Apprentissage et référence - chu

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 190–194
Point de vue
Apprentissage et référence : quelques réflexions de dix ans d’expérience
d’un Centre référent pour trouble d’apprentissage chez l’enfant
Lessons learned from 10 years of clinical experience in a Specialized Consultation Center for
children with learning disabilities
E. Lenoble
Unité de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, service de psychologie et de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, centre référent pour les troubles
d’apprentissage, hôpital Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014 Paris, France
Dix ans ont passé depuis la création des « Centres référents
pour le diagnostic et la prise en charge médicale des troubles
spécifiques d’apprentissage chez l’enfant », les lignes qui suivent
inviteront le lecteur à partager nos réflexions autour de cette
nouvelle organisation, et à mettre nos hypothèses de travail à
l’épreuve du temps et de l’expérience [1].
1. Rappel du contexte général
1.1. Mars 2001
Un plan interministériel « en faveur des enfants atteints d’un
trouble spécifique du langage oral et écrit » est rendu public,
trois ministères ont travaillé ensemble, cinq axes de travail ont
été dégagés, 28 mesures sont annoncées. . . et pour la plupart
soutenues, y compris financièrement.
Ce plan, national, vient dans des circonstances particulières
dont il faut rappeler quelques caractéristiques :
• la montée importante de la pression et des interrogations
concernant les « enfants dys » : dysphasiques, dyslexiques,
dysorthographiques, dyspraxiques, dyscalculiques. . . toutes
catégories diagnostiques en pleine expansion ;
• la place décisive des associations de parents d’enfant « dys » ;
• la demande que l’institution scolaire formalise et propose un régime particulier pour ces enfants « dys » et
évite ainsi le plus possible les parcours chaotiques et douloureux d’enfants, crédités par ailleurs d’intelligence et
d’appétence pour apprendre, mais dont les « troubles spécifiques d’apprentissage » rendent l’avenir scolaire plus que
sombre ;
• une forte demande de reconnaissance, de nomination et de
catégorisation de ces troubles « dys » [3].
1.2. Mai 2001
Concrétisation d’une des mesures de ce plan, sous forme de
la parution d’une circulaire [2] appelant des services hospitaliers
spécialisés à se porter candidats pour « être identifiés » Centre
référent pour le diagnostic et la prise en charge médicale des
troubles spécifiques d’apprentissage du langage oral et écrit.
Toute une série de Centres référents sont ainsi constitués
et repérés sur l’ensemble du territoire français, hébergés pour
moitié dans des services de neuropédiatrie, et pour moitié dans
des services de pédopsychiatrie, avec deux exceptions (deux
services d’ORL sont crédités de cette identification).
Adresse e-mail : [email protected]
0222-9617/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.neurenf.2011.11.002
Le moyen privilégié pour obtenir cette demande de reconnaissance, principalement adressée à l’institution scolaire a été celui
d’une objectivation médicale des troubles, c’est-à-dire d’une
catégorisation spécifique, distinguant les enfants « dys » des
enfants porteurs d’autres pathologies (celles dite « mentales »
principalement), en s’appuyant sur les références venues de la
neurologie et neuropsychologie, comme disciplines reines du
« spécifique ».
Il faut rappeler qu’avant cette nouvelle organisation planifiée
au niveau interministériel, il était proposé assez classiquement, aux enfants rencontrant des difficultés d’apprentissage,
de rencontrer tout d’abord le psychologue scolaire, puis éventuellement de bénéficier du soutien du Réseau d’aide aux élèves
en difficulté (RASED). Une orientation vers une orthophoniste,
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une équipe de Centre médico-psychologique (CMP) ou de
Centre médicopsycho-pédagogique (CMPP) pouvait ensuite
être proposée si ces mesures de première intention ne suffisaient
pas.
En résumé, la parution du plan interministériel de
2001 témoigne du fait que les lignes de force traditionnelles
organisant les divers domaines de compétences (pédagogique,
éducatif, thérapeutique. . .) sont interrogées : des groupes de
pression se constituent, les débats sont ouverts.
Dix ans après, en 2011, que pourrait-on dire ? Les lignes de
force ont effectivement bougé. . .
Les pédopsychiatres se sont interrogés sur leur place
[4], les psychopédagogues également [5], les neuropédiatres
s’interrogent à leur tour. Une première journée « d’assises nationales des Centre référents des troubles du langage » est d’ailleurs
prévue, à leur initiative, fin novembre 2011.
Le nombre de demandes de « bilan en Centre référent » ne
cesse d’augmenter, la notion de spécificité des troubles y est
régulièrement interrogée [6]. L’afflux des demandes aboutit à
un allongement inquiétant des délais d’attente, de sorte qu’à
l’heure actuelle, la situation semble tout à fait déraisonnable.
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les élèves « dys », relevant désormais de la MDPH, puisse
fonctionner ;
• confirmation de l’approche « catégorielle » de la clinique, qui
se décline désormais en « trouble » : de la communication
orale, de l’attention, des acquisitions scolaires, qualifiés de
« spécifique » selon la CIM 10, mais pas selon le DSM. . .
• à chaque trouble ainsi découpé, spécifié, correspondrait son
remède, lui aussi pris dans ce système d’isolation : la multiplication et la sur-spécialisation des outils d’investigation ainsi
que des techniques de remédiation, apportent d’un côté précision et rigueur, mais tendent malheureusement d’un autre
côté à négliger la complexité et l’exigence de synthèse à
mener pour ne pas perdre de vue la globalité d’une problématique chez un enfant, sa famille et les conditions de son
environnement ;
• la médicalisation de l’étape « qualification diagnostique »
porte sur l’exigence d’une évaluation la plus objective possible du trouble catégorisé (mesures chiffrées), et semble aller
de pair avec un glissement des engagements thérapeutiques
au long cours vers le champ du handicap.
Dans le champ du handicap :
2. 2001–2011 : dix ans de bouleversements. . .
À l’école :
• réduction drastique, voire disparition du système des
RASED ;
• disparition des « classes de perfectionnement », « classes
d’adaptation », « classes de transition » etc. . .et du système
d’orientation correspondant (CCPE, CCSD : commissions
d’orientation sous la responsabilité d’un inspecteur de
l’Éducation nationale) ;
• apparition et multiplication importante des Classe d’inclusion
scolaire (CLIS), Unité pédagogique d’inclusion (UPI) et
Unité localisée d’inclusion scolaire (ULIS) et d’un nouveau
système d’orientation, par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), qui n’est plus du ressort de
l’Éducation nationale, mais de l’organisation départementale
des Conseils Généraux en matière de soutien aux politiques
en faveur des personnes handicapées ;
• apparition des « enseignants référents », « interface » entre
l’école et la MDPH
• entrée en force des auxiliaire de vie scolaire (AVS) dans le
monde scolaire.
Dans le champ de la santé :
• multiplication des diagnostics « dys » et des recours aux
Centres référents, non pas tant du côté de la référence, que
du côté d’une expertise destinée à éclairer la prise de décisions (ouverture d’un dossier MDPH, orientations scolaires,
mesures de compensation : tiers-temps supplémentaire aux
examens, ordinateur, aides financières. . .) afin que le système d’intégration, puis d’« inclusion » prévu pour scolariser
• élaboration et publication de la loi de 2005 [7] où figure une
définition du handicap (ce qui n’était pas le cas dans la loi
précédente, datant de 1975) ;
• bouleversement complet du paysage et des modes de prise en
charge pour les « dys » ;
• création des MDPH ;
• inscription et reconnaissance MDPH indispensable pour
déclencher et soutenir toute orientation en classe spécialisée, ou toute mesure de soutien désormais assimilée à une
« mesure de compensation » ;
• développement des services de soins spécialisés à domicile
(SESSAD) (constitués de professionnels spécialisés pouvant intervenir sur le lieu scolaire) et des AVS (personnel
temporaire disposant d’une sensibilisation, mais non d’une
formation professionnelle spécialisée) accompagnant l’enfant
ou le groupe directement en situation de classe ;
• des mesures d’aide financière, rapportées au handicap de
l’enfant et non plus à l’acte de prise en charge, sont
proposées à la fois pour financer des suivis par les professionnels spécialisés ne disposant pas de tarification de sécurité
sociale pour leurs actes (psychologues, psychomotriciens,
ergothérapeutes. . .), et pour financer des scolarisations en
privé dans des écoles à petits effectifs se spécialisant dans
les « dys ».
3. Quelles articulations de travail pouvons-nous faire
fonctionner avec ces nouveaux dispositifs organisant le
monde scolaire, celui des soins et celui du handicap ?
La clinique des troubles d’apprentissage nous indique cela :
le sujet embarrassé avec les apprentissages trouvera toujours un
moyen de se faire entendre et d’écrire ce qui le gêne, quel que
soit le vocabulaire mis à sa disposition pour qualifier ses troubles
(scientifique, médical, pédagogique, social. . .). Ce sera sa façon
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à lui de témoigner de ce qui l’empêche de fonctionner dans son
accès aux savoirs.
Le pari de lire la clinique selon les apports théoriques venus
de la psychanalyse, s’il n’a rien perdu de sa légitimité lorsqu’il
est question d’éclairer la psychopathologie, doit se confronter
à la multiplicité des théories et des savoirs appelés maintenant
au secours des enfants en panne avec les apprentissages. Cette
réalité, en forme mosaïque, a des effets :
• un certain effet de position de résistance et de méconnaissance mutuelle entre des équipes se référant à des horizons
théoriques et pratiques très éloignés les uns des autres ;
• un effet d’éclatement et de dispersion auprès des enfants et
des familles qui se voient attribuer toutes sortes d’étiquettes
diagnostiques, qui reflètent beaucoup plus l’orientation théorique et la formation des praticiens qu’ils ont consultés que
l’état clinique de l’enfant lui-même ;
• une interrogation sur ce qui fait référence, dans un paysage où
la multiplication des références donne l’impression qu’il faut
surfer, comme sur cette formidable et incontournable toile
que constitue Internet. . .
Nous devons soutenir la notion de « Référence », indispensable à l’émergence d’un sujet humain, doué d’identité et de
parole et tout aussi indispensable à l’émergence d’un système
d’inscription quel qu’il soit. Désormais la « Référence » est plurielle. Nous sommes tous amenés à parler plusieurs langues,
à croiser nos analyses et nos lectures pour avancer dans nos
réflexions et dans nos propositions thérapeutiques.
Une organisation des soins tout à fait officiellement désignée :
« Centre référent pour les troubles d’apprentissages du langage »
semble de ce point de vue, concernée au premier chef, par ces
questions.
Pour nous orienter dans ce nouveau paysage, nous pouvons
nous appuyer sur un élément quasi-structurel : les réponses proposées par les dispositifs actuels s’organisent selon trois termes,
trois forces en présence, trois registres d’appartenance (Éducation nationale, Santé, Personnes handicapées). Oserions-nous
penser « trois consistances », en référence aux apports théoriques
issus de la psychanalyse et des élaborations topologiques qu’elle
propose ? Une logique ternaire semble toujours plus intéressante et plus propice à la mise au travail. C’est bien ce que
nous apprend la clinique et les variations infinie de la structure
œdipienne. . .
Enfin, puisque nous sommes dans le registre du tiers et de
l’appel à la référence, il convient de prendre la mesure de
l’importance de l’inscription sociale vectorisée par la scolarisation et l’entrée dans la culture écrite : l’école est obligatoire,
l’acquisition des apprentissages fondamentaux : lire, écrire,
compter. . . est attendue chez tous les enfants d’une classe d’âge.
Cette anticipation et ce crédit faits aux enfants portent tout autant
l’enfant lui même que sa famille et bien sûr ses enseignants. C’est
bien là la valeur d’une inscription : donner une place d’apprenant
à un enfant, lui en indiquer la valeur et la reconnaissance qui en
découle.
4. Une illustration clinique
À titre d’exemple d’une trajectoire de soins et de scolarisation représentative de ce nouveau paysage, citons le cas de
cet adolescent de 14 ans, non lecteur, maintenu dans le circuit
dit « normal » par la décision de ses parents. Il a traversé tout
le primaire sans acquérir la lecture et fréquente actuellement
une classe de collège banal. Le monde scolaire semble s’être
aménagé autour de cette position de résistance pour le moins
impressionnante.
Cet adolescent, dont les différents bilans ne laissent aucun
doute quant à la qualité de ses ressources intellectuelles, bénéficie en classe du soutien d’une AVS, il suit régulièrement le
programme thérapeutique et pédagogique mis en place autour
de lui, mais aucune évolution n’est perceptible, et les intervenants s’inquiètent. . . le dispositif proposé serait-il une façon de
cautionner un système de dérogation sans fin à la loi scolaire ?
L’ombre d’une complaisance au symptôme, qui irait contre les
intérêts de cet adolescent, plane dans les esprits. . .
Mais voilà, dans le trio collégien non lecteur, professeur de
mathématique et AVS-secrétaire censée ne faire que lire et écrire
les problèmes de mathématiques soumis au raisonnement de
l’adolescent, une faille apparaît. Le professeur de mathématique s’adresse ostensiblement à l’AVS du jeune homme lors
des tâches de mathématiques, et celui-ci enrage d’être mis de
côté de cet échange. . .et se met enfin à revendiquer une place
d’élève. . .
L’exclusion d’un terme du trio soutenant la structure, familiale, soignante, scolaire, est une constante de l’histoire de
ce garçon, ce sont des éléments qui avaient pu être repérés, mais jamais vraiment travaillés. . . et c’est finalement en
pleine situation scolaire tout à fait officiellement aménagée selon
les nouvelles dispositions école/MDPH/Centre référent, qu’un
changement de position décisif et authentique semble avoir pu
enfin émerger du côté de l’adolescent.
C’est-à-dire qu’à partir d’un fait tout à fait banal : un élève
« dys », intégré comme il se doit, dans le circuit « normal » avec
le soutien d’une AVS, un évènement s’est produit : quelque
chose d’une inscription aurait-elle pu enfin fonctionner ?
C’est ainsi que nous pouvons avancer cette hypothèse que la
clinique quotidienne nous suggère bien souvent : la mission d’un
Centre référent pour les troubles du langage oral et écrit seraitelle de favoriser l’émergence de toutes formes de « surfaces
d’inscription » ?
Les troubles d’apprentissage peuvent-ils être pensés comme
des troubles de l’inscription, repérables selon plusieurs niveaux
et grilles d’analyse ?
5. Apprentissages, traces et surfaces d’inscription
Depuis les années 1980, l’essor spectaculaire des neurosciences semble principalement s’être organisé autour de cette
question fondamentale : qu’est-ce qui, dans l’architecture neuronale éminemment complexe et hiérarchisée propre au système
nerveux, fait trace de l’expérience, qu’elle soit somatique, sensorielle, émotionnelle, cognitive, qu’elle parvienne ou non à la
conscience [8]. . . quels seraient les circuits d’inscription et de
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représentation convoqués, comment s’organisent-ils, comment
se modifient-ils, comment évoluent-ils. . .Il s’agit dans ces travaux d’approcher au plus près de la trace somatique, celle portée
par le tissu même du cerveau et dont la signature est recherchée
au plan électrophysiologique, chimique, moléculaire. . . pour
tenter de relier ces observations à celles issues de la clinique
(neurologique ou psychiatrique) ou du fonctionnement habituel
de sujet examiné à titre expérimental. Nombre d’hypothèses et
de propositions sont actuellement au travail dans ce champ de
recherche [9]. . .
Si l’on se situe dans le registre de la psychopathologie telle
qu’elle est travaillée et traversée par les concepts issus de la psychanalyse, les symptômes des patients, de même que les rêves
de tout un chacun, seraient des formations d’un système de pensée particulier à déchiffrer. Freud, à ce sujet, a écrit des textes
incontournables, le travail de « déchiffrage » qu’il y propose,
insiste sur la dimension d’écriture, propres aux productions de
l’« appareil psychique » [10], appareil supposé se constituer à
partir de plusieurs niveaux « d’enregistrements » des perceptions (internes ou externes). C’est-à-dire, que là déjà, étaient
interrogées les questions de traces, de mémoire et d’inscription.
Quelles seraient donc les surfaces qui permettraient de telles
inscriptions ? Comment se fabriquent-elles ? De quelle matière
sont-elles faites, à quel registre appartiennent-elles ?
Les hypothèses, avancées par ces chercheurs et ces praticiens venus de siècles et d’horizons différents, insistent sur
un point crucial : celui de la constitution d’un lieu (somatique,
psychique) susceptible de permettre l’émergence des représentations mentales, de la pensée, de la mise en mots. . . C’est en
référence à ces hypothèses, et en articulation à notre clinique
quotidienne de Centre Référent, que nous avons organisé notre
piste de réflexion autour de la notion de surfaces d’inscription,
destinée à recevoir des traces qui elles-mêmes appelleront une
lecture. Un alphabet et un code seront requis pour mettre en place
cette lecture des symptômes rassemblés sous le terme « troubles
d’apprentissage ». Une certaine dimension d’arbitraire sera alors
inévitablement convoquée dans un premier temps pour catégoriser et organiser ce regard clinique. Les interprétations, les
hypothèses sur le sens viendront dans un second temps, distinct du premier. C’est le processus même de toute lecture
[11]. . .
6. Les lettres : un cas d’école
Nous voudrions souligner maintenant un aspect que nous
rencontrons régulièrement dans cette clinique de la non-entrée
dans la langue écrite : le traitement infligé aux lettres, celles de
notre alphabet apparemment si concis (26 lettres) et si simple à
manipuler. . . Ce sont elles que les enfants attaquent, déforment,
refusent, collent, segmentent. Ils ne les reconnaissent pas, ils ne
veulent s’en servir que pour éventuellement les dessiner, mais
surtout pas pour les articuler entre elles dans un élan moteur qui
nous ferait parler d’écriture, et encore moins pour les déchiffrer, les assembler et former des mots susceptibles d’être lus. . .
Quelque chose de l’opération de décollage, de différenciation
et d’articulation propre au travail de la symbolisation semble
ne pas pouvoir se faire. Apprendre le langage écrit suppose
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que le trajet de la symbolisation [12] a pu être mené à bien :
traces et surfaces d’inscription doivent être ainsi apprivoisées
et rendues fonctionnelles pour que l’enfant accepte d’entrer à
nouveau, selon le Code de l’écrit, dans la langue qu’il s’est déjà
approprié oralement.
Le patient et passionnant travail fait depuis de longues années
dans notre équipe autour de l’écriture [13] semble remettre toujours sur le métier ce point d’origine, cet ombilic de l’inscription
pourrait-on dire : l’enfant osera-t-il laisser une trace de lui
sur une feuille ? Sa main pourra-t-elle conduire le crayon,
osera-t-elle appuyer sur la mine suffisamment pour marquer sans
pour autant écraser le crayon ou trouer le papier ? Acceptera-til de jeter un œil au résultat, à sa production ainsi séparée de
lui et offerte au regard, le sien et celui de l’adulte présent à ses
côtés ?
Actuellement, c’est le qualificatif « dyspraxie » qui vient au
secours de ces enfants embarrassés avec l’écriture, selon le
raisonnement suivant : la dyspraxie est un trouble spécifique
de la coordination motrice, elle touche la capacité à acquérir et à automatiser des procédures d’apprentissage de gestes
complexes, organisés et hiérarchisés selon une visée plus
ou moins symbolique. Une maladresse, des difficultés
d’organisation visuomotrice sont classiquement décrites dans
le tableau clinique, de même qu’une « vilaine écriture », une
« dysgraphie ». Une très récente étude [14] sur l’identification
de critères diagnostiques concernant les dyspraxies développementales (TAC) interroge avec rigueur ce point, et souligne que,
si l’écriture est régulièrement touchée dans ces tableaux cliniques, ce serait plutôt à mettre sur le compte d’une immaturité
de l’enfant que d’une « dysgraphie » à proprement parler.
Mais en pratique, par un retournement aussi habituel que
peu rigoureux, voici ce qui se passe couramment : cet enfant
écrit mal, il est fort probable qu’il souffre de dyspraxie. . . Que
peut-on lui proposer en situation scolaire ? une AVS-secrétaire ?
une dispense de devoirs écrits ? un ordinateur muni de logiciels
adequat ?
Ces mesures sont bien sûr de l’ordre de l’adaptation, guidées
par une logique de contournement d’une fonction empêchée de
fonctionner : l’AVS-secrétaire fera alors fonction de suppléance
et l’enfant ainsi « soulagé » s’appuie, se repose sur la fonction
écriture de son AVS. La dispense de devoirs écrits convoquera
des questions fort délicates quant au rapport à la règle scolaire
en tant principe général : à titre « dérogatoire », l’enfant peut
passer outre la règle de la classe, mais il y aura un prix à payer :
« l’inscription » du côté des divers PAI, PPS et de la MDPH. . .
Quant à la proposition de passage par l’ordinateur, elle ouvre
des questions très intéressantes [15] : un texte lu sur ordinateur, brillant sur un écran, verticalisé, découpable, modulable,
aménageable à merci, ne fait pas du tout appel au même sujet
lecteur/scripteur qu’un texte écrit ou imprimé sur un papier.
La surface d’inscription, de même que les modalités de cette
inscription comptent. . . Lorsqu’une lettre numérisée apparaît à
l’écran, elle est déjà formée, elle n’est ni malléable ni déformable, mais récusable, effaçable et remplaçable, sans laisser
de traces ni de ratures, sur simple commande (clavier ou
« souris »). . . toute chose impossible avec l’écriture manuscrite,
où les lettres tracées sur le papier sont passées par toutes les
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articulations corporelles du scripteur, les ratures sont inscrites,
comme témoins du chemin de sa pensée.
Alors, ce fameux sujet qui ne veut pas s’écrire ni laisser de trace, si ce n’est dans une « vilaine écriture », serait-il
feinté, court-circuité par le dispositif numérique de l’ordinateur ?
Est-ce une voie intéressante ? La clinique nous en dira sûrement
quelque chose. . .
7. Pour conclure
Les réflexions et interrogations présentées dans ce texte
sont partielles, et témoignent d’un processus en cours. Elles se
veulent une invitation à ouvrir des pistes de travail.
En effet, les notions de référence, de langue et
d’apprentissage font appel à une telle multitude de champs
de compétence organisés selon des histoires et des lois bien
différentes, que passer de l’un à l’autre relève souvent d’une
expérience proche du plurilinguisme.
Pourrons-nous, saurons-nous mettre nos différentes langues,
nos différents registres de connaissances en réseau, les articuler
et les faire fonctionner selon un modèle qui se référerait plus au
métissage qu’à l’impérialisme ?
L’aventure des « Centres référents pour troubles du langage »
peut-elle contribuer à ce processus ?
Nos jeunes patients tout autant que nous même en avons bien
besoin. . .
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation
avec cet article.
Références
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apprennent les enfants qui n’apprennent pas ? Ramonville Saint-Agne:
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[15] Brini J. Lecture, écriture et ordinateur. In: Bergès-Bounes et M, Forget JM,
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