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Éloge des mathématiques
Alain Badiou et Gilles Haéri
Flammarion, 2015. 124 p. isbn : 9782081352452
« Loin d’être l’exercice ingrat ou vain que l’on imagine, les mathématiques pourraient bien être le
chemin le plus court vers la vraie vie, laquelle, quand elle existe, se signale par un incomparable
bonheur. » Cette phrase quelque peu énigmatique fait la quatrième de couverture du livre d’Alain
Badiou qui est bien connu, en tant qu’intellectuel engagé, pour ses prises de position et ses talents
de débatteur. Voici donc de quoi piquer notre curiosité. Le titre même du livre nous interpelle : après
l’Éloge de la folie, celui de la paresse et de bien d’autres choses encore, s’agit-il d’un exercice de
style, d’un essai satyrique, ou d’un panégyrique ?
C’est en philosophe qu’Alain Badiou fait cet éloge, comme le montre déjà l’association des mots
mathématiques et bonheur, ou vraie vie. Et cet éloge fait partie d’un ensemble de quatre livres,
les trois autres faisant l’éloge de l’amour, du théâtre, de la politique. Il se présente sous la forme
d’entretiens, Alain Badiou répondant aux questions de Gilles Haéri a . Ce qu’Alain Badiou appelle « la
vraie vie », c’est celle qui s’inscrit sous le signe d’une idée, dans le contact d’une « vérité ». Il faut le
lire, il faut le méditer pour comprendre. Mais on peut aussi faire de ce livre une lecture moins savante
et aimer qu’il écrive que la joie « qu’on éprouve en mathématique est immédiatement universelle :
vous savez que ce que vous éprouvez là, n’importe qui, suivant le raisonnement, le découvrant, va
l’éprouver aussi ». On a l’impression de s’y reconnaître, même si on doute un peu de cette universalité
du plaisir qu’on peut éprouver. Alain Badiou, toutefois, se défend d’en conclure que les mathématiciens
sont plus heureux que les autres, « parce qu’il n’est pas sûr que les mathématiciens créateurs fassent,
du point de vue de l’existence, de la vie, le meilleur usage des mathématiques ». C’est un des quelques
clins d’œil un peu moqueurs qu’on trouvera dans ce livre, qui est aussi, en quelque sorte, un éloge
des mathématiciens.
En partant de la quatrième de couverture j’ai commencé par la fin du livre, qui n’est pas la plus facile.
Les trois premiers chapitres, intitulés respectivement « Il faut sauver les mathématiques », « Philosophie et mathématiques ou l’histoire d’un vieux couple » et « De quoi parlent les mathématiques ? »,
sont beaucoup plus accessibles. Ils constituent un plaidoyer vibrant pour les mathématiques, dans
lequel nous entraîne Alain Badiou avec son style bien particulier, fait de virtuosité et franc-parler. Ils
alternent les souvenirs personnels (à propos de la droite d’Euler : « que l’on puisse démontrer une
chose pareille me ravissait »), l’histoire croisée de la philosophie et des mathématiques, les exemples
de démonstrations. Pensons-nous que les mathématiques devraient faire partie de la culture générale ? Souhaitons-nous voir réhabilitées les démonstrations dans l’enseignement ? Sommes-nous
attachés à l’idée d’universalité des mathématiques, au-delà des frontières ? Autant de questions sur
lesquelles la lecture de ce livre viendra nourrir nos réflexions.
Même si le livre s’adresse à un plus vaste public, l’un des buts d’Alain Badiou est de parler mathématiques aux philosophes pour déplorer qu’ils s’en soient éloignés, en égratignant au passage
les nouveaux philosophes. Il absout les mathématiciens de toute responsabilité dans cet éloignement. Mais, dit-il, « dès que vous entrez dans la question “Qu’est-ce que les mathématiques ?”, vous
basculez dans la philosophie, vous faites de la philosophie ».
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Seul le quatrième chapitre est d’un abord difficile, en nous faisant entrer dans sa métaphysique de
l’infini pour comprendre les liens entre la théorie des ensembles et ce qu’il appelle multiplicité. Mais
là encore Alain Badiou nous invite à une excursion qu’on ne regrette pas, qui donne envie d’aller plus
loin, et aussi de se plonger ou replonger dans les classiques, Platon, Spinoza. . .
Les recensions du livre dans la presse généraliste présentent avant tout Alain Badiou comme un
défenseur inconditionnel de l’enseignement des mathématiques. « Badiou veut sauver les mathématiques », titre Marianne b . Après des suggestions qui nous sont familières mais ici exprimées de
façon particulièrement convaincante, il fait dans la conclusion une suggestion surprenante pour
l’enseignement des mathématiques, celle de « s’armer de la philosophie. Parce que, en fin de compte,
l’intérêt des mathématiques, c’est aussi s’interroger sur ce que sont les mathématiques. ».
Qu’on le suive ou non jusque là, il y a là comme ailleurs matière à réfléchir, au-delà du grand plaisir
qu’on éprouve à la lecture de ce livre. La position d’Alain Badiou est singulière du fait qu’il n’appartient
pas au monde des mathématiques sans en être extérieur. Bien au contraire, il possède avec les
mathématiques une familiarité étonnante. Il exprime avec justesse le plaisir qu’on peut éprouver
devant une démonstration ou le sentiment de beauté dont on peut être envahi. C’est une lecture
stimulante.
Aline Bonami
Université d’Orléans
a. Le livre fait suite à une rencontre de la Villa Gillet à Lyon en 2014 http://www.villagillet.net/portail/
la-villa-toute-lannee/detail/article/eloge-des-mathematiques-alain-badiou-en-dialogue-avec-gilles-haeri/
b. http://www.marianne.net/philippepetit/badiou-veut-sauver-les-mathematiques-100236692.html
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