Frédéric Tremblay - Concours Philosopher

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POUR UNE MORALE DU MOUVEMENT
«J'ai besoin du vide pour marcher sur le fil
Ce qui me soutient c'est le vide
Sans lui le fil est inutile.»
Groove Grave, Loco Locass
DIALECTIQUE DE L’HOMME ET DE L’ABIME. L’Homme regarde l’Abîme, qui regarde l’Homme.
C’est une tentative de plénitude qui regarde une tentative de vide. L’Homme fronce les sourcils
en guise de défi; l’Abîme fonce son obscurité en guise de réponse. Un fil est suspendu au-dessus
du gouffre, un fil de fer ténu qu’il doit emprunter pour se rendre de l’autre côté. Il le tâte du
pied, il hésite, il retire son pied. L’Homme dit à l’Abîme : «Je passerai par-dessus toi.» L’Abîme
dit à l’Homme : «Fais-le si tu l’oses.» L’Homme tente de tout son être de percer les secrets de
l’Abîme, mais il ne le comprend pas, il se perd dans ses ombres, et il tremble. L’Abîme comme
un miroir, dans sa relation agonistique avec l’Homme, le perce en retour, et le comprend
parfaitement. Il lit dans les yeux de l’homme et dans ses lèvres muettes, il voit son tremblement
pour ce qu’il est, et il rit. Car l’Homme a peur, et l’Abîme se creuse encore plus. Plus l’Homme
est incertain, plus l’Abîme enfle; plus son vide devient infini, et moins le fil de fer semble tentant
à l’Homme. Il est là, immobile, apeuré. Il réfléchit. Moment philosophique par excellence.
L’HOMME COMME FUNAMBULE-PHILOSOPHE. Ce qu’est l’Homme : l’image de l’humanité
soumise toujours à deux choix, à deux possibilités : faire ou ne pas faire, être ou ne pas être. Le
funambulisme comme art de vivre constamment au-dessus du vide, au risque d’y tomber, c’est
ce qu’expérimente quotidiennement tout être humain. Ou à défaut de vivre toujours au-dessus,
il vit toujours devant. Soit il s’aventure sur le fil, soit il reste au bord du gouffre. Ce qu’est
l’Abîme : le risque, le danger, l’inconnu et l’inconnaissable, ce qui déclenche nécessairement la
peur de qui le regarde. Image de l’ombre de la vie, de la souffrance, de la mort – imaginées. Ce
qu’est le fil : l’infime chance de réussite de l’Homme, la minime possibilité qu’il a de passer d’un
bord à l’autre de l’Abîme, du bord qu’il veut fuir au bord qu’il veut atteindre. Plus le fil est large,
plus la peur diminue. Aurait-il un pont pour traverser, il n’aurait pas peur du tout. Mais plus
souvent il se trouve face à un fil si ténu qu’il hésite interminablement à y poser le pied.
FACILITÉ DE RÉGLER LA QUESTION DE LA PEUR IMMOBILE. Il n’y a pas d’intérêt à disserter
longuement sur l’homme qui regarde l’abîme, et qui s’en effraie. On pourrait effectivement
analyser les mécanismes de sa peur, les différentes réactions en chaîne psychologiques et
physiologiques qui le portent à ressentir un sentiment d’effroi d’une si humaine ampleur. Mais
nous ferions là œuvre d’observateur – nous voulons faire plus – nous voulons faire œuvre de
philosophe. C’est pourquoi à cette question de la peur immobile, pour la régler facilement, nous
dirons : si l’homme ne peut supporter cette peur, si elle mine sa vie, il peut y trouver un remède
facile en reculant, en se soustrayant à la vue du gouffre. La peur disparaît aussitôt.
HÉSITATION ET MOUVEMENT. Nous nous concentrerons plutôt sur l’homme qui assume cette
vision. Sur l’homme qui hésite, qui considère encore l’option du fil. En ce sens c’est la question
de la peur mobile qu’il faut se poser : y ira-t-il, n’y ira-t-il pas? Cet homme hésitant est l’homme
qui accepte de vivre. Il se trouve à un moment charnière; il frôle un point de bascule. Il laisse la
peur l’inonder et atteindre un paroxysme. Agira-t-il ou n’agira-t-il pas? S’il succombe à la peur et
veut s’en débarrasser, il recule. S’il résiste à la peur et accepte de la porter, il avance. Soit il
laisse la peur le prendre et s’emparer de lui; soit il prend la peur et il s’empare d’elle. La peur,
quand elle nous prend, nous fait reculer, donc. Ce que nous prend la peur, c’est le mouvement.
Le mouvement comme question philosophique et rationnelle? Décortiquons-le.
LA PEUR EST TOUJOURS PEUR DE L’INCONNU. Nous ne ressasserons pas l’affirmation
éternellement incomprise : savoir c’est pouvoir. Mais pour comprendre la question de la peur, il
faut bien affirmer quelque chose de semblable. L’Homme qui regarde l’Abîme craint d’y tomber,
parce qu’il n’en voit pas le fond. La peur du noir n’a pas d’autre explication. Ce que nous
pouvons craindre de la vie, ce sont les imprévus qu’elle rend obligés; car la vie est aléatoire.
Savoir ce que nous allons vivre, pouvoir le prévoir à la perfection, c’est nécessairement le
contrôler et avoir l’assurance de le surpasser : c’est dompter la peur de la plus efficace façon.
Mais comme nous ne pouvons ni tout savoir, ni tout prévoir, la peur est le pendant logique de la
vie.
LA PEUR EST CELLE D’UN TEMPS INCONNU. Pour l’exemple de la peur du noir et du gouffre,
nous avons été admirablement bien servis par notre théorie. Cependant on peut facilement y
faire objection. On nous dirait par exemple, assez intelligemment : verrait-on le fond de l’abîme,
on pourrait avoir peur de s’y écraser aussi. On nous dirait aussi : on peut avoir peur des
araignées, on peut avoir peur des hauteurs, on peut avoir peur, que sais-je! de se couper avec
une feuille de papier. Ce sont toutes des peurs attachées à des objets connus, et qui naissent de
ces mêmes objets connus. Ce que nous disons alors, c’est que nous n’avons pas peur de l’objet,
mais d’un temps lié à l’objet, d’un temps inconnu : nécessairement le futur. Nous ne craignons
pas les araignées : nous craignons d’en toucher une plus tard. Nous ne craignons pas les
hauteurs : nous craignons d’en tomber. Nous ne craignons pas de nous couper, maintenant : si
nous avons une feuille entre les mains, nous craignons qu’éventuellement, elle ne nous blesse
un doigt. Et l’Homme en face de l’Abîme ne craint pas l’Abîme s’il ne s’y aventure pas : il le craint
au futur, et à la simple condition de s’y avancer. Il craint le futur inconnu et inconnaissable.
LA PEUR ÉCHAPPE À LA RATIONALITÉ. Qu’on succombe à la peur, elle nous prend le
mouvement, l’essai, la tentative. Qu’on n’y succombe pas, elle reste présente mais s’étiole
lentement : du moins elle n’est plus notre maîtresse. Demander ce qu’est la peur serait une
simple question de science. Comprendre la peur d’un point de vue philosophique, c’est chercher
à se demander : quelle décision devons-nous prendre face à la peur? On croirait peut-être qu’il
faut prouver, par la logique et la rationalité, que la peur peut être vaincue. On essaierait peut-
être d’attribuer à la raison des capacités qui lui échappent, en disant : l’Homme devant l’Abîme
n’a qu’à user de sa raison et il n’aura plus peur. Car la peur est essentiellement peur de ce que
pourrait être le futur, et la rationalité comme usage de la réflexion est incapable de le saisir. La
connaissance du futur échappe, non pas à la philosophie comme art de poser des questions,
mais à la rationalité comme art de donner des réponses. Au mieux peut-elle servir à définir
l’éventail des réponses possibles. Devant l’Abîme, par exemple : traverser ou tomber. Mais
devant ces deux possibilités, reste toujours le même choix : agir ou ne pas agir. Et il ne s’agit pas
ici d’une question à laquelle la raison seule suffit pour trouver la solution idéale.
LA RAISON SUGGÈRE, LA MORALE CHOISIT. Nous avons posé la question de la peur en termes de
mobilité et d’action; nous avons défini que la peur était toujours peur du futur; nous avons
déterminé que la rationalité ne pouvait suffire à trouver des réponses. Comme en toute
question d’attitude et de choix, la raison peut seulement suggérer; il faut que la morale
intervienne pour choisir. L’Homme devant l’Abîme doit surtout faire un choix moral.
LA PHILOSOPHIE COMME EXCUSE À L’IMMOBILITÉ. Il nous semble qu’à ce point on pourrait faire
un usage excessif de la rationalité. Ainsi on pourrait raisonnablement se dire : en prenant le
risque de m’engager sur le fil, je pourrais tomber et mourir. En restant de ce côté du gouffre, je
suis certain de rester en vie. Donc, ma raison me prouve que je ne devrais pas agir. Aparté
nietzschéen : vous serviriez-vous de la philosophie pour justifier votre lâcheté? Faites-vous dire
au génie qui fait de vous des hommes qu’il est raisonnable de succomber à la peur – et de rester
petits? Vous vous laissez asservir par votre effroi? Ayez au moins le courage d’admettre que
c’est vous seul, plutôt que l’humanité, qui êtes coupable de refuser! Car c’est la véritable
question qui se pose ici : celle de la lâcheté, ou du courage, de l’Homme face à l’Abîme.
DANS L’IGNORANCE DE CE QUI SE TROUVE AU BOUT DU FIL. Nous risquons beaucoup en
devenant funambules; nous ne risquons rien en restant du côté où nous nous trouvons. Nous
avons le risque et le mouvement, ou l’assurance et l’immobilité. Mais si nous voulons fuir cette
rive, c’est qu’elle est imparfaite. Ce qui échappe à la raison, c’est aussi la connaissance de ce que
nous trouverons l’autre côté. Que la philosophie serve à dire «va» plutôt que «reste». Qu’elle
serve à créer de nouvelles possibilités d’existence, au risque de risquer. Amor fati : amour de la
vie, amour de l’aléa, amour du danger, amour de la tentative, amour du mouvement.
LES ACTIONS DU CORPS ET DE L’ESPRIT. Nous semblons limiter le mouvement dont nous parlons
au monde physique; nous disons qu’il peut se manifester aussi dans la vie de l’esprit. En ce sens
il est parfois aussi dangereux de penser que de faire : la philosophie aussi a ses abîmes. Mais
nous avons dit : ose agir!, et Kant a dit pour nous : sapere aude! Ose penser! Dans ces domaines
du penser et de l’agir, Hans Jonas recommande une heuristique de la peur : la conscience du
danger doit mener à une suspension de l’activité humaine. Michel Onfray y oppose une
heuristique de l’audace, une foi en l’être et le faire humain. Frédéric Tremblay ajoute à cette
théorie d’Onfray pour affirmer plutôt : il nous faut une heuristique du mouvement. Une
heuristique comme moteur à la recherche et l’expérience, quand la peur dissuaderait d’oser. Et
pour l’action quotidienne, il nous faut ajouter à l’heuristique une morale du mouvement.
LA PEUR COMME PRINCIPE DE PRÉCAUTION. Nous semblons parler avec l’enthousiasme de la
jeunesse. Folle jeunesse! Bien sûr qu’elle recommandera le courage plutôt que la lâcheté, le
mouvement plutôt que l’immobilité! Folie, eh bien? Il nous semblerait plus fou de succomber à
la peur, et de perdre les possibilités d’existence que nous offre l’avenir. Voici cependant à quoi
peut servir la peur une fois prise la décision philosophique du mouvement. Elle assure la
précaution. La sagesse seule n’agirait pas; le courage seul agirait mal. Toujours se lancer sur le
fil, soit : mais s’y lancer au moins avec le plus possible de sauvegardes. La peur comme servante
de bon conseil, absolument : c’est à quoi elle sert une fois qu’on s’en est emparé.
SYNTHÈSE DE L’HOMME ET DE L’ABÎME. L’Abîme présente son inconnu. L’Homme y oppose sa
peur. Les deux termes de la dialectique se résolvent dans l’action précautionneuse : l’Homme
garde sa peur au ventre pour s’engager sur le fil au-dessus de l’Abîme. La rationalité, ce qui fait
son humanité, lui sert à définir les modalités précises selon lesquelles il devrait se risquer pour
maximiser les chances de réussir à traverser. La philosophie lui sert à se dire : ce que tu peux
atteindre vaut le danger que tu cours. Tout autre usage en serait mensonger.
DE L’AUTRE CÔTÉ DE L’ABÎME. L’Homme a traversé l’Abîme. Ce qu’il trouve de l’autre côté? Une
surhumaine fierté. Un moment de repos. Et après, il se retrouve devant un autre Abîme, et un
autre fil. Car la vie est une offre perpétuelle de mouvements – qu’il vaut mieux accepter.
Frédéric Tremblay – Cégep Régional de Lanaudière
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