Alain Renaut, Étienne Brown, Marie-Pauline Chartron, Geoffroy Lauvau Inégalités entre globalisation et particularisation Volume à paraître aux Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, dans la collection Philosophie appliquée, en mai 2016 SECTION II : ETUDES APPLICATIVES TROISIEME PARTIE ÉTUDES CLIMATIQUES Responsable : Geoffroy Lauvau Extrait du Liminaire Par Geoffroy Lauvau Dans la problématique environnementaliste classique, chacun était appelé à se représenter lui-même comme un sujet responsable (des pollutions naturelles passées), à des degrés certes divers (du geste par lequel le vacancier contribuait à infester les océans de bouteilles et autres objets en plastique à celui de l’agriculteur industriel polluant les rivières et les lacs, voire la nappe phréatique, par le déversement d’engrais permettant de tirer le maximum d’une terre épuisée, et en menaçant la biodiversité). Chacun pouvait aussi se représenter comme en charge de l’amélioration des choses, par des comportements quotidiens, professionnels ou relevant de la consommation, dépendant de décisions qu’il dépendait de lui de prendre, au nom d’une simple réflexion éthique sur l’impact que de petits actes pouvaient avoir sur de grandes causes. A partir des années 1970-1980 s’est ainsi édifiée une conscience écologique, accompagnée par la tentative de transformer quelques mouvements d’opinion axés sur ces questions en partis politiques. En sorte qu’on a pu penser que l’écologie devenait une vaste cause d’éthique personnelle et publique, ainsi qu’un nouveau discours politique à part entière. Ces années sont derrière nous. L’écologie politique se meurt, et ceux qu’elle avait mobilisés pour un temps se redistribuent sur l’échiquier politique traditionnel. La conscience civique s’est délestée de sa composante environnementale et le consumérisme s’est déculpabilisé, voire, comme on dit, décomplexé. Non que pourtant les questions soulevées par l’interrogation sur l’insertion de l’être humain dans un ensemble naturel qui conditionne sa vie, à la fois dans sa dimension de survie et dans celle de la qualité de vie individuelle ou collective, se fussent refermées. Plus certainement, elles se sont déplacées de la représentation de la nature comme environnement à son identification comme un monde ou comme une planète exposés à des phénomènes beaucoup plus vastes. Ces phénomènes sont désormais impossibles à mettre en relation, en tout cas sur le mode antérieur, avec tel ou tel geste accompli chaque jour par des individus ou des groupes d’individus dont il dépendrait, pas plus qu’il n’est possible d’y remédier seulement par des décisions simples, animés par les motivations d’une conscience environnementale que la famille et l’école pouvaient aider à bâtir. Ce virage dans l’esprit du temps s’est accompli à mesure que, selon une périodisation qui a été reconstituée dans les chapitres concernés de la section I, le risque écologique s’est déplacé d’un risque environnemental à un risque climatique, qui présente la particularité d’avoir été représenté, dans l’état de désorganisation où nos consciences se sont trouvées placées quand elles en ont pris connaissance, comme corrélé à un processus sans sujet. Personne n’a décidé en connaissance de cause, lors de la révolution industrielle, de prendre le risque de polluer l’atmosphère et, en la polluant effectivement, de menacer l’ensemble des populations humaines où qu’elles se trouvent dans le monde, avec, qui plus est, des risques encourus par certaines qui sont infiniment plus élevés que pour d’autres, lors même que les régions du monde les plus exposées sont souvent celles qui ont le moins participé jadis ou encore même aujourd’hui à ce que nous identifions désormais en termes de pollution de l’atmosphère et de changement climatique d’origine anthropique. Ainsi sommes-nous confrontés à un processus dont une grande majorité des êtres humains ignorent encore tout ou presque tout, et dont la plupart ne peuvent se penser comme responsables, ni en tant qu’auteurs, ni en tant qu’ils pourraient en être, quelle que fussent leur prise de conscience et leur engagement éthique, des « remédiateurs ». Où l’on commence à apercevoir pourquoi une approche philosophique renouvelée se trouve requise par le constat de ces déplacements – dont le moins que l’on puisse estimer est qu’ils engagent le philosophe selon des modalités nouvelles à partir de questions fondamentales relevant de sa réflexion, aussi bien sur la représentation de l’homme que sur celle de son histoire et de l’histoire du monde. Insistons sur ce que le changement de paradigme qui vient d’être évoqué modifie dans l’approche philosophique des questions écologiques. Lors de la montée en puissance de la problématique environnementale, illustrée notamment par Hans Jonas (1979), à l’extrême fin d’une séquence en fait déjà débordée par la suivante, la philosophie a trouvé certains de ses motifs les plus puissants pour faire de ce terrain une des principales raisons contemporaines de la remise en question de l’humanisme moderne. Sur la lancée, en particulier, d’une déconstruction de la technique comme arraisonnant le monde (selon l’un des thèmes les plus célèbres défendus par Heidegger dès les années 1950) se trouvaient fournis les principaux ingrédients d’une « écophilosophie » associant l'émergence de l'humanisme et la dévastation de la nature, pour prôner la réinscription de l’être humain dans ce vis-à-vis de quoi il avait voulu se constituer comme un règne séparé. À interroger les dérives possibles d’un tel anti-humanisme naturaliste, on comprendra pourquoi il a pu, notamment par les sacrifices normatifs qu’il demandait à nos consciences de Modernes, inciter nombre de penseurs et d’intellectuels à se retenir pour un temps d’intégrer dans leurs réflexions et engagements des considérations environnementales trop coûteuses sous cette forme. Et ce, d’autant plus que cette désignation du sujet humain comme voué à maîtriser et à dévaster la nature, faisait l’impasse sur la double accentuation moderne de la liberté, identifiée soit à celle du sujet proprement dit, soit à celle de l’individu, avec pour valeurs distinctives celles de l’autonomie et de l’indépendance. Cette distinction, à l’égard de laquelle la forme d’anti-humanisme qui a longtemps nourri la réévaluation de la nature a cultivé une superbe indifférence, a ainsi privé des ressources réflexives offertes par la différence entre un « moi » singulier et un « nous » collectif qui se représenterait comme l’agent ultime de l’arraisonnement. De ce fait, l’individualisme a alors été tenu pour une simple variante de l’humanisme avec lequel il s’agissait de rompre au bénéfice de la reconnaissance par l’humanité d’autres droits que les siens propres, individuels ou collectifs : droits de la nature, contrat naturel, éthique non humaine, éthique de la terre ou de la nature sauvage – autant d’avatars d’une même option. Du moins les philosophes qui se sont engagés dans les années 1970 ou 1980 dans ce type de questionnements puisaient-ils dans les motivations anti-humanistes de leur démarche de quoi motiver, non sans contradictions d’ailleurs (dans l’appel à une conscience éthico-environnementale mobilisant des valeurs, celles du devoir notamment, peu compatibles avec l’option de l’anti-humanisme), les personnes et les groupes humains à réparer ce que l’humanité moderne avait infligé à la nature. Le processus qu’il s’agissait de combattre et d’inverser n’était pas sans sujet, mais le sujet « grand S » qui en était la clé (la technique) pouvait apparaître, à quelques incohérences près, comme susceptible d’être déconstruit par d’autres choix de valeurs que ceux de la modernité – à commencer par le choix d’un autre mode d’être-au-monde que celui de l’arraisonnement. Ces convictions n’ont plus besoin, à vrai dire, d’être débattues aujourd’hui, dans la mesure même où la problématique du changement climatique a reformaté entièrement la conscience écologique. Deux points sont ici à souligner. L’approche conduite à partir du changement climatique s’est brusquement recentrée sur l’être humain lui-même, sur la qualité possible de sa vie, voire, à terme et dans les scénarios les plus préoccupants, sur la possibilité de sa survie. De ce point de vue, les questions d’« éthique climatique » excluent d’emblée les différentes versions d’un même paradigme écocentriste. La promotion de la problématique climatique s’accomplit bien plutôt dans la direction d’un nouvel anthropocentrisme partiellement déculpabilisé : loin de se trouver déchiffrées et appréciées à partir des effets proprement écologiques de la pollution atmosphérique, les injustices globales liées au changement climatique suscitent des interrogations normatives portant en priorité sur les conséquences subies par les individus et les collectifs humains. À affronter le paradoxe selon lequel les pays les plus vulnérables au changement se trouvent avoir été, pour plupart et jusqu’à il y a peu, les moins responsables du type de pollution considéré, se voient ainsi remises au premier plan aussi bien la valeur de l’individualité que celle du sujet comme cette part de l’humain en nous qui a vocation à poser des normes partagées, ici celles autour desquelles tous les individus auraient à se reconnaître comme les partenaires solidaires d’un même destin global de humanité. De ce point de vue, il est également significatif du tournant pris par la conscience environnementale qu’elle appelle en outre, dans la problématique qu’elle affronte, les opinions publiques et les décideurs à se soucier des humanités futures, appelées à partager un avenir incertain. Le deuxième point à souligner mobilise de façon encore plus précise le philosophe soucieux d’écologie, à supposer qu’il ait déjà thématisé la signification philosophique du tournant qui vient d’être désigné. La question se pose en effet alors de déterminer comment le nouveau paradigme du changement climatique et notamment de la lutte contre ses effets d’inégalisation, pour ceux d’entre eux qui sont clairement injustes, peut mobiliser des acteurs humains. La conscience environnementale, dans la phrase précédente, ouvrait sur la représentation de gestes à ne plus faire et de gestes nouveaux se substituant aux précédents : ces représentations pouvaient mobiliser les consciences éthiques et civiques, voire dicter des politiques stato-nationales. La conscience « climatique », si on peut l’appeler ainsi, semble plus démunie en matière de représentations d’agenda possibles pour les acteurs humains. D’une part, que puis-je et dois-je faire comme individu, et même comme citoyen, pour combattre la pollution atmosphérique et les changements qui en résultent, y compris sous la forme de catastrophes, dans le système des climats ? D’autre part, comment puis-je me représenter ce que je peux attendre de mon gouvernement ou de mon État, que je mandate pour agir en mon nom, face à un phénomène dont les responsables sont si dilués dans l’espace et dans le temps qu’ils tendent à échapper à toute identification ? De ces deux dépossessions, celle que je subis comme individu particulier et celle que les individualités stato-nationales subissent elles-mêmes, résulte cette représentation, identifiée plus haut, du changement climatique comme constituant pour ainsi dire un processus sans sujet : quelle ruse de la raison pourra faire en sorte que je puisse me représenter mes actes ou me représenter ceux de mes gouvernants comme contribuant sans le savoir à ce processus pour, espérons-le quand bien même nous ne pouvons aisément en être convaincus, plutôt le corriger ou le stopper que pour l’accomplir ? A suivre, parution du volume prévue en mai 2016, PUPS