Ces médecins qui ne soignent pas

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éthique
par Karine Gavand
Ces médecins
qui ne soignent pas
Différents rapports récemment publiés révèlent un taux de refus de soins opposés
par les médecins aux personnes sous couverture maladie universelle (CMU) de l’ordre de 15 %.
Nos praticiens sont-ils si nombreux à laisser aux portes de leur cabinet les assurés
les plus pauvres ? Enquête.
« Ça ne m’intéresse pas ». « Il faut aller à l’hôpital, c’est un
autre circuit, la Sécu ne nous a pas donné le moyen de le
faire, car pas de carte vitale ». « Je n’ai pas à vous réorienter,
car je ne vous connais pas. Je ne prends jamais la CMU,
car je n’ai pas l’appareil pour ». « Je ne m’occupe pas de
ces patients ». « On n’est jamais payé ! ». Ou encore : « J’ai un
dispositif pour la carte vitale, ce n’est pas pour remplir des
papiers ». Ces propos, recueillis par Médecins du monde
(MDM) lors de son enquête téléphonique menée en 2006
auprès de 725 médecins généralistes, donnent le ton d’un
phénomène dénoncé à plusieurs reprises depuis 2003. Et
qui concerne potentiellement les 4,8 millions de personnes
vivant sous le seuil de pauvreté et bénéficiant d’une couverture complémentaire via la CMU.
La continuité des soins aux malades doit être assurée
quelles que soient les circonstances, aux termes des codes
de déontologie et de santé publique. Cependant, un praticien a le droit de refuser de soigner un malade pour raisons
professionnelles ou personnelles hors cas d’urgence et manquement à son devoir d’humanité. Il doit alors en avertir le
patient et transmettre au médecin désigné par celui-ci les
informations utiles à sa prise en charge. « Le principe est
qu’il est possible de refuser. Ce qui est le cas quand on est
débordé, explique Gérard Zeiger, vice-président du Conseil
national de l’ordre des médecins. Mais quand il s’agit d’un
patient CMU, les médecins sont mis en cause. »
1 Rapport
2002 de l’observatoire de l’accès aux soins
de la mission « France » de Médecins du monde.
2 Direction
de la recherche, des études, de l’évaluation
et des statistiques du ministère de la Santé et des Solidarités.
Transversal n° 35 mars-avril éthique
Les faits. C’est l’objet de la polémique débutée fin 2006
suite à la publication, en juin dernier, d’une enquête du Fonds
CMU, suivie de celle du rapport de l’Inspection générale des
affaires sociales remis au ministre de la Santé en décembre
dernier. Selon les ordres et les caisses des assurance-maladie,
ces refus seraient rarissimes. « Les informations que nous
avons recueillies […] font état d’un nombre très limité de
plaintes ou de réclamations », ont répondu le président et le
secrétaire général de l’Ordre national des médecins dans un
courrier adressé le 7 décembre 2006 au ministre de la Santé.
Autre son de cloche du côté de MDM par la voix de son président, Pierre Michelleti : « Si les dispositions légales ne sont
que très rarement utilisées, c’est que les bénéficiaires ne
souhaitent généralement pas se lancer dans une procédure
de signalement complexe, lorsque leur principale préoccupation est de trouver un médecin. »
A contrario, les ordres et certains syndicats contestent les
résultats des enquêtes conduites par MDM, l’UFC-Que
Choisir et le Fonds CMU sur la base d’appels téléphoniques anonymes et qui corroborent les résultats de celle
menée par le ministère de la Santé. « Le testing du Fonds
CMU n’a aucune valeur scientifique, commente Michel
Chassang, président de la Confédération des syndicats
médicaux français (CSMF). Cela ne se passe jamais
comme cela : une personne prend rendez-vous, et c’est
seulement à l’issue de la consultation que la question se
pose. » Réponse de Jean-François Chadelat, directeur du
Fonds CMU : « Toute méthode comprend des biais. Celleci en comporte, mais elle permet d’affirmer qu’il y a bien
eu refus à des patients CMU. »
Dès 2003, MDM pointait la question des refus de soins à
l’encontre des bénéficiaires de la CMU 1. L’association avait
procédé à une enquête anonyme auprès de 230 dentistes
libéraux dans onze villes de France. Résultats : 35,5 %
des répondants avaient refusé de soigner un bénéficiaire de
la CMU. Ce travail précédait l’enquête menée la même
année par la Drees 2 auprès de 3 000 ménages bénéficiaires de la CMU : 15 % des personnes interrogées déclaraient avoir été refusées par un professionnel de santé en
raison de leur couverture sociale particulière. Le Fonds
CMU s’est penché sur la question « afin de clarifier le
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éthique
par Karine Gavand
Transversal n° 35 mars-avril éthique
décalage entre les résultats de ces enquêtes et les propos
des ordres et des caisses. » 3 Cette étude est celle qui a
connu le plus fort écho médiatique, sans doute parce que
ce Fonds est un établissement public relevant à ce titre
de l’État. Les constats sont identiques à ceux des autres
enquêtes : 15 % de refus de soins en moyenne, majoritairement pratiqués par les spécialistes et les médecins
de secteur 2 (honoraires libres), dans les grandes villes.
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Du côté des accusés. Les médecins invoquent des éléments financiers, notamment ceux induits par le système
de tiers payant intégral qui ne permet aucun dépassement d’honoraires et dont bénéficient les patients CMU.
« Les médecins se sont installés en secteur 2 afin de pouvoir procéder à des dépassements d’honoraires, explique
Pierre Volovitch, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales. Ces patients sont moins rentables
que les autres assurés sociaux. Et les médecins, souvent
débordés, qui ont la possibilité de choisir le font. » Un
autre obstacle est la pénalité financière incombant aux
médecins recevant des patients en dehors du parcours
de soins. « Les professionnels de santé sont pénalisés
quand le patient ne respecte pas le parcours de soins,
insiste Michel Chassang. C’est inadmissible. » Ces aspects
matériels ne sont pas les seuls mis en avant par certains
praticiens qui évoquent également des raisons relatives
au profil type présumé de ces patients. « Les CMUistes
ne sont pas sages, tente de résumer Jean-François
Chadelat. C’est une expression générique signifiant qu’ils
ne se présentent pas aux rendez-vous, demandent à passer avant tout le monde, etc. »
Le rapport sur Les soins aux personnes démunies en
France adopté par le Conseil national de l’ordre des médecins en décembre dernier est éclairant sur ce point : « Les
patients en état de précarité ont des difficultés à […]
respecter les rendez-vous alors qu’ils sont susceptibles
de fréquenter une consultation à accès libre. Une fois
parvenus au sein du cabinet médical, des difficultés peuvent survenir […]. Les réponses des praticiens mettent en
avant l’éclatement de scandales dans les cabinets devant
la clientèle habituelle, les difficultés linguistiques, l’alcoolisme et la toxicomanie de certains patients. » Dans un
autre registre, on trouve le bénéficiaire de la CMU révélant
un train de vie incompatible avec les conditions de ressources applicables pour avoir droit à cette complémentaire de santé. « Il arrive que des patients CMU se garent
devant les cabinets au volant d’une Mercedes dernier
cri », s’étonne Hervé Parfait, représentant de la Fédération
des chirurgiens-dentistes de France (FCDF).
3 Enquête
du Fonds CMU, juin 2006.
© Stockxpertcom
Accord. Le 19 décembre dernier, le ministre de la Santé a
réuni des représentants des Ordres nationaux des médecins et
des dentistes, de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), des syndicats médicaux,
des associations de patients et de l’Assurance-maladie. Au
sortir de trois jours de délibérations, un protocole d’accord a
été signé entre l’Union nationale des caisses des assurancemaladie et les syndicats de médecins. Au programme : ouverture de la saisine des ordres aux associations et à l’Assurancemaladie pour représenter les bénéficiaires de la CMU privés de
soins. Cette proposition a été approuvée par les associations.
Les praticiens seront parallèlement assurés d’être remboursés par la Sécurité sociale de l’intégralité du tarif d’une consultation, même si le patient concerné n’a pas respecté le parcours de soins. Michel Chassang acquiesce : « Il n’y a aucune
raison pour que les médecins fassent les frais de l’incivisme
de certains de leurs patients. » Enfin, les 4,8 millions de
bénéficiaires de la CMU recevront en mars un guide leur
rappelant leurs droits et les incitant – sans les y obliger – à
choisir un médecin traitant.
Cet accord a suscité l’adhésion des principaux acteurs qui
se sont exprimés ensemble à l’issue de la rencontre.
Cependant, plusieurs questions demeurent en suspens.
La problématique spécifique aux chirurgiens-dentistes
reste entière (lire encadré p. 7). De son côté, Pierre
Volovitch s’interroge : « Faut-il envoyer ces patients chez
un médecin qui n’a pas envie de les recevoir ? Si on l’y
oblige, quelle sera la qualité des soins qu’il prodiguera ? »
Marie Kayser, présidente du Syndicat de la médecine
générale, abonde : « L’image que les soignants ont des
patients CMU est souvent caricaturale : soit ils sont perçus comme totalement désocialisés ; soit ce sont des tricheurs qui profitent. Cela ne correspond pas du tout à la
majorité, qui travaille, élève une famille et dispose de
faibles revenus. » Selon elle, l’accord ne répond absolument pas aux obstacles rencontrés par les patients : « Il
est indispensable de former et d’informer les médecins.
Même si ces patients sont reçus, ils sont souvent mal
soignés. Il faudrait intégrer des modules de formation sur
la précarité, les pathologies qui y sont liées et rappeler
que la CMU est un droit et non une concession. »
Le cas de l’AME. Le problème est encore plus manifeste
pour les bénéficiaires de l’Aide médicale d’État (AME), premières victimes du refus de soins. Cette aide est destinée
aux étrangers en situation irrégulière, présents depuis plus
de trois mois sur le territoire et dont les ressources sont
inférieures au plafond de la complémentaire CMU (soit
158 000 personnes concernées au premier trimestre
2005). Les résultats du sondage mené par MDM auprès
des médecins enquêtés téléphoniquement en octobre dernier indiquent que 40 % des praticiens consultés ont refusé
de soigner ces malades ou tenté de les dissuader de venir
les consulter. Ces aspects, hormis l’annonce de la mise
en place fin janvier d’un comité de suivi spécifique, ont
été laissés en suspens lors des négociations du mois de
décembre. Une saisine de la Halde par l’Observatoire du
droit à la santé des étrangers est en cours. Objectifs :
condamnation des refus pour AME et intégration au dossier
CMU. Ce qui fait débat sur le terrain.
« C’est une erreur parce que ce sont deux populations
très différentes, estime Jean-François Chadelat. Les
CMUistes entrent dans une catégorie définie au niveau
de la Sécu, alors que les bénéficiaires de l’AME n’ont pas
intérêt à se manifester auprès des administrations. » Pierre
Volovitch ajoute : « C’est un mélange d’accès aux soins
et de repérage de clandestins, et l’absence de carte vitale
devient un moyen d’identifier les étrangers sans papiers. »
« Accepter que ces patients accèdent à la Sécurité sociale
revient à faire un premier pas vers une forme de régularisation symbolique, explique Pierre Michelleti. La résistance politique est manifeste à droite comme à gauche,
c’est pour cela que personne ne s’en est saisi jusqu’à présent. » Le sondage mené par MDM auprès des médecins
enquêtés téléphoniquement plaide en faveur d’une intégration de l’AME au dispositif de la CMU. Conclusion du
président de cette association : « D’après les premiers
résultats, ils demandent assez massivement un système
identique à celui de la CMU avec accès à la carte vitale. »
En cristallisant les débats sur les zones de faille du système
de santé français, ce phénomène des refus de soins l’interroge en profondeur. Quel modèle voulons-nous mettre en
place pour demain ? Les négociations en cours sur la mise
en place d’un secteur optionnel permettant aux spécialistes
de pratiquer des dépassements tarifaires en sont la parfaite
illustration. « La grande majorité des usagers a tout à perdre
de ce désengagement accru de l’Assurance-maladie si ce
secteur optionnel se met en place, esquisse Marie Kayser.
Les complémentaires augmenteront leurs tarifs, alors que
10 % de la population ne peut déjà pas s’en payer. »
Chirurgiens-dentistes et CMU
Transversal n° 35 mars-avril éthique
La question de la CMU dans le domaine dentaire a toujours été problématique. L’enquête menée par le Fonds CMU
révèle un taux de refus de soins par les chirurgiens-dentistes aux bénéficiaires de la CMU de 39 %. Premier problème :
les tarifs des prothèses CMU. Les deux principaux syndicats de médecins, la Confédération nationale des syndicats
dentaires (CNSD) et l’Union des jeunes chirurgiens-dentistes (UJCD) ont critiqué la loi, arguant qu’elle faisait peser
sur les praticiens une partie significative du coût de la prise en charge, allant parfois jusqu’au soin à perte. Lors de
l’assemblée générale de la CNSD du 18 décembre 2004, une « motion CMU » avait été adoptée, appelant au report
immédiat de la réalisation des actes prothétiques et orthodontiques pour les bénéficiaires de la CMU et à la limitation aux seuls soins d’urgence de la participation au dispositif CMU. Face au tollé suscité par cet appel, la motion a
finalement été retirée. Une nouvelle convention dentaire a été signée en mai 2006. Et les tarifs des prothèses applicables dans le cas de la CMU ont été revalorisés de 30 %. Bilan de l’Inspection générale des affaires sociales :
« Négliger les soins pour ne faire que de la prothèse devient moins intéressant. » Plusieurs points sont toujours en
discussion. Le premier concerne l’abandon de traitements : « Pour que le dentiste soit honoré, le patient doit aller
jusqu’au bout, explique Hervé Parfait, de la FCDF. Or il arrive que certains abandonnent le traitement en cours, et la
facture incombe au chirurgien. On parle alors de “charité ordonnée… sur les autres”. » Deuxième point d’achoppement, selon lui : « Le panier de soins dentaires pour les bénéficiaires de la CMU, qui ne correspond au mieux qu’à
60 % des tarifs de la profession. »
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