Education et Sociétés Plurilingues n°9-décembre 2000 L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles": la formation à l’interculturel en question(s) Aline GOHARD-RADENKOVIC Interrogations La question qui nous préoccupe aujourd’hui (1) est de discerner les compétences et stratégies nécessaires à tout étudiant en formation universitaire ou professionnelle à l’étranger, qui lui permettraient de communiquer couramment en langue étrangère dans un contexte autre que le sien. Cette interrogation ne traduit pas uniquement une réflexion didactique. En ce qui me concerne, elle s’est progressivement formulée lors d’un parcours personnel, soit plusieurs années dans six pays différents où il m’a fallu inventer, de manière empirique mais pas toujours appropriée, les stratégies de survie linguistique, d’adaptation socioculturelle et de communication professionnelle. En effet, mes fonctions m’ont conduite à travailler en étroite collaboration avec divers interlocuteurs locaux sur des politiques de coopérations linguistiques et éducatives. Dans ces situations d’exil extérieur ou d’exotopie, j’ai été également confrontée à une situation d’exil intérieur (Todorov, 1991), devant remettre en question un certain nombre de repères habituels, de certitudes et valeurs héritées qui étaient parfois en contradiction totale avec celles de mon environnement étranger (par exemple, en Russie avec l’imbrication du privé et du professionnel à travers des réseaux de solidarité et de cooptation; ou en Corée du sud, avec la représentation du rôle de la femme et ses comportements de “modestie” attendus, quel que soit son statut social). La nécessité de me tourner vers les concepts et outils d’analyse de l’anthropologie sociale et culturelle (2) s’est avérée rapidement indispensable pour désapprendre à “juger” spontanément à partir de ma propre grille d'interprétation socioculturelle et à construire une connaissance davantage raisonnée des sociétés dans lesquelles j’évoluais. Ces concepts m’ont aidée à dédramatiser un certain nombre de situations qui me paraissaient absurdes, incompréhensibles, pouvant menacer mon intégration sociale dans le pays étranger, voire même mon équilibre personnel. La conception d'une dimension socioculturelle a investi depuis peu le champ de la didactique des langues – qui est le nôtre – et soustend de plus en plus les formations linguistiques destinées aux étudiants étrangers pratiquant une “mobilité” volontaire (3). Leurs séjours à l’étranger sont intégrés dans les cursus grâce aux accords interuniversitaires, bilatéraux et A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" multilatéraux, aux plans européen et international. L’objectif partagé par ces exilés temporaires est de mener à bien leur projet académique dans une discipline autre que la langue. Le séjour d'études dans un contexte exolingue possède donc un réel enjeu. Caractéristiques des étudiants "mobiles" Nous assistons depuis une vingtaine d’années à une véritable émergence d’un marché des langues, qui se traduit par de nouveaux enjeux, de nouvelles motivations, des besoins et comportements spécifiques des futurs usagers des langues (Porcher, 1987). Cette conception pragmatique de l'apprentissage des langues implique nécessairement la reconnaissance des formations diplômantes acquises à l'étranger. Les langues étrangères ont acquis une nouvelle légitimité par l’obtention de diplômes reconnus sur le plan international, tels que les Delf et Dalf (Diplôme d'étude de la langue française et Diplôme approfondi de la langue française, cf. Oliviéri, 1993). La demande des candidats à la mobilité pour de telles certifications va croissant: ce processus répond au besoin de se constituer un petit “capital-langues” grâce à un système de crédits (ou unités de valeur). C’est une démarche à la fois pragmatique et symbolique, qui participe à la construction de leur “capital-diplômes” sur un marché de l’emploi européen – et plus largement international – en quête de profils plurilingues et polyvalents, préparés à une grande adaptabilité socioculturelle et socioprofessionnelle. Le cadre dans lequel j’interviens participe à cette demande sociale en langues mais dans un contexte particulier: en effet, nous avons affaire à des étudiants des programmes européens Socrates, ayant des motivations très précises, puisqu’ils ont choisi une université proposant des filières et diplômes bilingues (avec l’anglais comme langue de communication internationale) dans diverses disciplines (ex. sciences juridiques, économiques, sciences de la matière, humaines et sociales, etc.). Ces étudiants vont vouloir très vite réinvestir leurs acquis linguistiques (en français ou en allemand et en anglais) dans leur domaine de spécialisation. En d’autres termes, nos publics doivent donc être très rapidement opérationnels avec leurs compétences langagières et leurs capacités de communication au sein d’un contexte universitaire et quotidien biplurilingue dans lequel ils doivent faire aboutir leur projet d’études: acquérir de nouveaux savoirs disciplinaires et de nouveaux savoir-faire académiques par le truchement de deux ou trois langues dont les usages vont varier en fonction des stratégies et des enjeux de chacun d’entre eux. A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" En conséquence, ils doivent être capables de percevoir et d’appréhender très rapidement leur nouveau contexte socioculturel car la plupart d’entre eux effectuent des séjours courts, tels les programmes Erasmus allant de six à douze mois. La compréhension de leur nouvel environnement et de ses dimensions cachées ne peut s’acquérir uniquement à travers une démarche empirique ou une attitude de “bonne volonté”, quoique la motivation personnelle ne soit pas indifférente à la réussite d’un projet: elle se construit avec l’étudiant, avec ses connaissances de départ, son expérience préalable de l’étranger, ses habitudes d’apprentissage et ses représentations. Dans cette perspective, comment peut-on construire avec les étudiants des savoirs et savoir-faire culturels, comment peut-on introduire cette composante socioculturelle dans l’apprentissage linguistique des étudiants? Pluridimensionnalité de appartenances multiples la communication entre individus aux Nous partons du postulat qu’il n’existe pas une culture mais bien des cultures, des sociétés multidimensionnelles, constituant et constituées par la pluri-appartenance de chaque individu (Abdallah-Pretceille et Porcher, 1996): il y a par exemple la culture du pays d’origine et de la société mais également celle de l’individu que nous accueillons, qui possède une culture sociale, une culture éducative, une culture universitaire, une culture professionnelle, une culture sexuelle, dans certains cas, une culture confessionnelle, une culture ethnique autre que la culture nationale, celle-ci étant culture d’adoption, etc. Ainsi notre usager de la langue, ayant dans ses bagages une certaine expérience du monde et de l’autre à partir des valeurs et codes acquis dans sa société, va être amené à évoluer dans une société étrangère où il rencontrera et communiquera avec des individus eux-mêmes marqués, construits par leurs appartenances et par leurs représentations de leur société et de celle des autres qui sous-tendent et déterminent toute communication en contexte endolingue ou exolingue. Un certain nombre d’obstacles se présentent toutefois dans la construction de ces compétences socioculturelles. La plupart d’entre nous (apprenants et enseignants) véhiculons des images préétablies de la culture, de la société et de l’autre, comme nous le faisons quotidiennement avec nos propres concitoyens ne partageant pas les mêmes références sociales et pratiques culturelles: croyances, idées reçues, clichés commodes, comportements convenus et valeurs héritées qui s’apparentent davantage à des certitudes sociales et culturelles sur la “réalité” qui nous entoure. De ce fait, la conception de soi, régie par ces “évidences invisibles” (Carroll, 1987), A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" enferme l’autre dans des représentations unilatérales, figées et monolithiques, le plus souvent héritées des liens historiques et rapports de force politiques ou économiques ayant forgé avec le temps des stéréotypes confortables, des hiérarchies durables, voire immuables, malgré l’évolution des situations respectives. Des entretiens effectués, au sein de notre institution, en début de chaque année universitaire (1998, 1999 et 2000), auprès d’un groupe de vingt à trente “étudiants d’échange” sur leurs représentations de la Suisse, témoignent de la persistance des stéréotypes, partagés, de manière quasi homogène, par des étudiants provenant de différents pays d’Europe: ainsi, les Suisses seraient "propres et disciplinés", mais "distants et conservateurs"; "leurs châlets fleuris avec leurs coucous évoquent une atmosphère paisible, un ilôt d’ordre et de calme", etc. (4). On pourrait penser que le fait d’avoir un accès quotidien à une information démultipliée par les médias et les ouvrages spécialisés, une exposition à d’autres sociétés par les voyages et les échanges, auraient un impact sur leur jugement. Mais il semble que ni la pluralité de l’information, ni la proximité géographique – qui ne signifie pas, de toute évidence, proximité “culturelle” – ni le contact quotidien avec les “réalités” européennes, n’élargissent le “regard” porté sur l’autre. Ces premiers témoignages – un peu navrants, il faut l’avouer – nous ont incités à renouveler les entretiens à mi-parcours, ainsi qu’à la fin du séjour d’étude de nos étudiants, afin d’analyser les effets de l'immersion sur la construction des "compétences culturelles" et sur l’éventuelle transformation de leurs représentations sur le pays d’accueil et ses habitants (Kohler, 2000). La nécessité d’élaborer – pour et avec l’étudiant – , de manière raisonnée et méthodique, des parcours de formation à l’interculturalité, s’est imposée à nous. Conception d’une formation transverse à l’interculturalité: la démarche Étapes préalables: interroger “ses” représentations et “ses” valeurs Aucun enseignant ou formateur n’est préparé par sa seule intuition à cette analyse de la communication interculturelle, quelle que soit son origine, quel que soit son parcours social et individuel, du fait que chacun vit d’une manière plus ou moins dramatisée cette déstabilisation de l’individualité, tant sur le plan physiologique que psychologique et intellectuel, quand il se trouve lui-même confronté à “l’étranger”. D’ailleurs il n’est pas besoin de se trouver immergé dans un pays lointain et exotique pour observer ces réactions de repli ou de rejet vis-à-vis du “différent”. Le brouillage des repères habituels s’applique d’autant plus aux étudiants, du fait qu'ils sont, A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" dès leur arrivée, happés par les contraintes administratives et universitaires, ne disposant ni des moyens ni du temps pour “s’installer” dans le pays d’accueil. Ce processus de déstabilisation peut entraîner des peurs et des résistances qui se traduisent, entre autres, par une crispation linguistique et sociale dans les premiers mois du séjour en immersion. L'accompagnement de l’étudiant à la découverte de son nouvel environnement est donc nécessaire, tout en gardant cependant une certaine vigilance. Nous rejoignons Raymonde Carroll (1987) quand celle-ci nous met en garde: Nous sommes souvent intimidés à l’idée de tenter cette incursion dans l’imaginaire culturel de l’autre, de nous lancer avec confiance dans l’analyse culturelle, parce que nous sommes persuadés, au fond, que cela constitue un acte d’arrogance de notre part. En effet, comment puis-je prétendre comprendre la culture des Japonais ou des Allemands, si je ne peux vraiment comprendre mon voisin, mes parents, mes enfants? L’analyse culturelle n’est pourtant pas un acte d’arrogance, mais bien au contraire un acte d’humilité dans lequel j’essaie de faire abstraction, pour un moment, de ma façon de voir le monde (la seule que j’ai appris à trouver valable) et de la remplacer brièvement par une autre façon de penser ce monde, façon que par définition je ne peux adopter (même si je le voulais), mais dont j’affirme la validité par ce geste. Toutefois, le véritable "acte d’humilité", à nos yeux, réside dans la mise en question de nos propres stéréotypes et préjugés, ceux que nous véhiculons sur une société et sa population, dans le questionnement de nos propres valeurs, croyances et certitudes, que nous reproduisons en toute bonne foi, avant de tenter “cette incursion dans l’imaginaire culturel de l’autre”. Étape centrale: de la décentration vers la construction de nouveaux repères socioculturels Néanmoins, ce premier travail de décentration ne doit pas se cantonner à la seule “introspection”. Les apports conceptuels de l’anthropologie sociale et culturelle nous amènent à prendre la distance nécessaire à l’appréhension de la complexité de l’autre société et culture, ainsi que de la sienne propre. Car la finalité de cette approche est d’acquérir des repères socioculturels en un premier temps et des stratégies d’ajustement en un deuxième temps, en évitant de créer de nouvelles frontières mentales ou d’enfermer commodément l’autre dans des schémas ethnologisants et sociologisants. Dans cette optique, nous intégrons les principes fondamentaux de prise de distance vis-à-vis de sa propre grille de “lecture du texte socioculturel”, dans un canevas de formation constitué en six étapes (Gohard-Radenkovic, 1999): 1. débusquer les croyances individuelles et collectives; A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" 2. mettre à plat les représentations collectives et individuelles sur l’autre culture et ses représentants; 3. observer et repérer les différences en s’aidant d’un grille socio-anthropologique (regrouper les constantes et les variables) 4. décoder et émettre des hypothèses d’interprétation; 5. confronter cette lecture de l’autre société avec une lecture de la sienne propre; 6. décoder et émettre des hypothèses d’interprétation, corrigeant ou complétant les premières analyses. Étape finale: vers une attitude de distanciation et de relativisation par la pluralité des points de vue Notre méthodologie d’analyse des sociétés et cultures s’appuie sur deux approches complémentaires en constante interaction: • une approche in vitro, développant des savoirs catégorisés sur la culture cible (culture patrimoniale, quotidienne, cultivée, sexuelle, générationnelle, etc.) dans une perspective synchronique et éventuellement diachronique, offrant ainsi aux étudiants des entrées diversifiées sur la société à travers des démarches intra- et interculturelles. L’objectif est de constituer un savoir culturel relativisé et pluriel sur le pays d’accueil et sa culture socio-universitaire; • une approche in vivo, développant des savoirs et savoir-faire personnels à travers un parcours de découverte interactive, en envoyant les étudiants confronter leurs représentations, leurs pratiques, leurs modes de vie avec celles de leurs interlocuteurs: contacts, visites, entretiens, questionnaires, enquêtes, interviews dans la rue, au sein de l’université, etc. L’objectif est de développer par jalons chez l’étudiant une autre “lecture” de cette société d’accueil, en confrontant sa perception avec celle de ses interlocuteurs puis de ses camarades de classe. La finalité de ces parcours en points d’interrogation et en hypothèses d’interprétation, sans jamais donner la réponse (car il n’existe pas de réponse univoque mais des réponses possibles), est de viser la transformation du “regard” porté sur sa société et celle des autres par une approche plurielle. Chaque étudiant développera, à sa mesure et à son rythme, un questionnement sur ses représentations, ses pratiques, ses valeurs, à travers son expérience quotidienne de l’étranger dans des situations formelles et informelles. Débat: Limites et apports d'une telle approche Limites La première question soulevée a été de savoir si l’objectif d’un séjour à l’étranger devait obligatoirement entraîner une “volonté” d’adaptation. Je pense que cette attitude dépend des enjeux de chaque individu: on ne peut en effet confondre les motivations d’un touriste de passage avec celle d’un étudiant ou d’un expatrié en situation de mobilité volontaire, ou encore avec celle d’un réfugié politique qui est contraint à l’exil. Chaque situation A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" implique des comportements et des degrés différents d’ajustement. Il s’agit, dans notre cas, de développer des compétences fondamentales et suffisantes pour assurer l’adaptation à court terme et non pas de faire acquérir des stratégies plus complexes en vue d’une insertion ou d’une intégration à long terme. Une autre réserve à ma démarche a été formulée en ces termes: la globalisation économique n’a-t-elle pas entraîné une uniformisation des valeurs et modèles culturels, tels le Mac-Donald, le Coca-cola, la techno, les modes vestimentaires, etc., relayés par les médias américains omniprésents dans le monde? N’existe-t-il pas de fait une culture partagée de manière transculturelle par les générations actuelles? Les pratiques culturelles chez les jeunes n’offriraient-elles pas davantage de similarités que de “différences”? Est-ce que nous n’inventons pas, à travers nos démarches, des différences qui n’existent plus et qui renforcent les préjugés et les cloisonnements? Si cette remarque me paraît justifiée, elle recouvre cependant ce que nous appelons le mythe de la “globalisation”. Tout en étant consciente de ce phénomène et de son impact, j’émets néanmoins quelques doutes: en effet, il suffit de se rendre dans un certain nombre de pays (par ex. en Corée du sud ou en Turquie, où l’influence occidentale, américanisée, est certes visible dans les pratiques quotidiennes) pour s’apercevoir qu’il existe – avec le temps – des pratiques d’appropriation, puis de détournement de ces objets et des valeurs qui les symbolisent selon les appartenances sociales ou ethniques (observées par N’Diaye pour le Sénégal vis-à-vis des usages des médias, 1984). Ainsi, dans certaines sociétés (par exemple, des pays du Proche et Moyen-Orient), il m’est arrivé de percevoir, après des périodes d’appropriation “euphoriques” et indifférenciées, des pratiques d’abandon qui, dans certains contextes, s’apparenteraient fort à des pratiques de résistance (cf. Bertrand et Bordat, 1989). Ces pratiques “transculturelles”, évoquées plus haut, vont différer dans l’appropriation en évoluant d’une autre manière et prendre de nouvelles formes sociales rendant le produit d’origine et surtout ses usages méconnaissables. Parce qu’étroitement liées à une culture de masse et de médiatisation internationale, ces pratiques vont constituer une culture minimale transverse pour certaines couches sociales et générationnelles. En d’autres termes, après avoir constitué les signes distinctifs d’un groupe social donné, à un moment donné, elles seront détournées ou abandonnées et pourront devenir, de par leur inflation même, un signe de stigmatisation sociale pour les individus et les groupes sociaux qui les font perdurer. A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" Les autres risques évoqués de telles approches anthropologiques appliquées à l’éducation des individus en situation d’immersion, sont de plusieurs ordres: la construction de nouvelles représentations tout aussi enfermantes que celles héritées et reproduites inconsciemment, pouvant conforter le sentiment d’appartenir au “bon côté” avec de “vraies valeurs” et engendrer de nouveaux clivages s’appuyant sur de nouvelles hiérarchisations des sociétés et des individus; • l’interprétation renouvelée mais unilatérale des “différences” stigmatisant les “autres” dans leurs spécificités “ethnologisantes” et gommant du coup les similarités, le partage de valeurs et de pratiques sociales qui pourraient être un facteur de rapprochement et de compréhension au sein d’une même génération, au-delà des frontières géopolitiques et socioculturelles. • Apports Quels sont les indices permettant de savoir si les étudiants se sont approprié ces savoir-dire, ces savoir-faire, ces “savoir-être”, ces “savoir s’adapter” nécessaires à la compréhension de leur environnement et à la réussite de leur séjour d’étude? Quels sont les indices permettant de détecter des changements de perception du pays d’accueil? Et en quoi ces changements participent-ils à la construction d’une compétence de communication? Nous avons abordé cette question dans un article (Gohard-Radenkovic, 2000) dans lequel nous proposions des modalités d’évaluation des compétences linguistiques et culturelles acquises (ou non) par nos étudiants, à travers leur expérience et une réflexion menée sur cette expérience, tout en reconnaissant les limites de cette évaluation, qui reste malgré tout ancrée dans un environnement académique. Les apports de tels parcours de sensibilisation à l’interculturel sont néanmoins identifiables à travers les enquêtes menées, chaque année, à des intervalles réguliers du séjour, auprès d’un même groupe d’étudiants Erasmus. Il en ressort que les pratiques de la langue, accompagnées de cette réflexion socioculturelle, ont progressé parfois de manière spectaculaire. Certains étudiants, bloqués dans leur expression ou prise de parole (parce qu’ils avaient “peur de faire des fautes” ou “peur d’être jugés” ou encore parce qu’ils ne comprenaient pas les réactions des Suisses), ont pris des risques, tâchant de développer des stratégies d’explicitation ou de compensation devant les difficultés – et donc de dédramatisation – face à leurs propres incompréhensions ou à celles de leurs interlocuteurs francophones; D’autres ont souligné la nécessité de comprendre tant le contexte universitaire que le contexte socioculturel, avec les pratiques, règles et codifications cachées, afin de développer les pratiques discursives et comportementales adéquates lors des diverses situations de communication A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" rencontrées (cours, examens, entretiens avec les professeurs, contacts avec les pairs, etc.). Des pratiques d’appropriation ont été observées à travers l’expérience quotidienne de la diversité: des emprunts, tant culturels que linguistiques, à la société environnante, qui leur paraissait de moins en moins une énigme infranchissable ou une menace à leurs habitudes, enrichissaient du coup l’individu durant son séjour en immersion et dans la perception relationnelle de ses interlocuteurs. Enfin, une enquête récente (Kohler, 2000) indique nettement une évolution dans la conception de la langue au fur et à mesure du séjour des étudiants. Centrés au début sur leur performance linguistique à des fins pragmatiques (réussir les examens), les étudiants interrogés ont découvert la possibilité d’entrer en contact avec les autres, natifs ou non natifs, en diversifiant leurs stratégies de communication. Ils sont passés progressivement d’une conception instrumentale à une conception intégrative de la langue, c’està-dire comme moyen de partager des valeurs, d’échanger leurs points de vue, de confronter leurs expériences, d’avoir recours à l’autre pour contourner les difficultés, de découvrir et comprendre leur environnement, d’entrer peu à peu dans cette culture implicite partagée par les autochtones, etc. Leurs interlocuteurs étrangers ont en quelque sorte “pris corps” à travers cet exil temporaire et sont devenus l’objet central de leur expérience. De même que tout apprenant de langue étrangère se trouve, à un moment de son parcours, dans une situation “d’interlangue”, entre deux systèmes discursifs et deux systèmes de pensée, on pourrait voir ici les indices d’un processus similaire d’acculturation “bricolée”(selon la métaphore de LéviStrauss, 1962), c’est-à-dire la construction d’une identité de transition, entre deux sociétés et leurs cultures, grâce à cette expérience concentrée du social, du culturel, du relationnel, de l’académique, du professionnel, etc., qui a été vécue sur le mode de la confrontation, de l’interrogation et de la réflexion. Conclusion en points d’interrogation Les réticences observées par rapport à l’anthropologie appliquée, que ce soit dans le champ éducatif ou dans d’autres champs d’intervention (médical, technique, etc.), ont leurs raisons et leur histoire, parce qu’elles se souviennent des idéologies cachées (marxiste, capitaliste, néocolonialiste...) qui n’osaient pas dire leur nom (Bastide, 1971). Mais devons-nous renoncer pour autant à cette sensibilisation à l’interculturalité, à l’élaboration interactive d’une théorie de la A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" connaissance de soi et de l’autre, qui possède, il est vrai, ses forces et ses faiblesses? Comment résister aux représentations négatives, voire aux courants xénophobes, autrement que par des voeux pieux ou des discours de bonne volonté? Doit-on en d’autres termes baisser les bras? Ne sommes-nous pas justement, de par notre fonction d’éducateurs, les médiateurs indispensables, pour construire avec ces candidats à la mobilité volontaire, une nouvelle “culture générale en perpétuel questionnement”, en s’appuyant sur l’anthropologie culturelle, qui a investi non seulement notre rapport au quotidien et au social mais qui a, aussi, profondément transformé notre perception de l’altérité, tout en ne cessant de l’interroger? Notes (1) Cet article reprend l'essentiel de l'exposé présenté lors du Samedi du CMIEBP du 27 mars 1999 à Paris. J'y ai inséré et discuté un certain nombre de remarques et de réserves qui ont été émises lors du débat qui a suivi ma présentation. Le texte actuel est le résultat d'une réflexion intégrant, avec le temps, de nouvelles données et de nouvelles lectures, qui débordent le cadre de cette rencontre. (2) Je me réfère aux concepts et outils de l’anthropologie culturelle de Bourdieu et à ceux de l'ethnométhodologie du Collège de Palo Alto, avec les travaux de Goffman, Hall, Bateson (cf. Winkin, 1981). (3) Les programmes de langue destinés aux étudiants non francophones, proposant des parcours de découverte de l’environnement socioculturel helvétique, s’inscrivent dans une démarche modulaire (soit la construction d’un parcours de formation individualisé où l’étudiant choisit ses cours en fonction de ses besoins et de ses disponibilités, la langue n’étant pas sa discipline principale). Cette nouvelle conception didactique a été mise en oeuvre au sein de l’Unité du Français langue étrangère depuis 1998 et a été élaborée en réponse à la promotion d'une politique bi-trilingue de l’Université de Fribourg. (4) Ce qui n’est pas sans rappeler l’image d’Epinal de ce pays, entretenue, depuis le 19e siècle, par les voisins européens et par les Suisses eux-mêmes, qu'André Reszler dénonce et démythifie dans son essai (1986). Références bibliographiques ABDALLAH-PRETCEILLE, M. et PORCHER, L. 1996. Éducation et communication interculturelle. Paris: PUF-Éducateur. BASTIDE, R. 1971. Anthropologie appliquée. Paris: Stock (2ème éd., 1998). BERTRAND, C.-J. et BORDAT, F. 1989. Les médias américains. Paris: Belin. BOURDIEU, P. 1998. La domination masculine. Paris: Seuil. BOURDIEU, P. 1979. “Le capital culturel”, Actes de la recherche en sciences sociales n° 30. A. Gohard-Radenkovic, L'étudiant étranger et ses "compétences culturelles" CARROLL, R. 1987. Les évidences invisiblesµ. Paris: Seuil. GOHARD-RADENKOVIC, A. 1999. Communiquer en langue étrangère. De compétences culturelles vers des compétences linguistiques. Berne: Peter Lang. GOHARD-RADENKOVIC, A. 2000. “Comment évaluer les compétences socioculturelles de l’étudiant en situation de mobilité?”, Dialogues et cultures n° 44, Paris: Fédération internationale des professeurs de français (FIPF). —. sous presse. “La culture universitaire comme culture en soi”, Savoirs et enjeux de l’interculturel, (Actes du IXe congrès de l’ARIC, Association pour la recherche interculturelle, 30 juin-3 juillet 1999). KOHLER, P. 2000. Analyse des effets du séjour d’études sur la construction des compétences en langue(s) de l’étudiant en situation d’immersion dans un contexte bilingue. Mémoire de DEA en Didactique du FLE (sous la codirection de HOLTZER, G. et de GOHARD-RADENKOVIC, A.), Besançon: Université de Franche-Comté. LÉVI-STRAUSS, C. 1962. La pensée sauvage. Paris: Plon. N’DIAYE, C. 1984. Gens de sable. Paris: P.O.L. Ed. OLIVIERI, C. (coord.). 1993. "Certifications linguistiques en Europe", Les Cahiers de l’ASDIFLE n° 5, Actes des 11e et 12e Rencontres, Paris-Berlin. PORCHER, L. 1987. Champs de signes. États de la diffusion du Français langue étrangère. Paris: Crédif/Didier. RESZLER, A. 1986. Mythes et identité de la Suisse. Lausanne: Georg Ed. TODOROV, T. 1991. Les morales de l’histoire. Paris: Grasset et Fasquelle, Hachette. WINKIN, Y. (textes recueillis et présentés par). 1981. La nouvelle communication (avec BATESON, G., BIRDWHISTELL, R., GOFFMAN, E., HALL, E.T., JACKSON, D., SCHLEFEN, A., SIGMAN, S. et WATZLAWICK, P.). Paris: Seuil.