Canulars académiques, les «maîtres à penser

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Libération Mercredi 1er Juin 2016
Libération Mercredi 1er Juin 2016
IDÉES/
Canulars
académiques,
les «maîtres
à penser»
démasqués
Depuis «l’affaire
Sokal» en 1996,
la publication
d’un faux énorme
dans une revue,
afin de dénoncer
le manque de sérieux
d’un courant
ou d’un auteur,
est devenue
fréquente. Dernière
victime en date :
le philosophe
Alain Badiou.
Plusieurs auteurs
de canulars plaident
ici pour ce mode
transgressif.
L
e 1er avril, deux d’entre nous
(Barberousse et Huneman)
révélaient comment ils
étaient parvenus à publier un article au titre pompeux, «Ontologie, neutralité et désir de (ne pas)
être queer», dans un numéro de
la revue Badiou Studies tout
entier consacré à la recherche
d’un «féminisme queer badiousien». Signée par une philosophe
imaginaire, Benedetta Tripodi,
cette prose déroule, sur 23 pages
dénuées de sens, des variations
sur le lexique et les thèmes du
philosophe français Alain Badiou. Et cela a suffi à convaincre
le comité éditorial… dont Badiou
fait partie. Cette petite farce,
accompagnée de sa révélation
dans le Carnet Zilsel, n’avait
d’autre but que de revenir de manière critique sur l’étonnant suc-
Alain Badiou, piégé en avril par Anouk Barberousse et Philippe Huneman, «deux sous-fifres de la philosophie académique» selon lui. PHOTO
cès d’une philosophie absconse,
s’autorisant de doctes incursions
dans les mathématiques afin
d’asséner ses vérités destinales.
Mais tout le monde n’a pas ri.
A commencer par Badiou, qui
tançait dès le lendemain «deux
sous-fifres de la philosophie
académique» se perdant «dans
leurs minuscules machinations»
(Mediapart, 2 avril). Dans sa
défense du philosophe, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco
estime que «le canular, c’est le
contraire de la critique. C’est l’évitement» (le Monde, 9 avril). Et de
déplorer que les auteurs veuillent
«tout régenter avec des méthodes
inacceptables». Rien que ça.
Il nous paraît donc nécessaire,
en réponse, d’expliciter le rôle
positif que le canular peut jouer
dans les débats intellectuels.
Guattari, Irigaray, Virilio, etc.),
fit grand bruit des deux côtés de
l’Atlantique, à tel point qu’elle
devint une «affaire». L’an passé,
deux d’entre nous (Quinon et
Saint-Martin) reprirent la tactique en insérant, sous le pseudonyme de Jean-Pierre Tremblay, une étude bidon sur les
«Automobilités postmodernes»
symbolisées par le service Autolib, dans la revue Sociétés, alors
dirigée par le très médiatique
sociologue Michel Maffesoli
(le Monde, 18 mars 2015). L’article
parodiait jusqu’à l’absurde le
style ainsi que la vision du
monde moralisatrice promus par
la «sociologie» maffesolienne.
L’un et l’autre de ces canulars ont
été vite suivis d’un effort d’explication de texte, moins drôle à lire
sans doute, mais néanmoins
essentiel (1) : passé l’éclat de rire,
Flash-back
Il y a tout juste vingt ans, l’un
d’entre nous (Sokal) réussit à publier dans une revue américaine
de cultural studies un article sur
les implications politiques
– prétendument subversives –
de la gravitation quantique. La
parodie, truffée de citations des
plus grands maîtres à penser
«postmodernes», français pour la
plupart (Derrida, Lacan, Deleuze,
ANOUK
BARBEROUSSE,
PHILIPPE
HUNEMAN,
MANUEL QUINON,
ARNAUD
SAINT­MARTIN
et ALAN SOKAL
Par
venait le temps de la critique
argumentée des non-sens,
trivialités ou généralisations
fallacieuses répertoriés, comme
de leur dimension prétendument
transgressive.
Sokal 1996, Tremblay 2015
et Tripodi 2016
Trois cuvées de canular, trois
polémiques d’intensité variable.
Mais quels étaient nos buts
communs ? Il est certes amusant
de lancer un canular dans la
marre académique, mais cela ne
suffit pas. Le canular est l’amorce
d’une réflexion plus serrée visant
à démonter, par l’analyse, les
prétentions intellectuelles et morales de soi-disant «grands penseurs». On peut toujours s’épuiser, comme le font certains
détracteurs, à spéculer sur les
intentions conscientes ou inconscientes des auteurs du pastiche, au lieu de considérer l’évidence : la satire, c’est une sorte de
pied-de-biche à utiliser pour
fracturer des coffres-forts spéculatifs. Quand les auteurs ciblés
non seulement se soustraient à la
discussion critique, mais en plus
font tout pour cadenasser leurs
pensées, le canular reste une
arme légitime et efficace pour
ouvrir un débat. Comme il le fut
naguère pour Jonathan Swift,
dynamitant la politique coloniale anglaise en Irlande dans
son pamphlet anonyme, Modeste
Proposition (1729). Le canular et
l’explication qui l’accompagne,
c’est donc tout le contraire de
«l’évitement». La publication du
pastiche soulève par ailleurs une
question inquiétante : si les disciples et le maître lui-même ne savent pas faire le lien entre sa propre pensée et de purs non-sens
délibérés, qui peut bien le faire ?
Lorsque la foutaise
s’échange sur le «marché
des idées»
En 1996, les auteurs épinglés par
Sokal participaient, certes, d’une
«zone médiane» (journalistique,
politique, éditoriale, artistique)
entre l’université et le monde
non-universitaire. Mais cette zone
restait cantonnée à l’écrit, ainsi
qu’à la temporalité lente liée à la
publication. En 2016, Badiou,
Maffesoli ou d’autres s’expriment
via Internet, et les réseaux sociaux réagissent dans la seconde
qui suit. Ils sont cités à la va-vite
dans une foule de revues et de
blogs, qui ne s’encombrent pas de
critères déontologiques et scientifiques. Des communautés se forment en quelques clics. L’argu-
OLIVIER ROLLER
mentation s’éclipse au profit de
l’intuition édifiante ou de l’idée
provocante, fussent-elles indigentes sur le plan de leurs fondements empiriques, de leur cohérence logique et de leurs
prolongements politiques. Les
médias en mal de «débats
d’idées» et de «signaux faibles»
(d’ordre «sociétal», comme il se
doit) en tirent profit, et l’offre
intellectuelle se trouve stimulée
par une demande et des moyens
de diffusion inédits.
Ce que le philosophe américain
Harry Frankfurt appelle le
bullshit (qui peut être traduit par
«foutaise»), c’est-à-dire du baratin dont l’énonciateur désinvolte
se moque de savoir s’il est vrai
– ou tout simplement pourvu de
sens – devient ainsi une marchandise comme une autre, à
écouler et à exporter. Qu’il
s’agisse d’un Lacan se référant
hier à la topologie mathématique
pour «éclairer» l’inconscient,
d’un Maffesoli nous expliquant,
en grande pompe, le mouvement
Nuit debout par un désir latent
de «copulation mystique», ou encore d’un Badiou analysant les
attentats du 13 Novembre par «la
frustration d’un désir d’Occident»
et l’éclipse de «l’hypothèse communiste», toutes ces spécula-
u 21
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tions, certes piquantes et plus ou
moins iconoclastes, ne signifient
néanmoins rien de précis ni ne
s’appuient sur une véritable argumentation. Au plus valent-elles
comme dogme, où il faut d’abord
croire, pour ensuite savoir. Mais
ce n’est pas parce qu’elle prend le
ton sentencieux d’un grand professeur ou qu’elle s’énonce dans
les colonnes d’un quotidien prestigieux que la foutaise cesse
d’être de la foutaise.
Vecteurs idéologiques et moralisateurs, ces «maîtres» à découper
le réel à la serpe en suivant le
patron étroit de leurs propres
lubies sont les rouages, parmi
d’autres, de modes de production
intellectuelle qui vont de l’artisanat de la secte philosophique
avec sa relation maître disciple,
jusqu’à l’industrie cultuelle de la
pensée postsubversive, version
Web 2.0. Pensée qui instaure
parfois le «maître» en consultant
financièrement performant : rappelons que la «sociologie» de
Maffesoli – lequel dispose de sa
propre société de consulting – est
fort prisée dans certaines branches du marketing. La foutaise
est peut-être plus séduisante que
les recherches documentées, elle
donne l’impression de comprendre tout en offrant un semblant
de «profondeur», mais elle n’a de
«pensée» que le nom autoattribué. Non seulement ces baratins pseudo-savants n’éclairent
en rien la réalité, mais ils la voilent, alors que face à la complexité et à la rapidité des changements contemporains, nous
avons besoin de descriptions et
d’analyses aussi crédibles que
précises du monde.
La leçon la plus déstabilisante des
polémiques soulevées par les canulars concerne la mise au jour
du fonctionnement du marché
des idées contemporain. Rien n’y
fait: malgré toutes les critiques
argumentées, les maîtres à penser
peuvent encore compter sur leurs
admirateurs zélés, en manque
d’idées à la fois simples et pittoresques afin de donner sens à leur
monde. Pourtant, il n’est pas de
fatalité. Tant que ces dogmatismes survendus proliféreront dans
un monde universitaire toujours
plus poreux, et tant que leurs
auteurs trouveront une audience,
même captive et naïve, en France
comme ailleurs, des Sokal, Tremblay ou Tripodi se présenteront
pour tendre aux gourous savants
un miroir facétieux en forme de
canular, afin que ces derniers,
leurs disciples et leurs relais
médiatiques, économiques ou
politiques puissent contempler,
dans la copie de leur prose, toute
la faiblesse et le ridicule que
l’original contient. •
(1) Impostures intellectuelles, d’Alan Sokal
et Jean Bricmont, éd. Odile Jacob, 1997 ;
«le Maffesolisme, une “sociologie” en roue
libre. Démonstration par l’absurde»,
de Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin,
Carnet Zilsel, 7 mars 2015 ;
«Un “philosophe français” label rouge.
Relecture tripodienne d’Alain Badiou»,
d’Anouk Barberousse et Philippe Huneman,
Carnet Zilsel, 1er avril 2016.
LA CITÉ DES LIVRES
Par
LAURENT JOFFRIN
Féminisme «blanc»?
Le dernier numéro de la «Revue des
deux mondes» met en débat les femmes,
l’islam et la politique. Le féminisme issu
des années 70 se réduit-il vraiment à une
idéologie «postcoloniale» ?
O
n sait que les féministes
sont désormais divisées.
Pour faire court, deux
camps s’affrontent. Les unes (ou
les uns, les hommes sont aussi
concernés…) en tiennent pour
l’universalisme des droits, qui
doivent s’appliquer à toutes et
tous, quelle que soit leur culture
d’origine. Ainsi, l’égalité hommes-femmes concerne tout
autant les citoyens et citoyennes
de culture musulmane que les
autres, ce qui implique une dénonciation de l’intégrisme, dont
on sait qu’il tend à enfermer les
femmes dans une assignation
religieuse. Les autres critiquent
le même universalisme en l’accusant de camoufler une
conception occidentale, ou
«postcoloniale», des relations
hommes-femmes qui tendrait à
nier les identités d’origine et,
donc, en stigmatisant tel ou tel
choix individuel (comme le port
du voile islamique), à participer
de la discrimination qui frappe
les minorités dans les sociétés
occidentales.
Le premier courant, qui est souvent le prolongement du féminisme des années 70, est qualifié
par ses adversaires de «féminisme blanc», voire «colonial» ;
le second, en retour, est accusé
par ses contemptrices de «différentialisme» coupable, voire de
n’être qu’une émanation de «l’islamo-gauchisme» qui rassemble
gauche radicale et activisme
religieux.
Très engagée en faveur du premier courant, la Revue des deux
mondes, l’une des plus anciennes dans le paysage intellectuel,
récemment rénovée, donne longuement la parole à ses protagonistes. Cette lecture est instructive: elle permet à ces militantes,
Elisabeth Badinter, Caroline
Fourest ou encore la philosophe
Bérénice Levet, de s’exprimer au
long, loin des simplifications polémiques. On y trouve l’explication précise de leurs prises de
position contre le voile ou bien
contre la «mode islamique». On
y décèle aussi certaines faiblesses argumentatives qu’il faut
bien relever.
Le point fort de leur plaidoyer
porte sur l’universalisme.
Contrairement à ce qu’on entend
parfois, ce principe, qui est à la
base de la philosophie des droits
de l’homme – et de la femme –,
ne consiste pas à nier les différences culturelles, encore moins
à les réprimer. L’universalisme
postule seulement qu’en cas de
conflit entre une coutume, une
identité, un principe religieux et
les droits fondamentaux, les seconds doivent l’emporter. Toutes les coutumes sont libres, toutes les différences sont
acceptées, sauf celles qui portent
atteinte aux principes élémentaires de liberté et d’égalité.
Aucune théocratie, aucun fondamentalisme ne peut arguer de
sa culture d’origine pour imposer légitimement un statut de la
femme inférieur à celui des
hommes. Le fait que cet universalisme ait naguère servi de paravent au colonialisme, ou bien
qu’il soit utilisé pour désigner
une minorité à l’hostilité de
l’opinion, ne change pas l’affaire
au fond. Dans ce cas, ce sont
ceux qui détournent le principe
qui sont coupables, et non le
principe lui-même. Quand on argue des droits de l’homme pour
imposer par la force la domination politique d’un pays sur un
autre, ou pour opprimer une minorité, on contredit les droits en
question, qui restent valables indépendamment du mauvais
usage qui en est fait. Les féministes «différentialistes» se servent sur ce point d’un sophisme
grossier qui consiste à confondre
un bon principe et sa mauvaise
application. Historiquement, la
lutte pour l’égalité hommesfemmes est intimement liée aux
progrès de la laïcité. Une grande
partie des oppressions dont les
femmes sont victimes a une origine religieuse. Ce fut le cas
longtemps dans les pays catholiques ; c’est évidemment le cas
dans les nations dominées par
un pouvoir intégriste, comme
l’Arabie Saoudite ou d’autres
pays musulmans. C’est quand
l’Etat et la religion sont clairement séparés que les droits des
femmes peuvent progresser.
D’où la prohibition des signes
religieux ostentatoires à l’école,
destinée à émanciper les jeunes
élèves (le plus souvent mineures) des prescriptions religieuses
contraires à la culture de l’égalité
des droits. D’où la méfiance à
l’égard du voile islamique, dont
la progression accompagne le
plus souvent (mais pas toujours)
la montée de l’intégrisme.
Les «universalistes» ont donc
raison de rappeler ces vérités
élémentaires.
A quelques nuances près. Le discours républicain et laïque est
souvent récupéré, détourné, par
des forces politiques dont le but
réel est de combattre la minorité
musulmane en général (et pas
seulement l’intégrisme). On se
reportera sur ce point aux éructations de mouvements, comme
Riposte laïque, dirigés essentiellement contre les musulmans en
général. Les féministes «classiques» doivent s’en distancer
clairement.
Le même discours se confond
parfois avec un discours identitaire pur et simple, comme un
attribut pour ainsi dire naturel
de la nation, qui rejoint l’intolérance nationaliste. Or, les droits
de l’homme ne sont en rien une
spécialité de la France ou des
pays occidentaux, lesquels ne
les respectent pas toujours, loin
de là.
Enfin, il arrive un moment où la
dénonciation quasi obsessionnelle du voile, dont le port est
licite hors de l’école et de l’administration, finit par cibler une
religion particulière alors même
que la majorité de ses fidèles le
rejette ou bien n’y accorde guère
d’importance. Cette insistance
risque, au bout du compte, de
solidariser une communauté,
irritée de voir certains des siens
désignés sans cesse à la critique
publique. Ce qui est le contraire
du but recherché. •
FEMMES, ISLAM
ET RÉPUBLIQUE
La Revue des
deux mondes
(numéro de juin)
220 pp., 15 €
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