Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le

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Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule
et principes généraux de la Constitution
Salwa HAMROUNI
En astrologie, la révolution signifie la rotation complète d’un astre sur lui-même
jusqu’au retour à son point de départ.
La notion a été ensuite empruntée par le monde des idées politiques pour désigner
le processus de renversement brusque et radical des autorités politiques en place
pour établir un nouvel ordre. Cela se traduit juridiquement par un processus de
transformation irrégulière de l’ordre constitutionnel en place. Il faut ajouter que ce
processus n’implique en aucun cas une atteinte à l’existence même de l’Etat et à la
permanence des institutions étatiques.
La révolution est également définie par un mouvement qui détruit l’ordre établi pour
établir un autre dont les contours et les buts sont différents. En effet, dans la mesure
où la révolution vise à rompre avec un ordre établi, elle propose par là même un autre
régime politique, d’autres règles de comportement, d’autres politiques et d’autres
valeurs.
Les Tunisiens et Tunisiennes sont sortis dans les rues pour réclamer d’autres valeurs. Ils
ont contesté, l’injustice, le népotisme et la corruption.
C’est à cela que devait répondre le pouvoir constituant tunisien. L’adoption d’une
nouvelle Constitution était perçue comme inévitable car permettant de rompre avec
l’ancien régime et passer à une deuxième République fondée sur d’autres valeurs,
celles de la révolution : la dignité, la liberté et la justice.
Traiter des valeurs fondatrices de la nouvelle République est donc non seulement
pertinent mais également nécessaire. Comprendre les valeurs fondatrices de la
seconde République c’est comprendre l’esprit de la révolution.
Toutefois, toute recherche sur les valeurs fondatrices d’un texte juridique suppose
d’abord une certaine précision des concepts.
Le concept des valeurs a fortement intéressé les philosophes. Les juristes y ont
également accordé un intérêt particulier étant donné le rapport entre normes et
valeurs1.
Il est vrai que le droit renvoi aux normes et non pas aux valeurs. Les premières
concernent les droits, devoirs, obligations, règles…les secondes renvoient au bien, au
mal, au meilleur ou au pire2.
Les valeurs seraient aussi « liées à la branche éthique de la philosophie, tandis que les
1 Voir par exemple Rocher (J. C), Les fondements éthiques du droit, Paris, éd. Fac, 1993. Voir également
Trigeaud (J.-M.), Métaphysique et éthique au fondement du droit, Bordeaux, éd. Bière, 1995.
2 Voir Canto-Sperber (M.), Dir. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, t. 2, article
« normes et valeurs ».
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
normes seraient attachées au domaine réglementaire et juridique »3.
Normes et valeurs sont aussi différentes car « les valeurs seraient plurielles
et conflictuelles…alors que les normes tendraient à l’unité, la cohérence, la
systémacité… »4. Dans le même sens, « Les valeurs seraient à l’ordre des fins, les normes
de l’ordre des moyens »5.
Mais il est vrai aussi que normes et valeurs ne sont jamais totalement séparées car
pouvant être toutes les deux prescriptives. Plus encore, certaines valeurs ont investi
le champ du droit pour mettre fin à certaines pratiques négatrices de l’humanité de
l’homme. Ce fut le cas de la dignité humaine passée suite à seconde guerre mondiale
du registre philosophique à celui du droit6.
La Constitution est un texte normatif. Elle détermine, à ce titre, les règles juridiques
permettant d’organiser les pouvoirs politiques et celles relatives aux droits et libertés
des personnes. Ces règles juridiques ne sont pas une fin en soi, elles sont prévues pour
répondre à un besoin sociétal.
Parler de valeurs au sein d’un texte juridique suprême est-il possible dans ce cas ?
Il nous semble que la réponse est positive. La Constitution d’un Etat est un texte
fondateur de tout un système politique, juridique, économique, social et culturel.
Ce texte est lui–même le résultat d’une certaine délibération. Dans le cas tunisien, la
Constitution est le résultat d’un long processus de délibération car ayant était adoptée
par une assemblée plurielle, hétéroclite et même conflictuelle.
C’est ce constat qui nous pousse à chercher l’ancrage des valeurs fondatrices de la
nouvelle République ?
Notre étude du texte constitutionnel va se limiter à son préambule et son premier
chapitre naturellement consacrés à la philosophie générale du texte7. Cette étude
nous a permis de constater que si le pouvoir constituant était plus ou moins unanime
sur les valeurs à intégrer dans le texte constitutionnel, il n’avait nullement la même
perception de ces valeurs.
A l’image du pouvoir constituant, la Constitution tunisienne flotte finalement entre les
valeurs universelles de la liberté, de l’égalité et de la dignité et entre des valeurs liées à
une spécificité culturelle hautement discutée.
Nous avons ainsi pu noter un tiraillement permanent entre des valeurs ancrées dans
un registre universel (I.) et d’autres qui se veulent spécifiques (II.)
3 Delastic (A.), Une approche philosophique des valeurs, se transformer soi-même pour transformer le
monde?
4 Canto-Sperber (M.), Dir. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, t. 2, article
« normes et valeurs ».
5 Ibid. loc. cit.
6 La dignité humaine faisait l’objet de la philosophie dont la philosophie kantienne jusqu’à ce que les crimes
nazis permettent de hisser le concept à une norme juridique que les Etats sont tenus de respecter.
7 Cela n’est pas de nature à minimiser l’intérêt du reste de la Constitution mais c’est pour être en conformité
avec la proposition des organisateurs du travail.
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I. Des valeurs ancrées dans un registre universel
Comme plusieurs autres constitutions, le préambule de la Constitution tunisienne
constitue un élément déterminant du moment révolutionnaire.
Comme toute Constitution, le préambule détermine l’esprit du texte, son ancrage
philosophique, culturel et politique. Et comme toute constitution, le préambule reflète
l’esprit d’un peuple, ses aspirations, ses attentes et ses valeurs.
Commençons d’abord par rappeler que le pouvoir constituant tunisien a mis fin à
un débat, dépassé en vérité, relatif à la valeur juridique du préambule8. Il a annoncé
dans l’article 145 que « le préambule de cette Constitution fait partie intégrante de
la présente Constitution ». Si nous ajoutons à cela la disposition de l’article 146 qui
prévoit que les dispositions de la Constitution sont comprises et interprétées comme
une unité harmonieuse9, nous devons prendre en considération l’ensemble du texte
même si l’objet de notre travail portera seulement sur le préambule et le premier
chapitre.
Il n’a pas fallu trop avancer dans la lecture de la Constitution pour voir que le pouvoir
constituant se place dès le départ dans la perspective d’une instance chargée de
rédiger une Constitution répondant à la volonté du peuple et dans le but de réaliser
les objectifs de la révolution de la liberté, de la dignité et de l’égalité.
Or, la liberté, la dignité et l’égalité sont aux fondements de tout l’arsenal juridique des
droits humains10.
Nous estimons, en effet, que n’importe quel droit humain peut finalement être rattaché
à trois concepts fondamentaux qui sont la liberté, la dignité et l’égalité.
Ces trois valeurs sont des valeurs universelles par excellence. Précisons à ce propos
que l’universalité visée ici n’est pas prise dans le sens de l’universalité des origines
des valeurs mais dans le sens de l’universalité de l’homme/humain. Autrement dit, et
pour éviter tout malentendu sur la question de l’universalité des droits humains en
général, disons que les droits humains sont universels non pas parce que leur origine
est universelle (ce qui se prête à discussion) mais parce que l’Homme protégé est
universel.
Le rapport de la commission du préambule et des principes généraux a essayé de
tracer les grands axes du préambule. Ainsi, nous pouvons lire dans ce rapport que le
troisième axe sera consacré aux fondements de l’édifice constitutionnel11. C’est dans
ce cadre que le rapport fait une brève allusion aux valeurs humaines et aux acquis
civilisationnels humains.
La référence à l’universel dans le texte de la Constitution tunisienne a donc fait l’objet
d’une grande polémique. La majorité de l’ANC a beaucoup résisté face aux demandes
de faire référence aux valeurs universelles.
8 La jurisprudence du tribunal administratif tunisien a déjà mis fin à ce débat en considérant que le
préambule a la même valeur juridique que le reste du texte.
9 C’est nous qui traduisons faute de traduction officielle.
10 Voir Hamrouni (S.) Cours des droits humains destiné aux étudiants de la première année de la licence
fondamentale en droit, http://www.salwa.hamrouni.gaddes.org/cours.php
11 ‫أسس البناء حسب النص العربي‬
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
Ce sont les démocrates membres de l’Assemblée et une grande partie de la société
civile tunisienne qui ont bataillé pour intégrer la référence à l’universalité dans la
Constitution. En effet, nous pouvons lire dans le préambule que le peuple exprime son
attachement « aux valeurs humaines et aux principes des droits de l’Homme universels
et nobles ».
L’universalité des valeurs, celle des droits de l’homme nous semble être prononcée
à demi-mots. D’ailleurs, la rédaction arabe du texte nous empêche de savoir si la
noblesse et l’universalité concerne seulement les droits de l’homme ou les droits de
l’homme et les valeurs universelles. Quoiqu’il en soit, il nous semble que l’expression
« noble » liées directement aux droits humains est totalement réductrice : elle laisse
entendre qu’il y aurait dans les droits humains des principes nobles et d’autres qui ne
le sont pas.
Plus encore, il nous semble que l’universalité est aussi prononcée timidement parce
qu’il n’est pas tout à fait question des « droits humains » mais des « principes de droits
humains ». Or, l’expression principes est tellement plus fluctuante qu’elle n’implique
forcément pas tous les droits humains. D’ailleurs, il suffit de revenir à la doctrine
pour comprendre que “les principes restent synonymes de règles juridiques abstraites,
fournissant les bases d’un régime juridique susceptible de s’appliquer à de multiples
situations concrètes, soit pour les réglementer de façon permanente, soit pour résoudre
les difficultés qu’elles font naître”12. Les principes des droits humains laisseront donc
une grande marge de manœuvre en matière d’interprétation mais par là même une
grande incertitude quant au respect effectif des droits humains par les pouvoirs infraconstitutionnels.
L’ancrage dans l’universel est ainsi compromis par des expressions vagues dont le sens
sera probablement et difficilement déterminé par le juge constitutionnel.
L’ancrage dans l’universel est aussi compromis par un remarquable silence sur le droit
international des droits humains et notamment la déclaration universelle des droits
de l’homme. En effet, contrairement à certaines constitutions comparées, le pouvoir
constituant tunisien a refusé toute allusion à la Déclaration et au droit international en
général13. Pourtant, plusieurs experts ont bien attiré l’attention du constituant sur ce
que gagnerai un texte postrévolutionnaire en crédibilité en faisant référence au droit
international en général et aux textes des droits humains en particulier14. Finalement
et après d’âpres critiques venant des experts notamment, le pouvoir constituant a
consacré un article au droit international15. En effet, rappelons à ce propos que les
dans les premières versions de la Constitution, la supériorité des traités sur les lois
12 Virally (M.), “Le rôle des “principes” dans le développement du Droit international”, in. Le Droit international
en devenir, Essais écrits au fil des ans, Paris, PUF, 1990, p. 197.
13 Voir par exemple le préambule de la Constitution marocaine de 2011 (§ 3 et dernier paragraphe).
14 Voir à ce propos la lecture de Slim Laghmani Salsabil Klibi et Salwa Hamrouni à propos du premier
brouillon de la Constitution, journée organisée par l’ATDC et l’ARTD, 15 janvier 2013 https://www.youtube.
com/watch?v=J30t4k-Lgg8
Voir également Salwa Hamrouni à propos du préambule et du chapitre premier entre la discussion et
l’adoption, journée organisée par l’ATDC, 9 janvier 2014, https://www.youtube.com/watch?v=diJKnh78hA4.
15 Rappelons à ce propos le rôle déterminant joué par l’Association tunisienne de droit constitutionnel qui
a suivi de très près les différents projets de la Constitution en y consacrant à chaque fois une journée d’étude
assortie de propositions concrète. Rappelons également que l’ATDC n’a pourtant jamais été auditionnée par
ce même pouvoir constituant.
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était limitées aux conventions approuvées par la chambre des représentant du peuple
ce qui excluait l’ensemble des conventions déjà ratifiées par la République et ce qui
ouvrait la voie à la méconnaissance de ces conventions et surtout à celles garantissant
les droits humains. Ce n’est que suite à l’intervention de la commission du consensus et
à la dernière minute que l’article 20 prévoit que « les Traités internationaux approuvés
par l’assemblée représentative et ensuite ratifiés, ont un rang supra-législatif et infraconstitutionnel ». Nous citons cet article essentiellement pour attirer l’attention du
lecteur sur le fait que les valeurs universelles relatives aux droits humains sont pour
la plupart du temps reprises par des conventions internationales. D’ailleurs ce n’est
pas un hasard si, tout de suite après la révolution et avec le gouvernement de M. M.
Ghannouchi, la Tunisie a ratifié la plupart des conventions relatives aux droits humains
et que l’ancien régime craignait. Il nous semble d’ailleurs que ces ratifications poseront
problème car n’étant pas faites par le pouvoir législatif comme prévu par l’article 20.
En tout état de cause, sur ce point il nous semble que la Constitution de 2014
reste en deçà de l’article 5 de la Constitution de 1959 selon lequel « La République
Tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l›Homme dans leur
acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante ». C’est, en effet,
cette ouverture sur l’universalité, la complémentarité et l’interdépendance des droits
humains qui fait défaut dans le texte de la nouvelle Constitution et c’est d’autant
plus regrettable que la Constitution dite de Ben Ali soit plus ouverte que celle de la
révolution sur ce point.
Il est vrai qu’il existe des renvois à d’autres valeurs humaines telles que la fraternité, la
solidarité et la justice sociale. Il est vrai aussi que le constituant se fonde « sur la place
qu’occupe l’être humain en tant qu’être digne ». Cependant, nous savons tous que ces
valeurs font l’unanimité précisément parce que dépourvues de sens univoque. Ces
valeurs sont présentées en vrac. Certaines ont été présentées comme fondement du
régime républicain comme par exemple l’égalité difficilement acquises « en droits et
devoirs entre tous les citoyens et toutes les citoyennes, et la justice entre les régions »16.
D’autres ne sont citées ni comme fondement ni comme but mais simplement comme
« des valeurs humaines nobles ». Il est en ainsi pour « la science, le travail et la création ».
D’autres valeurs sont citées en rapport avec les relations internationales de la Tunisie.
Alors que le droit international général a été totalement ignoré dans le préambule, la
paix mondiale, la coopération avec les peuples du monde ; le triomphe des opprimés
en tous lieux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les mouvements de
libération justes ont été cités.
Le chapitre premier de la Constitution, déjà plus lisible car mieux structuré, permet de
voir mieux pour ce qui est des valeurs universelles.
Rien que pour les deux premiers articles, nous constatons une concentration de
renvois aux valeurs républicaines, à la primauté du droit, à la citoyenneté et à la
volonté du peuple. L’article 4, fidèle aux valeurs de la révolution, a revu la devise de
la République pour y intégrer «Liberté, Dignité, Justice, Ordre». C’est également pour
faire respecter ces mêmes valeurs que l’article 12 pose le principe de la discrimination
positive en faveur des régions les plus défavorisées et dans le but de réaliser une justice
16 Rappelons le premier projet de la Constitution
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
sociale qui a fait défaut depuis l’indépendance. Ce principe est aujourd’hui consacré
juridiquement pour corriger une inégalité de fait que le principe de l’égalité ne pouvait
atteindre.
Les valeurs universelles sont finalement partout et nulle part. Le préambule et le
chapitre premier en parlent mais elles sont souvent assorties de restrictions, de limites,
de précisions. Elles sont, en réalité, à la remorque de valeurs plus spécifiques que sont
les valeurs identitaires.
II. L’emprise des valeurs identitaires
L’obsession de l’identité a divisé le pouvoir constituant. L’obsession de l’identité a
presque neutralisé la référence aux valeurs universelles. L’obsession de l’identité a
dénaturé les valeurs de la révolution.
Notre propos n’est pas ici de nier l’importance des spécificités culturelles des Tunisiens
et Tunisiennes. Notre propos est de montrer d’abord que les valeurs liées aux spécificités
culturelles restent indéterminées et en étant indéterminées elles deviennent un
prétexte pour limiter les valeurs universelles de la dignité, de l’égalité et de la liberté.
Le rapport final de la commission du préambule et des principes généraux, rendu
public en 2012, a traité de la question des fondements de l’édifice constitutionnel en
deux mots : les constantes de l’Islam et les valeurs humaines17.
La majorité régnante à l’ANC avait un souci majeur : comment intégrer le maximum
de références à la chariaa, faute de mieux à l’Islam, faute de mieux à l’identité arabo
musulmane. En effet, il importe de rappeler que la référence à la chariaa islamique a
été l’une des demandes des députés du parti Ennahdha. Jusqu’au dernier moment,
certaines propositions de révision de la Constitution prévoyaient le coran et la sunna
comme source de législation18.
Il nous semble que la juxtaposition des « constantes de l’Islam » et des « valeurs
humaines » est très révélatrice. N’est-ce pas là un aveu que ces « constantes » dont
personne ne connait la teneur sont justement là comme un frein aux valeurs humaines ?
N’est-ce pas là l’expression d’une frilosité excessive de tout ce qui est humain et une
préférence évidente pour ce qui est censé être divin ?
La pression des démocrates, celle de la société civile et celle de tous ceux qui refusaient
toute référence à un droit autre que le droit positif a fait que l’ANC essaye finalement
de trouver un juste milieux entre ces revendications contradictoires. Cela a pris le nom
d’un consensus.
Il s’agit certes d’un consensus, mais il nous semble que c’est un consensus sur les
mots et non pas sur leurs significations. Le sens des mots et donc des valeurs que ces
mots portent se trouve quelque part perverti par cette volonté de dire la chose et son
contraire.
17 Voir, http://www.arp.tn/site/main/AR/docs/rapport_final/rapport_final.pdf
18 47 députés ont voté pour une proposition d’amendement faisant du coran et de la sunna une source de
la législation.
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Le préambule de la Constitution reste largement imprégné par une référence abondante
aux particularismes culturels. D’ailleurs, il est étonnant de voir que même l’ordre des
référentiels exprime cette prévalence du particulier. Ainsi, le pouvoir constituant
tunisien commence toujours par nous rappeler les valeurs arabo-musulmanes avant
de citer les valeurs humaines universelles.
Les différents projets de la Constitution ont ainsi exprimé l’idée selon laquelle l’édifice
constitutionnel serait fondé sur les constantes de l’Islam. Ce n’est qu’avec l’intervention
de la commission du consensus que l’idée des constantes de l’Islam a été abandonnée.
En effet, nous lisons au deuxième paragraphe du préambule « l’attachement de notre
peuple aux enseignements de l’Islam et de ses finalités caractérisées par l’ouverture et
la modération » avant les nobles valeurs humaines.
De même, le constituant s’inspire d’abord de « notre héritage culturel accumulé
tout au long de notre histoire, par notre mouvement réformiste éclairé basé sur les
composantes de notre identité arabo-musulmane » avant les « acquis de la civilisation
humaine ».
Partant de là nous pouvons dire sans prendre trop de risque que pour la majorité de
l’ANC, l’universel est toujours recentré en fonction des particularismes.
Les valeurs fondatrices de la nouvelle République se veulent ainsi spécifiques,
ancrées dans un particularisme excessif et sélectif. Excessif vu la redondance liée à
l’appartenance arabo-musulmane et sélectif car réduisant l’histoire de la Tunisie à la
conquête arabo-musulmane.
Les valeurs fondatrices de la nouvelle République méconnaissent ainsi les droits des
minorités tunisiennes. L’appartenance arabo-musulmane concerne certes la majorité
des Tunisiens mais qu’en est-il des Tunisiens juifs, chrétiens, berbères ou autres ?
Il suffit de regarder le droit comparé pour saisir la différence entre un pouvoir
constituant guidé par des préceptes idéologiques fixes et un pouvoir constituant
ouvert et flexible. Nous citons à cet égard le Royaume du Maroc par exemple qui a
exprimé son attachement à une « unité, forgée par la convergence de ses composantes
arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents
africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ».
En Tunisie, notre appartenance culturelle et civilisationnelle à la nation arabe et
musulmane passe avant notre appartenance à l’espèce humaine. Nous sommes
donc, pour le constituant, arabo-musulmans avant d’être des humains! Nous sommes
maghrébins, africains mais pas méditerranéens. Rappelons qu’il était question
d’ajouter l’appartenance méditerranéenne au niveau du préambule mais cette
proposition d’amendement n’a été acceptée que par 105 députés19. Une grande
partie des représentants du peuple tunisien n’a donc pas voulu accepter cette
appartenance culturelle malgré l’objectivité de l’appartenance géographique et
malgré l’appartenance de la Tunisie à l’union pour la méditerranée.
D’un autre côté, nous partageons les valeurs des peuples musulmans et africains mais
nous coopérons avec les peuples du monde sans plus.
19 Le refus de mentionner l’appartenance méditerranéenne a été justifié par son rapport avec l’Etat d’Israël.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
Les valeurs auxquelles renvoie le préambule restent donc largement contextualisées,
qu’en est-il alors pour le chapitre premier ?
La lecture de ce chapitre nous permet de faire le même constat : la difficile insertion
des valeurs universelles et l’obsession de l’identité.
Le maintien de l’ancien article premier de la Constitution de 1959 résume un peu cet
état d’esprit surtout avec l’ajout d’un paragraphe interdisant de réviser l’article en
question.
Il est vrai que cet article ne contient aucune norme prescriptive, et qu’il se limite à
annoncer un fait : l’Islam est la religion de la Tunisie, de la majorité des Tunisiens. Mais
il est vrai aussi que symboliquement faire la référence à l’Islam comme religion et à
l’arabe comme langue renvoie à un système de valeurs bien déterminé.
L’article 6 de la Constitution confirme cette hantise liée à la religion. L’affirmation
selon laquelle « l’État est gardien de la religion » renvoi probablement à un système
de valeurs religieuses. La question qui se pose est celle de savoir de quelle religion
s’agit-il ? Le même article parle des lieux du culte et des mosquées pour faire référence
aux différentes religions. Sachant que toute société qui se veut démocratique doit
accepter la tolérance et la diversité, il est nécessaire de prendre toutes sortes de
croyance religieuses en considération d’autant plus que ces croyances changent non
seulement selon les religions mais aussi à l’intérieur d’une même religion.
C’est pour cela que « l’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de
tolérance ». C’est précisément la tolérance qui fonde l’acceptation de l’autre quelle que
soit sa religion ou sa conviction. Or, rappelons que le même article 6 prévoit que l’Etat
s’engage « à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte ». Là également, c’est
le prix du consensus : dire la chose et son contraire en même temps. Une toute petite
recherche sur le sens la liberté de conscience et de religion permet de savoir que cette
liberté implique de croire ou de ne pas croire en n’importe quelle religion. Le sacré
devient donc relatif car sa teneur diffère selon le fort intérieur de chaque individu.
Protéger le sacré peut défendre certaines valeurs mais peut également méconnaitre
d’autres valeurs fondamentales dont la liberté de conscience.
Au total nous pouvons affirmer que les valeurs qui sous-tendent la Constitution du
27 janvier 2014 témoignent d’une identité éclatée entre l’aspiration à l’universel et le
frein identitaire, entre un humanisme universel et un particularisme culturel en quête
de reconnaissance.
L’un et l’autre peuvent bien coexister dans un Etat démocratique basé sur le pluralisme
et la diversité. Plus encore, il n’est point de pluralisme politique sans pluralisme
axiologique20.
La quête de l’universel est fidèle à l’esprit de la révolution tunisienne ; ce qui est mis
en avant dans ce cas est forcément ce que je partage avec l’autre, mon semblable
dans l’humanité. La quête du particulier, elle, est génératrice de repli : ce qui est mis en
avant ici c’est ce qui me distingue de l’autre, c’est ce qui me fait différent de lui.
Mais il ne faut pas se méprendre: ce que les Tunisiens et Tunisiennes vivent aujourd’hui
20 Weinstock (D.) , « Fausse route : Le chemin vers le pluralisme politique passe-t-il par le pluralisme
axiologique ? » Les archives de la philosophie du droit, 2005, Le pluralisme, pp. 185-197.
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ne s’écarte pas trop de ce que vivent d’autres peuples : les uns s’orientent vers une
citoyenneté mondiale, défendant un monde cosmopolite, les autres se renferment
sur eux-mêmes défendant un communautarisme ou un particularisme souvent
réducteurs. La seule question pertinente à cet égard est donc celle de savoir si les uns
et les autres peuvent trouver un minimum de valeurs communes leur permettant de
cohabiter pacifiquement ?
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