totalité, la
totalité étant ici définie comme la synthèse de l'unité
conceptuelle et d~ la diversité empirique. Aussi Hegel
affirme-t-il
que
l'Histoire
universelle
est
le
développement nécessaire de l'Esprit du monde qui
«contient en soi la totalité des divers aspects de
l'existence» (RH, 52), totalité défmie comme « substance
de l'Histoire» (RH, 50) mais aussi comme Sujet. Cet
Esprit « toujours un et identique à lui-même» (RH, 50) se
14
déploie en divers « moments» que représentent les Esprits
populaires, et c'est ainsi que Hegel peut brosser le tableau
de l'Histoire universelle comme celui de la succession de
totalités culturelles qui s'engendrent et se dépassent
dialectiquement jusqu'à ce moment du Savoir Absolu en
quoi consiste la philosophie hégélienne elle-même.
La question
de l'existence d'une Raison
dialectique à l'œuvre dans l'Histoire peut donc se
formuler de la manière suivante: peut-on parler de
totalités en Histoire, peut-on les décrire en termes de
substance-sujet, peut-on les considérer comme les
moments d'une totalité absolue en laquelle finalement
elles trouvent leur sens?
Cette question, notons-le bien, est très différente
de celle de savoir si avec certains historiens on peut parler
d'ensembles historiques tels que, en particulier, les
« économies-mondes» de Femand Braudel - son ouvrage
sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l'époque de Philippe II, publié en 1949, sera commenté
et utilisé par Sartre dans la Critique de la Raison
dialectique (pp. 277 et suivantes). En admettant qu'on
puisse parler d'ensembles historiques, notre problème
serait en effet de savoir si on peut considérer ces
ensembles comme des totalités et si on peut penser
l'évolution de ces ensembles selon les schémas
dialectiques de la contradiction, du dépassement, etc.
Puisque posant la question de l'existence d'une
Raison dialectique dans l'Histoire, on aurait pu penser que
Sartre confronterait ici les notions hégéliennes de totalité,
de substance-sujet, etc. avec les principes de la méthode
phénoménologique de L'être et le néant et l'ontologie qui
en découle. Il n'en est rien. Sartre commence Questions
de méthode par une histoire de la philosophie, présentée
en termes hégéliens cependant: « (. ..) les époques de
création philosophique sont rares. Entre le XVIIe et le
15
XXe siècle (...) il yale"
moment" de Descartes et de
Locke, celui de Kant et de Hegel, enfin celui de Marx. Ces
trois philosophies (. ..) sont indépassables tant que le
mouvement historique dont elles sont l'expression n'a pas
été dépassé» (21). Ici, de manière implicite, on considère
que la notion de totalité est pertinente, puisqu'on met en
rapport d'expression un «moment historique» et un
«moment philosophique », et on considère avec la notion
de «dépassement» qu'il y a pertinence à parler du
devenir historique en termes dialectiques. Comme par
ailleurs Sartre s' afflITIle marxiste dans Questions de
méthode, cela veut dire, toujours implicitement, qu'il
considère que la « remise sur ses pieds» de la dialectique
hégélienne dans la perspective marxiste ne fait pas
problème pour lui. Sartre ainsi se veut hégéliano-marxiste.
Mais peut-il vraiment l'être? La dialectique hégélienne
est en effet fondamentalement une dialectique du concept.
Elle ne peut donc être appliquée à l'Histoire que dans une
perspective idéaliste et son utilisation dans un contexte
matérialiste semble dans son principe même poser
problème.
En guise de réponse à ces interrogations, Sartre
décrit tout d'abord selon le schéma dialectique hégélien
I'histoire de la philosophie de Hegel à l'époque
contemporaine. Tout d'abord la thèse: la philosophie
même de Hegel comme idéalisme objectif qui pose
l'individu historique comme inessentiel par rapport au
mouvement de l'absolu: «(...) dans le triomphe de la
conscience de soi intellectuelle, il apparaît que nous
sommes sus; le savoir nous traverse de part en part
(...)
:
ainsi le pur vécu (...) est absorbé par le système comme
une détermination relativement abstraite qui doit être
médiatisée, comme un passage qui mène vers l'absolu,
seul concret véritable» (22-23). Survient l'antithèse
kierkegaardienne: opposition de la subjectivité réelle,
existentielle, à la dialectique objective et idéale: « En fait,
16
la vie subjective, dans la mesure même où elle est vécue,
ne peut jamais faire l'objet d'un savoir; elle échappe par
principe à la connaissance» (24). Enfin la synthèse:
« Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel
a raison contre Kierkegaard» (24) et la vérité de cette
opposition est le dépassement marxiste: « Marx a raison à
la fois contre Kierkegaard et contre Hegel puisqu'il
affirme avec le premier la spécificité de l'existence
humaine, et puisqu'il prend avec le second l'homme
concret dans sa réalité objective» (26). Mais alors,
comment comprendre l'opposition de l'existentialisme et
du marxisme, en cette seconde moitié du XXe siècle? Ici
Sartre passe d'une explication hégélienne à une
explication plus proche du marxisme.
Il faut rendre compte en fait de deux
existentialismes:
l'un, réactionnaire, que représente
Jaspers, l'autre, compagnon de route du marxisme, que
représente Sartre. Pour rendre compte de la pensée de
Jaspers, Sartre propose une analyse que Lukacs n'aurait
pas reniée; il écrit en effet: «(...) dans la lutte générale
qu'elle mène contre le marxisme, la pensée bourgeoise
s'appuie sur les post-kantiens, sur Kant lui-même et sur
Descartes: elle n'a pas l'idée de s'adresser à Kierkegaard.
Le Danois reparaîtra au début du XXe siècle, quand on
s'avisera de combattre la dialectique marxiste en lui
opposant des pluralismes, des ambiguïtés, des paradoxes,
c'est-à-dire à dater du moment où, pour la première fois,
la pensée bourgeoise est réduite à la défensive» (26).
Cette réduction du philosophique au politique, Sartre ne la
pratique pas cependant à propos de sa propre pensée:
« (...) sans tradition hégélienne et sans maîtres marxistes,
sans programme, sans instruments de pensée, notre
génération, comme les précédentes et comme la suivante
ignorait tout du matérialisme historique» (28). Sartre rend
compte de Jaspers par le mouvement général de «la
pensée bourgeoise» mais en ce qui concerne sa propre
17
pensée ce mouvement général ne saurait suffIre: il faut,
pour en rendre compte, une « histoire régionale» (42), et,
au cas où celle-là même n'y suffirait pas, Sartre fait appel
à une autre histoire générale: « (...) après nous avoir tirés
à lui comme la lune tire les marées, après avoir transformé
toutes nos idées, après avoir liquidé en nous les catégories
de la pensée bourgeoise, le marxisme, brusquement, nous
laissait en plan; il ne satisfaisait pas notre besoin de
comprendre; sur le terrain particulier où nous étions
placés, il n'avait plus rien de neuf à nous enseigner parce
qu'il s'était arrêté» (31).
On pourrait ici remarquer que si la totalisation
effectuée à propos de Jaspers est pertinente, elle doit
valoir aussi pour Sartre; de ce point de vue la position de
Lukacs est tout à fait cohérente; si l'analyse que Sartre
fait de sa propre pensée est pertinente, inversement, on ne
voit pas pourquoi elle ne vaudrait pas aussi pour Jaspers:
pour lui aussi sans doute le marxisme s'est arrêté, lui non
plus n'a pas eu de maîtres marxistes ni de tradition
hégélienne, etc. La position de Sartre semble ici manquer
de cohérence.
La situation philosophique de 1957 s'avère ainsi
répéter l'opposition Hegel-Kierkegaard, c'est-à-dire qu'elle
est une situation pré-marxiste:
le conflit qui oppose
l'affmnation existentialiste de l'irréductibilité de la
subjectivité face à une philosophie de la totalité que
représente Lukacs mais qui a ses racines chez Engels et
dans certains textes de Marx, doit être dépassé à nouveau
dans le véritable esprit du marxisme qui est celui d'une
« recherche totalisatrice» (34).
Par leur «scolastique de la totalité» (35) pour
rendre compte de l'Histoire réelle, les marxistes de 1957
retombent en effet dans un idéalisme objectif à la manière
de Hegel: « (. ..) il y a, dans le marxisme, une conscience
constituante qui affirme a priori la rationalité du monde
(et qui, de ce fait, tombe dans 1'idéalisme) » (38, n) alors
18
même que la spécificité de Marx était d'avoir affirmé « la
priorité de 1'action (travail et praxis sociales) sur le Savoir
ainsi que leur hétérogénéité» (26). D'autre part Sartre critique
le marxisme d'un point de vue épistémologique. TIvise ici la
théorie léninienne du «reflet» qui définit la conscience
comme «"le reflet de l'être, dans le meilleur des cas un reflet
approximativement exact"» (38, n). Comment, se demande
Sartre, « le "reflet approximativement exact" peut-il devenir la
source du rationalisme matérialiste?» (38, n). On remarque
que Sartre tient pour équivalentes une théorie de la
conscience et une théorie de la connaissance, ce qui ne va
pas de soi. En fonction de cette équivalence, il fmit par
trouver une contradiction
entre la théorie de la
conscience-reflet qui ne peut aboutir qu'au scepticisme, et
la totalisation marxiste comme connaissance a priori de
l'histoire: « Aucune médiation ne peut relier le
marxisme, comme énoncé de principes et de vérités
apodictiques, au reflet psycho-physiologique» (38, n).
Sartre va proposer en solution à ces problèmes qu'il pose
sa propre théorie de la conscience comme fondement
ontologique et épistémologique de la connaissance: il faut au
marxisme « (. . .) une théorie qui situe la connaissance dans le
monde (...) et qui la déternllne dans sa négativité (...).Mais quel
nom donner à cette négativité située, comme moment de la
praxis et comme pure relation aux choses mêmes, si ce n'est
justement celui de conscience? » (38-39, n).
Nul doute que cette perspective qui prétend
renvoyer dos à dos l'idéalisme objectif hégélien et le
scepticisme de la théorie du reflet, qui définit la
conscience comme négativité et relation aux choses
mêmes, est la perspective phénoménologique de L'être et
le néant. La critique du «reflet» léninien comme
«intermédiaire inutile et aberrant» (38, n) entre la
conscience et le monde rejoint à cet égard la critique de la
19
hylé husserlienne que l'on trouve au début de L'être et le
néant (EN, 28).
Or, l'ontologie phénoménologique de L'être et le
néant se caractérise par deux thèses:
- monisme du phénomène, qui « réduit l'existant à la
série des apparitions qui le manifestent» (EN, Il).
- transcendance de la conscience, conçue comme
« absolu non-substantiel» (EN, 23).
Ces deux thèses apparaissent
difficilement
compatibles avec l'idée, prise au sens hégélien, d'une
raison dialectique à l' œuvre dans l'Histoire. La théorie
hégélienne suppose en effet l'idée de totalité historique
conçue comme substance-sujet. Or dans quel secteur de
l'être l'ontologie phénoménologique de L'être et le néant
pourrait-elle nous faire découvrir une telle substancesujet? Pas du côté des phénomènes: ils ne sont ni sujet, ni
substance; l'idée d'un monisme du phénomène est par
principe opposée à l'idée de substance conçue comme
« au-delà» des phénomènes. Pas plus du côté de la
conscience: certes elle est sujet mais étant tout entière
défmie par sa transcendance vers le monde, elle échappe
perpétuellement à elle-même, loin de posséder une
quelconque
permanence
substantielle.
L'ontologie
phénoménologique sartrienne apparaît ainsi impropre à
poser des ensembles historiques comme totalités, au sens
hégélien du terme. Plus généralement elle va conduire
Sartre à refuser toute forme d'organicisme en ce qui
concerne les ensembles historiques: « (...) nous répétons
avec le marxisme: il n'y a que des hommes et des
relations réelles entre les hommes; de ce point de vue le
groupe n'est en un sens qu'une multiplicité de relations et
de relations entre ces relations» (66).
La problématique de Questions de Méthode est
ainsi celle de l'application de la méthode et de l'ontologie
phénoménologiques de L'être et le néant aux catégories
du savoir marxiste: « Le principe méthodologique qui fait
20
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