LNA#54 / humeurs Platon, la philosophie politique et « nous » 1 Par Jean-François REY Professeur de philosophie à l’IUFM de Lille/Université d’Artois 1 De Benny Levy, nous ferons référence à l’ouvrage cité précédemment 2, le plus abouti des réquisitoires contre la vision politique du monde. De son côté, Alain Badiou commente Platon depuis longtemps. Nous nous bornerons ici à l’article « L’emblème démocratique » dans le recueil collectif Démocratie, dans quel état ? 3 . mocratique. Autrement dit, si les modernes esprits forts dénoncent la théocratie ou le fondamentalisme religieux d’une telle pensée, la réplique sera : votre démocratie dissimule mal votre propre théocratie, oubliée et déniée par vous, mais insistante et, par moments, explicite. C’est le sens de l’opposition virulente à l’ « autre » platonicien : Alain Badiou. C Celui-ci s’est engagé dans une longue et intempestive réhabilitation de ce qu’il appelle l’Idée Communiste, du nom Ouvrier, de la nécessaire Organisation. Féroce à l’égard de ceux qui seraient passés de Mao à Moïse, il n’épargne aucun argument pour fustiger ce qu’il apparente à une régression. Ce faisant, il va chercher lui aussi du côté du religieux pour assurer ses propres positions : nommément, et non des moindres, Saint Paul. C’est cette figure tutélaire du converti enthousiaste et infatigable qui conforte Badiou : celui qui annonce qu’il n’y a plus « ni juif ni grec », fondateur en cela d’un universalisme extensif auquel Benny Levy opposait l’universel « intensif » du judaïsme. Paul, celui qui substitue la circoncision du cœur à la circoncision de la chair, qui affranchit les enfants de Dieu du formalisme des rites, est devenu l’archétype du Militant. Autant de majuscules signalent un platonisme conscient et revendiqué, réaliste et débarrassé de tout soupçon d’idéalisme. Alain Badiou annonce pour 2010 sa propre version de la République, démarquée de Platon. Il prend soin de nous en donner un avant-goût. Et ce goût, c’est celui de la haine : « haine de la démocratie » très bien restituée dans le petit livre de Jacques Rancière qui porte ce titre. L’emblème démocratique, souligne Badiou, signale ce que Platon appelait « la cité des pourceaux ». Qu’on en juge : « Le pouvoir de nuisance de l’emblème démocratique est concentré dans le type subjectif qu’il façonne, et dont, pour le dire en un mot, l’égoïsme, le désir de la petite jouissance, est le trait crucial. » 4 Un tel jugement est d’ailleurs partagé par d’autres auteurs non voire anti-platoniciens. Discours réactif, Badiou le reconnaît, qui repose sur deux thèses qu’il attribue à Platon : 1/ Le monde démocratique n’est pas réellement un monde ; 2/ Le sujet démocratique n’est constitué qu’au regard de sa jouissance 5. omme l’indique le sous-titre de l’ouvrage de Benny Levy, la philosophie politique moderne, qu’elle soit libérale ou critique, doit être disqualifiée. Non seulement parce qu’elle prend la partie pour le tout, mais surtout parce qu’elle oublie l’essentiel et qu’elle détourne l’attention loin du Bien au-delà de l’être qui seul existe, radicalement et absolument. Ce livre fondamental représente l’effort le plus abouti pour évacuer tout pathos lié à la démocratie d’opinion. En ce sens, c’est une œuvre anti-moderne. Son auteur expulse dans une note en bas de page Aristote et Hannah Arendt. Mais, surtout, l’argumentation, toujours rapportée à une connaissance très fine des textes, reprend le procès platonicien fait à la démocratie. Benny Levy n’était pas un « ennemi » de la démocratie, sa morale provisoire était bien démocratique au sens convenu du terme. Il voulait que le regard porte plus loin. Ce faisant, il entamait le procès de l’opinion commune sur la sécularisation du religieux en politique. Sous les pavés démocratiques, la plage théocratique. Ou pour le dire d’un mot : Spinoza n’a pas eu lieu. La vision politique du monde, au sens de Benny Levy, détourne de l’essentiel : avec le Pasteur, nous ne manquerons jamais de rien (Psaume XXIII), nous pouvons donc nous consacrer à l’étude-observance des vieux textes, à l’écart du bruit et de la fureur de la politique ordinaire quotidienne et même parfois de la guerre. Nous sommes là en présence d’une pensée tragique : avec le meurtre du Pasteur, véritable scène primitive, travaillée par Platon, Spinoza ou Freud, est apparue la politique comme sphère autonome de l’agir humain, coupée de la source juive, mais aussi coupée de la source grecque platonicienne ou néoplatonicienne (Plotin, Proclus, Philon). Seule la mauvaise foi interdirait aux modernes de voir la théocratie en filigrane derrière la mince pellicule dé- 1 ème 2 partie : cet article fait suite au texte publié dans le n° 53 des Nouvelles d’Archimède. Le meurtre du Pasteur, Critique de la vision politique du monde, éd. Grasset/Verdier, Paris, 2002. 2 3 12 La Fabrique éd., 2009. 4 Op. cit., p. 17. 5 Ibid., p. 19. humeurs / LNA#54 Ces deux thèses, que l’auteur développe, mais que nous ne pouvons qu’évoquer ici, reprennent la critique marxienne de l’équivalence générale des jouissances et des apparences assurée par l’argent. Le monde démocratique n’est que le régime « anarchique » de l’apparaître. Il n’a pas la consistance platonicienne d’un monde. Retenons seulement pour notre propos l’épithète « anarchique » et les parenthèses qui l’encadrent. Si « arché », en grec, désigne un principe, premier, ou encore un commandement, l’an-archique n’est pas l’absence ou le refus des lois (« anomie » conviendrait mieux), mais l’absence ou le refus d’un principe directeur. Loin d’être la propriété exclusive des anarchistes libertaires, l’an-archique se retrouve, avec cette graphie, sous la plume de Levinas, peu suspect, on en conviendra, d’un discours sans « Dieu ni maître ». Un discours plutôt sans arché ni telos, auquel il manque le premier mot et le dernier. Distinguer l’arché comme origine dont on ne peut ni s’autoriser ni s’emparer de l’arché comme commandement. Or, il y a deux commandements : le « commandement raisonnable du chef philosophe » et le commandement du tyran 6. Platon a fait lui-même l’expérience périlleuse de vouloir recouvrir de son commandement de philosophe, de son autorité, le commandement du tyran Denys. Tout philosophe digne de ce nom doit, un jour ou l’autre, résister à une double tyrannie : celle du Prince, et a fortiori du tyran, et celle de l’opinion. En attribuant à la démocratie un penchant « anarchique », induisant un asservissement à l’opinion, au frivole et à l’illusion d’une perpétuelle jeunesse, Badiou fait un mauvais procès à la démocratie. Car il n’est pas rassurant de se représenter de quelle arché son discours s’autorise. Et, à tout prendre, on voudrait bien abandonner la vision politique du monde plutôt que se retrouver à nouveau sous un régime post-démocratique qui a déjà fait la preuve, dans le passé, qu’il réalisait la fin du politique sous l’injonction de croire que tout est politique. Refuser une telle perspective ne revient pas à accepter sans réserve le discours libéral au sens qu’on lui prête aujourd’hui. On comprend aisément que celui-ci ne soulève pas l’enthousiasme. Il faut donc continuer l’invention démocratique, renouer avec ce qu’elle a de « sauvage », d’intempestif. Il faut travailler à lui trouver une philosophie (et non une théorie), que celle-ci soit l’œuvre de penseurs spéculatifs, d’écrivains politiques ou de poètes. E. Levinas, Liberté et commandement, éd. Fata Morgana, p. 31. 6 13