L`étudiant étranger et ses "compétences culturelles": la formation à l

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Education et Sociétés Plurilingues n°9-décembre 2000
L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles": la formation à
l’interculturel en question(s)
Aline GOHARD-RADENKOVIC
Interrogations
La question qui nous préoccupe aujourd’hui (1) est de discerner les
compétences et stratégies nécessaires à tout étudiant en formation
universitaire ou professionnelle à l’étranger, qui lui permettraient de
communiquer couramment en langue étrangère dans un contexte autre que
le sien. Cette interrogation ne traduit pas uniquement une réflexion
didactique. En ce qui me concerne, elle s’est progressivement formulée lors
d’un parcours personnel, soit plusieurs années dans six pays différents où il
m’a fallu inventer, de manière empirique mais pas toujours appropriée, les
stratégies de survie linguistique, d’adaptation socioculturelle et de
communication professionnelle. En effet, mes fonctions m’ont conduite à
travailler en étroite collaboration avec divers interlocuteurs locaux sur des
politiques de coopérations linguistiques et éducatives.
Dans ces situations d’exil extérieur ou d’exotopie, j’ai été également
confrontée à une situation d’exil intérieur (Todorov, 1991), devant remettre
en question un certain nombre de repères habituels, de certitudes et valeurs
héritées qui étaient parfois en contradiction totale avec celles de mon
environnement étranger (par exemple, en Russie avec l’imbrication du
privé et du professionnel à travers des réseaux de solidarité et de
cooptation; ou en Corée du sud, avec la représentation du rôle de la femme
et ses comportements de “modestie” attendus, quel que soit son statut
social). La nécessité de me tourner vers les concepts et outils d’analyse de
l’anthropologie sociale et culturelle (2) s’est avérée rapidement
indispensable pour désapprendre à “juger” spontanément à partir de ma
propre grille d'interprétation socioculturelle et à construire une
connaissance davantage raisonnée des sociétés dans lesquelles j’évoluais.
Ces concepts m’ont aidée à dédramatiser un certain nombre de situations
qui me paraissaient absurdes, incompréhensibles, pouvant menacer mon
intégration sociale dans le pays étranger, voire même mon équilibre
personnel.
La conception d'une dimension socioculturelle a investi depuis peu le
champ de la didactique des langues – qui est le nôtre – et soustend de plus
en plus les formations linguistiques destinées aux étudiants étrangers
pratiquant une “mobilité” volontaire (3). Leurs séjours à l’étranger sont
intégrés dans les cursus grâce aux accords interuniversitaires, bilatéraux et
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
multilatéraux, aux plans européen et international. L’objectif partagé par
ces exilés temporaires est de mener à bien leur projet académique dans une
discipline autre que la langue. Le séjour d'études dans un contexte
exolingue possède donc un réel enjeu.
Caractéristiques des étudiants "mobiles"
Nous assistons depuis une vingtaine d’années à une véritable émergence
d’un marché des langues, qui se traduit par de nouveaux enjeux, de
nouvelles motivations, des besoins et comportements spécifiques des futurs
usagers des langues (Porcher, 1987). Cette conception pragmatique de
l'apprentissage des langues implique nécessairement la reconnaissance des
formations diplômantes acquises à l'étranger.
Les langues étrangères ont acquis une nouvelle légitimité par l’obtention de
diplômes reconnus sur le plan international, tels que les Delf et Dalf
(Diplôme d'étude de la langue française et Diplôme approfondi de la langue
française, cf. Oliviéri, 1993). La demande des candidats à la mobilité pour
de telles certifications va croissant: ce processus répond au besoin de se
constituer un petit “capital-langues” grâce à un système de crédits (ou
unités de valeur). C’est une démarche à la fois pragmatique et symbolique,
qui participe à la construction de leur “capital-diplômes” sur un marché de
l’emploi européen – et plus largement international – en quête de profils
plurilingues et polyvalents, préparés à une grande adaptabilité
socioculturelle et socioprofessionnelle.
Le cadre dans lequel j’interviens participe à cette demande sociale en
langues mais dans un contexte particulier: en effet, nous avons affaire à des
étudiants des programmes européens Socrates, ayant des motivations très
précises, puisqu’ils ont choisi une université proposant des filières et
diplômes bilingues (avec l’anglais comme langue de communication
internationale) dans diverses disciplines (ex. sciences juridiques,
économiques, sciences de la matière, humaines et sociales, etc.). Ces
étudiants vont vouloir très vite réinvestir leurs acquis linguistiques (en
français ou en allemand et en anglais) dans leur domaine de spécialisation.
En d’autres termes, nos publics doivent donc être très rapidement
opérationnels avec leurs compétences langagières et leurs capacités de
communication au sein d’un contexte universitaire et quotidien biplurilingue dans lequel ils doivent faire aboutir leur projet d’études:
acquérir de nouveaux savoirs disciplinaires et de nouveaux savoir-faire
académiques par le truchement de deux ou trois langues dont les usages
vont varier en fonction des stratégies et des enjeux de chacun d’entre eux.
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
En conséquence, ils doivent être capables de percevoir et d’appréhender
très rapidement leur nouveau contexte socioculturel car la plupart d’entre
eux effectuent des séjours courts, tels les programmes Erasmus allant de six
à douze mois. La compréhension de leur nouvel environnement et de ses
dimensions cachées ne peut s’acquérir uniquement à travers une démarche
empirique ou une attitude de “bonne volonté”, quoique la motivation
personnelle ne soit pas indifférente à la réussite d’un projet: elle se
construit avec l’étudiant, avec ses connaissances de départ, son expérience
préalable de l’étranger, ses habitudes d’apprentissage et ses représentations.
Dans cette perspective, comment peut-on construire avec les étudiants des
savoirs et savoir-faire culturels, comment peut-on introduire cette
composante socioculturelle dans l’apprentissage linguistique des étudiants?
Pluridimensionnalité de
appartenances multiples
la
communication
entre
individus
aux
Nous partons du postulat qu’il n’existe pas une culture mais bien des
cultures, des sociétés multidimensionnelles, constituant et constituées par la
pluri-appartenance de chaque individu (Abdallah-Pretceille et Porcher,
1996): il y a par exemple la culture du pays d’origine et de la société mais
également celle de l’individu que nous accueillons, qui possède une culture
sociale, une culture éducative, une culture universitaire, une culture
professionnelle, une culture sexuelle, dans certains cas, une culture
confessionnelle, une culture ethnique autre que la culture nationale, celle-ci
étant culture d’adoption, etc.
Ainsi notre usager de la langue, ayant dans ses bagages une certaine
expérience du monde et de l’autre à partir des valeurs et codes acquis dans
sa société, va être amené à évoluer dans une société étrangère où il
rencontrera et communiquera avec des individus eux-mêmes marqués,
construits par leurs appartenances et par leurs représentations de leur
société et de celle des autres qui sous-tendent et déterminent toute
communication en contexte endolingue ou exolingue.
Un certain nombre d’obstacles se présentent toutefois dans la construction
de ces compétences socioculturelles. La plupart d’entre nous (apprenants et
enseignants) véhiculons des images préétablies de la culture, de la société
et de l’autre, comme nous le faisons quotidiennement avec nos propres
concitoyens ne partageant pas les mêmes références sociales et pratiques
culturelles: croyances, idées reçues, clichés commodes, comportements
convenus et valeurs héritées qui s’apparentent davantage à des certitudes
sociales et culturelles sur la “réalité” qui nous entoure. De ce fait, la
conception de soi, régie par ces “évidences invisibles” (Carroll, 1987),
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
enferme l’autre dans des représentations unilatérales, figées et
monolithiques, le plus souvent héritées des liens historiques et rapports de
force politiques ou économiques ayant forgé avec le temps des stéréotypes
confortables, des hiérarchies durables, voire immuables, malgré l’évolution
des situations respectives.
Des entretiens effectués, au sein de notre institution, en début de chaque
année universitaire (1998, 1999 et 2000), auprès d’un groupe de vingt à
trente “étudiants d’échange” sur leurs représentations de la Suisse,
témoignent de la persistance des stéréotypes, partagés, de manière quasi
homogène, par des étudiants provenant de différents pays d’Europe: ainsi,
les Suisses seraient "propres et disciplinés", mais "distants et
conservateurs"; "leurs châlets fleuris avec leurs coucous évoquent une
atmosphère paisible, un ilôt d’ordre et de calme", etc. (4). On pourrait
penser que le fait d’avoir un accès quotidien à une information démultipliée
par les médias et les ouvrages spécialisés, une exposition à d’autres
sociétés par les voyages et les échanges, auraient un impact sur leur
jugement. Mais il semble que ni la pluralité de l’information, ni la
proximité géographique – qui ne signifie pas, de toute évidence, proximité
“culturelle” – ni le contact quotidien avec les “réalités” européennes,
n’élargissent le “regard” porté sur l’autre.
Ces premiers témoignages – un peu navrants, il faut l’avouer – nous ont
incités à renouveler les entretiens à mi-parcours, ainsi qu’à la fin du séjour
d’étude de nos étudiants, afin d’analyser les effets de l'immersion sur la
construction des "compétences culturelles" et sur l’éventuelle
transformation de leurs représentations sur le pays d’accueil et ses habitants
(Kohler, 2000). La nécessité d’élaborer – pour et avec l’étudiant – , de
manière raisonnée et méthodique, des parcours de formation à
l’interculturalité, s’est imposée à nous.
Conception d’une formation transverse à l’interculturalité: la démarche
Étapes préalables: interroger “ses” représentations et “ses” valeurs
Aucun enseignant ou formateur n’est préparé par sa seule intuition à cette
analyse de la communication interculturelle, quelle que soit son origine,
quel que soit son parcours social et individuel, du fait que chacun vit d’une
manière plus ou moins dramatisée cette déstabilisation de l’individualité,
tant sur le plan physiologique que psychologique et intellectuel, quand il se
trouve lui-même confronté à “l’étranger”. D’ailleurs il n’est pas besoin de
se trouver immergé dans un pays lointain et exotique pour observer ces
réactions de repli ou de rejet vis-à-vis du “différent”. Le brouillage des
repères habituels s’applique d’autant plus aux étudiants, du fait qu'ils sont,
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
dès leur arrivée, happés par les contraintes administratives et universitaires,
ne disposant ni des moyens ni du temps pour “s’installer” dans le pays
d’accueil. Ce processus de déstabilisation peut entraîner des peurs et des
résistances qui se traduisent, entre autres, par une crispation linguistique et
sociale dans les premiers mois du séjour en immersion.
L'accompagnement de l’étudiant à la découverte de son nouvel
environnement est donc nécessaire, tout en gardant cependant une certaine
vigilance. Nous rejoignons Raymonde Carroll (1987) quand celle-ci nous
met en garde:
Nous sommes souvent intimidés à l’idée de tenter cette incursion dans
l’imaginaire culturel de l’autre, de nous lancer avec confiance dans l’analyse
culturelle, parce que nous sommes persuadés, au fond, que cela constitue un acte
d’arrogance de notre part. En effet, comment puis-je prétendre comprendre la
culture des Japonais ou des Allemands, si je ne peux vraiment comprendre mon
voisin, mes parents, mes enfants? L’analyse culturelle n’est pourtant pas un acte
d’arrogance, mais bien au contraire un acte d’humilité dans lequel j’essaie de
faire abstraction, pour un moment, de ma façon de voir le monde (la seule que
j’ai appris à trouver valable) et de la remplacer brièvement par une autre façon
de penser ce monde, façon que par définition je ne peux adopter (même si je le
voulais), mais dont j’affirme la validité par ce geste.
Toutefois, le véritable "acte d’humilité", à nos yeux, réside dans la mise en
question de nos propres stéréotypes et préjugés, ceux que nous véhiculons
sur une société et sa population, dans le questionnement de nos propres
valeurs, croyances et certitudes, que nous reproduisons en toute bonne foi,
avant de tenter “cette incursion dans l’imaginaire culturel de l’autre”.
Étape centrale: de la décentration vers la construction de nouveaux repères
socioculturels
Néanmoins, ce premier travail de décentration ne doit pas se cantonner à la
seule “introspection”. Les apports conceptuels de l’anthropologie sociale et
culturelle nous amènent à prendre la distance nécessaire à l’appréhension
de la complexité de l’autre société et culture, ainsi que de la sienne propre.
Car la finalité de cette approche est d’acquérir des repères socioculturels en
un premier temps et des stratégies d’ajustement en un deuxième temps, en
évitant de créer de nouvelles frontières mentales ou d’enfermer
commodément l’autre dans des schémas ethnologisants et sociologisants.
Dans cette optique, nous intégrons les principes fondamentaux de prise de
distance vis-à-vis de sa propre grille de “lecture du texte socioculturel”,
dans un canevas de formation constitué en six étapes (Gohard-Radenkovic,
1999):
1. débusquer les croyances individuelles et collectives;
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
2. mettre à plat les représentations collectives et individuelles sur l’autre culture et ses
représentants;
3. observer et repérer les différences en s’aidant d’un grille socio-anthropologique
(regrouper les constantes et les variables)
4. décoder et émettre des hypothèses d’interprétation;
5. confronter cette lecture de l’autre société avec une lecture de la sienne propre;
6. décoder et émettre des hypothèses d’interprétation, corrigeant ou complétant les
premières analyses.
Étape finale: vers une attitude de distanciation et de relativisation par la
pluralité des points de vue
Notre méthodologie d’analyse des sociétés et cultures s’appuie sur deux
approches complémentaires en constante interaction:
•
une approche in vitro, développant des savoirs catégorisés sur la culture cible
(culture patrimoniale, quotidienne, cultivée, sexuelle, générationnelle, etc.) dans une
perspective synchronique et éventuellement diachronique, offrant ainsi aux étudiants
des entrées diversifiées sur la société à travers des démarches intra- et interculturelles. L’objectif est de constituer un savoir culturel relativisé et pluriel sur le
pays d’accueil et sa culture socio-universitaire;
•
une approche in vivo, développant des savoirs et savoir-faire personnels à travers un
parcours de découverte interactive, en envoyant les étudiants confronter leurs
représentations, leurs pratiques, leurs modes de vie avec celles de leurs
interlocuteurs: contacts, visites, entretiens, questionnaires, enquêtes, interviews dans
la rue, au sein de l’université, etc. L’objectif est de développer par jalons chez
l’étudiant une autre “lecture” de cette société d’accueil, en confrontant sa perception
avec celle de ses interlocuteurs puis de ses camarades de classe.
La finalité de ces parcours en points d’interrogation et en hypothèses
d’interprétation, sans jamais donner la réponse (car il n’existe pas de
réponse univoque mais des réponses possibles), est de viser la
transformation du “regard” porté sur sa société et celle des autres par une
approche plurielle. Chaque étudiant développera, à sa mesure et à son
rythme, un questionnement sur ses représentations, ses pratiques, ses
valeurs, à travers son expérience quotidienne de l’étranger dans des
situations formelles et informelles.
Débat: Limites et apports d'une telle approche
Limites
La première question soulevée a été de savoir si l’objectif d’un séjour à
l’étranger devait obligatoirement entraîner une “volonté” d’adaptation. Je
pense que cette attitude dépend des enjeux de chaque individu: on ne peut
en effet confondre les motivations d’un touriste de passage avec celle d’un
étudiant ou d’un expatrié en situation de mobilité volontaire, ou encore
avec celle d’un réfugié politique qui est contraint à l’exil. Chaque situation
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
implique des comportements et des degrés différents d’ajustement. Il s’agit,
dans notre cas, de développer des compétences fondamentales et
suffisantes pour assurer l’adaptation à court terme et non pas de faire
acquérir des stratégies plus complexes en vue d’une insertion ou d’une
intégration à long terme.
Une autre réserve à ma démarche a été formulée en ces termes: la
globalisation économique n’a-t-elle pas entraîné une uniformisation des
valeurs et modèles culturels, tels le Mac-Donald, le Coca-cola, la techno,
les modes vestimentaires, etc., relayés par les médias américains
omniprésents dans le monde? N’existe-t-il pas de fait une culture partagée
de manière transculturelle par les générations actuelles? Les pratiques
culturelles chez les jeunes n’offriraient-elles pas davantage de similarités
que de “différences”? Est-ce que nous n’inventons pas, à travers nos
démarches, des différences qui n’existent plus et qui renforcent les préjugés
et les cloisonnements?
Si cette remarque me paraît justifiée, elle recouvre cependant ce que nous
appelons le mythe de la “globalisation”. Tout en étant consciente de ce
phénomène et de son impact, j’émets néanmoins quelques doutes: en effet,
il suffit de se rendre dans un certain nombre de pays (par ex. en Corée du
sud ou en Turquie, où l’influence occidentale, américanisée, est certes
visible dans les pratiques quotidiennes) pour s’apercevoir qu’il existe –
avec le temps – des pratiques d’appropriation, puis de détournement de ces
objets et des valeurs qui les symbolisent selon les appartenances sociales ou
ethniques (observées par N’Diaye pour le Sénégal vis-à-vis des usages des
médias, 1984). Ainsi, dans certaines sociétés (par exemple, des pays du
Proche et Moyen-Orient), il m’est arrivé de percevoir, après des périodes
d’appropriation “euphoriques” et indifférenciées, des pratiques d’abandon
qui, dans certains contextes, s’apparenteraient fort à des pratiques de
résistance (cf. Bertrand et Bordat, 1989).
Ces pratiques “transculturelles”, évoquées plus haut, vont différer dans
l’appropriation en évoluant d’une autre manière et prendre de nouvelles
formes sociales rendant le produit d’origine et surtout ses usages
méconnaissables. Parce qu’étroitement liées à une culture de masse et de
médiatisation internationale, ces pratiques vont constituer une culture
minimale transverse pour certaines couches sociales et générationnelles. En
d’autres termes, après avoir constitué les signes distinctifs d’un groupe
social donné, à un moment donné, elles seront détournées ou abandonnées
et pourront devenir, de par leur inflation même, un signe de stigmatisation
sociale pour les individus et les groupes sociaux qui les font perdurer.
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
Les autres risques évoqués de telles approches anthropologiques appliquées
à l’éducation des individus en situation d’immersion, sont de plusieurs
ordres:
la construction de nouvelles représentations tout aussi enfermantes que celles
héritées et reproduites inconsciemment, pouvant conforter le sentiment d’appartenir au
“bon côté” avec de “vraies valeurs” et engendrer de nouveaux clivages s’appuyant sur
de nouvelles hiérarchisations des sociétés et des individus;
•
l’interprétation renouvelée mais unilatérale des “différences” stigmatisant les
“autres” dans leurs spécificités “ethnologisantes” et gommant du coup les similarités, le
partage de valeurs et de pratiques sociales qui pourraient être un facteur de
rapprochement et de compréhension au sein d’une même génération, au-delà des
frontières géopolitiques et socioculturelles.
•
Apports
Quels sont les indices permettant de savoir si les étudiants se sont approprié
ces savoir-dire, ces savoir-faire, ces “savoir-être”, ces “savoir s’adapter”
nécessaires à la compréhension de leur environnement et à la réussite de
leur séjour d’étude? Quels sont les indices permettant de détecter des
changements de perception du pays d’accueil? Et en quoi ces changements
participent-ils à la construction d’une compétence de communication?
Nous avons abordé cette question dans un article (Gohard-Radenkovic,
2000) dans lequel nous proposions des modalités d’évaluation des
compétences linguistiques et culturelles acquises (ou non) par nos
étudiants, à travers leur expérience et une réflexion menée sur cette
expérience, tout en reconnaissant les limites de cette évaluation, qui reste
malgré tout ancrée dans un environnement académique. Les apports de tels
parcours de sensibilisation à l’interculturel sont néanmoins identifiables à
travers les enquêtes menées, chaque année, à des intervalles réguliers du
séjour, auprès d’un même groupe d’étudiants Erasmus.
Il en ressort que les pratiques de la langue, accompagnées de cette réflexion
socioculturelle, ont progressé parfois de manière spectaculaire. Certains
étudiants, bloqués dans leur expression ou prise de parole (parce qu’ils
avaient “peur de faire des fautes” ou “peur d’être jugés” ou encore parce
qu’ils ne comprenaient pas les réactions des Suisses), ont pris des risques,
tâchant de développer des stratégies d’explicitation ou de compensation
devant les difficultés – et donc de dédramatisation – face à leurs propres
incompréhensions ou à celles de leurs interlocuteurs francophones;
D’autres ont souligné la nécessité de comprendre tant le contexte
universitaire que le contexte socioculturel, avec les pratiques, règles et
codifications cachées, afin de développer les pratiques discursives et
comportementales adéquates lors des diverses situations de communication
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
rencontrées (cours, examens, entretiens avec les professeurs, contacts avec
les pairs, etc.).
Des pratiques d’appropriation ont été observées à travers l’expérience
quotidienne de la diversité: des emprunts, tant culturels que linguistiques, à
la société environnante, qui leur paraissait de moins en moins une énigme
infranchissable ou une menace à leurs habitudes, enrichissaient du coup
l’individu durant son séjour en immersion et dans la perception
relationnelle de ses interlocuteurs.
Enfin, une enquête récente (Kohler, 2000) indique nettement une évolution
dans la conception de la langue au fur et à mesure du séjour des étudiants.
Centrés au début sur leur performance linguistique à des fins pragmatiques
(réussir les examens), les étudiants interrogés ont découvert la possibilité
d’entrer en contact avec les autres, natifs ou non natifs, en diversifiant leurs
stratégies de communication. Ils sont passés progressivement d’une
conception instrumentale à une conception intégrative de la langue, c’està-dire comme moyen de partager des valeurs, d’échanger leurs points de
vue, de confronter leurs expériences, d’avoir recours à l’autre pour
contourner les difficultés, de découvrir et comprendre leur environnement,
d’entrer peu à peu dans cette culture implicite partagée par les autochtones,
etc. Leurs interlocuteurs étrangers ont en quelque sorte “pris corps” à
travers cet exil temporaire et sont devenus l’objet central de leur
expérience.
De même que tout apprenant de langue étrangère se trouve, à un moment
de son parcours, dans une situation “d’interlangue”, entre deux systèmes
discursifs et deux systèmes de pensée, on pourrait voir ici les indices d’un
processus similaire d’acculturation “bricolée”(selon la métaphore de LéviStrauss, 1962), c’est-à-dire la construction d’une identité de transition,
entre deux sociétés et leurs cultures, grâce à cette expérience concentrée du
social, du culturel, du relationnel, de l’académique, du professionnel, etc.,
qui a été vécue sur le mode de la confrontation, de l’interrogation et de la
réflexion.
Conclusion en points d’interrogation
Les réticences observées par rapport à l’anthropologie appliquée, que ce
soit dans le champ éducatif ou dans d’autres champs d’intervention
(médical, technique, etc.), ont leurs raisons et leur histoire, parce qu’elles
se souviennent des idéologies cachées (marxiste, capitaliste,
néocolonialiste...) qui n’osaient pas dire leur nom (Bastide, 1971).
Mais devons-nous renoncer pour autant à cette sensibilisation à
l’interculturalité, à l’élaboration interactive d’une théorie de la
A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles"
connaissance de soi et de l’autre, qui possède, il est vrai, ses forces et ses
faiblesses? Comment résister aux représentations négatives, voire aux
courants xénophobes, autrement que par des voeux pieux ou des discours
de bonne volonté? Doit-on en d’autres termes baisser les bras?
Ne sommes-nous pas justement, de par notre fonction d’éducateurs, les
médiateurs indispensables, pour construire avec ces candidats à la mobilité
volontaire, une nouvelle “culture générale en perpétuel questionnement”,
en s’appuyant sur l’anthropologie culturelle, qui a investi non seulement
notre rapport au quotidien et au social mais qui a, aussi, profondément
transformé notre perception de l’altérité, tout en ne cessant de l’interroger?
Notes
(1) Cet article reprend l'essentiel de l'exposé présenté lors du Samedi du CMIEBP du 27
mars 1999 à Paris. J'y ai inséré et discuté un certain nombre de remarques et de réserves
qui ont été émises lors du débat qui a suivi ma présentation. Le texte actuel est le
résultat d'une réflexion intégrant, avec le temps, de nouvelles données et de nouvelles
lectures, qui débordent le cadre de cette rencontre.
(2) Je me réfère aux concepts et outils de l’anthropologie culturelle de Bourdieu et à
ceux de l'ethnométhodologie du Collège de Palo Alto, avec les travaux de Goffman,
Hall, Bateson (cf. Winkin, 1981).
(3) Les programmes de langue destinés aux étudiants non francophones, proposant des
parcours de découverte de l’environnement socioculturel helvétique, s’inscrivent dans
une démarche modulaire (soit la construction d’un parcours de formation individualisé
où l’étudiant choisit ses cours en fonction de ses besoins et de ses disponibilités, la
langue n’étant pas sa discipline principale). Cette nouvelle conception didactique a été
mise en oeuvre au sein de l’Unité du Français langue étrangère depuis 1998 et a été
élaborée en réponse à la promotion d'une politique bi-trilingue de l’Université de
Fribourg.
(4) Ce qui n’est pas sans rappeler l’image d’Epinal de ce pays, entretenue, depuis le 19e
siècle, par les voisins européens et par les Suisses eux-mêmes, qu'André Reszler
dénonce et démythifie dans son essai (1986).
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N’DIAYE, C. 1984. Gens de sable. Paris: P.O.L. Ed.
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étrangère. Paris: Crédif/Didier.
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TODOROV, T. 1991. Les morales de l’histoire. Paris: Grasset et Fasquelle, Hachette.
WINKIN, Y. (textes recueillis et présentés par). 1981. La nouvelle communication (avec
BATESON, G., BIRDWHISTELL, R., GOFFMAN, E., HALL, E.T., JACKSON, D.,
SCHLEFEN, A., SIGMAN, S. et WATZLAWICK, P.). Paris: Seuil.
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