INTRODUCTION Par sa date et par ses thèmes, cette méditation de Husserl appartient au dernier groupe d’écrits rassemblés autour de Die Krisis &r europailrhen Wixsenschaften und die tranxxenahta/e Phünomenologie (I). Elle y est fortement enracinée et, dans cette mesure, son originalité risque de n’être pas immédiatement apparente. Si L’Origine & Za Géométrie se distingue de la Krisis..., ce n’est pas en vertu de la nouveauté de ses descriptions. Presque tous les motifs en sont déjà présents dans d’autres recherches, qu’eues lui soient largement antérieures ou à peu près contemporaines. I1 s’agit en effet, ici encore, du statut des objets idéaux de la science - dont la géométrie est un exemple -, de leur production par actes d’identification du (( même », de la constitution de l’exactitude par idéalisation et passage à la limite à partir des matériaux sensibles, finis et préscientifiques du monde de la vie. Il s’agit ici encore des conditions de possibilité, solidaires et concrètes, de ces objets idéaux : le langage, l’intersubjectivité, le monde, comme unité d’un sol et d’un horizon. Enfin, les techniques de la description phénoménologique, notamment celle des diverses réductions, sont toujours mises en œuvre. Moins que jamais leur validité et leur fécondité ne paraissent entamées aux yeux de Husserl. Au premier abord, L‘Origize de la Géométrie ne se distingue pas davantage par le double faisceau de critiques qu’on y voit dirigées, ( I ) Husscrlianu, Band V I, Hcrausgcgeben von Walter Biemel, M. Nijhoff, La Haye, 1954. Nous la désignerons en référence par la lettre K . 4 L‘ORIGINE D E L A GÉOMÉTRIE d’une part contre une certaine irresponsabilité techniciste et objectiviste dans la pratique de la science et de la philosophie; d’autre part, contre un historicisme aveuglé par le culte empiriste du fait et la présomption causaliste. Les premières critiques étaient au point de départ de Logique formelle e t logique transcendantaie, des Ilfkditarions cartésiennes et de la Krisis ... Les secondes étaient apparues beaucoup plus tôt, dans les Recherches l o g i p s , dans La philosophie comme science rigoureuse dont elles étaient la préoccupation essentielle, et dans les Idées... I. La réduction, sinon la condamnation, du génétisme historiciste a toujours été solidaire de celle du psychogénétisme; et quand une certaine historicité est devenue thème pour la phénoménologie, malgré le pris de bien des difficultés, il ne sera jamais question de revenir sur ce procès. Mais jamais les deux dénonciations de l’historicisme et de l’objectivisme n’avaient été si organiquement unies que dans L‘Origine de fa Géométrie, où elles procèdent d’un même élan et s’entraînent mutuellement tout au long d’un itinéraire dont l’allure est parfois dtconcertante (I). O r la singularité dc notre texte tient à ce que la conjonction de deux refus classiques et éprouvés suscite un dessein inédit : mettre au jour, d‘une part, un nouveau type ou une nouvelle profondeur de l’historicité, et déterminer d’autre part, corrélativement, les instruments nouveaux et la direction originaie de la réflexion historique. L’historicité des objectités idéales, c’est-à-dire leur origine et leur tradition - au sens ambigu de ce mot qui enveloppe à la fois le mouvement de la transmission et la perdurance de l’héritage obéit à des règles insolites, qui ne sont ni celles des enchaînements factices de l’histoire empirique, ni celles d‘un enrichissement idéal ( I ) Ces pages de Husserl, d’abord écrites pour soi, ont en effet le rythme d’une pensée qui se cherche plutôt qu’elle ne s’expose. Mais ici la discontinuité apparente tient aussi à une méthode toujours régressive, qui choisit ses interruptions et multiplie les retours vers son commencement pour le ressaisir chaque fois dans une lurniCre recurrente. IATTRODUCTION I et anhistorique. La naissance et .le devenir de la science doivent donc être accessibles à une intuition historique d’un style inouï, où la réactivation intentionnelle du sens devrait précéder et conditionner -en droit -la détermination empirique du fait. Dans leur irréductible originalité, l’historicité de la science et la réflexion qu’elle appelle, la Geschicbtlichkeit et l’Historie (I), ont des conditions aprioriques communes. Aux yeux de Husserl, leur dévoilement est principiellement possible et devrait nous amener à reconsidérer dans leur plus large extension les problèmes de l’historicité universelle. Autrement dit, la possibilité de quelque chose comme une histoire de la science impose une relecture et un réveil du (( sens n de l’histoire en général : son sen$ phénoménologique se confondra en dernière instance avec son sens téléologique. De ces possibilités de principe, Husserl tente de faire i u l’épreuve singulière - à propos de la géométrie - et d’y déchiffrer la prescription d’une tâche générale. Comme la plupart des textes husserliens, L’Origine de la Géométrie a une valeur à la fois programmatique et exemplaire. La lecture doit donc en être marquée par cette conscience d’exemple propre à toute attention éidétique, et se régler sur le pôle de cette tâche infinie à partir de laquelle seule une phénoménologie peut ouvrir son chemin. Dans l’introduction que nous alions maintenant tenter, notre seule ambition sera de reconnaître et de situer, en ce texte, une étape de la pensée husserlienne, avec ses présuppositions et son inachèvement propres. Ultime en fait, ce moment, du radicalisme husserlien ne l’est peutêtre pas en droit. Husserl semble en convenir à plusieurs reprises. C’est donc de son intention même que nous essaierons toujours de nous inspirer, lors même que nous nous attacherons à certaines difficultés. ( I ) Dans notre traduction, nous ne signalerons entre parenthéses la distinction entre Historie et Gcschichte que lorsqu’eiie répond à une intention explicite de Husserl, ce qui n’est pas, il s’en faut, toujours le cas.