Du traitementprécoce des sujets à risque aux risques du traitement

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perspective
Du traitement précoce des sujets
à risque aux risques du traitement
précoce
Le dilemme de la prévention des troubles psychotiques
Rev Med Suisse 2012 ; 8 : 1781-4
A. Solida
P. Conus
Dr Alessandra Solida
Service de psychiatrie générale
Département de psychiatrie
CHUV, Consultation de Chauderon
Avenue d’Echallens 9, 1004 Lausanne
[email protected]
Pr Philippe Conus
Service de psychiatrie générale
Département de psychiatrie
CHUV, Site de Cery
1008 Prilly
[email protected]
From early treatment of psychosis risk to
the risks of early intervention : the dilemma
of psychosis prevention
While the development of early psychosis intervention programs have improved outcome of such disorders, primary prevention
strategies are still out of reach. The elaboration, over the last 15 years, of scales and criteria to identify populations at high risk for
psychosis is a real progress, but their low
specificity is still a major obstacle to their use
outside of research projects. For this reason,
even if «ultra high risk» subjects present with
real psychiatric disorders and sometimes
significant decrease in functioning level, the
fact that only a small proportion will eventually develop full blown psychosis will probably lead to the rejection of a «psychosis
risk syndrome» from the future DSM-V classification.
Bien que le développement de programmes spécialisés dans
le traitement des psychoses émergentes ait amélioré l’évolution
de ces troubles, les stratégies de prévention primaire restent
encore hors de portée. L’élaboration, au cours des quinze
dernières années, d’échelles et de critères permettant d’identifier des populations à haut risque de développer un trouble
psychotique est un réel progrès, mais leur faible spécificité
constitue encore un obstacle majeur à leur utilisation hors du
contexte de projets de recherche. Pour cette raison, même si
les patients remplissant ces critères de haut risque présentent
de réels troubles psychiques dont l’impact sur le niveau de
fonctionnement est parfois considérable, le fait que seule une
faible proportion évolue effectivement vers une psychose
constituée va probablement conduire au rejet de l’introduction
d’un diagnostic de «syndrome de risque psychotique» dans le
DSM-V.
introduction
Au cours des deux dernières décennies, la recherche sur la
phase initiale des troubles psychotiques a connu un important
essor, motivée avant tout par l’espoir de développer des traitements permettant d’améliorer l’évolution de la schizophrénie
et des autres formes de psychose (trouble bipolaire et trouble
schizo-affectif). Dans ce contexte, des programmes d’intervention précoce ont vu
le jour, d’abord en Australie,1 pour ensuite se développer en Suisse 2 et dans le
reste du monde. La grande majorité de ces programmes se focalisent sur deux
objectifs principaux. Premièrement, ils visent la diminution du délai souvent considérable qui s’écoule entre l’apparition de la maladie (premier épisode psychotique) et la mise en route d’un traitement. Deuxièmement, ils mettent en place
des traitements spécialisés, en adaptant aussi bien l’organisation des soins (accent particulier sur la continuité des soins et le traitement à domicile par des
équipes mobiles) que leur contenu (utilisation de faibles doses d’antipsychotiques et d’approches psychologiques adaptées aux besoins spécifiques de ces
jeunes patients). Plusieurs études ont démontré que ces programmes améliorent
considérablement l’évolution des patients qui en bénéficient 3,4 et augmentent
ainsi la proportion de ceux qui se rétablissent complètement après une première
phase psychotique, en grande partie par le biais de stratégies de prévention secondaire qui limitent la survenue de complications de la maladie et le développement de comorbidités.
quelle approche pour la prévention primaire ?
L’espoir d’une prévention primaire, c’est-à-dire d’empêcher que la maladie
elle-même ne se développe, reste par contre hors de portée de tels programmes.
C’est la raison pour laquelle plusieurs groupes cherchent à mieux connaître la nature précise de la phase qui précède le diagnostic de la maladie. E. Bleuler indiquait, en 1911 déjà, que l’entrée dans la schizophrénie se fait au travers d’une
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phase de symptômes atténués, fréquemment peu spécifiques cliniquement et de durée souvent considérable. Ces
états préschizophréniques, bien que décrits par de nombreux cliniciens (schizotaxie, schizoïdie, préschizophrénie,
schizophrénie ambulatoire ; pour une revue voir Parnas
et, coll.5), n’en restent pas moins difficiles à caractériser et
leurs contours trop imprécis ne constituent pas une base
suffisamment solide pour la mise en route de traitements
préventifs.
La conceptualisation d’une hypothèse neurodéveloppementale et du modèle «vulnérabilité-stress», qui suppose
que l’émergence de la maladie peut résulter de l’action de
facteurs de stress (traumatismes, abus de substances, migration, vie en milieu urbain) sur un terrain rendu préalablement
vulnérable par divers autres facteurs (génétique, infections
intra-utérines, complications périnatales), a permis d’y voir
un peu plus clair. Cependant, hormis les facteurs génétiques (risque de développer la maladie multiplié par 10 si
un parent de premier degré est atteint de schizophrénie et
par 50 s’il s’agit d’un jumeau univitellin), les facteurs de
risque identifiés sont eux aussi très peu spécifiques et ne
permettent donc pas d’établir des stratégies préventives
chez un sujet donné.
Dans ce contexte, et en attendant que la recherche basée
sur une synergie entre clinique psychiatrique et neurosciences de base conduise à la mise en évidence de marqueurs biologiques fiables de la psychose,6 l’identification
de sujets à risque de développer un trouble psychotique
reste basée aujourd’hui avant tout sur l’observation de caractéristiques cliniques que l’on cherche à affiner.
du «prodrome» aux états à
haut risque»
«ultra
Young et McGorry 7 se sont attelés, il y a un peu plus de
quinze ans, à mieux définir cette phase «prodromique» sur
la base d’une étude rétrospective, conduite sur un échantillon de jeunes patients venant de présenter un premier
épisode de psychose. Ils ont ainsi identifié trois voies
d’entrée dans la maladie : a) intensification progressive de
symptômes psychotiques atténués (perceptions hallucinatoires fugaces devenant de plus en plus intenses) ; b) survenue d’épisodes psychotiques brefs de moins de sept
jours se résolvant spontanément et c) baisse progressive
du fonctionnement global chez des jeunes dont un parent
de premier degré est atteint de la maladie.
L’échelle CAARMS (Continuous Assessment of At Risk
Mental State), développée sur la base de cette étude, permet d’identifier des sujets dont le risque de développer
une psychose franche se situe aux environs de 30% à deux
ans. Considérant le fait qu’une proportion importante des
patients présentant ces caractéristiques ne développe cependant pas la maladie et que les modifications cliniques
observées ne peuvent acquérir le statut de «prodrome»
de la psychose que si la survenue d’un premier épisode
psychotique vient le prouver, ces auteurs considèrent actuellement que leur échelle permet avant tout l’identification de sujets à ultra haut risque (UHR) de développer une
psychose.
En complément à cette approche, le concept de symp­
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tômes de base, développé par l’école allemande,8 décrit des
expériences subtiles de l’affectivité, de la perception et de
la cognition, qui ne sont pas encore détectables par le clinicien via l’observation ou sur la base de la description
d’une modification du comportement du patient (désorganisation, idées délirantes, par exemple), mais qui sont plutôt
ressenties par les patients comme les premières expériences annonciatrices d’un changement éminemment subjectif
de la perception de soi et de l’environnement, avant même
que les symptômes aigus de la psychose ne surviennent.
Les études prospectives en cours suggèrent que les «symptômes de base» saisissent assez finement la vulnérabilité
à développer une schizophrénie, 49,4% des patients d’une
cohorte constituée sur la base de telles caractéristiques
ayant développé la maladie en l’espace de dix ans.9
application du concept de staging
clinique aux troubles psychotiques
L’objectif des démarches décrites ci-dessus vise donc
à repérer des phénomènes cliniques précédant la survenue du premier épisode psychotique, ou autrement dit, à
identifier une phase particulière au cours de laquelle des
stratégies préventives pourraient être mises en place. C’est
dans ce contexte que McGorry et coll. ont cherché à appliquer aux psychoses le concept de staging clinique, utilisé
par exemple en cancérologie.10,11 En plus de permettre la
définition de divers stades et de facteurs aggravants, ou au
contraire de résiliences12 qui modulent le passage de l’un
à l’autre, ce cadre conceptuel permet de calibrer les interventions selon chacune de ces phases, évitant ainsi l’application de traitements standardisés qui peuvent être néfastes
s’ils sont appliqués au mauvais moment, et proposant des
interventions plus bénignes dans les phases précoces de
la maladie.13
Dans ce cadre, après quelques études explorant l’utilité
de la prescription de faibles doses d’antipsychotiques dans
la phase précédant le premier épisode psychotique, la recherche s’oriente actuellement vers des traitements neuroprotecteurs, tels par exemple que les acides gras oméga-3
contenus dans l’huile de poisson, qui semblent mieux adaptés aux mécanismes à l’œuvre dans cette phase de la maladie.
le risque doit-il devenir une catégorie
diagnostique ?
En dépit de ces importants progrès, force est donc de
constater que les outils cliniques disponibles pour identifier les sujets susceptibles de développer un trouble psychotique sont encore bien émoussés, et que la grande majorité de ces personnes dites «à risque» ne progresseront
pas vers une psychose aiguë ni vers la schizophrénie. La
question se pose alors de la justification de considérer ces
états de «haut risque» comme une entité nosologique.
Ainsi, la question de l’inclusion, dans la prochaine cinquième version de la classification DSM prévue pour 2013
(www.dsm5.org), d’un diagnostic de «syndrome de risque
psychotique» (Psychosis Risk Syndrome) a fait l’objet d’un intense débat et d’une littérature passionnante et parfois
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passionnée.14 S’il est évident que le diagnostic souvent
très tardif des psychoses et leur évolution encore trop souvent défavorable, malgré les progrès liés entre autres aux
programmes spécialisés d’intervention précoce, suggèrent
à l’évidence qu’il faut chercher à intervenir plus tôt dans la
maladie, on peut se demander si un diagnostic basé sur
des critères aussi flous ne comporte pas plus de coûts que
de bénéfices.
Ceux qui en sont partisans suggèrent principalement
deux bénéfices possibles : a) la promotion d’une meilleure
connaissance de la psychose et de ces états à risque dans
le grand public et donc le potentiel d’une détection plus
précoce, et b) le développement rapide et à large échelle
de la recherche sur le traitement de ces états.
Ceux qui s’y opposent mettent en avant le taux inacceptable de «faux positifs», c’est-à-dire de sujets qui, tout en
remplissant les critères d’«UHR», ne vont pourtant pas développer de psychose. Ces sujets seraient alors exposés
d’une part au risque de traitements non justifiés, et d’autre
part à une stigmatisation liée à la suspicion de la présence
d’une maladie mentale grave. Malgré d’importants efforts
d’information du grand public, un diagnostic de «risque de
schizophrénie ou de psychose» peut en effet modifier non
seulement le regard que la société ou les membres de la
famille portent sur celui qui en fait l’objet, mais également
le regard que le sujet porte sur lui-même ; il peut alors
perdre confiance en ses capacités, éprouver un sentiment
de fragilité et porter un fardeau d’autant plus inacceptable
qu’il a de grandes chances d’être injustifié.
état actuel et développements futurs
Dans ce contexte, le groupe d’experts en charge du chapitre des troubles psychotiques, après avoir initialement
proposé l’introduction d’un diagnostic de Psychosis Risk Syn­
drome basé sur les critères d’UHR dans le corpus du texte
principal du DSM-V, a révisé sa position et suggère de garder
cette «catégorie» dans le chapitre destiné aux diagnostics
provisoires nécessitant plus de recherches, sous le terme
de «syndrome psychotique atténué».
On peut se demander si cette dénomination, bien que
plus adaptée vu qu’elle n’inclut pas d’élément de prédiction, s’appuie sur des éléments qui justifient son inclusion
dans un manuel diagnostique. Il est alors important de relever que, si les critères utilisés ne saisissent pas de manière suffisamment fiable une population de sujets évoluant
vers la psychose, ils identifient néanmoins des personnes
en souffrance psychique, dont le niveau de fonctionnement
est clairement altéré et qui sont à risque d’une évolution
défavorable sur les plans fonctionnel et psychopathologique. Plusieurs auteurs ont ainsi démontré que même sans
transition vers la psychose, l’évolution peut se faire vers
d’autres troubles psychiatriques, comme la dépression ou
les troubles de la personnalité, et vers la persistance d’une
diminution du niveau de fonctionnement.15
Il semble donc important de continuer de travailler à
une meilleure connaissance de ces états et à l’identification plus précise parmi ces sujets de ceux qui sont réellement à risque de développer une psychose. On peut, par
exemple, se demander si une approche d’inspiration phénoménologique, centrée sur la subjectivité du patient et
sur la manière par laquelle la maladie psychiatrique façonne l’expérience à soi et au monde, ne permettrait pas
d’identifier des caractéristiques plus fondamentales de la
maladie, dont la valeur prédictive serait meilleure. L’enrichissement des outils cliniques de détection basés sur les
critères d’«UHR» par ce type d’approches semble du reste
prometteur pour mieux cerner cette vulnérabilité au développement d’une schizophrénie.16 D’autre part, et comme
mentionné précédemment, on peut aussi espérer que la
mise en synergie de la recherche en neurosciences et de la
recherche clinique permette d’identifier des marqueurs
biologiques qui amélioreraient la fiabilité d’un diagnostic
précoce.6
Une fois ces progrès réalisés, les bénéfices d’une intervention à visée préventive dépasseront les risques de conséquences négatives d’un diagnostic précoce d’état à risque
et justifieront la généralisation d’interventions qui, pour le
moment, doivent encore clairement rester dans le domaine de la recherche.
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15 ** Ruhrmann S, Schultze-Lutter F, Klosterkötter J.
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16 Nelson B, Yung AR, Bechdolf A, McGorry PD. The
phenomenological critique and self-disturbance : Implications for ultra-high risk («prodrome») research.
Schizophr Bull 2008;34:381-92.
* à lire
** à lire absolument
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