oubli de l`être, perte de la nature

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OUBLI DE L’ÊTRE,
PERTE DE LA NATURE
À PROPOS DE HEIDEGGER
>BERNARD STEVENS
Chercheur FNRS, professeur de philosophie
à l’UCL et chercheur-associé à Etopia
La pensée de Martin Heidegger est une traversée de l’histoire de la métaphysique occidentale depuis l’émergence de la
philosophie grecque jusqu’à l’ère de la Technique. A partir du
tournant où la pensée grecque réduit l’être à une substance
persistante et oublie sa dimension de spontanéité naturelle,
le philosophe allemand a retracé les origines profondes d’une
époque contemporaine dominée par la technique où l’homme,
jusque là fondement de l’étant, est décentré au profit d’un
processus de mise au pas de tout étant, y compris de l’homme
lui-même. Le dialogue avec le poète Hölderlin et l’évocation de
la pensée taoïste représentent deux tentatives de renouer avec
une pensée de la nature comme création perpétuelle.
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Dans son Dialogue avec un Japonais, parlant de la question du
rapport entre la lettre des Ecritures Saintes et la pensée spéculative
de la théologie comme source de son questionnement, Heidegger
avait dit: « Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir ». Si la
question du rapport entre les Ecritures et la spéculation théologique
constitue la provenance de son itinéraire et qu’elle en détermine toujours l’avenir, il semble bien y avoir là - malgré l’a-religiosité affichée
de la pensée heideggérienne - une inspiration décisive de celle-ci.
Or - d’après le cours des années 1920, Phénoménologie de la vie
religieuse, principal témoin de cette provenance théologique - ce
qui retient l’attention de Heidegger à ce sujet c’est, au plan de la vie
effective, une certaine expérience du temps, dans la foi chrétienne
primitive, avant la dogmatique d’Eglise et la théologie scolastique.
Il s’agit d’une expérience du temps et de l’histoire, orientée vers un
événement déterminant de l’avenir : espoir du «retour du Christ» ou
Jugement dernier, pour les premiers Chrétiens mais qui, dans Sein
und Zeit, deviendra - en une sorte de neutralité religieuse - le moment décisif de la mort. Ce moment n’est pas un moment précis dans
le futur mais, dans sa soudaineté imprévisible, la source inconnue
d’une orientation de vie en fonction de l’à-venir, mettant l’homme
devant la nécessité d’une décision, celle du choix en faveur d’une vie
soit authentique, soit inauthentique. De l’avenir imprévisible, indisponible, sans contenu maîtrisable et lourd de menaces provient le
sens que l’homme, résolument, doit donner à sa vie présente. Cette
temporalité «kairologique» et non «chronologique» et l’expérience
effective de la vie qu’elle accompagne sera foncièrement oblitérée par
la conceptualité métaphysique (ontothéologique) à travers le Moyen
Âge et la Modernité, laquelle sera héritière d’une pensée de l’être
comme substance, à la fois «présence constante» (ousia) et «vision»
théoriquement objectivable (théôria), imperméable de ce fait à la
temporalité kairologique de la vie effective précédemment évoquée.
Cette oblitération est un des premiers épisodes de la longue histoire
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occidentale de l’oubli de l’être dont Heidegger fera l’un des thèmes
majeurs de sa pensée.
La notion de l’être comme ousia, présence constante, et objet
de théôria, sera elle-même radicalisée au fil du Moyen Age par sa
réinterprétation comme substantia : « l’être subsistant là dessous
l’étant dans la constance stable de son étantité ». Or cette notion
de l’ousia provient de la compréhension grecque de l’être dont la
problématique aristotélicienne de la plurivocité de l’étant garde la
trace. La compréhension grecque de l’être comme ousia, met en relief
un seul des sens lexicaux de l’être - le sens qui remonte au wasami
indo-européen (demeurer, rester dans la constance du présent) et,
tout en s’associant au sens nodal du «vivre» (es-, esti), dissimule
par contre le sens, tout aussi essentiel, du croître (bhû-, phu-) que
par contre l’on retrouve dans le mot phusis. Ce vocable, à l’époque
présocratique, et en particulier chez les Ioniens, désigne l’ensemble
de l’étant dans son être. Or le privilège de l’ousia au détriment de la
phusis est le résultat de ce que Platon avait nommé la gigantomachia
peri tès ousias : «le combat de géants à propos de l’étantité». C’était,
schématiquement, le combat entre les Ioniens et les Eléates : ceux
pour qui l’être de l’étant en totalité se caractérise comme devenir,
mouvement, croître, bref comme phusis; et ceux pour qui l’être de
l’étant en totalité se caractérise comme ousia, identité à soi dans la
stabilité de la présence constante. L’être de l’étant compris comme
ousia, c’est chez Parménide qu’il s’affirme le plus éminemment et
cette affirmation de la présence constante de l’être de l’étant, aux
dépens du croître insaisissable de la phusis, se fonde sur une véritable
interdiction à l’égard du néant, le mè on.
Un tel geste est clairement le moment symbolique où se précise
la divergence des voies orientales et occidentales dans l’ontologie.
En effet la phusis, qui est ici progressivement perdue de vue dans la
pensée grecque post-parménidienne, est la notion grecque la plus
proche de la notion extrême-orientale de 自然 (en japonais, shizen),
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qui indique le mode d’être de ce qui est par soi-même, croît par
soi-même, en une dynamique incessante qui se soustrait à toute
objectivation stabilisante, toute domination par un regard théorique
et qui requiert donc une autre approche. Par ailleurs cette notion de
shizen, qui dit en somme le mode d’être de l’ensemble de l’étant dont
l’homme n’est qu’un élément, se déploie dans la proximité avec une
autre notion, le néant (無 mu), qui désigne, peut-on dire en première
approximation, le mode d’être de l’homme qui permet à celui-ci
d’entrer en consonance avec l’ensemble plus vaste du shizen. C’est
pourtant précisément ce néant que vise l’interdiction parménidienne
à la source de la métaphysique occidentale.
Néant ontologique, dimension dynamique de l’étant en totalité,
temporalité kairologique - voilà donc ce qui est oblitéré par la prédominance de la compréhension de l’être comme ousia. Or la suite de
l’histoire de la métaphysique occidentale ne fera qu’accentuer progressivement une telle oblitération, conduisant à terme à ce que Heidegger
et le philosophe japonais Nishitani nommeront le «nihilisme».
Platon dans le Sophiste, évoquera certes la notion de mè on , nonétant. Cependant il ne fera ainsi que rappeler la problématicité de
la notion d’étant et des notions apparentées. Il permettra de mettre
en relief la diversification interne de l’étant à l’aide de l’altérité dont
le non-étant est l’occasion. Mais il n’envisage à aucun moment une
exploration du non-étant en tant que tel.
Avec la plurivocité de l’être selon Aristote, la diversification
interne de l’être est explicitée à l’aide de la pluralité des attributs
dans la proposition prédicative (S est P). On peut prédiquer une
série de catégories (dont l’ousia reste toujours la première); on peut
prédiquer la vérité ou la fausseté; on peut prédiquer l’essentiel et
l’accessoire; et on peut prédiquer la puissance et l’acte. Dès lors demande Heidegger: «Si l’étant est dit dans une signification multiple,
quelle est alors la signification directrice et fondamentale? Que veut
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dire être?» Dans ces divers types de prédications selon Aristote,
l’interprétation traditionnelle a toujours favorisé l’ousia, nommée
substantia, prédisposant ainsi à l’interprétation substantialiste de
l’être dans la tradition métaphysique occidentale. C’est ici que Heidegger proposera une autre lecture. Dans son cours de 1931 sur la
métaphysique d’Aristote, il propose de voir dans la dynamis (puissance) le sens directeur de l’être. Cette «dynamisation» de l’être
pourra alors infléchir l’interprétation de l’être de l’étant vers une
réappropriation de la phusis présocratique, par-delà son oblitération par l’ousia. Mais entre temps s’est déployée toute l’histoire de
la métaphysique occidentale en un obscurcissement toujours plus
accentué de ce que la pensée grecque de l’être comme ousia a dès
l’abord toujours oublié.
L’ousia désigne l’être de l’étant au sens de la présence constante de
ce qui est là sous le regard. Ce qui se montre de l’étant ainsi exposé
c’est son «aspect» (eidos, idea) tourné vers le regard de l’intellect. C’est,
en d’autres mots, son «essence». L’ontologie grecque est une ontologie
essentialiste qui ne se préoccupe guère de thématiser la dimension
existentielle de l’être. Ainsi lorsqu’au Moyen Age, à la lumière de
la tradition judéo-chrétienne, on s’interrogera sur la dimension
existentielle de l’être, on l’interprétera à travers le fondement déjà
établi de l’essentialité: Dieu sera l’étant suprême dont l’essence est
d’exister. La priorité de l’essence ne sera donc pas remise en question
dans la pensée de l’être et le mystère de l’existence elle-même ne sera
pas médité en tant que tel. L’essence sera en outre encore davantage
opacifiée en direction de la substantia : substance perdurante.
En outre le rapport de Dieu, étant suprême, à la nature, ensemble de
l’étant créé, est compris à l’image de la fabrication instrumentale, la
poièsis, (à mille lieux de la spontanéité libre de la phusis). Dieu - étant
suprême et substance suprême - est fondement de l’étant au sens où
il est fabricateur de l’étant selon un lien de maîtrise qui établit un
rapport à la fois de subordination et de séparation infranchissable
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entre ces deux modalités de l’être. La nature, la réalité en général
(Wirklichkeit), seront comprises comme une «œuvre» (Werk), résultat
de l’efficience divine, de son travail (werken).
Lorsqu’à partir de la modernité la substantia passera de Dieu à
l’homme, compris comme Cogito, ce dernier deviendra le fondement. L’étant sera désormais divisé en deux domaines étrangers
l’un à l’autre: la res cogitans et la res extensa. La seconde sera objet
de représentation puis de manipulation et d’exploitation pour la
première qui, dans la certitude stable, constamment présente à soi
de son auto-fondation, déterminera, à l’aide de l’aprioricité conceptuelle de l’entendement, la totalité des potentialités de sens de l’étant.
Le Cogito, opposé au monde qu’il se représente à travers le prisme
de l’objectivation rationnelle, capitalise tous les modes de l’oblitération
et de l’oubli: la présence constante de l’ousia, le rôle fondateur inamovible de la substantia, l’instrumentalisation du monde propre à
l’image artisanale du fabricateur et, finalement, la subjectivation du
processus en plaçant le tout dans le transcendantalisme potentiellement idéalisant d’un Cogito «maître et possesseur de la nature».
Cette « capitalisation du pire », en somme, dans l’accentuation
croissante de l’oubli, au fil des tranches successives de l’histoire
épochale de l’être, est ce qui constitue à terme le nihilisme. Le nihilisme, dira Heidegger, signifie «qu’il n’en est plus rien quant à l’être».
C’est l’âge où, devenu étranger à l’étant qui l’environne, l’homme en
entreprendra la dévastation. Or l’aliénation de l’homme, n’est pas
seulement celle qui le rend étranger à son environnement naturel mais
aussi et avant tout celle qui le rend étranger à sa propre essentialité.
L’aliénation atteindra son apex (sommet) lorsque, au terme de la
modernité, dans ce que Heidegger appelle l’âge technique, se produit
l’obscurcissement le plus prononcé de la clarté de l’être, exposant
l’homme au plus extrême péril - celui d’oublier qui il est lui-même.
C’est alors le règne du Ge-stell (montage, dispositif, arraisonnement),
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où la technique n’est plus un moyen en vue de fins que se serait
fixées l’homme, mais un phénomène d’envergure métaphysique où
l’homme, jusque là fondement de l’étant, est à nouveau décentré au
profit d’un processus de mise au pas et de mise à dis-position de tout
étant, y compris l’humanité elle-même, au profit d’un dis-positif
qui englobe désormais l’étant en totalité et dont la finalité échappe,
semble-t-il, à toute prise humaine. L’homme, destiné à être le berger
de l’être, n’est plus que l’otage « dispositif », le Gestell. L’homme,
destiné à simplement dire l’accordement à l’être, n’est plus qu’une
parcelle monadique dans un désaccordement généralisé. Le rapport
de l’homme à l’être existe encore mais en mode négatif en quelque
sorte. Il ne lui reste plus alors, au sein de cet obscurcissement total,
qu’à être attentif à la réalité de l’oblitération de l’être, présente dans
ce rapport négatif à l’être, pour y percevoir peut-être l’écho d’un
nouvel accordement possible. Scruter au sein de cette nuit du monde,
l’annonce d’une aube nouvelle...
Tel est du moins le ton mi-poétique, mi-mystique auquel nous
conduit la lecture du dernier Heidegger. Et c’est ici - dans le cadre
de l’auto-surmontement du nihilisme et dans la recherche de «ce qui
sauve » au sein du « péril » qui règne dans l’essence du Gestell - que
le philosophe entreprend un dialogue avec le poète Hölderlin. Au
sein du dialogue pensant qu’il entreprend avec Hölderlin, Heidegger
comprend ce dernier comme le poète de l’époque indigente qu’est
la nôtre, entre le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore »
du dieu attendu. La parole de Hölderlin, dans l’écoute des paroles
originaires, est elle-même fondatrice d’avenir, d’histoire, d’un monde
humain, capable - peut-être - de rendre à nouveau habitable la terre
dévastée. Il s’agit, pour le poète, d’énoncer une parole apte à invoquer à nouveau la sacralité de la nature et, pour l’homme à l’écoute
de la parole prophétique de Hölderlin, de redécouvrir le pays natal,
sa propre patrie, son identité la plus propre : la terre. Ce retour à la
patrie originelle nécessite le dépaysement salutaire en terre étrangère,
auprès de l’étranger, à l’écoute de la parole étrangère - ainsi que le
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suggèrent les hymnes fluviaux de Hölderlin. L’étranger c’est l’Orient,
grec et asiatique. C’est alors dans la double écoute du commencement grec et des autres grands commencements que sera possible
l’énonciation d’une parole apte à remonter jusqu’à l’originaire,
devenant ainsi à nouveau créatrice. Ce cheminement, qui cherche
à mener jusqu’à l’appropriation la plus intime du monde - rendant
à nouveau possible l’union de Terre et Ciel - devient explicitement
une évocation de la pensée taoïste où se déploie la notion de 自然
shizen, la spontanéité naturelle, oblitérée de façon toujours plus
radicale par les conséquences de l’oubli de l’être.
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