Robert Brisart, la no ready-made theory

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À paraître dans R. Brisart et Ch. Gauvry (éds.), Perception et concept. Le conceptualisme en question, Bruxelles, Ousia, prév. 2016. Robert Brisart, la no ready-made theory
A. Dewalque, B. Leclercq, D. Seron
Robert Brisart (1953-2015) est décédé inopinément au cours de la préparation de ce volume. Figure
majeure de la recherche phénoménologique dans le domaine francophone, il avait notamment consacré
ces dernières années à élaborer une analyse de la perception dans le cadre d’une théorie anti-réaliste
de l’intentionnalité. Ayant fait d’un « constructivisme » conceptualiste son véritable cheval de bataille,
il était devenu un ardent défenseur de la thèse d’après laquelle il n’y a pas de percept sans concept.
Plus exactement, il soutenait que ce qui est perçu est intégralement déterminé conceptuellement. Sans
entrer dans le détail, nous souhaiterions lui rendre hommage en épinglant ici quelques aspects saillants
de sa théorie et en lui donnant la place qui lui revient dans les débats contemporains autour des
contenus perceptifs.
Intentionnalité, sens, référence
L’origine de la position défendue par Robert Brisart remonte au problème de l’intentionnalité – et des
objets intentionnels – qui avait refait surface dans l’école de Brentano. Plus exactement, elle remonte à
une certaine interprétation de ce problème qui est d’abord apparue sur le terrain des recherches
husserliennes. Dans les Ideen I (1913), Husserl avait introduit la notion de « noème perceptif » pour
rendre compte du contenu intentionnel des actes de perception. Or, à la question de savoir ce qu’est au
juste le noème, on ne peut vraisemblablement répondre, ni qu’il s’agit d’une « composante réelle » ou
psychologique de l’acte perceptif, ni qu’il s’agit d’une entité qui se trouve dans le monde. Il semble
qu’un troisième terme soit nécessaire. De façon importante, c’est précisément à un constat similaire
qu’avait abouti Frege dans Der Gedanke (1918), en essayant de clarifier le statut du contenu de pensée
auquel nous nous rapportons dans les actes de signification. Le « sens » prédicatif ou la « pensée »,
concluait Frege, n’est assimilable ni aux choses extérieures, ni aux représentations qui se trouvent
« dans l’esprit ». D’où sa thèse célèbre : « Un troisième royaume doit être reconnu » 1. Comme l’a
suggéré Dagfinn Føllesdal (1969), une manière de comprendre la notion husserlienne de « noème »
consiste justement à la rapprocher du Sinn frégéen. C’est là une première thèse à laquelle souscrivait
1
. G. Frege, « Der Gedanke » (1918), dans Kleine Schriften, Hildesheim, Olms, 21990, p. 353 ; trad. fr. J.
Benoist, « La pensée », dans B. Ambroise et S. Laugier (éds.), Philosophie du langage, vol. 1 : Signification,
vérité et réalité, Paris, Vrin, 2009, p. 108.
Robert Brisart : (1) le noème ne serait rien d’autre qu’une « entité intensionnelle » (avec s), une
« généralisation de la notion de signification » à tous les types d’actes 2.
Cette thèse est emblématique des « lectures frégéennes » de la phénoménologie 3. Fait remarquable,
dans cette optique, (2) le problème de l’intentionnalité se trouve inévitablement lié à ce qu’on a
appelé, après Quine (1960), l’ « opacité référentielle » des contextes intensionnels. Les attitudes
intentionnelles – croire, désirer, espérer, craindre, etc. – ne sont pas des attitudes dans lesquelles le
sujet se rapporte à des objets réels, mais des attitudes dans lesquelles il se rapporte à des « objets en
tant que (tels ou tels) », à des « objets-dans-le-comment-de-leur-détermination ». Cette dimension
sémantique des attitudes intentionnelles a pour conséquence notable l’ « échec » (failure) des règles
valables en contexte extensionnel, comme la généralisation existentielle, la substituabilité de termes
singuliers co-référentiels, etc.4. Tirant la leçon de Quine, Robert Brisart soutenait en ce sens que les
objets intentionnels sont le résultat d’une construction, dans la mesure où ils sont toujours identifiés
par un ensemble de déterminations sémantiques.
Comme on sait, l’interprétation frégéenne du noème a vu le jour dans le contexte d’un débat sur les
noèmes perceptifs. Aussi le noème perceptif est-il lui aussi conçu, dans cette perspective, comme une
entité essentiellement sémantique. En se référant à la théorie proposée par Husserl dans la sixième
Recherche logique, on pourrait dire que même l’intuition est le remplissement d’actes signitifs. Ou
encore, la perception est elle-même structurée par des actes intentionnels de signification (Ideen I).
Cela ne signifie toutefois pas qu’on puisse attribuer à Husserl une position uniformément
conceptualiste. Selon Robert Brisart, (3) il y a plutôt un hiatus entre la position des Recherches
logiques (1901), qui séparaient encore intuition et signification – étant trop conciliantes à l’égard du
réalisme –, et les Ideen I, où le tournant transcendantal a permis de reconnaître que tout est sens.
Enfin, une autre thèse majeure de la théorie proposée par Robert Brisart est que (4) le sens noématique
n’est pas de nature mentale, mais de nature linguistique. Historiquement, c’est certainement la lecture
de Bolzano qui a conduit Husserl à admettre l’idéalité du sens et son irréductibilité à la réalité
psychique. L’idéalité du sens, estimait Robert Brisart, constitue toutefois un mythe – le « mythe de la
signification » – qui a été combattu à juste titre par Quine. Ce qui manquait encore à Bolzano et à
Husserl, en somme, c’était de rejeter ce mythe pour reconnaître que l’idéalité du sens n’est en fait rien
d’autre que l’usage linguistique partagé. Partant, tout est sens, cela veut dire, tout aussi bien, tout est
2
. C’est la première des douze thèses avancées par D. Føllesdal, « Husserl’s notion of noema », The Journal of
Philosophy 66 (1969), p. 680-687 : « The noema is an intensional entity, a generalization of the notion of
meaning (Sinn, Bedeutung) ».
3
. Cf. D. Fisette, Lecture frégéenne de la phénoménologie, Combas, L’éclat, 1994.
4
. W. Quine, Word and Object, New York-London, Willey & Sons/Massachusetts Institute of Technology,
1960 ; trad. fr. J. Dopp et G. Gochet, Le Mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977, § 31, p. 218.
langage. S’agissant des objets intentionnels, on peut dire qu’ils sont caractérisés par des traits
définitoires et sont donc connus par description, de dicto. Leur identité est fixée dans le langage et par
le langage. En un sens, la perception est encore du langage. L’appartenance à une communauté
linguistique permet d’avoir des noèmes communs, y compris des noèmes perceptifs communs. Aussi,
affirmait Robert Brisart, est-ce uniquement dans la mesure où nous utilisons le même langage que
nous voyons les mêmes choses, car les objets perçus sont tout entiers constitués à partir de
déterminations linguistiques :
Où que mes yeux me portent, il n’y a de perception des choses que si, en même temps, des mots me viennent à
l’esprit pour les identifier. Du bureau où je suis à l’instant, je peux avoir le regard fixé sur le fond de mon jardin sans
que rien ne s’en détache précisément […]. Mais que quelque chose […] détourne mon attention, en se détachant du
fond que je continue d’avoir sous les yeux, alors ma perception interrompt le cours de mes pensées par d’autres mots,
d’autres bouts de phrases ou parfois même d’autres phrases plus complètes comme : « tient, un chat ! », « le bel
oiseau ! », « le vent se lève, il va y avoir de l’orage, il faut rentrer les chaises ! », etc. Il me semble totalement inexact
de dire que ce langage ne fait qu’accompagner accessoirement mon expérience perceptive, ou qu’il se borne à
l’exprimer sans en être partie prenante. Au contraire, il la façonne de part en part ; il réalise chacune de ses propres
identifications de choses ou d’états-de-choses, de telle façon que le regard ne se pose que sur ce que les mots et leur
sens sont susceptibles d’ériger en objets ou propriétés d’objets 5.
La critique du « mythe du donné »
La théorie esquissée ci-dessus est certainement une forme de conceptualisme ou d’idéalisme
linguistique. Robert Brisart l’a baptisée la no ready-made theory. Comme son nom l’indique, celle-ci
se comprend aussi – et peut-être avant tout – comme une réaction critique face à certaines conceptions
jugées intenables. C’est ainsi à dénoncer le « mythe des objets » et surtout ce que l’on appelle, depuis
Sellars, le « mythe du donné », que s’est employé Robert Brisart, en s’inscrivant dans une tradition qui
va de Kant et des néokantiens à Quine et Goodman. D’après le constructivisme conceptualiste, en
effet, il n’y a rien de « donné », de « tout fait », aucun objet ready-made, pourvu de déterminations et
attendant d’être appréhendé.
La critique du mythe du donné comporte de nombreuses facettes. Dans l’article que l’on a cité
précédemment, Robert Brisart l’a appliquée à la notion d’expérience anté-prédicative. D’abord,
affirme-t-il, (1) la notion d’expérience anté-prédicative est ambiguë et peut s’entendre en deux sens
distincts, le sens traditionnel et le sens révisé. Au sens traditionnel, on entend par expérience antéprédicative une expérience vierge de détermination sémantique ou conceptuelle, soit une expérience
possédant un contenu non conceptuel ou structurée par des « synthèses passives ». Celles-ci dénotent
alors une organisation qui s’opère à même le matériau sensoriel ou hylétique (au sens de Husserl), et
5
. R. Brisart, « L’expérience perceptive et son passif. A propos des sensations dans le constructivisme de
Husserl », in Philosophie 119 (2013), p. 57.
qui ne doit rien à l’activation des capacités conceptuelles du sujet, donc qui ne dépend pas de la
capacité du sujet à saisir le perçu en tant que F, G, etc. Au sens révisé, la soi-disant expérience antéprédicative désigne plutot une expérience caractérisée par une certaine dimension de passivité ou,
selon une expression chère à Robert Brisart, une expérience qui « a un passif » au sens économique du
terme. L’idée est que l’expérience est redevable de sa structure et de son contenu à autre chose qu’ellemême.
Naturellement, ces deux acceptions de l’expression « expérience anté-prédicative » ne sont pas
équivalentes. La seconde thèse avancée par Robert Brisart est que (2) seule l’expérience antéprédicative au sens révisé a sa place dans une théorie conceptualiste ou constructiviste de la
perception. L’expérience anté-prédicative au sens traditionnel, affirme-t-il, est un non-sens, une
absurdité. Il n’existe rien de tel, car il n’existe pas de contenu non conceptuel ou de synthèses passives
au sens indiqué plus haut. Au mieux, la matière hylétique de l’expérience sensible fournit-elle, comme
le disait Føllesdal, les « conditions-limites » de l’activité noétique : si elle laisse place à de
nombreuses interprétations, l’expérience ne se prête néanmoins pas à n’importe quel sens. De ce point
de vue, adopter la no ready-made theory revient à rejeter purement et simplement l’existence d’une
organisation non conceptuelle du perçu. En revanche, poursuit Robert Brisart, la passivité au sens
révisé est non seulement acceptable dans un cadre constructiviste, mais nécessaire. Comprise en ce
sens, la notion permet de capturer un aspect fondamental de la perception, à savoir le fait qu’elle est
traversée de part en part par des déterminations sémantiques.
Enfin, sur un plan plus exégétique, Robert Brisart soutient que (3) la position de Husserl est
parfaitement conciliable avec la notion d’expérience anté-prédicative au sens révisé. Il en ressort une
interprétation constructiviste (et plus spécifiquement conceptualiste) de Husserl, qui contraste avec la
plupart des autres lectures proposées jusqu’ici et le rapproche singulièrement des néokantiens. Toutes
les structures prétendument passives dont il est question chez Husserl (synthèses de similitude,
d’identification, saillances perceptives, etc.) ne sont elles-mêmes rendues possibles, affirme Robert
Brisart, que par la possession de concepts, la possibilité de nommer, etc. En somme, s’il y a un passif
dans la perception, c’est celui dont la perception est redevable à l’égard du sens linguistique.
Bibliographie sélective
R. Brisart, « La découverte des processus signitifs dans la première œuvre mathématique de Husserl (18871891) », in J. Benoist, R. Brisart et J. English, Liminaires phénoménologiques. Le développement de
la théorie de la signification chez Husserl, Publications des FUSL, Bruxelles, 1998, pp. 9-62.
— « Husserl et Bolzano: le lien sémantique», in Recherches husserliennes, 2002 (vol. 18), pp. 3–29.
— « La logique de Husserl à l'épreuve du néokantisme marbourgeois: la Recension de Natorp », in
Phänomenologische Forschungen, 2002, pp. 183-204.
— « Le problème de l’abstraction en mathématique: l'écart initial de Husserl par rapport à Frege entre 1891
et 1894 », in R. Brisart ed., Husserl et Frege. Les ambiguïtés de l'antipsychologisme, Paris, Vrin,
2002, pp. 13-47.
— « Le général et l’abstrait : sur la maturation des Recherches logiques de Husserl », in D. Fisette et S.
Lapointe eds., Aux origines de la phénoménologie. Husserl et le contexte des Recherches logiques,
Paris/Sainte-Foy, Vrin/Presses de l'Université Laval, 2003, pp. 21-40.
— « La théorie de l'objet dans les Recherches logiques de Husserl », in J. Benoist et J.F. Courtine eds.,
Husserl, La représentation vide suivi de Les Recherches logiques, une oeuvre de percée, Paris, PUF,
2003, pp.125-139.
— « La théorie des assomptions chez le jeune Husserl », in Philosophiques, 2009 (vol. 36/2), pp. 399-425.
— « Perception, sens et vérité : la phénoménologie à l’épreuve de l’opacité référentielle », in Topos. To the
150th anniversary of. E. Husserl, 2009 (vol. 22/2-3), pp. 33-47.
— « Husserl et le mythe des objets », in Philosophie, 2011 (vol. 111), pp. 26-51.
— « Husserl et l'affaire des démonstratifs », in Revue philosophique de Louvain, 2011 (vol. 109/2), pp.
245-269.
— « Husserl et la no ready-made theory : la phénoménologie dans la tradition constructiviste », in Bulletin
d'Analyse Phénoménologique, 2011 (vol. 7), pp. 3-36.
— « L’expérience perceptive et son passif. A propos des sensations dans le constructivisme de Husserl »,
in Philosophie 119 (2013), pp. 33-63.
— « Posits and reality in Husserl. About transcendantal ontological economy », in B. Leclercq, S. Richard
et D. Seron eds., Objects and pseudo-objects. Ontological deserts and jungles from Brentano to
Carnap, Boston/Berlin, de Gruyter, 2015, pp. 51-81.
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