4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE GENEVIÈVE AZAM *, DOMINIQUE PLIHON * L’économie est-elle une science ? Les économistes sont-ils au-dessus de toute responsabilité ? La théorie économique néo-classique s’est imposée comme le mode dominant de référence tant de l’enseignement de l’économie que de la justification des politiques économiques. Sa force est d’avoir adopté un mode de présentation et un mode de raisonnement qui, inspirés de la mécanique classique de Newton et Lagrange, lui donnent une apparence scientifique. Mais sa faiblesse est de ne pas aller jusqu’au bout de la démarche des physiciens. En effet, ceux-ci fondent leur acceptation d’un résultat sur l’expérience. Les partisans de la théorie néoclassique en revanche, quand la réalité infirme leur point de vue, tendent à considérer que la réalité doit se modifier pour se conformer aux hypothèses de leur modèle. Leur démarche n’est plus la recherche de la compréhension mais la définition d’une norme sans cesse affirmée et en pratique totalement inaccessible. Par exemple, l’échec du FMI en Russie, dans les premières années post-communistes, dont la traduction a été la débâcle financière de 1998, a été vécu par cette organisation comme la preuve que la Russie avait encore du chemin à faire sur la voie d’une gestion scientifique de l’économie et non comme le constat des limites des politiques préconisées par elle. * Membres du conseil scientifique d’Attac ; professeurs d’économie, respectivement aux Universités de Toulouse-Montmirail et de Paris-Nord.. 102 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 L a globalisation économique, qui tient lieu aujourd’hui de projet de société, le poids de l’économie sur les représentations sociales et la définition même de la science économique « comme science de l’action humaine au sens le plus large possible1 », la multiplication de l’expertise économique, confèrent à l’économiste une place particulière dans la société. En effet, l’économiste est à la fois celui qui produit du savoir « économique » et des croyances2 à l’intérieur d’équipes de recherche souvent financées par des contrats avec des entreprises, celui qui éclaire et légitime les choix des institutions nationales ou internationales, l’expert salarié des grandes sociétés ou encore l’expert qui s’exprime dans les mass media pour expliquer les mouvements économiques. Bien sûr ces places requièrent des postures différentes. Néanmoins, elles s’appuient toutes et se construisent sur la référence explicite ou implicite à la science économique comme science caractérisée par la neutralité axiologique et politique, comme science de l’administration des moyens rares. 1. Pascal Salin, 1991, Macroéconomie, p.11, PUF, Paris. 2. Frédéric Lebaron, 2000, La Croyance économique, Les économistes entre science et politique, p. 93, Seuil, Paris. L’ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE ? Ainsi, alors que les économistes sont convoqués comme experts par les institutions publiques, nationales et internationales, alors qu’ils concourent à la décision et aux choix, leur responsabilité n’est jamais engagée dans l’évaluation des conséquences économiques, sociales, écologiques, politiques, des décisions et des choix qu’ils ont préconisés. Et pourtant, les conséquences induites par des choix élaborés par des cercles d’économistes peuvent se révéler catastrophiques, sur le plan social, écologique ou encore politique. Les crises financières des deux dernières décennies en sont une illustration : les économistes sont toujours en retard d’une crise. Il y a eu quatre générations successives de modèles de crises financières et de change depuis les années 70, élaborées par les meilleurs économistes, tel Paul Krugman. Le nombre de publications académiques sur ce thème a suivi une évolution parallèle à celle des crises3. Pourtant on sait aujourd’hui, grâce aux travaux de l’historien Charles Kindleberger, que les crises obéissent toujours aux mêmes mécanismes, fondés sur la spéculation. Il est reconnu que l’accélération des crises pendant les années 90, dont le coût économique et social a été considérable pour les pays dits « émergents », est le résultat direct d’une libéralisation financière brutale et non maîtrisée. Les économistes, conseillers des gouvernements et des organisations internationales, ont mis du temps à comprendre que les politiques de libéralisation systématique qu’ils recommandaient étaient inadaptées aux pays en développement et « émergents », et conduisaient inévitablement à des catastrophes, comme l’a montré Joseph Stiglitz, ancien viceprésident de la Banque mondiale, dans La Grande Désillusion. De même, l’épisode de la « nouvelle économie », dans la seconde moitié des années 90, a entraîné des diagnostics erronés de la part d’un grand nombre d’économistes sur l’idée d’un nouvel âge d’or des économies capitalistes, porté par les nouvelles technologies, après la chute du mur de Berlin qui symbolisait la victoire définitive de la mondialisation libérale. Les difficultés actuelles des « anciennes » économies capitalistes, et l’émergence de nouvelles puissances venues bousculer l’ordre international, jettent une lumière crue sur les analyses euphoriques de la fin des années 90. Pourtant la responsabilité n’est jamais posée, alors que les conséquences des politiques qu’ils inspirent peuvent s’avérer dramatiques sur le plan social et écologique. Nous nous proposons d’analyser comment la croyance en une science neutre dissout la responsabilité éthique et politique des économistes dans la construction de la pensée dominante et dans les choix économiques qui engagent pourtant l’avenir des sociétés. LE STATUT DES ÉCONOMISTES ET DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE A vec du recul, on constate qu’il y a eu deux étapes essentielles dans la constitution du « savoir économique » au cours desquelles les économistes n’ont pas eu la même démarche face à la société. DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE À LA SCIENCE ÉCONOMIQUE L’analyse économique s’est développée en tant que corpus théorique lorsque le capitalisme a émergé progressivement de l’économie féodale à partir XVIIe siècle et lorsque la recherche de la richesse, après avoir été tenue pour une passion perverse, se trouve réhabilitée avec le début de la sécularisation de la société. Alors que dans les « sciences dures », les chercheurs veulent comprendre la nature pour la transformer, l’objet de l’économie est d’agir sur les hommes et les rapports sociaux. Ceci pose nécessairement la question du pouvoir et des groupes sociaux. C’est pourquoi l’analyse économique s’est d’abord constituée en tant qu’économie politique. Les grands courants successifs de l’analyse économique, jusqu’à la rupture néo-classique, se sont construits dans les représentations dominantes de la société. Ne revendiquant pas l’autonomie de leur discipline, soucieux de l’intérêt général ou de l’équilibre « naturel » de la société, ils se sont trouvés en congruence avec les intérêts des groupes sociaux dominants, ou perçus comme tels, à chaque étape de l’histoire du capitalisme naissant. Le mercantilisme (XVIIe siècle), qui s’intéresse aux bienfaits du commerce extérieur et de l’accumulation des métaux précieux, s’inscrit dans le cadre des monarchies conquérantes et de la construction des États ; il est une théorisation de la richesse conforme aux intérêts du roi et de la noblesse. La théorie physiocratique (XVIIIe siècle) se développe ensuite comme un ensemble structuré d’arguments qui confortent la position des propriétaires fonciers de l’Ancien Régime. Le fameux tableau économique de François Quesnay, qui est la première représentation globale de l’économie, est fondé sur l’idée que seule la terre produit de la valeur nette ou surplus, justifiant ainsi que ce surplus revienne aux propriétaires de la terre. Après la chute de l’Ancien Régime, l’école classique a pour cadre d’analyse le capitalisme industriel qui s’est imposé avec l’émergence de deux classes fondamentales, la bourgeoisie qui a pris le pouvoir, et la classe ouvrière. L’économie politique fait un grand bond en avant avec l’école classique qui se décompose en deux courants, d’une part le courant libéral dont les grandes figures sont Adam Smith (1723-1790) et David Ricardo (1772-1823), et d’autre part le courant marxiste. La construction théorique des économistes classiques libéraux porte les intérêts de la bourgeoisie face à ceux de la noblesse déclinante. Elle est très élaborée, avec au centre une théorie de la répartition des revenus, fondée sur une théorie de la valeurtravail, ainsi qu’une analyse du commerce international. Karl Marx 3. « Les crises financières », Robert Boyer, Mario Dehove et Dominique Plihon, Rapport pour le Conseil d’Analyse économique, La Documentation française, 2004. Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 103 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE (1818-1883) s’inspire des éléments de base de la théorie classique libérale (notamment la notion de valeur travail) qu’il transforme pour développer une théorie du capitalisme comme système d’exploitation et d’aliénation de la classe ouvrière. Ainsi, les premiers grands courants de pensée constitutifs du savoir économique s’inscrivent dans une démarche qui leur donne une dimension politique et une contingence historique irréductibles. Ces approches sont fondées sur des postulats politiques et philosophiques différents, de telle sorte qu’il n’existe pas de critère scientifique pour les départager. Il en est ainsi de la fameuse théorie ricardienne des avantages comparatifs, considérée comme une des grandes avancées de la théorie économique. Celle-ci, souvent encore en toile de fond dans le corpus de la pensée libérale, est largement remise en cause du fait des caractéristiques contemporaines du commerce international qui diffèrent des postulats de Ricardo, notamment la mobilité des facteurs de production et le développement des échanges intra-branches de produits similaires. LA THÉORIE NÉOCLASSIQUE OU LA CROYANCE EN UNE SCIENCE ÉCONOMIQUE UNIVERSELLE L a théorie néoclassique constitue une rupture dans la pensée économique car elle est construite sur le modèle de la physique mécanique et elle a une prétention à la neutralité et à l’universalisme. Cette théorie se veut a-historique et a-politique. Le paradigme central (rationalité – maximisation – équilibre), qui constitue la base unificatrice et intégratrice de la théorie néoclassique, est considéré comme inaliénable. Ainsi, le modèle d’équilibre général développé par Léon Walras, pierre angulaire de cette théorie, est largement utilisé aujourd’hui comme un instrument d’analyse à des fins de politique économique, alors même que les hypothèses qui le sous-tendent sont largement contredites par la réalité. Même lorsqu’il est reconnu que la rationalité des agents économiques est imparfaite, et que l’ave- 104 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 nir est incertain, ce qui remet en cause les résultats fondamentaux de ces modèles, les économistes continuent de les utiliser, le plus souvent sans recul critique. De même, la théorie de l’efficience des marchés financiers, fondée sur les postulats néoclassiques, reste la référence alors qu’il a été démontré par les théoriciens keynésiens et un grand nombre de travaux empiriques que celle-ci est largement irréaliste. Cette posture des économistes orthodoxes résulte des postulats méthodologiques qui soustendent la théorie néoclassique. La cohérence externe (le réalisme des hypothèses) est considérée comme seconde par rapport à la cohérence interne (logique), comme l’illustre ce jugement de Milton Friedman : « C’est une idée fausse que de vouloir tester les postulats (ou hypothèses de base). Non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas4. » Depuis la fin des années 60, la « science économique » ne prétend plus seulement expliquer l’action économique, elle applique sa méthodologie à la totalité de l’action sociale et imprègne l’ensemble des sciences sociales. Le mouvement, déjà amorcé auparavant avant de se globaliser, était ainsi appréhendé par Joan Robinson : « Aujourd’hui, les prétentions des économistes ont impressionné les autres représentants d’autres branches des études sociales, qui singent les économistes singeant les physiciens5. » Ce fut l’entreprise menée par Théodore Schultz et Gary Becker avec la théorie du capital humain : ainsi, l’amour, la religion, le sport entrent dans la logique du choix rationnel, selon laquelle, l’individu rationnel, seul sujet reconnu, ne veut qu’une chose majeure : maximiser son gain et minimiser son effort. Jusque-là et avec des nuances, beaucoup des grands économistes faisaient encore de l’action économique un sous-ensemble du système social. Les lignes majeures du programme de Gary Becker avaient déjà été formulées par exemple par Lionel Robbins ou encore par Ludwig von Mises qui cherchaient à fonder « une théorie générale de l’agir humain6. » La reconnaissance et la domination de cette approche sont indissociables de la victoire politique et idéologique du néolibéralisme, reconnu comme d’autant plus légitime qu’il s’énonce au nom de la science7. L’économie, comme science du comportement et pure technique du calcul généralisé et universalisé, produirait des résultats neutres, l’économie se dit science et non plus politique. L’attribution du prix Nobel en 1992 à Gary Becker couronne ce mouvement. L’individu comme tel, universel, abstrait et asocial, en prise avec des besoins illimités, est l’unique source de construction des sociétés : ici l’individualisme n’est plus méthodologique mais devient ontologique et même biologique. Certes, nombre d’économistes sont éloignés des théories socio-biologiques présentes dans la théorie de Gary Becker, mais il n’en reste pas moins que la théorie du capital humain imprègne les orientations de nombre d’institutions internationales qui ouvrent des programmes dans de nombreux pays et qui reviennent à considérer les humains comme des « ressources ». Ces postures scientifiques ont pour effet de diluer la responsabilité de l’économiste L’EFFACEMENT DE LA QUESTION POLITIQUE ET LA RESPONSABILITÉ DES ÉCONOMISTES S i, dans sa visée scientifique, la théorie économique n’est pas unifiée par l’étude d’un objet social, en revanche, dans sa forme dominante et hégémonique, elle est unifiée par des principes méthodologiques fondés sur l’individualisme méthodologique. Dans ce contexte, la société comme réalité sui 4. La Méthodologie de l’économie positive, 1953. 5. Joan Robinson, 1970, Freedom and Necessity, p.120, Allen and Unwin, London. 6. Mises L. von, 1985, L’Action humaine, Traité d’économie, PUF, Paris. (Première édition, 1949). 7. René Passet, L’Illusion néo-libérale, Fayard, 2000. L’ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE ? generis, au-delà de l’accord des subjectivités individuelles, n’existe pas. Il n’y a donc pas, a priori, de responsabilité vis-à-vis d’elle. Si les préconisations économiques produisent des catastrophes, c’est du fait de défaillances des acteurs, d’effets pervers8, de défaut d’information ou de défauts de rationalité, du fait des limitations cognitives des acteurs. Il devient ainsi plus aisé de comprendre que, si les politiques dites de « lutte contre la pauvreté dans le monde » ne fonctionnent pas, ces politiques ne seront jamais mises en cause car finalement la responsabilité en incombe aux acteurs en général dans leur mise en œuvre de ces politiques, et plus particulièrement aux pauvres eux-mêmes. Voilà pourquoi les économistes qui inspirent les orientations de la Banque mondiale ont-ils pu préconiser le « consensus de Washington » et les politiques d’ajustement structurel qui ont conduit à des crises sociales dans les pays du Sud d’une gravité telle que la terminologie est abandonnée. Ces mêmes économistes recommandent aujourd’hui des politiques de « lutte contre la pauvreté » qui ne sont qu’un nouvel habillage sous la formule du nécessaire empowerment. Le renouvellement de l’intérêt pour les institutions à l’intérieur de la théorie économique ne contredit pas cette posture dans la mesure où, contrairement au vieil institutionnalisme, avec le néo-institutionnalisme, les institutions sont le produit du choix des agents, elles sont une création humaine à un moment donné. Conformément aux principes d’une philosophie pragmatique, la société économique est le résultat d’arrangements volontaires produits par des agents rationnels (même si la rationalité est limitée, incomplète) qui varient avec les circonstances. Contrairement à la grande tradition de l’économie politique, la régulation de la société globale ne se pose donc pas. Alors que, dans la tradition de G. Becker, les économistes prétendent pouvoir expliquer l’action sociale dans la logique du choix individuel rationnel, l’affirmation du caractère scientifique pur de la théorie les exonère de toute responsabilité. De ce fait toute considération éthique et politique est rejetée dans la métaphysique ou encore du côté de tentations totalitaires. En effet, selon Frederic Hayek qui occupe une place centrale dans le renouvellement des représentations et croyances économiques, le garant de la liberté est la reconnaissance par les hommes d’ordres sociaux spontanés, produits de leurs actions, mais non de leurs desseins, selon la tradition des Lumières écossaises. De ce fait, on n’a pas à se soucier de la cohésion sociale, la place du pouvoir est laissée vacante, et le marché permet d’évacuer toute tentative de transformation de l’ordre social, assimilée à un délire de toute-puissance et à une forme de totalitarisme. L’opacité du social est garante de la liberté. La justice ne concerne que les conduites personnelles Les économistes seraient ainsi au-dessus de tout soupçon. Et pourtant, est-ce au nom de la neutralité scientifique que l’implication de Milton Friedman dans la définition de la politique économique au Chili sous le général Pinochet, et l’expérimentation en grandeur nature de ce qui deviendra le modèle néo-libéral dominant, peuvent être évaluées ? Que dire de son influence auprès de la Russie dans la définition du programme de la transition à l’économie de marché en cent jours ! En effet, tout comme les économistes du FMI et ceux proches de l’administration américaine d’alors, il défendait la « thérapie de choc » pour la transition à l’économie de marché. Quand cette « thérapie » eut produit tous ses effets, la crise financière a éclaté en 1998. Le FMI et la Banque mondiale ont alors massivement prêté à la Russie, malgré la corruption et malgré l’interdiction théorique de prêts aux États corrompus, largement appliquée pour de petits États, par exemple pour le Kenya qui s’est vu refuser un prêt à ce moment-là. Trois semaines après l’octroi de nouveaux crédits, la et l’expression « justice sociale » est privée de sens, à moins de revenir à des formes de pensée qui, selon cette vision, font de l’action collective et volontaire des outils de transformation sociale porteurs d’ordres totalitaires. Dans ce cadre de croyance, aujourd’hui dominant avec de multiples variantes, poser la responsabilité des économistes est impensable, voire suspect. Russie annonçait une suspension unilatérale des paiements et une dévaluation du rouble. Ces mesures n’ont fait que gonfler les avoirs des oligarques russes en Suisse ou à Chypre, déjà alimentés par les résultats des privatisations, et conforter le pouvoir de Boris Eltsine, soutenu par les gouvernements occidentaux. Le résultat de la thérapie de choc est édifiant : baisse du PIB, hausse de la pauvreté et des inégalités, effondrement des classes moyennes. Comme l’écrit Joseph Stiglitz : « On a rarement vu un écart aussi gigantesque entre les attentes et la réalité que dans la transition du communisme au marché. On était sûr que la combinaison privatisation-libéralisation-décentralisation allait vite conduire, peut-être après une période brève de transition, à une immense augmentation de la production9. » Michel Camdessus, alors directeur du FMI, n’a jamais désavoué les présupposés économiques qui avaient guidé les politiques dont il avait la responsabilité. Pourtant, dans le cas concret de la Russie, le déni de la nécessaire prise en compte des conditions sociales des politiques économiques et l’euphorie de la toute-puissance du marché se sont apparentés à une caution donnée à une corruption manifeste. Quels que soient les résultats immédiats, les institutions financières internationales et les économistes qui les inspirent ignorent les effets immédiats de leurs mesures sur un pays, car les effets pervers sont analysés comme passage obligé, comme épreuve d’assainissement, pour un processus à long terme visant au « développement humain ». Où sont les interrogations des économistes à propos de la famine au Niger, longtemps niée et maintenant traitée comme catastrophe naturelle ? Les conditions climatiques ou les invasions de criquets, bien réelles, sont loin en effet d’en être les seules causes. Selon les critères des institutions 8. A.O.Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991. 9. J.E. Stiglitz, La Grande Désillusion, p.202, Fayard, 2002. Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 105 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE financières internationales, le Niger est un bon élève. Engagé depuis 1996 dans l’initiative PPTE (pays pauvres très endettés), ses résultats « économiques » devraient l’autoriser, depuis avril 2004, à une réduction de dette. Mais pour arriver à cela, le Niger a dû passer toutes les étapes imposées par le FMI et la Banque mondiale : réduction drastique des budgets sociaux et des subventions aux produits de base ; augmentation de la TVA ; privatisations ; libéralisation commerciale et mise en concurrence déloyale des producteurs locaux avec des sociétés transnationales. La famine peut-elle être considérée comme un assainissement nécessaire, un passage obligé pour atteindre le « développement humain » ? La fin justifierait-elle les moyens ? Face aux désastres écologiques, déjà là et à venir, qu’ont à nous dire les économistes orthodoxes ? Passons sur l’hypothèse de gratuité des biens naturels, sur l’oubli de la nécessaire comptabilisation de la ponction non réversible sur le patrimoine naturel. Mais que dire aujourd’hui de la perpétuation de la croyance en l’infinité de la Nature capable de se régénérer naturellement ou avec des procédés techniques, de la croyance en la possible substitution infinie du capital naturel par du capital artificiel, de la délégation au marché du soin de réguler les équilibres écologiques ? Le calcul économique est fondé sur un raisonnement sur le présent à partir de l’avenir avec l’hypothèse éminemment contestable de la réversibilité des décisions et des résultats. Or la mise en évidence de l’irréversibilité de certaines décisions, qui engagent l’avenir de l’humanité, oblige à poser la question de la responsabilité et à réintroduire la dimension éthique et politique dans les choix économiques. Parmi de nombreux exemples, citons celui du Brésil, encouragé à développer la culture du soja et l’élevage du bétail pour l’exportation, au détriment de la forêt amazonienne. La CFI, Corporation financière internationale, une des institutions faisant partie du groupe Banque mondiale, a accordé deux prêts à la plus grande compagnie agro-industrielle de soja du pays, le groupe Amaggi, au mépris de l’écosystème du Brésil et du monde, au mépris des peuples indigènes qui 106 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 viennent grossir la masse des pauvres que par ailleurs la Banque mondiale s’est donné pour objectif de réduire. Les économistes qui ont inspiré et légitimé ces politiques au nom de la rationalité et de l’efficience portent de fait une responsabilité écrasante dès lors qu’ils s’acharnent dans leurs erreurs et perpétuent des modèles qui ont fait la preuve de leur échec, car ils sont les experts, ou ils inspirent les experts, qui concourent à la décision. Et pourtant, tant qu’ils ont respecté le dogme de l’institution pour laquelle ils travaillent, ils ne seront pas inquiétés, d’autant que ce sont eux le plus souvent qui définissent les critères de l’évaluation. À quelques exceptions près, leur mutisme trouve certainement sa source dans le fait que le raisonnement économique repose sur de grands équilibres construits à partir des comportements individuels abstraits, et non sur les populations qui subissent ces programmes. La réduction du monde à un seul principe, le principe d’efficience économique, apparaît aujourd’hui mortifère pour l’humanité. Qu’ont à dire les économistes qui étudient « scientifiquement » le marché du travail, qui préconisent sa dérèglementation, pour qui l’injonction au travail fait office de mot d’ordre de mobilisation générale pour la « guerre économique », alors que le droit au travail lui-même, comme droit fondamental de la personne humaine, comme fondement de sa dignité, est remis en cause ? De même la convocation de la scientificité des décisions en matière de droits de propriété peut-elle exonérer les théoriciens et experts du fait que, pour des raisons économiques parfaitement pensées, on ne peut distribuer des médicaments de lutte contre le sida dans les pays du Sud ? CONCLUSION L a responsabilité des théoriciens de l’économie, des experts qui concourent aux décisions et diffusent la pensée, ne peut être répudiée au nom de la scientificité de leurs affirmations. Les choix politiques sont largement surdéterminés ou annihilés par l’invocation de contraintes économiques, formulées à partir des présupposés de la pensée dominante. Dans des sociétés devenues sociétés économiques, l’économique tend à primer sur le politique ou à l’englober. La force de légitimation des préconisations des économistes par l’invocation d’une « science économique » pure ne peut plus suffire. À l’intérieur de la science physique, qui, dans sa version newtonienne et lagrangienne, continue majoritairement à servir de modèle à la « science économique » contemporaine, les chercheurs ont remis en cause leur conception de la physique « mécanique », ont exploré des voies nouvelles qui ont permis des avancées scientifiques considérables dans le domaine de la physique quantique par exemple. Par ailleurs, aux échelles macroscopiques, plus proches des problèmes de l’économie, les physiciens ont mis en lumière des phénomènes d’instabilité ou de bifurcation qui remettent en cause les naïvetés déterministes de la mécanique classique. Il est donc apparemment paradoxal que les théoriciens de l’économie pure ne se questionnent pas eux-mêmes sur les fondements scientifiques de leur démarche, en particulier sur la séparation entre l’objet d’étude et l’observateur, largement remise en cause par la physique quantique. Sans nul doute, une telle démarche supposerait, comme c’est le cas dans les sciences physiques, d’accepter un réel changement de paradigme, plutôt que de sophistiquer à l’infini le paradigme walrasien. Cela supposerait également la reconnaissance du statut particulier de la science économique comme science sociale, inextricablement positive et normative, et un abandon de position dominante en vue d’une réouverture des savoirs. g