DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix Les résultats d’analyses économiques peuvent-ils vraiment constituer des preuves ? Gild Gildas de MUIZON Avocate à la Cour Bird&Bird Économiste Microeconomix RLC J li Julie CATALA MARTY 2376 Les expertises économiques sont au cœur de nombreuses procédures relevant du droit de la concurrence. Pourtant elles sont souvent perçues comme peu compréhensibles, partiales et non fiables, ce qui peut inciter à les écarter purement et simplement au moment du jugement. La vie ne serait-elle pas plus simple si la caractérisation des infractions au droit de la concurrence reposait uniquement sur un ensemble de règles per se ? Regards croisés. Revue Lamy de la concurrence : Dans quelle mesure les résultats d’analyses économiques peuvent-ils constituer des éléments de preuve dans les procédures du droit de la concurrence ? Julie CATALA MARTY : La preuve de pratiques anticoncurrentielles peut résulter de preuves se suffisant à elles-mêmes ou d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants. Il est fréquent que l’analyse économique participe à l’établissement de la réalité d’un comportement anticoncurrentiel, puisque précisément, elle étudie les comportements des agents économiques et leurs effets sur les marchés. La place importante prise par l’expertise économique doit cependant être nuancée et une différenciation doit être opérée entre infractions par « objet » et par « effet ». De façon simplifiée, les infractions dites par objet sont celles qui conduisent nécessairement à fausser la concurrence si bien qu’il est inutile de démontrer leurs effets concrets sur le marché. Elles recouvrent essentiellement les pratiques d’ententes, notamment les cartels. Dans ce domaine, les résultats de l’analyse économique ne participent généralement pas à cette démonstration. Ils servent en revanche à apprécier le dommage à l’économie causé par la pratique en question, ce qui entre en ligne de compte dans la détermination de la sanction pécuniaire encourue. Des pratiques, dont l’objet n’est pas anticoncurrentiel, peuvent néanmoins entraver la concurrence si elles sont susceptibles d’avoir un effet restrictif de concurrence. La preuve de l’infraction réside alors dans la démonstration de l’indice d’un tel effet. Une telle démonstration est parfois difficile à apporter. On observe d’ailleurs une tendance préoccupante des autorités de concurrence à appréhender la notion d’objet anticoncurrentiel de façon extensive, ce qui dispense d’établir les effets économiques concrets des pratiques concernées. On pense notamment à la décision relative aux tarifs et aux conditions liées appliqués par les banques et les établissements financiers pour le traitement des chèques remis aux fins d’encaissement qui a été réformée en appel, la cour considérant que « faute d’établir l’existence de restrictions de concurrence inhérentes à l’accord incriminé 122 REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE • JUILLET-SEPTEMBRE 2013 • N° 36 qui a institué les commissions en cause, une restriction par objet n’apparaît pas démontrée au cas d’espèce et que, dans ces conditions, l’Autorité ne pouvait se dispenser d’examiner les effets de l’accord ». Cette tension entre objet et effet, et ses conséquences en matière de preuve, s’inscrit dans le prolongement de la divergence entre l’approche per se et l’approche par les effets. En matière de contrôle des concentrations, la place accordée à l’analyse économique est nettement plus importante. Classiquement, l’étude d’une opération de concentration commence par la délimitation du marché pertinent. Cette étape est généralement mise en œuvre de manière très formaliste par les autorités de concurrence alors même que les économistes préconisent la mise en œuvre du test du monopoleur hypothétique. L’apparition de nouveaux instruments économiques (UPP : Upward Pricing Pressure, GUPPI : Gross Upward Pricing Pressure Index et IPR : Illustrative Price Rise) a donné lieu à de récents débats sur l’utilité même de la délimitation des marchés pertinents. La décision de l’Autorité relative à l’acquisition du groupe Patriarche par la société Castel constitue une illustration récente de l’utilisation de ces nouveaux instruments par l’Autorité et en particulier du test UPP. Ce test consiste à appréhender directement la pression concurrentielle qu’exercent l’une sur l’autre les parties à une concentration pour en déduire l’incitation de la nouvelle entité à augmenter ses prix. Il présente l’avantage de pouvoir être calculé sans que le marché pertinent soit défini précisément. Si leur utilité est reconnue, leur usage reste encore limité, discuté et réservé aux opérations horizontales complexes. Les résultats de ces analyses économiques doivent en tout état de cause être corroborés par d’autres éléments de preuve et ne rendent pas l’analyse traditionnelle du marché pertinent superflue. Gildas de MUIZON : Je partage l’analyse de Julie : la place des résultats de l’analyse économique dépend fondamentalement de la nature de la pratique qu’on cherche à caractériser. Pour caractériser l’existence d’un cartel, l’analyse économique n’est guère utile. La question centrale réside en effet dans Droit l Économie l Régulation RLC : Est-il raisonnable d’en tenir compte alors qu’on sait que si on pose la même question à deux économistes, on obtiendra des réponses divergentes, et qu’inclure un troisième larron ne fera qu’amplifier le problème ? G. de M. : C’est un faux procès qui est parfois initié à l’encontre des expertises économiques produites dans le cadre de procédures juridiques. Pourtant la controverse scientifique n’est pas l’apanage de l’économie. L’erreur consiste à croire qu’il existerait une vérité économique qui s’imposerait à tout expert de bonne foi et que les divergences de point de vue ne seraient que le reflet de la partialité des experts défendant les intérêts de leurs clients. Or, deux économistes peuvent très bien aboutir à deux conclusions opposées à l’issue de travaux tout aussi rigoureux les uns que les autres. Chaque analyse économique repose en effet sur des hypothèses, sur des modèles et sur des interprétations qui sont autant de sources possibles de divergence. Mais l’un de leurs mérites essentiels réside dans la transparence du raisonnement hypothético-déductif conduisant à telle ou telle conclusion. Et cela donne toute sa valeur à l’appréciation souveraine des juges. La confrontation de deux expertises divergentes permet d’identifier leurs points communs et leurs différences. Les hypothèses retenues et les modèles mis en œuvre doivent être confrontés aux faits pour déterminer ceux Droit l Économie l Régulation qui traduisent le plus fidèlement le fonctionnement et les caractéristiques du marché considéré. J. C.M. : On peut toujours craindre que l’analyse économique soit menée de façon orientée et que ses conclusions aillent dans le sens du résultat attendu par le commanditaire de l’étude. Toutefois, une analyse menée objectivement peut tout aussi bien conduire à des résultats différents en fonction des méthodes et modèles économiques mis en œuvre. L’important est qu’elle contribue au débat contradictoire en permettant de faire émerger des points de convergence et en identifiant les divergences d’appréciation entre les parties et les services d’instruction. Pour limiter les points de divergence et s’assurer de l’utilité de l’analyse produite, il serait opportun qu’avocats et économistes se rapprochent des services d’instruction pour débattre le plus en amont possible du modèle choisi, conformément à ce qui est prévu dans les Lignes Directrices de la Commission. PERSPECTIVES DIALOGUE l’existence d’un accord entre entreprises. Sa preuve est donc bien mieux établie par la découverte d’éléments matériels tels que des documents saisis, des échanges de mails, etc. que par les résultats d’une analyse économique qui soutiendrait que l’équilibre de marché observé ne pourrait être expliqué que par l’existence d’un cartel. En fait, les résultats d’analyses économiques constituent des éléments de preuve lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’effets sur les marchés, qu’ils s’agissent d’effets prospectifs, théoriques ou passés. Par exemple dans l’examen d’une opération de concentration, la question centrale est son impact sur la concurrence. Il s’agit de construire un scénario prospectif décrivant ce qu’il se produira vraisemblablement à l’issue de l’opération, en tenant compte du fonctionnement passé, des modifications engendrées par l’opération, notamment en termes d’incitations des firmes, etc. Dans ce contexte, les outils de l’analyse économique sont précieux et constituent la preuve essentielle d’une éventuelle atteinte à la concurrence. La démarche est sensiblement la même dans les cas d’abus de position dominante. L’approche par les effets utilise les résultats d’analyses économiques comme preuve de comportement abusif. La caractérisation d’un éventuel abus de position dominante se fonde alors sur la démonstration d’un effet d’éviction des concurrents, ce qui rend nécessaire l’établissement d’un scénario vraisemblable et documenté permettant d’expliquer au cas par cas les raisons pour lesquelles la pratique en cause est susceptible d’évincer des concurrents. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer la théorie du cas (theory of harm), qui repose essentiellement sur l’analyse économique. RLC : Mais dès lors que les conclusions dépendent de modèles, théories et techniques complexes, comment peuvent-elles être pleinement comprises et évaluées par des non-spécialistes ? G. de M. : C’est d’abord aux économistes de faire les efforts nécessaires pour rendre intelligibles leurs expertises. Se réfugier derrière la technicité des outils est un aveu d’incompétence. Même l’étude économétrique la plus sophistiquée peut être expliquée en des termes simples, intuitifs et accessibles à tous. Le premier test est bien évidemment l’échange avec l’avocat. Une expertise économique n’est vraiment utile que si elle est parfaitement digérée par l’avocat qui est alors en mesure d’en extraire la substantifique moelle et de l’intégrer à la ligne de défense qu’il a retenue. Une fois produite, l’expertise économique fait l’objet d’échange avec les services des autorités de concurrence. Les autorités de concurrence disposent de leurs propres équipes d’économistes capables d’analyser de façon critique les études soumises par les parties et, le cas échéant, de proposer leurs propres approches. J. C.M. : La pédagogie est le maître mot. Compte-tenu du caractère ésotérique et du degré de complexité que peuvent parfois revêtir les analyses économiques, un travail de concert entre économistes et avocats est nécessaire en vue d’en faciliter la compréhension par les clients. Une meilleure motivation des décisions de l’Autorité de la concurrence participerait à cet effort. Il est par exemple regrettable qu’en matière de pratiques anticoncurrentielles, l’Autorité ne développe pas davantage dans ses décisions les raisonnements économiques qui sous-tendent ses conclusions relatives aux effets des pratiques. Consacrer une partie de la motivation de ses décisions à l’analyse économique, souligner les points de divergence entre les analyses produites par les parties et celles menées par les services d’instructions feraient pourtant œuvre de pédagogie auprès des non-initiés. ◆ N ° 3 6 • J U I L L E T - S E P T E M B R E 2 013 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E 123