Auguste Houellebecq

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Michel Houellebecq
– lecteur d'Auguste Comte
par
George Chabert
Le positivisme est la seule théorie philosophique
intégrant de manière correcte l'idée de mouvement historique,
et donnant une idée exacte de l'importance relative de la science,
de la religion, de l'économie, de la politique, des arts …
dans l'évolution des sociétés humaines.
[Auguste Comte] peut donc nous apporter beaucoup.
En fait, on n'a guère avancé sur ces sujets depuis Comte.
Michel Houellebecq
Les particules élémentaires, roman publié en 1998, surprend. L'ouvrage est
ambitieux, et il s'en donne largement les moyens. Les sujets abordés –
théologiques, philosophiques et scientifiques – sont de toute première importance et traités « avec la gravité éclairante de l'humour » (Houellebecq,
novembre 2001), ce qui les rendent souvent particulièrement percutants.
Bref, voici un ouvrage réussi. Mais il y a aussi un élément inattendu :
Michel Houellebecq s'inspire largement des doctrines d'un philosophe
tenu depuis son vivant pour suspect, voir – injure suprême – bigot. Les
personnages même de ce qui est un récit sociologique en bonne et due
forme rappellent sans équivoque les acteurs du rêve d'une nouvelle
religion de l'humanité. Ainsi reconnaît-on sous les traits de Michel Djerzinski le malheureux Auguste Comte, Annabelle étant une transposition
moderne de sa très chère Clotilde. Bruno, selon la terminologie comtienne, est bien « l'élément symptomatique » de son époque ; alors que
Michel Djerzinski « est positiviste », Bruno « est matérialiste » (Michel
Houellebecq, septembre 1998). D'autres rapprochements encore sont
possibles. Ainsi, l'usage fréquent que Houellebecq fait de l'éthologie peut
être éclairé par la doctrine comtienne selon laquelle entre les êtres hu© Revue Romane 37 A 2 2002
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George Chabert
mains et les animaux il n'y a qu'un simple degré quantitatif. Il est donc
légitime de rechercher dans les comportements des animaux des illustrations du comportement des humains.
Bref, sans parler des fréquentes citations du philosophe français que l'on
y trouve, les rapprochements que l'on peut faire entre le récit de Houellebecq et la vie et l'œuvre de Comte sont si nombreux que l'on peut sans
excès taxer Les particules élémentaires de premier roman comtien.
« Ce n'est qu'au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son
vol », écrivait Hegel (1940). Auguste Comte comprend qu'il assiste à la fin
d'une époque et qu'il est temps d'en faire le bilan. Depuis la fin du Moyen Age
le christianisme perd inéluctablement son « efficacité sociale réelle » , comme
l'écrit Michel Houellebecq (1998, p. 309), utilisant un langage propre aux
Cours de philosophie positive : « c'est ainsi que l'histoire humaine, du XVe au
XXe siècle de notre ère, peut essentiellement se caractériser comme étant celle
d'une dissolution et d'une désagrégation progressives » (Houellebecq, 1998, p.
309). La Révolution Française, cet événement sans pareil, n'a fait que dévoiler
au grand jour cette vérité. L'humanité occidentale est enfin prête pour l'état
scientifique ou positif, après avoir connu l'état théologique ou fictif, puis l'état
métaphysique ou abstrait. Avec le troisième état théorique l'homme
abandonne enfin la vision anthropomorphique du monde pour embrasser
une vision scientifique et positive. Cette dernière remplace la quête des causes
par la recherche des lois, la première n'étant somme toute qu'une
transposition fallacieuse de la psychologie humaine, dont la structure est
causale. Dorénavant l'homme sait que « tout est relatif » (Comte, 1854, p. II).
Cela suffit-il au bonheur de l'humanité ? Non, il faut encore que
l'homme retrouve une véritable unité avec lui-même et avec le monde. En
fait, le christianisme, religion monothéiste, avait accéléré le processus de
séparation de l'homme de l'Univers. Le fétichisme originel le tenait encore
lié au monde, celui-ci étant animé ; le monothéisme avait forcé l'homme
à créer un deuxième univers, celui des idées, où trônait un Dieu créateur.
« Sous le point de vue purement intellectuel », écrit Comte, « le fétichisme
était nécessairement caractérisé par l'incorporation la plus intime et le
plus étendue possible de l'esprit religieux au système total des pensées
humaines : en sorte que sa transformation en polythéisme constitue réellement un premier décroissement général de l'influence mentale propre à la
philosophie théologique » (Comte, 1975b, p. 270). Le monde physique se
retrouvait ainsi peu à peu déchu de sa dignité. Et lorsque l'homme n'est
plus en mesure de croire à l'existence de Dieu il se retrouve parfaitement
seul, sans justification outre que les basses guerres d'intérêts immédiats.
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Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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La Religion de l'Humanité d'Auguste Comte redonne à l'homme sa
place dans l'Univers et rétablit pleinement son rapport avec le genre humain. L'homme est Histoire, il est un processus sans principe et sans fin,
comme le Grand-Etre, son vrai Dieu : « Notre Grand-Etre n'est pas plus
immobile qu'absolu ; sa nature relative le rend éminemment
développable : en un mot, il est le plus vivant des êtres connus. Il s'étend
et se compose de plus en plus par la succession continue des générations
humaines » (Comte, 1851, p. 335). La Religion de l'Humanité s'inscrit en
ligne droite dans l'histoire de la civilisation occidentale. Son prophète la
présente d'ailleurs comme une amélioration du catholicisme. Ce dernier
était condamné parce qu'il n'était plus en accord avec la rationalité
occidentale.
Que dire d'une religion qui, comme l'Islam, est de toute évidence le fruit
d'une autre histoire ? « J'en suis venu à penser que les religions sont avant
tout des tentatives d'explication du monde ; et aucune tentative d'explication du monde ne peut se tenir si elle se heurte à notre besoin de certitude
rationnelle. La preuve mathématique, la démarche expérimentale sont des
acquis définitifs de la conscience humaine. Je sais bien que les faits
semblent me contredire, je sais bien que l'islam – de loin la plus bête, la
plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions – semble
actuellement gagner du terrain ; mais ce n'est qu'un phénomène superficiel et transitoire : à long terme l'islam est condamné, encore plus sûrement que le christianisme » (Houellebecq, 1998, p. 271). Ainsi parle un
scientifique, naturellement proche de l'idée positiviste que les religions
répondent au besoin humain d'avoir à tout moment une explication du
monde, sans laquelle l'homme ne pourrait agir sur le monde. Si Desplechin avait lu plus attentivement son Comte, il aurait sans doute compris
cette apparente contradiction qu'il relève des succès présents d'une religion pourtant condamnée. C'est que dans un monde où le lien social est
profondément fragilisé, beaucoup se tournent instinctivement vers ce qui
leur offre un sentiment communautaire renforcé. Reconnaissant cette
qualité à la religion mahométane, Auguste Comte se proposait de reprendre à l'Islam « une institution éminemment sociale en empruntant à
Mahomet le principe, trop peu apprécié, du Kebla ou point fixe, destiné à
faciliter matériellement la convergence mentale et morale » (Comte, 1982,
p. 56). Toujours est-il que pour l'essentiel, lorsque l'on tient en considération l'état scientifique, économique et moral de la société, l'Islam reste
historiquement et philosophiquement une alternative encore moins
crédible que les vagues spiritualités New Age. Pour le lecteur d'Auguste
Comte qu'est Michel Houellebecq, ceci est une conviction, comme le
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constate Michel, le personnage narrateur de Plateforme : « Il m'avait en fait
convaincu d'emblée, l'islam était condamné, dès qu'on y réfléchissait cela
paraissait une évidence » (Houellebecq, 2001, p. 359). Dans plusieurs
interviews Michel l'auteur est revenu sur ces questions, portant des jugements moins nuancés que ces personnages homonymes, ce qui lui a valu
quelques attaques virulentes. En effet, la part qui revient à Michel auteur
et celle qui revient à Michel personnage n'a qu'un intérêt juridique, car le
caractère philosophique de l'œuvre de Michel Houellebecq rend inopérante une telle distinction.
La religion pour l'humanité de l'âge positif n'est pas une simple création
de l'intellect. Elle trouve sa vérité dans l'amour, sentiment partagé par
l'ensemble du règne animal. Cet amour s'exprime souverainement dans
l'amour désintéressé pour autrui, dans l'altruisme. Or, la femme est sans
doute celle chez qui ce noble sentiment est le plus développé. Bien plus
que son faible compagnon, la femme est capable de sacrifice et de dévotion ; elle seule, telle Annabelle, a d'« immenses réserves d'amour »
(Houellebecq, 1998, p. 239). C'est ainsi que le culte de la femme sera
naturellement central dans la Religion de l'Humanité.
L'homme de l'âge positif ne connaît plus la séparation ; il sait que l'individu, celui qui recherchait jadis jalousement un rapport privilégié avec son
Dieu, est une abstraction métaphysique, et que la seule réalité est plurielle,
sociale.
Michel Djerzinski se pose la question de l'individualité et, extrapolant
des théories scientifiques, suivant ainsi une démarche proprement positiviste, arrive à la même conclusion : « Pouvait-on considérer Bruno
comme un individu ? Le pourrissement de ses organes lui appartenait,
c'est à titre individuel qu'il connaîtrait le déclin physique et la mort. D'un
autre côté sa vision hédoniste de la vie, les champs de force qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l'ensemble de sa génération. De même que l'installation d'une préparation expérimentale et le
choix d'un ou plusieurs observables permettent d'assigner à un système
atomique un comportement donné – tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire –, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d'un
autre point de vue il n'était que l'élément passif du déploiement d'un
mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs : rien de
tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains »
(Houellebecq, 1998, p. 178). Bruno sera pour Michel Houellebecq l'occasion privilégiée pour se pencher sur les questions de la liberté et de la part
de déterminisme dans le comportement humain. L'écrivain-sociologue
conclut à la très faible marge de manœuvre de l'humain.
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Solidaire donc, l'homme de l'âge positif ne souffre plus de la solitude :
« Maintenant que nous sommes parvenus à destination / Et que nous avons
laissé derrière nous l'univers de la séparation, / L'univers mental de la séparation, / Pour baigner dans la joie immobile et féconde /D'une nouvelle loi »
(Houellebecq, 1998, p. 10).
On le sait depuis, si l'analyse d'Auguste Comte garde tout son intérêt, ses
prévisions sur l'éminent avènement de l'âge positif ont pêché par optimisme. « Je suis persuadé que, avant l'année 1860, je prêcherai le positivisme à Notre-Dame, comme la seule religion réelle et complète » (Comte,
1984, p. 58), écrivait le philosophe en 1851, or, de nos jours encore la
vénérable cathédrale continue à célébrer des rituels d'un autre âge.
L'époque à laquelle le philosophe positiviste pense assister à la fin va se
prolonger encore d'un siècle et demi. Michel Houellebecq peut ainsi
reprendre dans ses grandes lignes le diagnostique comtien pour décrire la
nature du monde libéral au milieu duquel nous vivons toujours. Par
contre, l'écrivain ne suivra pas le philosophe dans sa pensée holiste, totalitaire. Aussi, le rôle de l'écrivain n'est-il pas de donner des réponses, mais
bien de mettre à nu le malaise de la société, l'envers du décor : « Votre
mission n'est pas avant tout de proposer, ni de construire. Si vous pouvez
le faire, faites-le. Si vous aboutissez à des contradictions insoutenables,
dites-le. Car votre mission la plus profonde est de creuser vers le Vrai »
(Houellebecq, 1997, p. 26). Michel Houellebecq le fera jusqu'à l'écœurement tout au long des 317 pages de son récit. Plus généralement, on peut
dire que Les particules élémentaires sont bien un manifeste contre le tournant athée et libéral que prit la pensée occidentale en 1789.
Auguste Comte avait bien compris que 1793, avec l'arrivée au pouvoir de
Robespierre, avait rendu évident le caractère religieux de la Révolution
française. Si Comte critique l'Incorruptible, c'est parce que celui-ci n'était
pas en mesure de proposer une sortie définitive de la crise religieuse, sa
conception de l'être suprême étant tributaire du déisme qu'il fallait renverser. Mais pour ce faire, il lui aurait fallu comprendre le processus
historique, lequel ne sera dévoilé que bien plus tard par la philosophie
positive et sa loi des trois états. Par contre, dans une analyse que partagera
Comte, Robespierre avait bien vu que les philosophes des Lumières, dans
leur désir de saper le catholicisme dominant, avaient jeté le bébé avec l'eau
du bain, lorsque leur anticléricalisme, déiste dans un premier temps,
devint tout simplement athée. Or, sans religion point de lien social juste et
durable. C'est pourquoi Robespierre exhortera le peuple français à reconnaître l'existence de l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme dans le rapport présenté au nom du Comité de Salut public, le 7 mai 1794. Robes© Revue Romane 37 A 2 2002
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pierre y souligne que « L'idée de l'Etre suprême et de l'immortalité de
l'âme est un rappel continuel à la justice : elle est donc sociable et républicaine » (Robespierre, 1965, p. 264).
Michel Houellebecq évoque dans ses textes la figure de Robespierre. Non
seulement le révolutionnaire déiste avait compris l'insuffisance du slogan
« Liberté, Egalité », comme le remarque l'écrivain, qui poursuit, « Même
intuition dans les derniers temps lorsqu'il tente d'engager le combat contre
l'athéisme, de promouvoir le culte de l'Etre Suprême […] ; on peut y voir
une préfiguration du concept comtien de Grand Etre. Plus généralement, je
crois peu vraisemblable qu'une civilisation puisse subsister longtemps sans
religion quelconque » (Houellebecq, 1998, p. 119). Comme Comte avant
lui, Houellebecq veut fermer la parenthèse critique ouverte par les Lumières
et qui survit aujourd'hui encore dans l'idéologie libérale : « La conciliation
raisonnée des égoïsmes, erreur du siècle des Lumières à laquelle les libéraux
continuent à se référer dans leur incurable niaiserie (à moins que ce ne soit
un cynisme, qui d'ailleurs reviendrait au même) me paraît une base d'une
dérisoire fragilité » (Houellebecq, 1998, p. 119).
C'est en soulignant l'importance existentielle de l'altruisme comtien que
l'auteur de Renaissance juge la faillite du marxisme, cet autre enfant bâtard
des Lumières. Si « la révolution socialiste » (Comte, 1982, p. 103) est
historiquement inévitable comme l'estimait déjà Auguste Comte en 1849,
elle est condamnée d'avance, car « le matérialisme dialectique, basé sur les
mêmes prémisses philosophiques erronées que le libéralisme, est par
construction incapable d'aboutir à une morale altruiste » (Houellebecq,
1998, p. 120). L'écrivain souligne enfin, toujours dans une optique positiviste, que la question sous-jacente est d'ordre spirituel, question qui devra
être un jour abordée : « Le problème est qu'aucune religion actuelle n'est
compatible avec l'état général des connaissances ; ce qu'il nous faudrait
c'est carrément une nouvelle ontologie » (Houellebecq, 1998, p. 120). Ces
mots datent de 1996 ; deux ans plus tard, comme le lecteur le constatera
plus bas, Les particules élémentaires esquisseront les contours de cette
nouvelle ontologie. Dans toutes ces questions, Houellebecq partage le
même sentiment d'urgence qui animait les travaux de Comte : « Ces
problèmes peuvent paraître exagérément intellectuels ; je crois cependant
qu'ils ont, de proche en proche, d'énormes conséquences concrètes. Si
rien ne se produit de ce côté, à mon avis, la civilisation occidentale n'a
aucune chance » (Houellebecq, 1998, p. 120).
« L'agnosticisme de principe de la République française devait faciliter le
triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois de l'anthropologie matérialiste », écrit Houellebecq : « Jamais ouvertement évoqués,
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les problèmes de la valeur de la vie humaine n'en continuèrent pas moins
à faire leur chemin dans les esprits ; on peut sans nul doute affirmer qu'ils
contribuèrent pour une part, au cours des ultimes décennies de la civilisation occidentale, à l'établissement d'un climat général dépressif, voire
masochiste » (Houellebecq, 1998, p. 70). Nous sommes alors à la fin du
XXe siècle et pour Houellebecq le temps d'écrire l'obituaire de la civilisation occidentale est enfin venu.
Les sociétés occidentales, dont la France, grâce à sa grande révolution
religieuse initiée en 1789, est le plus pur parangon, ont pâti trop longtemps du manque d'un pouvoir spirituel. Or, sans religion aucune société
ne peut survivre car, comme le remarque Michel Djerzinski : « c'est […]
une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de
cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener
l'humanité à un état d'unité parfaite » ((Houellebecq, 1998, p. 257). Voici
ce qu'écrivait le philosophe en 1826, dans un écrit intitulé Considérations
sur le pouvoir spirituel : « La décadence de la philosophie théologique et du
pouvoir spirituel correspondant a laissé la société sans aucune discipline
morale. De là, cette série de conséquences que je marque dans l'ordre où
elles s'enchaînent mutuellement : 1o La divagation la plus complète des
intelligences […] 2o L'absence presque totale de morale publique […] 3o
La prépondérance sociale accordée de plus en plus, depuis trois siècles, au
point de vue purement matériel […] 4o Je dois indiquer enfin comme
dernière conséquence générale de la dissolution du pouvoir spirituel,
l'établissement de cette sorte d'autocratie moderne […] et qu'on peut
désigner, à défaut d'une expression plus juste, sous le nom de ministérialisme ou de despotisme administratif […] » (Comte, 1854, pp. 185-188).
Houellebecq et Comte partagent ainsi le même diagnostic du mal occidental, à savoir que le manque d'une croyance qui permette à l'homme de
se transcender mine le lien social et l'empêche de faire face à son destin
mortel. Bruno est l'image même de cette double défaite, et il est le premier
à le reconnaître : « A partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n'y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans
religion, […] il n'y a plus de société possible non plus. […] L'homme a
toujours été terrorisé par la mort, il n'a jamais pu envisager sans terreur la
perspective de sa propre disparition, ni même de son propre déclin. […]
Si Christ n'est pas ressuscité, dit Saint Paul avec franchise, alors notre foi est
vaine. Christ n'est pas ressuscité ; il a perdu son combat avec la mort »
(Houellebecq, 1998, p. 258). Piégé par sa vision du monde matérialiste,
Bruno est condamné à un solipsisme existentiel dont seule la folie le
sortira : « Dans la clinique de Verrières-le-Buisson, où Bruno devait passer
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le reste de ses jours, une petite fête eut lieu, réunissant les malades et le
personnel soignant. On but du champagne en mangeant des chips aromatisées au paprika. Plus tard dans la soirée, Bruno dansa avec une infirmière. Il n'était pas malheureux ; les médicaments faisaient leur effet, et
tout désir était mort en lui. Il aimait le goûter, les jeux télévisés regardés en
commun avant le repas du soir. Il n'attendait plus rien de la succession des
jours » (Houellebecq, 1998, p. 294).
Comte tente de répondre à ce double défi, de rétablir le lien social et
d'assurer la pérennité de la vie, par sa Religion de l'Humanité. L'homme
retrouve sa juste place dans un univers social méticuleusement organisé et
sa survie est assurée par sa divinité positive. Après avoir quitté sa dépouille
mortelle, l'homme s'incorpore éventuellement dans le Grand-Etre :
« Quoique ce Grand-Etre surpasse évidemment toute force humaine [...]
le moindre d'entre nous peut et doit aspirer constamment à le conserver
et même à l'améliorer. Ce but normal de toute notre activité, privée ou
publique, détermine le vrai caractère général du reste de notre existence,
affective et spéculative, toujours vouée à l'aimer et à le connaître, afin de
le servir dignement » (Comte, 1852, p. 59). Comte peut ainsi soutenir la
supériorité fondamentale du positivisme sur « l'égoïsme chrétien »
(Comte, 1852, p. 60). Alors que ce dernier cherche à assurer le salut de
l'individu, le premier repose sur le sacrifice de l'individu pour la collectivité, il est foncièrement altruiste, mot inventé comme on le sait par le
philosophe positiviste.
Houellebecq est bien placé pour apprécier la fort maigre postérité de la
religion positiviste. C'est pourquoi Les particules élémentaires s'achève, en
une sorte de double-bind, sur une utopie au moins aussi inquiétante que la
« maladie occidentale » (Comte, 1990, p. 6) ; et dans Platforme, l'homme
occidental, à l'instar du savant fatigué des Particules élémentaires, s'adonne
à « un peu de tourisme sexuel » (Houellebecq, 1998, p. 269), et termine
paisiblement ses jours dans les maisons de passe thaïlandaises.
Tous les phénomènes sociaux sont inextricablement liés. Un exemple : à
la rationalité scientifique correspond une théologie monothéiste ; peut-on
imaginer un scientifique fétichiste ? Ce postulat comtien est à la source
même de l'analyse sociologique houellebecquienne. Quelle est donc l'implication immédiate de la mise en question du christianisme ? C'est là
même le sujet principal du récit de Houellebecq, d'où le titre Les particules
élémentaires. Voici comme tout cela s'enchaîne au fil des siècles : les philosophes des Lumières portent un coup fatal au christianisme en crise, et
remplacent les valeurs chrétiennes par des valeurs ponctuelles telles que la
liberté et l'égalité de principe. La valeur de l'homme, désormais circons© Revue Romane 37 A 2 2002
Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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crite dans sa personne, le délie des liens sociaux contraignants, facilitant
ainsi la substitution d'une économie basée sur la terre par une économie
capitaliste. Les droits de l'homme, formule révérée encore de nos jours et
qui justifie tout et son contraire, ne seraient ainsi qu'une ruse de l'histoire.
Avec le développement de la société libérale, l'homme se percevra de plus
en plus puissamment comme une particule élémentaire… « Compte tenu
du système socio-économique mis en place », disait Houellebecq en 1995,
« compte tenu surtout de nos présupposés philosophiques, il est visible
que l'humain se précipite vers une catastrophe à brève échéance, et dans
des conditions atroces ; nous y sommes déjà. La conséquence logique de
l'individualisme c'est le meurtre et le malheur. […] La dissolution
progressive au fil des siècles des structures sociales et familiales, la
tendance croissante des individus à se percevoir comme des particules
isolées, soumises à la loi des chocs, agrégats provisoires de particules plus
petites… […] Tant que nous resterons dans une vision mécaniste et
individualiste du monde, nous mourrons. Il ne me paraît pas judicieux de
demeurer plus longtemps dans la souffrance et dans le mal. Cela fait cinq
siècles que l'idée du moi occupe le terrain ; il est temps de bifurquer »
(Houellebecq, 1998, pp. 47-48). Tous les personnages des Particules
élémentaires illustrent jusqu'à l'écœurement ce constat : ils n'ont pas
vraiment de place dans une société où les sujets sont parfaitement
remplaçables, et qui d'ailleurs dans leur écrasante majorité n'ont vraiment
rien à y apporter. Ils sont irrémédiablement seuls. Le suicide est donc une
issue naturelle lorsque la déchéance physique se fait trop sentir. Christiane
se suicide plutôt que d'affronter une vie solitaire sur une chaise roulante ;
Annabelle préfère mettre fin à ses jours pour épargner à ses proches sa
maladie incurable. Michel Djerzinski choisit de disparaître une fois sa
mission terminée ; Bruno sombre dans la folie et se réfugie dans le monde
balisé d'une institution psychiatrique. Bref, le destin de chaque
personnage de ce livre dédié à « Cette espèce torturée, contradictoire,
individualiste et querelleuse, d'un égoïsme illimité, parfois capable
d'explosions de violence inouïes » (Houellebecq, 1998, p. 316), est
proprement pitoyable…
La cellule familiale, lorsqu'elle survit aux premiers conflits d'intérêts
entre les conjoints qui ne manquent jamais de se présenter, n'est plus un
refuge à la solitude : « Les enfants, quant à eux, étaient la transmission
d'un état, de règles et d'un patrimoine. C'était bien entendu le cas dans les
couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd'hui, tout cela
n'existe plus : je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à
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mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il
pourra faire plus tard ; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon
plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers » (Houellebecq, 1998,
p. 169), constate Bruno.
Les relations amoureuses, loin d'être un répit dans une société marquée
par la compétition entre ses membres, ne sont rien d'autre que l'Extension
du domaine de la lutte : « le sexe représente bel et bien un second système
de différenciation, tout à fait indépendant de l'argent ; il se comporte
comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. […] Le
libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son
extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De
même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son
extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société »
(Houellebecq, 1994, p. 100). Lutte foncièrement narcissique, ici l'échec est
encore plus insupportable qu'ailleurs, car il y va de notre amour propre et
de notre inconsolable besoin de justification. La violence, symbolique
quand elle n'est pas physique, y est extrême : « Christiane avait basculé sur
le côté, son visage était tordu par la souffrance. Tu ne peux pas bouger ?
demanda-t-il. Elle fit Non de la tête » (Houellebecq, 1998, p. 246). Peutêtre plus grave encore, ce libéralisme sexuel, affublé comme il se doit du
titre aux connotations positives de libération sexuelle, représente en réalité
« un nouveau palier dans la monté historique de l'individualisme »
(Houellebecq, 1998, p. 116). En effet, la famille, terme qui évoque aujourd'hui Pétain, voire Jean Paul II, représentait « le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale » (Houellebecq, 1998, p.
116). Or, remarque Houellebecq, « la libération sexuelle eut pour effet la
destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer
l'individu du marché » (Houellebecq, 1998, p. 116).
Bruno résume bien le dilemme du monde libre : « Accepter l'idéologie
du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées
et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. C'est ainsi que nous
vivons, et avoir un enfant, aujourd'hui, n'a plus aucun sens pour un
homme » (Houellebecq, 1998, p. 169). Le sentiment de Houellebecq est
sans équivoque ; Les particules élémentaires sont un puissant plaidoyer
contre l'idéologie libérale.
Michel Houellebecq n'est pas outré, comme il se doit en bonne compagnie, des prestations de monsieur Le Pen ; il le trouve simplement « un
bon raciste français ordinaire » (Houellebecq, mai 2002), car après tout le
Front National n'est qu'un symptôme du désarroi vécu par une partie de
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Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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la population face aux problèmes sociaux grandissants dans nos sociétés
libérales. Répondre aux défis plutôt que vitupérer. Ainsi, Houellebecq
s'est-il prononcé pour Chevènement lors du premier tour des dernières
élections présidentielles ; un tantinet provocant il a confessé lors d'un
entretien de préférer Pétain à de Gaulle ; enfin, il ne manque jamais dans
ses livres et ses entretiens l'occasion pour rappeler la grandeur incomparable de Comte. Qu'y a-t-il de commun entre ces trois personnages fort
romanesques à leur façon ? Et bien, chacun à son niveau, politique, historique et philosophique, propose la refonte du lien social. Chevènement, ce
dernier avatar du bonapartisme, défend une lecture jacobine du contrat
républicain ; Pétain, ce vieux maurrassien, remplace le triptyque révolutionnaire, « Liberté, Egalité, Fraternité » par celui plus propre à consolider
toute organisation sociale, « Patrie, Famille, Travail » ; Comte, ce philosophe du nous – la formule est de Louis de Bonald – qui caractérisait « la
souveraineté du peuple comme une émeute des vivants contre les morts,
l'égalité comme un mensonge immoral, et le suffrage universel comme une
maladie sociale » (Comte, 1984, p. 58), conçoit l'être humain comme une
simple fraction d'un corps qui le transcende, telle l'abeille et la ruche.
Le monde d'Auguste Comte est minutieusement composé, jusqu'à
l'obsession. Il fallait à tout prix en finir avec l'anarchie issue de la Révolution française. Le monde rêvé par Michel Djerzinski ne l'est pas moins,
chaque individu fait partie du grand dessein collectif : « le nombre d'individus de la nouvelle espèce devait rester constamment égal à un nombre
premier ; on devait donc créer un individu, puis deux, puis trois, puis
cinq… en bref suivre scrupuleusement la répartition des nombres premiers. L'objectif était bien entendu, par le maintien d'un nombre d'individus uniquement divisible par lui-même et par l'unité, d'attirer
symboliquement l'attention sur ce danger que représente, au sein de toute
société, la constitution de regroupements partiels » (Houellebecq, 1998, p.
313). Aussi, la fureur législative du philosophe positiviste couvre-t-elle
non seulement tous les aspects de la vie sociale et spirituelle, mais aussi
ceux de la vie culturelle. Et pour cause, la perfection, l'harmonie achevée,
ne sauraient tolérer l'innovation perpétuelle, signe sûr d'instabilité. « La
science et l'art existent toujours dans notre société ; mais la poursuite du
Vrai et du Beau, moins stimulée par l'aiguillon de la vanité individuelle, a
de fait acquis un caractère moins urgent » (Houellebecq, 1998, p. 316)…
Pour que tout corps social soit véritablement viable, il faut encore que ses
membres soient capables d'établir de véritables rapports humains. Or,
l'anthropologie matérialiste n'a pas la vocation à nous rendre confiants de
nos rapports avec nos prochains, car nous sommes nous-mêmes l'objet de
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George Chabert
tous les soupçons : « Le XXe siècle, c'est le triomphe d'une explication
scientifique du monde, le triomphe d'une ontologie matérialiste et du
déterminisme local. Dorénavant, pour expliquer un comportement humain, on dresse la liste d'un certain nombre de paramètres numériques :
hormones, neuromédiateurs… et puis voilà » (Houellebecq, septembre
1998). Pour dépasser cette vision réductrice de l'homme nous devons
fonder une nouvelle ontologie. A l'instar de la physique quantique qui nie
la réalité des particules élémentaires, nous devons fonder une nouvelle
ontologie de l'être humain, où l'interdépendance est constitutive du sujet.
« En effet, la mécanique quantique invalide toute possibilité d'une métaphysique matérialiste, et conduit à revoir de fond en comble les distinctions entre l'objet, le sujet et le monde » (Houellebecq, 1998, p. 34).
Plus d'un demi-siècle avant les travaux de Copenhague qui développent la
théorie des quanta sous la direction du physicien danois Niels Bohr,
Auguste Comte avait déjà réfuté le caractère définitif de la physique atomique. Selon lui, la science devait être dépassée comme l'avaient été la
théologie et la métaphysique. Le cheminement de la pensée à travers les âges
de l'histoire ne mène celle-ci de l'univers spirituel à l'univers physique que
pour mieux la préparer à la véritable spiritualité, c'est-à-dire à la spiritualité
qui unit le monde physique au monde moral. C'est cette spiritualité,
incarnée dans la religion de l'Humanité, qui prévaudra, au-delà du
préambule scientifique. Autrement dit, le positivisme se doit d'instituer la
synthèse proprement humaine de la connaissance et de l'action « en faisant
graduellement prévaloir la religion universelle » (Comte, 1856, p. XVIII ).
Michel Djerzinski est un lecteur attentif des œuvres philosophiques du
fondateur du positivisme, et en particulier précisément de celles qui ont
été délaissées par la postérité philosophique de leur auteur : Michel
« évoquait souvent Auguste Comte, en particulier les lettres à Clotilde de
Vaux et la Synthèse subjective, dernier ouvrage, inachevé, du philosophe »
(Houellebecq, 1998, p. 298). Qui, en effet, de plus approprié pour l'aider
dans sa proposition d'une nouvelle ontologie non démocritienne ?
« Comte pouvait être considéré comme le véritable fondateur du positivisme. Aucune métaphysique, aucune ontologie concevable à son époque
n'avait trouvé grâce à ses yeux. […] L'insistance du philosophe français
sur la réalité des états sociaux par rapport à la fiction des existences individuelles, son intérêt constamment renouvelé pour les processus historiques
et les courants de conscience, son sentimentalisme exacerbé surtout
laissent penser qu'il n'aurait peut-être pas été hostile à un projet de refonte ontologique […] : le remplacement d'une ontologie d'objets par une
ontologie d'états. Seule une ontologie d'états, en effet, était en mesure de
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Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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restaurer la possibilité pratique des relations humaines. Dans une ontologie d'états les particules étaient indiscernables, et on devait se limiter à
les qualifier par le biais d'un observable nombre. Les seules entités susceptibles d'être réidentifiées et nommées dans une telle ontologie étaient les
fonctions d'onde, et par leur intermédiaire les vecteurs d'état – d'où la
possibilité analogique de redonner un sens à la fraternité, la sympathie et
l'amour » (Houellebecq, 1998, pp. 298-299).
Cette démonstration de la possibilité des rapports humains resterait tout
intellectuelle et probablement inopérante, pour tout dire métaphysique, si
le sentiment amoureux ne venait pas la rendre palpable, réelle.
Pour Auguste Comte la prépondérance des sentiments sur la pensée et
l'action est un fait avéré ; l'amour n'est pas une définition abstraite, mais
bien une expérience. L'expérience de l'amour que va faire le philosophe
est d'autant plus puissante qu'elle reste inassouvie, Clotilde mourant avant
de pouvoir lui offrir « le gage irrévocable » (Comte, 1884, p. 317) de sa
passion ; l'amour comtien est fondamentalement désintéressé, et donc
propre à détourner l'homme de l'égotisme et à renforcer le lien social. La
femme est non seulement l'objet de l'amour de l'homme, elle est aussi le
récipient des qualités qui nous font défaut : amour, sacrifice, dévotion.
Elle sera donc notre inspiratrice. Et pour bien profiter de ce doux rapport,
nous tâcherons de ne pas nous adonner aux relations bassement sexuées.
La science au temps d'Auguste Comte ne le permet pas encore, mais le
grand philosophe entrevoit déjà la possibilité de la parthénogenèse (In
vitro ? Par clonage ?). Une telle avancée scientifique rendrait ainsi possible
« l'utopie du moyen âge, où la maternité se concilie avec la virginité »
(Comte, 1854, p. 278). Amour, altruisme, reproduction parfaite : l'utopie
de la Vierge Mère est ainsi « le résumé synthétique de la religion positive,
dont elle combine tous les aspects » (Comte, 1854, p. 276).
Pour Michel Djerzinski, la femme est notre avenir. Cette vérité, à l'instar
de Comte, c'est une femme qui la lui rend concrète : « Il faut à ce propos
évoquer encore une fois l'image d'Annabelle : sans avoir lui-même connu
l'amour, Djerzinski avait pu, par l'intermédiaire d'Annabelle, s'en faire une
image ; il avait pu se rendre compte que l'amour, d'une certaine manière, et
par des modalités encore inconnues, pouvait avoir lieu. Cette notion le
guida, très probablement, au cours de ses derniers mois d'élaboration
théorique » (Houellebecq, 1998, pp. 302-303). Voici ce que Comte écrivait
à sa chère Clotilde : « votre adorable influence […] contribuera beaucoup à
rendre la seconde partie de ma carrière philosophique supérieure à la
première, sinon quant à la pureté et à l'originalité des conceptions, du
moins quant à la plénitude et à l'énergie de leur systématisation finale »
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(Comte, 1988, p. 312). Deux philosophies et deux destins semblables, même
si, pour être exact, Michel Djerzinski a obtenu quelques petits gages de sa
belle dulcinée qu'auraient fait rêver l'austère Auguste Comte.
« Demain sera féminin » (Houellebecq, 1998, pp. 123, 311), déclarent
avec quelques années d'écart le catalogue 3 Suisses et Hubczejak, ce
disciple de Michel Djerzinski. Les femmes seules peuvent nous sortir de
notre égoïsme meurtrier. Nous n'avons qu'à suivre leur exemple : « Des
êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur,
uniquement par dévouement et par amour ; qui donnaient littéralement
leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et amour ; qui n'avaient
cependant nullement l'impression de se sacrifier ; qui n'envisageaient en
réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un
esprit de dévouement et d'amour. En pratique ces êtres humains étaient
généralement des femmes » (Houellebecq, 1998, p. 91). Hélas, notre
rapport avec le beau sexe n'est pas vraiment désintéressé… Qu'à cela ne
tienne, dans son article Prolégomènes à la réplication parfaite (à paraître),
Michel Djerzinski propose « la fin de la sexualité comme modalité de la
reproduction » (Houellebecq, 1998, p. 312). L'idée d'éliminer la sexualité
comme mode de reproduction est en parfaite syntonie avec la Religion de
l'Humanité, car il s'agit ici aussi de faire prévaloir le groupe sur l'individu.
En effet, la reproduction sexuée qui est à la racine même de « cette individualité génétique dont nous étions, par un retournement tragique, si ridiculement fiers, était précisément la source de la plus grande partie de nos
malheurs » (Houellebecq, 1998, p. 312), car la conscience de l'individualité
est à la source de la compétition – rarement aimable – entre les membres
de toute communauté. Or, si on élimine le problème à sa source même on
obtiendrait une « nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé
l'individualité, la séparation, le devenir » (Houellebecq, 1998, p. 308).
Si les questions philosophiques et existentielles de Michel Houellebecq
et d'Auguste Comte restent les mêmes, à deux siècles de distance, leurs
prémisses morales divergent quelque peu. Là où le philosophe positiviste
prône l'abstinence pour permettre à l'altruisme de régner sans partage sur
les rapports humains, l'auteur de La poursuite du bonheur défend une
« sexualité social-démocrate » (Houellebecq, 1998, p. 222) qui éliminerait,
dans la mesure du possible, la compétition narcissique, source de séparation et de douleur.
Michel Houellecbecq reprend dans toute son étendue l'œuvre d'Auguste
Comte, ce premier « Grand-Prêtre de l'Humanité » (Comte, 1990, p. 104), le
suivant dans ses analyses. Houellebecq n'y introduit nullement les divisions
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Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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convenues, y soulignant ainsi sa cohérence. L'œuvre de Michel Houellebecq
fait-elle aussi preuve d'une remarquable cohérence ; dans son premier essai,
commencé dix ans avant la publication de son grand roman, il annonçait
déjà son message, ici par la bouche de Lovecraft : « Humains du XXe siècle
finissant, ce cosmos désespéré est absolument le nôtre. Cet univers abject,
où la peur s'étage en cercles concentriques jusqu'à l'innommable révélation,
cet univers où notre seul destin imaginable est d'être broyés et dévorés, nous
le reconnaissons absolument comme notre univers mental » (Houellebecq,
1999, p. 21).
La conception du roman selon Houellebecq reprend en elle-même
l'ambition de la grande synthèse entreprise par Auguste Comte : « Isomorphe à l'homme, le roman devrait normalement pouvoir tout en contenir. C'est à tort par exemple qu'on s'imagine les êtres humains menant
une existence purement matérielle. Parallèlement en quelque sorte à leur
vie, ils ne cessent de se poser des questions qu'il faut bien […] qualifier de
philosophiques. […] La douleur physique, la maladie même, la faim sont
incapables de faire taire totalement cette interrogation existentielle. Le
phénomène m'a toujours troublé, et plus encore la méconnaissance qu'on
en a ; cela contraste si vivement avec le réalisme cynique qui est de mode
depuis quelques siècles, lorsqu'on souhaite parler de l'humanité » (Houellebecq, 1998, p. 7). Cette affinité de doctrines et projets que l'écrivain
partage avec le philosophe positiviste le mène à rendre hommage à la vie
de Comte dans Les Particules élémentaires. En effet, le destin de Michel
Djerzinski rappelle clairement celui de l'auteur de la Synthèse Subjective.
Michel Djerzinski « incarne le désir de connaissance » (Houellebecq,
septembre 1998) ; ce don est l'apanage d'une minorité qui aura une place
de choix dans la société positiviste. Auguste Comte a une répulsion instinctive envers toute forme de relativisme moral, et sa morale positive
s'appuie sur la valeur essentielle qu'est l'altruisme, la bonté pour ses semblables. Les lectures du jeune Djerzinski n'ont fait « que confirmer ce qu'il
savait déjà. La pure morale est unique et universelle » (Houellebecq, 1998,
p. 35) ; de toutes les qualités morales, « la plus importante de toutes »
(Houellebecq, 1998, p. 37) est sans aucun doute la bonté. Dans un entretien sur Les particules élémentaires, Houellebecq insiste sur ce point :
« mon admiration naturelle va à la bonté. Je ne mets rien au-dessus, ni
l'intelligence, ni le talent, rien » (Houellebecq, septembre 1998).
Michel Djerzinski, comme Comte, est l'homme de la synthèse ; il laissait
aux techniciens le soin de reprendre dans le détail ses résultats : « il n'avait
pas jugé nécessaire de détailler les calculs » (Houellebecq, 1998, p. 303).
Michel conçoit la possibilité de l'amour dans la proximité d'Annabelle,
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George Chabert
même sans pouvoir le vivre dans la réalité ; Comte avouera que seule sa
passion inassouvie pour Clotilde lui a permis de donner une réalité de sa
Religion de l'Humanité. Annabelle et Clotilde sont deux personnages
finalement assez effacés, ne prenant de dimension que grâce à leur rôle
d'inspiratrices.
Avant d'entreprendre ses grands travaux, Michel Djerzinski tombe dans
une inertie proche de l'autisme ; Comte, lui, avait des crises graves, susceptibles de lui faire passer de longs séjours dans une institution pour
aliénés. Le docteur Esquirol soumet Auguste Comte au traitement prescrit
dans son Mémoire sur la manie – douches froides, saignées sangsues et
deux bains par jour –, mais le jeune Comte quitte la maison de santé en
1826 avec la mention N.G., non guéri. On serait tenté de soutenir que
Michel Houellebecq pousse un peu son identification avec le philosophe
positiviste. En effet, et pour les mêmes raisons (une femme que l'on devine peu accommodante et un enfant et ses contraintes), Houellebecq
entreprend tôt, lui aussi, un « long pèlerinage dans des cloîtres psychiatriques » (Houellebecq, novembre 2001).
Dans le processus historique il y a ceux qui facilitent l'accouchement de
l'avenir, se posant en interprètes, et il y a ceux qui le retardent, même s'ils
ne peuvent pas en éviter indéfiniment l'avènement, nous apprend la loi
des trois états. Michel Djerzinski sera bien sûr parmi les premiers, et
l'humanité que lui succède en est reconnaissante ; on l'imagine facilement
présent dans le calendrier positiviste, figurant au onzième mois, consacré
à la philosophie moderne, tel un Cabanis, ou treizième et dernier mois,
consacré à la science moderne, tel un Gall (Cf. Comte, 1849).
Une fois terminée sa tâche scientifique, Michel Djerzinski choisit de
disparaître, car « se sentant dépourvu de toute attache humaine, il a choisi
de mourir » (Houellebecq, 1998, p. 304) ; Comte meurt au bout de « quelques semaines de diète presque totale » (Comte, 1990, p. 528), alors qu'il
se préparait à « commencer un second pas essentiel, en reprenant [son]
déjeuner normal de soupe au lait » (Comte, 1990, p. 522), pour donner
l'exemple de « sobriété positive » (Comte, 1990, p. 522). Comme seule
attache à ce monde il ne leur restait que leurs travaux qui s'achevaient, car
Clotilde de Vaux et Annabelle Wilkening étaient mortes depuis une éternité, la première succombant, en 1846, à la phtisie comme la dame aux
camélias, la seconde, en 1998, au cancer, toutes les deux respectant ainsi
l'Histoire, même dans la maladie.
Non, on ne badine pas avec l'Histoire. La loi des trois états y décrit bien
un déroulement nécessaire. « L'histoire existe ; elle s'impose, elle domine,
son empire est inéluctable » (Houellebecq, 1998, p. 316). Bruno, liège dans
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Michel Houellebecq, lecteur d'Auguste Comte
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les vagues de l'histoire, en est l'exemple patent. Tout en étant conscient du
piège idéologique dans lequel il se trouve et qui se traduit par une vaine
quête condamnée d'avance – « en mastiquant ses céréales vitaminées il
songeait au vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faustien »
(Houellebecq, 1998, p. 105) – il sait qu'il n'y a pas d'issue, qu'il doit vivre
son époque, jusqu'à la folie. D'autres le feront, jusqu'au remplacement
éventuel de l'anthropologie matérialiste et libérale par une vision du
monde religieuse soulignant le destin collectif de l'être humain.
L'intérêt des Particules élémentaires n'est pas épuisé par son rapprochement avec les doctrines positivistes, tant s'en faut. Mais l'ouvrage gagne en
stature. Il s'inscrit par-là dans la lignée d'une longue tradition philosophique française. Si Houellebecq provoque dans ses apparitions médiatiques, insistant parfois lourdement à ne pas être politiquement correct,
ses sensibilités politiques ainsi que ses prises de position sur l'Islam et sur
la confrontation de civilisations hétérogènes dans nos banlieues sont loin
d'être futiles. Elles se basent bien sur une analyse philosophique et sociologique documentée.
George Chabert
Université de Trondheim, Norvège
Bibliographie
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Comte, A. (1856) : Synthèse subjective, ou Système des conceptions propres à l'état
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Comte, A. (1884) : Mon Testament, avec les documents qui s'y rapportent, pièces
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de Vaux, contenant l'Addition secrète. 10, rue Monsieur-le-Prince, Paris.
Comte, A. (1982) Correspondance générale. J. Vrin, T. V, Paris.
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George Chabert
Comte, A. (1990) : Correspondance générale. J. Vrin, T. VIII, Paris.
Comte, A. (1988) : Qui êtes-vous ? La Manufacture, Paris.
Houellebecq, M. (1999) : H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie. Editions
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Houellebecq, M. (1977) : Rester vivant et autres textes. Librio, Paris.
Houellebecq, M. (1994) : Extension du domaine de la lutte. Editions J'ai Lu, Paris.
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Houellebecq, M. (2001) : Plateforme. Flammarion, Paris.
Houellebecq, M (septembre1998) : Entretien avec Catherine Argand. Lire.
Houellebecq, M. (novembre 2001) : Dialogue avec Arrabal, AMH. Site officiel
Houellebecq.
Houellebecq, M. (15 mai 2002) : Entretien avec Joëlle Stolz. Le Monde.
Hegel (1940) : Principes de la philosophie du droit. Gallimard, Paris.
Robespierre (1965) : Discours et rapports à la Convention. Union Générale d'Editions 10/18, Paris.
Résumé
Les écrits de Michel Houellebecq sont parsemés de références à Auguste Comte, le
père du positivisme et d'une nouvelle religion de l'humanité. Son roman Les
particules élémentaires est le point culminant de cette fascination. Non seulement
les analyses effectuées et les doctrines défendues rappellent sans équivoque la
pensée d'Auguste Comte, mais les personnages mêmes du roman apparaissent
comme une transposition de la vie du père du positivisme. La vie et l'œuvre
d'Auguste Comte sont ainsi les clés indispensables pour une lecture profonde des
Particules élémentaires.
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