Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et principes généraux de la Constitution Salwa HAMROUNI En astrologie, la révolution signifie la rotation complète d’un astre sur lui-même jusqu’au retour à son point de départ. La notion a été ensuite empruntée par le monde des idées politiques pour désigner le processus de renversement brusque et radical des autorités politiques en place pour établir un nouvel ordre. Cela se traduit juridiquement par un processus de transformation irrégulière de l’ordre constitutionnel en place. Il faut ajouter que ce processus n’implique en aucun cas une atteinte à l’existence même de l’Etat et à la permanence des institutions étatiques. La révolution est également définie par un mouvement qui détruit l’ordre établi pour établir un autre dont les contours et les buts sont différents. En effet, dans la mesure où la révolution vise à rompre avec un ordre établi, elle propose par là même un autre régime politique, d’autres règles de comportement, d’autres politiques et d’autres valeurs. Les Tunisiens et Tunisiennes sont sortis dans les rues pour réclamer d’autres valeurs. Ils ont contesté, l’injustice, le népotisme et la corruption. C’est à cela que devait répondre le pouvoir constituant tunisien. L’adoption d’une nouvelle Constitution était perçue comme inévitable car permettant de rompre avec l’ancien régime et passer à une deuxième République fondée sur d’autres valeurs, celles de la révolution : la dignité, la liberté et la justice. Traiter des valeurs fondatrices de la nouvelle République est donc non seulement pertinent mais également nécessaire. Comprendre les valeurs fondatrices de la seconde République c’est comprendre l’esprit de la révolution. Toutefois, toute recherche sur les valeurs fondatrices d’un texte juridique suppose d’abord une certaine précision des concepts. Le concept des valeurs a fortement intéressé les philosophes. Les juristes y ont également accordé un intérêt particulier étant donné le rapport entre normes et valeurs1. Il est vrai que le droit renvoi aux normes et non pas aux valeurs. Les premières concernent les droits, devoirs, obligations, règles…les secondes renvoient au bien, au mal, au meilleur ou au pire2. Les valeurs seraient aussi « liées à la branche éthique de la philosophie, tandis que les 1 Voir par exemple Rocher (J. C), Les fondements éthiques du droit, Paris, éd. Fac, 1993. Voir également Trigeaud (J.-M.), Métaphysique et éthique au fondement du droit, Bordeaux, éd. Bière, 1995. 2 Voir Canto-Sperber (M.), Dir. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, t. 2, article « normes et valeurs ». 381 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives normes seraient attachées au domaine réglementaire et juridique »3. Normes et valeurs sont aussi différentes car « les valeurs seraient plurielles et conflictuelles…alors que les normes tendraient à l’unité, la cohérence, la systémacité… »4. Dans le même sens, « Les valeurs seraient à l’ordre des fins, les normes de l’ordre des moyens »5. Mais il est vrai aussi que normes et valeurs ne sont jamais totalement séparées car pouvant être toutes les deux prescriptives. Plus encore, certaines valeurs ont investi le champ du droit pour mettre fin à certaines pratiques négatrices de l’humanité de l’homme. Ce fut le cas de la dignité humaine passée suite à seconde guerre mondiale du registre philosophique à celui du droit6. La Constitution est un texte normatif. Elle détermine, à ce titre, les règles juridiques permettant d’organiser les pouvoirs politiques et celles relatives aux droits et libertés des personnes. Ces règles juridiques ne sont pas une fin en soi, elles sont prévues pour répondre à un besoin sociétal. Parler de valeurs au sein d’un texte juridique suprême est-il possible dans ce cas ? Il nous semble que la réponse est positive. La Constitution d’un Etat est un texte fondateur de tout un système politique, juridique, économique, social et culturel. Ce texte est lui–même le résultat d’une certaine délibération. Dans le cas tunisien, la Constitution est le résultat d’un long processus de délibération car ayant était adoptée par une assemblée plurielle, hétéroclite et même conflictuelle. C’est ce constat qui nous pousse à chercher l’ancrage des valeurs fondatrices de la nouvelle République ? Notre étude du texte constitutionnel va se limiter à son préambule et son premier chapitre naturellement consacrés à la philosophie générale du texte7. Cette étude nous a permis de constater que si le pouvoir constituant était plus ou moins unanime sur les valeurs à intégrer dans le texte constitutionnel, il n’avait nullement la même perception de ces valeurs. A l’image du pouvoir constituant, la Constitution tunisienne flotte finalement entre les valeurs universelles de la liberté, de l’égalité et de la dignité et entre des valeurs liées à une spécificité culturelle hautement discutée. Nous avons ainsi pu noter un tiraillement permanent entre des valeurs ancrées dans un registre universel (I.) et d’autres qui se veulent spécifiques (II.) 3 Delastic (A.), Une approche philosophique des valeurs, se transformer soi-même pour transformer le monde? 4 Canto-Sperber (M.), Dir. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, t. 2, article « normes et valeurs ». 5 Ibid. loc. cit. 6 La dignité humaine faisait l’objet de la philosophie dont la philosophie kantienne jusqu’à ce que les crimes nazis permettent de hisser le concept à une norme juridique que les Etats sont tenus de respecter. 7 Cela n’est pas de nature à minimiser l’intérêt du reste de la Constitution mais c’est pour être en conformité avec la proposition des organisateurs du travail. 382 I. Des valeurs ancrées dans un registre universel Comme plusieurs autres constitutions, le préambule de la Constitution tunisienne constitue un élément déterminant du moment révolutionnaire. Comme toute Constitution, le préambule détermine l’esprit du texte, son ancrage philosophique, culturel et politique. Et comme toute constitution, le préambule reflète l’esprit d’un peuple, ses aspirations, ses attentes et ses valeurs. Commençons d’abord par rappeler que le pouvoir constituant tunisien a mis fin à un débat, dépassé en vérité, relatif à la valeur juridique du préambule8. Il a annoncé dans l’article 145 que « le préambule de cette Constitution fait partie intégrante de la présente Constitution ». Si nous ajoutons à cela la disposition de l’article 146 qui prévoit que les dispositions de la Constitution sont comprises et interprétées comme une unité harmonieuse9, nous devons prendre en considération l’ensemble du texte même si l’objet de notre travail portera seulement sur le préambule et le premier chapitre. Il n’a pas fallu trop avancer dans la lecture de la Constitution pour voir que le pouvoir constituant se place dès le départ dans la perspective d’une instance chargée de rédiger une Constitution répondant à la volonté du peuple et dans le but de réaliser les objectifs de la révolution de la liberté, de la dignité et de l’égalité. Or, la liberté, la dignité et l’égalité sont aux fondements de tout l’arsenal juridique des droits humains10. Nous estimons, en effet, que n’importe quel droit humain peut finalement être rattaché à trois concepts fondamentaux qui sont la liberté, la dignité et l’égalité. Ces trois valeurs sont des valeurs universelles par excellence. Précisons à ce propos que l’universalité visée ici n’est pas prise dans le sens de l’universalité des origines des valeurs mais dans le sens de l’universalité de l’homme/humain. Autrement dit, et pour éviter tout malentendu sur la question de l’universalité des droits humains en général, disons que les droits humains sont universels non pas parce que leur origine est universelle (ce qui se prête à discussion) mais parce que l’Homme protégé est universel. Le rapport de la commission du préambule et des principes généraux a essayé de tracer les grands axes du préambule. Ainsi, nous pouvons lire dans ce rapport que le troisième axe sera consacré aux fondements de l’édifice constitutionnel11. C’est dans ce cadre que le rapport fait une brève allusion aux valeurs humaines et aux acquis civilisationnels humains. La référence à l’universel dans le texte de la Constitution tunisienne a donc fait l’objet d’une grande polémique. La majorité de l’ANC a beaucoup résisté face aux demandes de faire référence aux valeurs universelles. 8 La jurisprudence du tribunal administratif tunisien a déjà mis fin à ce débat en considérant que le préambule a la même valeur juridique que le reste du texte. 9 C’est nous qui traduisons faute de traduction officielle. 10 Voir Hamrouni (S.) Cours des droits humains destiné aux étudiants de la première année de la licence fondamentale en droit, http://www.salwa.hamrouni.gaddes.org/cours.php 11 أسس البناء حسب النص العربي 383 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Ce sont les démocrates membres de l’Assemblée et une grande partie de la société civile tunisienne qui ont bataillé pour intégrer la référence à l’universalité dans la Constitution. En effet, nous pouvons lire dans le préambule que le peuple exprime son attachement « aux valeurs humaines et aux principes des droits de l’Homme universels et nobles ». L’universalité des valeurs, celle des droits de l’homme nous semble être prononcée à demi-mots. D’ailleurs, la rédaction arabe du texte nous empêche de savoir si la noblesse et l’universalité concerne seulement les droits de l’homme ou les droits de l’homme et les valeurs universelles. Quoiqu’il en soit, il nous semble que l’expression « noble » liées directement aux droits humains est totalement réductrice : elle laisse entendre qu’il y aurait dans les droits humains des principes nobles et d’autres qui ne le sont pas. Plus encore, il nous semble que l’universalité est aussi prononcée timidement parce qu’il n’est pas tout à fait question des « droits humains » mais des « principes de droits humains ». Or, l’expression principes est tellement plus fluctuante qu’elle n’implique forcément pas tous les droits humains. D’ailleurs, il suffit de revenir à la doctrine pour comprendre que “les principes restent synonymes de règles juridiques abstraites, fournissant les bases d’un régime juridique susceptible de s’appliquer à de multiples situations concrètes, soit pour les réglementer de façon permanente, soit pour résoudre les difficultés qu’elles font naître”12. Les principes des droits humains laisseront donc une grande marge de manœuvre en matière d’interprétation mais par là même une grande incertitude quant au respect effectif des droits humains par les pouvoirs infraconstitutionnels. L’ancrage dans l’universel est ainsi compromis par des expressions vagues dont le sens sera probablement et difficilement déterminé par le juge constitutionnel. L’ancrage dans l’universel est aussi compromis par un remarquable silence sur le droit international des droits humains et notamment la déclaration universelle des droits de l’homme. En effet, contrairement à certaines constitutions comparées, le pouvoir constituant tunisien a refusé toute allusion à la Déclaration et au droit international en général13. Pourtant, plusieurs experts ont bien attiré l’attention du constituant sur ce que gagnerai un texte postrévolutionnaire en crédibilité en faisant référence au droit international en général et aux textes des droits humains en particulier14. Finalement et après d’âpres critiques venant des experts notamment, le pouvoir constituant a consacré un article au droit international15. En effet, rappelons à ce propos que les dans les premières versions de la Constitution, la supériorité des traités sur les lois 12 Virally (M.), “Le rôle des “principes” dans le développement du Droit international”, in. Le Droit international en devenir, Essais écrits au fil des ans, Paris, PUF, 1990, p. 197. 13 Voir par exemple le préambule de la Constitution marocaine de 2011 (§ 3 et dernier paragraphe). 14 Voir à ce propos la lecture de Slim Laghmani Salsabil Klibi et Salwa Hamrouni à propos du premier brouillon de la Constitution, journée organisée par l’ATDC et l’ARTD, 15 janvier 2013 https://www.youtube. com/watch?v=J30t4k-Lgg8 Voir également Salwa Hamrouni à propos du préambule et du chapitre premier entre la discussion et l’adoption, journée organisée par l’ATDC, 9 janvier 2014, https://www.youtube.com/watch?v=diJKnh78hA4. 15 Rappelons à ce propos le rôle déterminant joué par l’Association tunisienne de droit constitutionnel qui a suivi de très près les différents projets de la Constitution en y consacrant à chaque fois une journée d’étude assortie de propositions concrète. Rappelons également que l’ATDC n’a pourtant jamais été auditionnée par ce même pouvoir constituant. 384 était limitées aux conventions approuvées par la chambre des représentant du peuple ce qui excluait l’ensemble des conventions déjà ratifiées par la République et ce qui ouvrait la voie à la méconnaissance de ces conventions et surtout à celles garantissant les droits humains. Ce n’est que suite à l’intervention de la commission du consensus et à la dernière minute que l’article 20 prévoit que « les Traités internationaux approuvés par l’assemblée représentative et ensuite ratifiés, ont un rang supra-législatif et infraconstitutionnel ». Nous citons cet article essentiellement pour attirer l’attention du lecteur sur le fait que les valeurs universelles relatives aux droits humains sont pour la plupart du temps reprises par des conventions internationales. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si, tout de suite après la révolution et avec le gouvernement de M. M. Ghannouchi, la Tunisie a ratifié la plupart des conventions relatives aux droits humains et que l’ancien régime craignait. Il nous semble d’ailleurs que ces ratifications poseront problème car n’étant pas faites par le pouvoir législatif comme prévu par l’article 20. En tout état de cause, sur ce point il nous semble que la Constitution de 2014 reste en deçà de l’article 5 de la Constitution de 1959 selon lequel « La République Tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l›Homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante ». C’est, en effet, cette ouverture sur l’universalité, la complémentarité et l’interdépendance des droits humains qui fait défaut dans le texte de la nouvelle Constitution et c’est d’autant plus regrettable que la Constitution dite de Ben Ali soit plus ouverte que celle de la révolution sur ce point. Il est vrai qu’il existe des renvois à d’autres valeurs humaines telles que la fraternité, la solidarité et la justice sociale. Il est vrai aussi que le constituant se fonde « sur la place qu’occupe l’être humain en tant qu’être digne ». Cependant, nous savons tous que ces valeurs font l’unanimité précisément parce que dépourvues de sens univoque. Ces valeurs sont présentées en vrac. Certaines ont été présentées comme fondement du régime républicain comme par exemple l’égalité difficilement acquises « en droits et devoirs entre tous les citoyens et toutes les citoyennes, et la justice entre les régions »16. D’autres ne sont citées ni comme fondement ni comme but mais simplement comme « des valeurs humaines nobles ». Il est en ainsi pour « la science, le travail et la création ». D’autres valeurs sont citées en rapport avec les relations internationales de la Tunisie. Alors que le droit international général a été totalement ignoré dans le préambule, la paix mondiale, la coopération avec les peuples du monde ; le triomphe des opprimés en tous lieux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les mouvements de libération justes ont été cités. Le chapitre premier de la Constitution, déjà plus lisible car mieux structuré, permet de voir mieux pour ce qui est des valeurs universelles. Rien que pour les deux premiers articles, nous constatons une concentration de renvois aux valeurs républicaines, à la primauté du droit, à la citoyenneté et à la volonté du peuple. L’article 4, fidèle aux valeurs de la révolution, a revu la devise de la République pour y intégrer «Liberté, Dignité, Justice, Ordre». C’est également pour faire respecter ces mêmes valeurs que l’article 12 pose le principe de la discrimination positive en faveur des régions les plus défavorisées et dans le but de réaliser une justice 16 Rappelons le premier projet de la Constitution 385 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives sociale qui a fait défaut depuis l’indépendance. Ce principe est aujourd’hui consacré juridiquement pour corriger une inégalité de fait que le principe de l’égalité ne pouvait atteindre. Les valeurs universelles sont finalement partout et nulle part. Le préambule et le chapitre premier en parlent mais elles sont souvent assorties de restrictions, de limites, de précisions. Elles sont, en réalité, à la remorque de valeurs plus spécifiques que sont les valeurs identitaires. II. L’emprise des valeurs identitaires L’obsession de l’identité a divisé le pouvoir constituant. L’obsession de l’identité a presque neutralisé la référence aux valeurs universelles. L’obsession de l’identité a dénaturé les valeurs de la révolution. Notre propos n’est pas ici de nier l’importance des spécificités culturelles des Tunisiens et Tunisiennes. Notre propos est de montrer d’abord que les valeurs liées aux spécificités culturelles restent indéterminées et en étant indéterminées elles deviennent un prétexte pour limiter les valeurs universelles de la dignité, de l’égalité et de la liberté. Le rapport final de la commission du préambule et des principes généraux, rendu public en 2012, a traité de la question des fondements de l’édifice constitutionnel en deux mots : les constantes de l’Islam et les valeurs humaines17. La majorité régnante à l’ANC avait un souci majeur : comment intégrer le maximum de références à la chariaa, faute de mieux à l’Islam, faute de mieux à l’identité arabo musulmane. En effet, il importe de rappeler que la référence à la chariaa islamique a été l’une des demandes des députés du parti Ennahdha. Jusqu’au dernier moment, certaines propositions de révision de la Constitution prévoyaient le coran et la sunna comme source de législation18. Il nous semble que la juxtaposition des « constantes de l’Islam » et des « valeurs humaines » est très révélatrice. N’est-ce pas là un aveu que ces « constantes » dont personne ne connait la teneur sont justement là comme un frein aux valeurs humaines ? N’est-ce pas là l’expression d’une frilosité excessive de tout ce qui est humain et une préférence évidente pour ce qui est censé être divin ? La pression des démocrates, celle de la société civile et celle de tous ceux qui refusaient toute référence à un droit autre que le droit positif a fait que l’ANC essaye finalement de trouver un juste milieux entre ces revendications contradictoires. Cela a pris le nom d’un consensus. Il s’agit certes d’un consensus, mais il nous semble que c’est un consensus sur les mots et non pas sur leurs significations. Le sens des mots et donc des valeurs que ces mots portent se trouve quelque part perverti par cette volonté de dire la chose et son contraire. 17 Voir, http://www.arp.tn/site/main/AR/docs/rapport_final/rapport_final.pdf 18 47 députés ont voté pour une proposition d’amendement faisant du coran et de la sunna une source de la législation. 386 Le préambule de la Constitution reste largement imprégné par une référence abondante aux particularismes culturels. D’ailleurs, il est étonnant de voir que même l’ordre des référentiels exprime cette prévalence du particulier. Ainsi, le pouvoir constituant tunisien commence toujours par nous rappeler les valeurs arabo-musulmanes avant de citer les valeurs humaines universelles. Les différents projets de la Constitution ont ainsi exprimé l’idée selon laquelle l’édifice constitutionnel serait fondé sur les constantes de l’Islam. Ce n’est qu’avec l’intervention de la commission du consensus que l’idée des constantes de l’Islam a été abandonnée. En effet, nous lisons au deuxième paragraphe du préambule « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam et de ses finalités caractérisées par l’ouverture et la modération » avant les nobles valeurs humaines. De même, le constituant s’inspire d’abord de « notre héritage culturel accumulé tout au long de notre histoire, par notre mouvement réformiste éclairé basé sur les composantes de notre identité arabo-musulmane » avant les « acquis de la civilisation humaine ». Partant de là nous pouvons dire sans prendre trop de risque que pour la majorité de l’ANC, l’universel est toujours recentré en fonction des particularismes. Les valeurs fondatrices de la nouvelle République se veulent ainsi spécifiques, ancrées dans un particularisme excessif et sélectif. Excessif vu la redondance liée à l’appartenance arabo-musulmane et sélectif car réduisant l’histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane. Les valeurs fondatrices de la nouvelle République méconnaissent ainsi les droits des minorités tunisiennes. L’appartenance arabo-musulmane concerne certes la majorité des Tunisiens mais qu’en est-il des Tunisiens juifs, chrétiens, berbères ou autres ? Il suffit de regarder le droit comparé pour saisir la différence entre un pouvoir constituant guidé par des préceptes idéologiques fixes et un pouvoir constituant ouvert et flexible. Nous citons à cet égard le Royaume du Maroc par exemple qui a exprimé son attachement à une « unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». En Tunisie, notre appartenance culturelle et civilisationnelle à la nation arabe et musulmane passe avant notre appartenance à l’espèce humaine. Nous sommes donc, pour le constituant, arabo-musulmans avant d’être des humains! Nous sommes maghrébins, africains mais pas méditerranéens. Rappelons qu’il était question d’ajouter l’appartenance méditerranéenne au niveau du préambule mais cette proposition d’amendement n’a été acceptée que par 105 députés19. Une grande partie des représentants du peuple tunisien n’a donc pas voulu accepter cette appartenance culturelle malgré l’objectivité de l’appartenance géographique et malgré l’appartenance de la Tunisie à l’union pour la méditerranée. D’un autre côté, nous partageons les valeurs des peuples musulmans et africains mais nous coopérons avec les peuples du monde sans plus. 19 Le refus de mentionner l’appartenance méditerranéenne a été justifié par son rapport avec l’Etat d’Israël. 387 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Les valeurs auxquelles renvoie le préambule restent donc largement contextualisées, qu’en est-il alors pour le chapitre premier ? La lecture de ce chapitre nous permet de faire le même constat : la difficile insertion des valeurs universelles et l’obsession de l’identité. Le maintien de l’ancien article premier de la Constitution de 1959 résume un peu cet état d’esprit surtout avec l’ajout d’un paragraphe interdisant de réviser l’article en question. Il est vrai que cet article ne contient aucune norme prescriptive, et qu’il se limite à annoncer un fait : l’Islam est la religion de la Tunisie, de la majorité des Tunisiens. Mais il est vrai aussi que symboliquement faire la référence à l’Islam comme religion et à l’arabe comme langue renvoie à un système de valeurs bien déterminé. L’article 6 de la Constitution confirme cette hantise liée à la religion. L’affirmation selon laquelle « l’État est gardien de la religion » renvoi probablement à un système de valeurs religieuses. La question qui se pose est celle de savoir de quelle religion s’agit-il ? Le même article parle des lieux du culte et des mosquées pour faire référence aux différentes religions. Sachant que toute société qui se veut démocratique doit accepter la tolérance et la diversité, il est nécessaire de prendre toutes sortes de croyance religieuses en considération d’autant plus que ces croyances changent non seulement selon les religions mais aussi à l’intérieur d’une même religion. C’est pour cela que « l’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance ». C’est précisément la tolérance qui fonde l’acceptation de l’autre quelle que soit sa religion ou sa conviction. Or, rappelons que le même article 6 prévoit que l’Etat s’engage « à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte ». Là également, c’est le prix du consensus : dire la chose et son contraire en même temps. Une toute petite recherche sur le sens la liberté de conscience et de religion permet de savoir que cette liberté implique de croire ou de ne pas croire en n’importe quelle religion. Le sacré devient donc relatif car sa teneur diffère selon le fort intérieur de chaque individu. Protéger le sacré peut défendre certaines valeurs mais peut également méconnaitre d’autres valeurs fondamentales dont la liberté de conscience. Au total nous pouvons affirmer que les valeurs qui sous-tendent la Constitution du 27 janvier 2014 témoignent d’une identité éclatée entre l’aspiration à l’universel et le frein identitaire, entre un humanisme universel et un particularisme culturel en quête de reconnaissance. L’un et l’autre peuvent bien coexister dans un Etat démocratique basé sur le pluralisme et la diversité. Plus encore, il n’est point de pluralisme politique sans pluralisme axiologique20. La quête de l’universel est fidèle à l’esprit de la révolution tunisienne ; ce qui est mis en avant dans ce cas est forcément ce que je partage avec l’autre, mon semblable dans l’humanité. La quête du particulier, elle, est génératrice de repli : ce qui est mis en avant ici c’est ce qui me distingue de l’autre, c’est ce qui me fait différent de lui. Mais il ne faut pas se méprendre: ce que les Tunisiens et Tunisiennes vivent aujourd’hui 20 Weinstock (D.) , « Fausse route : Le chemin vers le pluralisme politique passe-t-il par le pluralisme axiologique ? » Les archives de la philosophie du droit, 2005, Le pluralisme, pp. 185-197. 388 ne s’écarte pas trop de ce que vivent d’autres peuples : les uns s’orientent vers une citoyenneté mondiale, défendant un monde cosmopolite, les autres se renferment sur eux-mêmes défendant un communautarisme ou un particularisme souvent réducteurs. La seule question pertinente à cet égard est donc celle de savoir si les uns et les autres peuvent trouver un minimum de valeurs communes leur permettant de cohabiter pacifiquement ? 389