"Le capitalisme ne durera pas éternellement"

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"Le capitalisme ne durera pas
éternellement"
"Extension du domaine de la lutte", de Michel Houellebecq, adapté au
cinéma par Philippe Harel en 1999 avec José Garcia.
(©RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA)
Les romans de Houellebecq lus à la lumière
des concepts économiques, c'est le défi
relevé par Bernard Maris dans un essai
original et stimulant. Entretien.
Le Nouvel Observateur Conformément au titre de votre essai, fautil considérer Houellebecq comme un économiste?
Bernard Maris Surtout pas ! J'admire trop les artistes comme lui pour
les confondre avec les tristes charlatans que sont les économistes. Qui
se souviendra de ces grands prêtres d'une pseudoscience déjà en pleine
déroute? Houellebecq est un créateur, l'un de nos plus remarquables
romanciers. Il s'est attelé à décrire le triste monde dans lequel nous
vivons asservi par la religion de l'économie.
J'ai été ébloui par «la Carte et le Territoire» [prix Goncourt en 2010].
J'ai pris conscience de la lucidité désespérée avec laquelle il
décortique l'économisme, ce dogme qui consiste à ramener l'homme à
une seule dimension: la rationalité censée déterminer ses choix.
Que dit précisément «la Carte et le Territoire»?
A l'encontre du libéralisme, Houellebecq pose la question de l'utile et
de l'inutile. Le roman s'ouvre de manière ironique sur un problème de
plomberie. Un plombier sauve le héros en réparant son chauffage.
Mais cet «artisan utile» ne rêve que de s'installer en Thaïlande pour
louer des Jet-Ski aux touristes, une activité «inutile», selon
Houellebecq, puisque simplement destinée à satisfaire les caprices
consuméristes de «petits péteux bourrés de fric».
Cette parabole résume la lecture houellebecquienne de l'économie. Où
est la rationalité? Quelle est la vraie valeur du travail? Dans «la Carte
et le Territoire», la France des producteurs, dont l'artiste Jed
entreprend de photographier les outils ou les pièces savamment
usinées, s'efface au profit du tourisme de masse. La France
transformée en immense Disneyland! C'est l'aboutissement du règne
de l'économisme. Un monde sans aucune valeur. Houellebecq
préférerait une économie d'artisan et d'artistes.
Lire Ni public,
fait son chemin
ni
privé
:
la
politique
du
"commun"
Mais le tourisme crée du chiffre d'affaires et de la croissance...
Houellebecq n'a que mépris pour les activités de service. A ses yeux,
le commerce, la communication et le conseil sont parasitaires. Ces
activités produisent de l'argent, mais nullement de la richesse comme
le font les paysans, les ouvriers, les ingénieurs, les artisans et les
artistes. En son temps déjà, Adam Smith, le père de l'économie
libérale, considérait avec raison qu'on s'enrichissait en recrutant un
ouvrier et qu'on s'appauvrissait en employant un domestique... Les
services, eux, ne font que vendre le «libéralisme méthodique» que
Houellebecq déteste.
Les DRH et les consultants veillent à maintenir la lutte sans merci qui
règne dans les entreprises. Les publicitaires mettent en scène le
renouvellement permanent de l'offre pour entretenir l'immaturité des
consommateurs insatiables. Et les communicants font passer le
message selon lequel il n'y aurait pas d'autre horizon envisageable que
le marché. Dans «Plateforme», les communicantes Babette et Léa
déambulent
sur
une
passerelle
construite
par
des
ingénieurs. «Pourquoi sont-elles payées dix fois plus que ces
ouvriers?» s'interroge Houellebecq. C'est très marxiste comme
réflexion!
Et les financiers qui règnent sur l'économie du XXIe siècle?
Il n'en parle guère, mais il les considère comme des êtres absolument
vides. Dans «Plateforme», il est question d'un trader. Il est sur le
marché tout en étant loin de tout. Comme le type qui pilote des
drones. Son métier est virtuel, il ne représente rien. Mais notre société
le place au sommet car il est le seigneur de la consommation. Il peut
tout se payer...
Houellebecq a-t-il une vision complète et articulée de notre monde
économique?
Ses idées sont parfaitement cohérentes. Son premier roman,
«Extension du domaine de la lutte», traite du libéralisme et de la
compétition entre les individus. «Le libéralisme économique, c'est
l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la
vie et à toutes les classes de la société», écrit Houellebecq.
Il considère l'entreprise comme le royaume de l'asservissement
volontaire. Il montre que la mobilité, l'insécurité et la flexibilité que
l'on crée au sein des boîtes ne servent qu'à établir un pouvoir sur les
êtres.
«Les Particules élémentaires» analyse le règne de l'individualisme
absolu et du consumérisme, mais aussi celui de la science et de la
technique, que Houellebecq admire. «Plateforme» décrit la loi de
l'offre et de la demande appliquée au sexe. «La Possibilité d'une île»
se termine par l'évocation d'un monde post-capitaliste ayant réalisé le
désir ultime des consommateurs: la vie éternelle réservée à une secte,
car aux yeux de Houellebecq le capitalisme ne peut aboutir qu'à la
domination d'une minorité de nantis qui ont la capacité de se
reproduire tandis que le reste de l'humanité est voué à disparaître.
Il suffit de constater l'accumulation toujours plus grande des richesses
entre les mains d'une caste de multimilliardaires pour comprendre
cette vision. Le capitalisme est un système fondé sur l'immaturité et il
ne peut pas durer éternellement. Il n'a que deux cents ans, après tout.
Ce n'est rien à l'échelle de l'histoire de l'humanité.
Lire "Par certains côtés, les inégalités
aujourd'hui qu'en 1913" (Thomas Piketty)
sont
plus
fortes
Quel est le concept central qui sous-tend la vision qu'a Houellebecq
de l'économie?
La destruction créatrice, notion que l'on doit à Schumpeter.
L'économiste autrichien a théorisé ce processus continuellement à
l'oeuvre dans les économies qui voit se produire de façon simultanée
la disparition et la création d'activités. C'est pour participer à ce
renouvellement perpétuel et à cette compétition incessante que sont
organisées les entreprises.
Essence du capitalisme, la destruction créatrice suscite l'incertitude et
l'angoisse chez les malheureux cadres, «qui montent vers leur calvaire
dans des ascenseurs en nickel»(1), écrit Houellebecq. Infantilisés, ces
managers sont condamnés à la lutte jusqu'à l'épuisement. «Il avait l'air
d'un technico-commercial; il avait l'air au bout du rouleau», dit
Houellebecq (2).
Mais, en renouvelant sans cesse l'offre de biens et de services, la
destruction créatrice infantilise aussi les consommateurs insatiables. A
peine ont-ils consommé qu'il leur faut bientôt recommencer. Vous
avez aimé la 3G? Vous adorerez la 4G! Selon Houellebecq, la
destruction créatrice fait de nous des «kids définitifs» jamais rassasiés,
jamais satisfaits. D'où la fascination de Jed, héros de «la Carte et le
Territoire», pour les hypermarchés.
A quoi aboutit la destruction créatrice?
Logiquement, à l'épuisement du monde et de l'homme. Schumpeter
postulait que ce mécanisme déboucherait sur une social-démocratie
apaisée. Houellebecq est beaucoup plus pessimiste. Il considère que
les Trente Glorieuses et l'Etat providence ont permis une hausse du
pouvoir d'achat et l'entretien d'un certain nombre «d'inutiles,
d'incompétents et de nuisibles», mais aussi d'écornifleurs modestes
(Michel dans «Plateforme») à qui va sa tendresse.
Mais cette parenthèse s'est refermée. La compétition mondialisée ne
peut aboutir qu'à une extinction. Surpopulation, épuisement des
ressources, inégalités croissantes... Comme Malthus, Houellebecq
pense que le capitalisme court à sa perte, car il est suicidaire. Malthus
avait théorisé la baisse tendancielle du profit. Houellebecq reprend
cette notion et l'applique à la sexualité. Il parle de baisse tendancielle
du désir. La consommation sexuelle toujours insatisfaite mène à la
pornographie ou à la partouze tout aussi insatisfaisante et lassante car
toutes deux dénuées d'amour.
Sur quoi fonde-t-il cette prophétie d'une autodestruction du
capitalisme?
La plupart des économistes croient au retour à l'équilibre. Soumis à la
loi de l'offre et de la demande, les marchés finissent par se réguler
même s'il faut passer par des périodes de crise. Les ressources
s'épuisent? Les gains de productivité y pourvoiront. Les espèces
disparaissent? L'homme en créera de nouvelles.
Mais Houellebecq, qui est un romancier du passage inexorable du
temps, de l'irréversibilité et de l'entropie, ne croit pas à ce retour à
l'équilibre. Il pense au contraire que tout processus de dégradation va à
son terme. Il pense que la mission de l'homme est de détruire la
nature, que tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé par
l'homme, à commencer par le clonage humain. Houellebecq n'est pas
un écolo!
Lire Pour Houellebecq, les écolos sont les collabos de l'islamisme
D'où provient selon vous sa compréhension de l'économie?
Houellebecq a une formation d'ingénieur agronome. Mais il est aussi
informaticien. L'informatique est fondée sur les algorithmes, c'est-àdire la recherche des sentiers optimaux. Voilà pourquoi Houellebecq
est en phase avec la recherche d'optimalité, qui est au coeur de
l'économie. Il est d'ailleurs particulièrement fier d'en rendre compte.
Il estime qu'«Extension du domaine de la lutte» est un «livre salutaire
qui ne pourrait plus être publié aujourd'hui. Parce que nos sociétés en
sont maintenant arrivées à ce stade terminal où elles refusent de
reconnaître leur mal-être» (3). Il vient de lire l'essai que je consacre à
sa conception de l'économie et il l'apprécie. Il m'a dit qu'il en était
même ému...
Houellebecq n'est pas le premier romancier à décrire le monde
capitaliste, son avidité, son iniquité. Balzac, Zola, Maupassant l'ont
fait avant lui...
Les romanciers du XIXe et du début du XXe siècle ont parfaitement
décrit le capitalisme dans son état originaire, c'est-à-dire encore
influencé par les idéaux et les valeurs de l'Ancien Régime. Les
capitalistes d'alors, même s'ils avaient un immense appétit de richesses
et réduisaient le prolétariat à la misère, rêvaient encore de titres
nobiliaires, de salons et de galanteries. Ce n'est plus du tout le cas
aujourd'hui.
Qu'est-ce qui a changé?
L'hyperindividualisme. Pour les grands économistes classiques Smith, Ricardo, Malthus et Marx - existent des classes. Il y a les
rentiers, les entrepreneurs, les salariés. Houellebecq lui se réfère à
Alfred Marshall, professeur et ami de Keynes, qui n'a vu dans la
société que des individus utilitaristes et rationnels qui agissent selon la
loi de l'offre et de la demande. Houellebecq ne croit pas à ce postulat.
« L'existence d'agents économiques irrationnels était depuis toujours
la part d'ombre, la faille secrète de toute théorie économique», écrit-il
dans «la Carte et le Territoire». Mais il a bien compris que les liens
collectifs ne devaient plus exister pour que règne pleinement le
marché.
Où est passé le prolétariat, par exemple ? Houellebecq, dont le père a
participé au Front populaire, a beaucoup de tendresse pour cette
période. 1936, c'est le moment où les ouvriers disposent d'un peu
d'argent et peuvent enfin bénéficier de quelques loisirs : les congés
payés. Aujourd'hui, c'est honteux. Que reproche-t-on aux Français? De
prendre trop de vacances, d'être dans le plaisir, de ne pas assez
travailler. Aux yeux des libéraux, les Français sont trop bien soignés,
et les inégalités sont trop faibles dans notre pays...
Vous n'allez tout de même pas faire de Houellebecq un socialiste!
Non, bien sûr. Mais Houellebecq est sensible à l'utopie du «juste
salaire» récompensant un «juste travail» telle que l'a explicitée George
Orwell et, avant lui, saint Thomas, qui parlait d'un «salaire honnête».
Houellebecq cite aussi Fourier, à propos du désir d'être heureux dans
son travail. Il faudrait que le peuple puisse être satisfait de ce qu'il
produit. En vivre honnêtement sans avoir à quémander. Ce que ne
supporte pas le capitalisme.
Houellebecq a lu et compris le vrai Keynes. Pas celui de la relance par
la dépense publique cher à la gauche. Mais celui de la décroissance, de
la monnaie fondante et de l'euthanasie des rentiers.
Lire Squats, zones autonomes...
qui sont les nouveaux révolutionnaires?
Par son comportement provocateur, Houellebecq passe pour un
cynique, un anar de droite. Tout sauf un militant antilibéral.
Comment expliquez-vous cette apparente contradiction?
Houellebecq ne croit pas que l'on puisse échapper à l'individualisme et
à l'économisme. «De tous les systèmes économiques et sociaux, le
capitalisme est sans conteste le plus naturel, cela suffit déjà à indiquer
qu'il devra être le pire», écrit-il dans «Extension du domaine de la
lutte».
Mais Houellebecq, il n'est pas le cynique partouzard que l'on dit. En
vérité, il est très fleur bleue. Il constate que l'économie et «les eaux
glacées du calcul égoïste» - formule célèbre qu'il emprunte à Marx tuent tous les liens collectifs qui faisaient le travail bien fait.
Houellebecq est très émouvant quand il dit ne s'intéresser qu'à ceux
qui sont capables de donner de la bonté et de l'amour. C'est pour cela
qu'il est féministe, même si, sans doute, il a un peu peur des femmes.
Il ne faut pas s'arrêter à ses provocations. Pour lui, l'image de Dieu,
c'est le sexe de la femme, dont nous sommes tous issus. Tandis que les
hommes, eux, cultivent l'instinct de mort et le capitalisme. A la fin de
«la Possibilité d'une île», les hommes disparaissent, et il ne reste que
des femmes.
Dans cet essai, à la faveur de votre découverte de Houellebecq, vous
semblez faire vos adieux à l'économie...
L'économie est désormais le discours des puissants. C'est une science
religieuse. Malheureusement, je ne vois pas comment on peut en
sortir. Vous êtes contre la compétitivité? Alors vous voulez créer du
chômage! L'économie se présente comme le discours du bonheur qui
s'est substitué au discours du lien, de la fidélité, ou encore de
l'honneur, de la grandeur et de l'histoire.
Les Allemands sont plus efficaces que nous. Les Espagnols un peu
moins. Et alors? Cette glose me paraît superficielle. Ce n'est que de la
mousse, du vent. Dans un poème (4), Houellebecq a écrit : «Nous
refusons l'idéologie libérale parce qu'elle est incapable de fournir un
sens, une voie à la réconciliation de l'individu avec son semblable
dans une communauté que l'on pourrait qualifier d'humaine.»
Propos recueillis par Sylvain Courage
(1) « Le sens du combat ».
(2) « La carte et le territoire ».
(3) « Le sens du combat ».
(4) « Houellebecq économiste » (Flammarion).
Bernard Maris (©Baltel/SIPA)
Bio express
BERNARD MARIS. Economiste et chroniqueur iconoclaste, «Oncle
Bernard» publie «Houellebecq économiste» chez Flammarion.
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140909.OBS8623/bernardmaris-le-capitalisme-ne-durera-pas-eternellement.html
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