L'intelligible connaissance esthétique Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Salvatore GRANDONE, Mallarmé. Phénoménologie du nonsens,2009. Jean REAIDY, Michel Henry, la passion de naÎtre. Méditations phénoménologiques sur la naissance, 2009. Dominique NDEH, Dieu et le savoir selon Schleiermacher, 2009. Mariapaola FIMIANI, Érotique et rhétorique. Foucault et la lutte pour la reconnaissance, 2009. Jean-Pierre Emmanuel JOUARD, (définition de l'homme), 2009. La leçon de Socrate François URVOY, Expérience et dogmatique empiriste (I), 2009. François URVOY, Dire le monde (II), 2009. François URVOY, Science et ontologie (III), 2009. François URVOY, Constitution 2009. Vassilis VITSAXIS, 2009. de l'humain dans l'homme (IV), LE MYTHE et la recherche existentielle, Marcello VITALI ROSA TI, Corps et virtuel: Itinéraires à partir de Merleau-Ponty, 2009. Louis-José Lestocart L'intelligible connaissance estllétique L' Harmattan Photo page 3 : @ Mission Interdisciplinaire Française Johanna Blayac, 2008 du Sindh, @ L'HARMATTAN, 2010 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 http://www.librairiehannattan.com [email protected] harmattan [email protected].. ISBN: 978-2-296-10698-7 F~:978229609106987 Paris «Jusqu'ici nous n'avons pas seulement parcouru le pays de l'entendement pur [les catégories a priori] en en examinant chaque partie avec soin, nous l'avons aussi mesuré et nous avons assigné à chaque chose en ce domaine sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C'est le pays de la vérité (mot séduisant), enfermé d'un vaste et orageux océan, empire de l'illusion, où maints brouillards, maints bancs de glace en fusion présentent l'image trompeuse de pays nouveaux, attirent le navigateur parti à la découverte, l'entraînant en des aventures auxquelles il ne pourra plus s'arracher, mais dont il n'atteindra jamais le but. » Emmanuel Kant, «Analytique transcendantale )), Critiquede la raisonpure, 1781 Incipit tragœdia La photo du frontispice de cet ouvrage - prise récemment lors de la Mission Interdisciplinaire Française du Sindh (Pakistan)1 -, montre des faqirs soufis pratiquant le dahmmal, danse extatique dévotionnelle (proche de celle des derviches tourneurs). La scène se passe dans la dargâh (tombe) de Bodloh Bahar (saint local), à Sehwan Sharif (Sindh). Deux états coexistent dans cette photo où se mêlent éléments fixes et dynamiques. Murs, maisons sont par exemple figés, et nous voyons aussi ça et là des gens comme arrêtés dans leur mouvement. Dont un des faqirs portant une longue robe qui lui descend jusqu'aux pieds, immobile, et qui nous regarde. Derrière lui, un groupe de gens encore statiques, et des maisons, et des personnes aux portes. Tout le reste ou presque est en mouvement ou dans un état intermédiaire (bougé, tremblé). À droite du personnage arrêté, presque au centre de la photo, les bras déployés, nous percevons une forme tournant sur ellemême, à très grande vitesse (autre faqir), tour, détour et retour éternel, toujours à nouveau; apparition, rapidement esquissée qui ne nous livre plus que son dynamisme et sa déformation. Un visage fixe tourné vers la gauche paraît néanmoins au niveau supérieur de cette forme, « image cachée» comme naissant du mouvement dynamique, tandis que les pieds sont à peine visibles. Cette coexistence de formes de fixité et de mouvement, crée aussi la juxtaposition de deux temps dans un même espace qui interrogent d'autant plus notre perception. « J'ai saisi cette idée en passant, et vite j'ai pris les premiers mots venus pour la fIXer, de crainte qu'elle ne s'envole de nouveau. Et maintenant elle est morte de ces mots stériles; elle est là suspendue, flasque sous ce lambeau verbal - et, en la regardant, je me rappelle à peine encore comment j'ai pu avoir un tel bonheur en affrapantceto~eau. » Nietzsche, Le Gai Savoir, ~ 298. Alors qu'on a tendance à fixer en notre esprit, en notre réflexion la pensée sur un point précis, on se heurte sans cesse à une réalité plus large et, de fait, éternellement changeante, éternellement nouvelle. Le philosophe Henri Bergson (18591941) montre ainsi que notre monde, monde de la vie et éléments du monde physique, est avant tout celui d'une « durée pure ». Dès l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), il évalue cette durée, temps incertain, livré à la surprise et à l'attente qui paraît être monde d'événements en puissance, d'imprévus, où philosophie et empirisme ne comptent pas tant que cela et dont nous devons essayer de tirer enseignement par « plans, essais, expériences, tâtonnements, précipités dans tous les sens. » «Plus profondément nous pénétrons l'analyse de la nature du temps, mieux nous comprenons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de ce qui est absolument neuf. » (L'évolution créatrice). L'univers infini, monde englobant un système infini de singularités, n'est fait que d'universelles variations dans la durée. Ensemble de puissances entre le sans fond et le fond du fond, qui vont vers l'actualisation, l'exigence d'être (energia). Devant ce même et infléchis sable «jaillissement ininterrompu de nouveautés »2, réservoir à images, quantités de formes superposées, passant à grande vitesse devant les yeux, inépuisables, qui sont en soi, pour chacun, éléments du savoir et de l'investigation, via des postulats théoriques, notre perception reste partielle3. Par une approche qui nous est familière, nous appartient et demeure en nous, on s'installe alors en un monde intermédiaire pour mieux juger ce qui défile devant nous. Et pour nous, le devenir n'est alors fait que d'une succession d'états distincts - de simples instantanés - , et la durée que d'instants. On fixe donc un instant, un seul instant. Un instant comme limite insaisissable entre deux néants dont l'un ne serait plus et l'autre attendrait de venir à l'existence, selon une pensée heideggérienne; c'est-à-dire en fait une synthèse ratée d'éléments disparates et contraires issu d'un chaos4. Là est bien la tragédie éclatant à chaque minute. Dans cet effort constant de désignation du réel, cet exercice au sens 8 originel de ce terme, on perd sensiblement pied. Croyant à l'immédiateté du monde que nous découvrons, on se heurte aussi à ses limites terriblement contraignantes. Car on se trompe et s'est toujours trompé quand on spécule sur le réel. Notre cerveau, récepteur imparfait, agit avec opiniâtreté comme un « filtre» empêchant d'atteindre une éventuelle «réalité ultime ». Les informations très schématiques qui s'y portent, restituent sans cesse un espace partagé, fragmenté qui est pourtant d'un seul tenant en tant qu'espace qui se tend vers l'infini et le vide. Un espace débarrassé de toute hiérarchie, de tout axe perspectif, multidirectionnel et, ce faisant, sans cesse dynamique que les opérations de notre esprit fragmentent encore plus. Ainsi à Berkeley au Helen Wills Neuroscience Institute (University of California), des recherches très récentes de neuroscientifiques, dont l'équipe du neurophysiologiste Jack Gallant, ont mis au point un logiciel couplé à l'tMRl,functional Magnetic Resonance Imaging (IRMf, Imagerie fonctionnelle par Résonance Magnétique) pour lire dans le cerveau les processus neuronaux entrant en jeu lors d'observations d'images. Ces études des mécanismes neuronaux, qui soustendent la vision ont recours à des méthodes d'identification quantitative basées sur des systèmes non linéaires, restituent la manière dont le système visuel réagit à la complexité des scènes naturelles et comment celui-ci est affecté par des processus topdowns de segmentation et de regroupement. Dans Causality and Chance in Modern Physics (Causalité et hasard dans la physique moderne, 1957), le physicien américain David Joseph Bohm (1917-1992), auteur d'importantes contributions en physique quantique, physique théorique, philosophie et neuropsychologie, déclare: « Unefois accompli le passage de l'appréhension intuitive au savoir, on admet que tout est composé de parties qui existaient indépendamment et extérieurement les unes par rapport aux autres, et se trouvaient liées par des relations externes. Et ce point de vue fragmentaire est devenu de plus en plus complexe. Ainsi au moins virtuellement, tous les aspects de la pensée 9 humaine reposent sur la notion de parties. » De même, peut-on dire que les objets revêtent des connotations distinctes selon les sujets regardants qui sont alors poussés à ordonner leur paysage intérieur selon leur perception extérieure, leur propre « point de vue» et leur propre appareil sensoriel et cognitif. Ces sujets bâtissent des unités fermées en soi, des paradigmes idiosyncrasiques de représentation du monde, illusoires. Nous demeurons formés par les (ces) choses que nous formons et l'on s'efforce de trouver des significations en des signes offerts à notre perception, qui deviennent, par associations d'idées pour nous, des preuves irréfutables de quelque chose - « que ce quelque chose soit l'ensemble de tous les objets, ou de tous les atomes ou de tous les événements, ou Dieu, ou l'ensemble des idées platoniciennes. »6 Le Réel est pourtant un Tout, homogène et simultané qui se tient; une même et unique matière, indivisible en parties, fondamentalement de l'ordre de la durée. Surgissement du nouveau, génération de possibles, ouverture et imprévisibilité, c'est un réel fortuit, d'autant plus réel qu'il est fortuit, donc sans « apprêts ». Son essence est de « passer »7. On ne voit au mieux qu'une série de positions8. Pour moi, en tant qu'observateur humain minutieux, analytique, rarement critique de l'Univers et du Temps, pour percevoir clairement quelque chose dans une sorte de grossissement rêvé, il faut couper la chose sur ses bords, l'isoler comme telle9. Ainsi je pratique, par attention sélective, une coupe instantanée (découpure) dans le devenirJO,le Tout, qui le réduit à un espace clos (objet, idée, image, concept, tableau, représentation, système serré et cohérent)ll. Ce qu'on croit être une idée cartésienne « claire et distincte» n'est que vision partielle, bornée et limitée par les capacités perceptives et conceptuelles humaines, agissant sur notre esprit en référent brouillé, auquel on choisit nécessairement de donner sens. Énorme illusion d'optique! Où serait donc l'illusion et où serait la réalité? Il n'est pourtant nul besoin de rien forcer, de fabriquer pour comprendre la réalité. Tout est là 1... devant les yeux. Mais toujours par cette « clarté» et cette « distinction », cette manière qu'ont les humains d'éviter le choc 10 et le danger apparent de tout mystère, en essayant de rendre l'inconnu familier, on pense toujours fixe ce qui est en fait mouvement, flux, progression continue, mobile. On ne retient du monde matériel que ce qui est susceptible de se répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. L'acte de fixer est un des traits fondamentaux de la nature humaine. D'un point de vue formel, par d'étranges manies superstitieuses, par des obsessions quasi métaphysiques, on donne même parfois à cette découpe la netteté d'une épure en lui conférant une irréductible essence. Une forme alors se dessine qui revêt les aspects de l'idéal le plus pur. Un bloc unique et linéaire, une idée platonicienne considérée comme « sans temps» 12. Le langage de la physique classique stérile, précieux et devenu ridicule, décrit ainsi une grande mécanique d'éléments séparés les uns des autres dont I'histoire se déroulerait dans un espace et un temps distincts et absolus. Cette vision mécaniste et « séparatiste» du monde dont on démontrera ici encore et historiquement l'insuffisance via Nietzsche, s'impose métaphoriquement à la plupart des constructions théoriques traditionnelles; toutes spéculations menaçant pourtant d'être surannées13, Un jour de l'été 1922, durant une conversation avec Werner Karl Heisenberg, physicien tout comme lui, Niels Bohr déclare: « Nous sommes dans une situation désespérée comme des marins abordant une contrée lointaine. Ils ne connaissent rien du pays où ils rencontrent des gens dont ils n'ont jamais entendu parler la langue. Ils ne savent donc comment communiquer. Aussi autant que les concepts classiques marchent, c'est-à-dire tant que l'on peut parler du mouvement des électrons, de leur vitesse, de leur énergie ... etc, je pense que mes images sont correctes ou tout au moins j'espère qu'elles sont correctes. Mais personne ne sait jusqu'où on peut aller avec ce langage. »14 « La zone est un système très compliqué. Il y a plein de pièges qui sont tous mortels. J'ignore ce qui sy passe en l'absence des hommes, mais dès qu'ils apparaissent tout se met en mouvement. » Ne peut-on pas voir là dans Stalker (Andrei 11 Tarkovski, 1979), l'énoncé précis d'une réalité sans cesse modifiée par le regard de l'observateur? Comme en train de se livrer à une démonstration devant des élèves curieux (l'écrivain et le savant), le stalker précise: « A chaque instant elle est telle que nous l'avons faite par notre propre état d'esprit» et ajoute « Tout ce qui se passe ici dépend non de la zone mais de nous. » Nous sommes toujours face à une vision restreinte qui reste vague et qui ne relève en définitive nullement du visible. On est aussi un peu dans un des problèmes fondamentaux de la physique: cette mystérieuse question de la « non-séparabilité » entre observateur et observé de la physique quantique de Niels Bohrl5. Dans ce réel voilé et non-séparable, la vision du monde, pour qu'elle soit juste et demeure juste, est indissociable de l'idée d'une continuité entre la vision de l'observateur et ce qu'il observe. Et bien souvent ce que l'observateur voit ou croit voir ne sont que distorsions supposées existant entre le monde « réel» - tel que finalement on l'imagine réel- tandis que le monde réellement à percevoir, se passe toujours hors champ. Dans tous les changements qu'il produit, on subodore une présence grouillante de mondes contigus, parallèles, sans cesse emboîtés les uns dans les autres. On y sent la toute puissance d'un autre monde implicite sous la forme d'un immense courant de non-dit qui circule en tous points. Le monde reste en profondeur différent de ce qu'il paraît. Il faut sans cesse élargir et enrichir le domaine de l'investigation en y mêlant des considérations issues de I'histoire des idées, des mathématiques, de la physique, de l'astrophysique, des concepts philosophiques, et même des champs artistiques lesquels conjuguent admirablement dessein épistémologique et souci de la forme. Ceci cette interdisciplinarité - répond d'ailleurs à un besoin de notre sensibilité humaine à la recherche de grands espaces/temps déterminants pour l'imaginaire (Gilbert Durand). Une revisitation totale du réel est nécessaire pour transformer notre connaissance du monde et abandonner les grandes certitudes ontologiques. Mais bien plus, car, comme dit l'astrophysicien, écrivain et poète français, spécialiste des trous noirs, JeanPierre Luminet (1951-), le « réel» n'est pas seulement voilé par 12 nos facultés de perception limitées, il est voilé par la nature même du monde. « La forme globale de l'espace pourrait être assez 'tordue 'pour démultiplier presque à l'infini les trajets de la lumière entre une source lointaine et nous-mêmes, de sorte que nous serions plongés dans un univers d'apparence extrêmement différente de ce qu'il est en réalité. »16 L'univers dans sa forme globale - un « N-Volume » fini - , nous paraît donc vaste, « déplié », contenant des milliards de galaxies, tandis qu'il serait en fait beaucoup plus petit que l'univers observable, chiffonné en petits univers biscornus contenant beaucoup moins d'objets authentiques. Au reste cet espace paraît « chiffonné» au point de pouvoir créer des images fantômes de chacun de ses objets cosmiques17. Cette notion de réalité empirique et la conjecture plausible d'un réel indépendant pour le moins « voilé» dont on ne peut espérer connaître que certaines structures générales en reflets grossièrement déformés, se retrouve dans Le Réel voilé, analyse des concepts quantiques (1994) du physicien théoricien Bernard d' Espagnat (1921-), l'un des principaux interprètes philosophiques de la mécanique quantique La représentation, pour incarner sa même forme de représentation, devrait totalement se mettre en dehors du champ visuel, et cela est ou paraît impossible. On ne peut que faire varier l'angle et seulement en fonction de l'outil utilisé. Ce perspectivisme radical ne fait que gêner d'autant plus celui qui veut voir et interpréter. D'après le philosophe britannique d'origine autrichienne, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), cette relativité essentielle de la connaissance possible provient de la superposition de deux types d'espaces tels deux types d'images coexistant: l'espace visuel (l'expérience immédiate) qui utilise un cadre de référence, et l'espace euclidien (géométrique), de façon à ce que l'image virtuelle intègre nécessairement, à l'intérieur de sa composition, toutes les composantes spatiales qui s'y rattachent: hauteur, profondeur, largeurl8. Nous introduisons involontairement des coordonnées ou des mesures dans notre propre perception de l'espace réel. On assiste ainsi aux étapes de la construction d'un schéma de 13 « carte» (pattern) mentale dit encore David Bohm (The Special Theory of Relativity, 1965). Il remarque ainsi, en s'appuyant sur les travaux de psychologues/cognitivistes, que notre dispositif de perception abstrait de l'environnement des traits peu changeants ou invariants comme autant de «sous-cartes» intérieures de l'environnement considéré - opération correspondant à une forme d'idéologie (répondant elle-même à des croyances, affirmations, préjugés et hypothèses paradigmatiques) et conditionnant toute perception uItérieure19. Nous, prisonniers de nos cartes mentales (établies par la conjugaison de notre perception et de notre mémoire), sommes enclins à recadrer l'espace réel dans un espace géométrique pour le rendre plus stable, pour l'idéaliser en quelque sorte20. Mais on est aussi en droit de se demander: qu'est ce que la réalité? Quelle est cette croyance superstitieuse à la réalité? Quelle fonction métaphysique primordiale même pourrait être attaché au réel? Sans cesse devenir qui s'interroge et qu'on interroge21, la construction du réel participe de l'imagination et de l'invention. La tâche fondamentale de la philosophie est de penser le «mouvant» avec une vision directe, immédiate de ce mouvant - acte donc essentiellement cognitif. Bergson pointe combien l'intelligence s'est constituée par un progrès intrinsèque, et parle de l'adaptation de plus en plus précise, de plus en plus complexe et souple, de la conscience des êtres vivants aux conditions d'existence qui leur sont faites. De là pourrait découler l'idée que l'art, mais aussi bien la philosophie dans son sens large, opération d'intelligence et de cognition, sont destinés à assurer l'insertion parfaite de notre corps d'être vivant, conscient, en son milieu; à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles; enfin à penser au mieux et au plus près matière et réalité en tant qu'espace-temps-matière. Ce qui doit, à présent, s'étendre à la théorie de la connaissance en général. Il nous faut essayer de bâtir une image approchante de l'Univers et de notre rapport à lui. Ce dernier est « comme un film que l'on pourrait voir - du moins en partie - de manière instantanée, comme un tableau »22 composé de milliers et de 14 milliers de choses encore à découvrir. Un immense tableauespace (ou une structure) muni d'une topologie (quelle que soit sa forme), sans cesse en cours d'achèvement, mais ne se finissant jamais - qui se déploie actuellement sous nos « yeux» - si tant est que cette expression ait un sens. Un tableau complètement conçu dans notre esprit (représentation toujours plus englobante) et perçu (image mentale) comme audedans d'une (ou plusieurs) boule de verre facettée23.Au-dedans de ce tableau hypercubique ou plutôt hypersphérique24 se trouve, de long en large, un nombre fini de points particuliers, des signes spécifiques indiquant les positions qu'on doit prendre pour construire de nouveaux concepts. En dehors de toute géométrie (ou alors une géométrie élastique pouvant entraîner par elle-même un renouveau et autoriser un regard différent) et, a priori, de toutes modalités surplombées par des lois universelles et constantes. Il ne s'agit pas pour nous de caresser l'ambition de produire du jamais vu, mais bien de se disposer à saisir, en dedans comme en dehors, ce qui se présente dans ce monde où les choses et les phénomènes qui s'y déroulent sont ainsi, juste ainsi. Parfois même indépendamment en dehors de notre regard en tant qu'observateur. Dans notre confrontation à ces points, nous sommes tels des vecteurs orientés. Sans but réel, sauf le déplacement continuel d'un corps (ou d'une particule en mouvement) dans l'espace, sa trajectoire dans la structure, on suit les vecteurs qui se heurtent périodiquement aux points. De même les personnages de Stalker, bourlinguant au mieux, foulent une zone, portion d'espace, homogène, rythmée par des poteaux télégraphiques servant de repères à la recherche d'un passage. Pour se déplacer, sur un mode apparemment ordonné, ils doivent recourir aux jets aléatoires de boulons fixés à des foulards. Imposition de règles formelles: l'endroit où tombe le foulard est précisément le point où ils doivent se rendre et ils agissent ainsi à chaque fois. Tout a l'air en même temps, parfois, de se modifier à chaque instant autour d'eux. Créant de ce fait l'image de changements de phase, de bifurcations, d'oscillations et de boucles (trajet en boucle dans le temps et l'espace) propres aux différents processus affectant un système 15 complexe. Et, sur le terrain de la zone de Stalker, a lieu un parcours hésitant, douloureux et des trajectoires quelque peu chaotiques, dû à l'attachement à ces points et éventuellement à d'autres manifestations qui pilotent leur action. Car, ici, le monde se divise en deux (comme dans le Manuel d'Epictète), mélange de déterminisme et d'indéterminisme. Dans cette coexistence de champs connus et inconnus, il y a ce qui dépend de nous (ta eph henim) et ce qui ne dépend pas de nous (ta ouk eph henim). Ce jalonnement spatial et physique du territoire par jet de boulons et l'attachement aux signes et « indices» qu'il contient représente le seul repérage possible, tandis que les lois de la zone opérant de leur côté d'un point de vue à la fois quantique et relativiste, brouillent ... Le mathématicien et physicien Henri Poincaré dit dans Science et méthode (1908) : « Le cerveau du savant, qui n/est qu/un coin de l'univers, ne pourra jamais contenir l'univers tout entier. »25 Pour paraphraser Wittgenstein (Tractatus logicophilosophicus), on dira que nous nous faisons des « tableaux» des faits (vécus ou non); c'est-à-dire que nos représentations de ces faits-images sont une transposition de la réalité où les éléments sont également reliés les uns aux autres. L'ensemble de ces relations formant la structure logique du monde et « Le tableau logique des faits constitue la pensée. » Car ce monde ne peut être pour nous qu'effet de langage, construction langagière dans son jaillissement. Néanmoins pour David Bohm dans Wholeness and the Implicate Order (La totalité et le monde enveloppé, 1983), c'est aussi le langage qui est à l'origine de la fragmentation de la pensée et du réel. Tout se passe comme si on se trouvait face à une unité « perdue» qui serait toujours, dans notre esprit, composée de fragments, mis là en surprises, en rébus. Si l'on raisonne en système complexe, on pourra encore suivre Bohm quand il énonce dans La Danse de l'esprit, ou le sens déployé (1989): « L 'état du tout pourrait en fait régir l'organisation des parties, non seulement du fait de la forte connexion entre éléments très éloignés, mais aussi parce que l'état du tout serait tel qu'il induirait l'organisation des parties. Sa réalité serait indifférente à la localisation exacte de ses 16 parties. » Cela implique qu'un changement d'état (y compris le regard de l'observateur) dans n'importe laquelle de ses parties retentit sur tout le reste. Ce tableau imaginé du monde montre donc, comme nous l'avons dit, sans cesse la dynamique des systèmes non linéaires comme principe de construction et laisse ouvert le résultat de l'expérience à mener. Totalité insaisissable (Dionysos 7), de fait métastable, chaotique, il se constitue et s'organise (s'apollonise 7), - ou plutôt semble se constituer et s'organiser spontanément - , dans l'œil de l'observateur, dans son esprit, son mental, sa psyché. Mais c'est lui en même temps qui organise l'homme, le régule, l'autocratise. Tout se passe comme s'il fallait à nouveau parcourir, avec quelle peine !, le champ des connaissances (fussent-elles mathématiques, physiques, esthétiques, philosophiques, biologiques, etc.) et examiner encore de près le monde pour lui redonner ses marques ou de nouvelles marques. Il y a bien cette « nécessité de regarder le monde comme un tout indivis dans lequel toutes les parties de l'univers, y compris l'observateur et ses instruments, se fondent et s'unissent en une seule totalité »26. « Silence! Silence! le monde ne vient-il pas de s'accomplir? Que m'arrive-t-i/ donc?» (Zarathoustra parle ainsi à son cœur.) Le monde en moi insiste tant sur ma faculté de comprendre. Qu'ai-je au juste vécu 7 Que s'est-il passé en moi, autour de moi, à tel moment 7 17 Introduction à l'Eternel retour «Ces chemins se contredisent, ils se butent l'un contre l'autre: - et c'est ici, à ce portique, qu'ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve inscrit à un fronton, il s'appelle 'instant'» Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vision et de l'énigme », 2. L'Eternel Retour (E.R.i? de Friedrich Nietzsche (18441900) est une expérience-miroir singulière. Expérience esthétique28 qui consiste à voir ce qui se cache derrière soi. même (et derrière le monde) à un certain moment présent. Comme s'il existait un certain point culminant - moment précis à l'intérieur d'un horizon déterminé de l'existence - , de l'activité humaine pouvant donner naissance, dans certaines conditions, à la vision d'une évolution apparemment désordonnée et « fortement» imprévisible qui se répétera, et ce éternellement. Le romancier, philosophe et peintre Pierre Klossowski (1905-2001) dans Nietzsche et le Cercle vicieux (1969) -livre philosophique majeur selon Michel Foucault - , désigne l'E.R. tel « un signe valant pour tout ce qui est arrivé, pour tout ce qui arrive, pour tout ce qui arrivera jamais au monde ... »29 Expérience énigmatique vécue, ce que Nietzsche nomme au départ une hohe Stimmung (haute intensité), l'E.R. est une vision complexe dont l'importance ne cesse de s'étendre. « Je parcourais ce jour-là les bois au bord du lac de Silvaplana ,. non loin de Surlei je fis halte au pied d'un gigantesque roc dressé en forme de pyramide. Ce fut alors que l'idée me vint. » (Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres» - "Ainsi parlait Zarathoustra", I). Cette expérience ouverte, résultant d'un moment ou de moments privilégiés de début Août 1881 - au lieu-dit Surlei, près du petit village de Sils-Maria en Haute-Engadine (Suisse) où Nietzsche réside tous les étés jusqu?en 1888 - , est fondamentalement anhistorique, vis-à-vis de l'humain que nous sommes. Moment où l'esprit, violemment envahi, est pris dans le cours du devenir30 ; tel un conditionnement « autre », plus ou moins subtil, sous-jacent à toute manière de penser, de vouloir, de sentir. Il s'agit bien d'une problématisation du monde et de l'existence (Heidegger l'a bien compris ainsi avec son expérience phénoménologique d' « être-au-monde », das In-der-Welt-Sein3 ), et d'un rapport au monde. Ce dernier s'instaure, via cette vision singulière étant au fond celle de la contemplation, de la réflexion (au sens fort) - voire de la réflexivité - , d'un esprit sur lui-même (entre soi et soi), où l'image perçue finit par renvoyer un reflet déformant peut-être tronqué de la réalité. D'une certaine réalité, en tout cas, restant à découvrir, occulte, conçue en « vastes et nombreux ensembles du monde naturel extérieur au sujet pensant »32. C'est enfin une expérience entre physique et éthique, fondée sur l'oubli de ce que nous sommes - non pas une fois, mais d'innombrables fois - , où nous devenons « autre» maintenant. Cette grave pensée du Retour à soi-même -« Un moment de sublime prise de conscience, un grand midi où elle puisse regarder en arrière, et devant elle et jeter les yeux sur l'avenir (..) pour la première fois pose globalement la question: pourquoi? à quoi bon? »33- , semble soudain passer outre l'obstacle suprême que nous bâtit notre vie: notre conditionnement d'être. Non seulement conditionnement physiologique, mais conditionnement de pensée, vis-à-vis du monde et de la connaissance. «La pensée de l'Eternel Retour du Même vient à Nietzsche comme un brusque réveil au gré d'une Stimmung, d'une certaine tonalité de l'âme.: confondue avec celle de Stimmung, elle s'en dégage comme pensée; elle garde toutefois le caractère d'une révélation - soit d'un subit dévoilement. »34 Le démon-daimon, qui apparaît dans l'aphorisme 341 du Gai Savoir35, et qui est face à moi Ge) dans ce miroir « imaginé» est certes moi, jouant quelque peu au «narcisse », en une conscience dédoublée, mais perçu dans un temps décalé, 20