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occidentale
la suite de la désaffection envers les religions et dans un
contexte où la liberté créatrice assume la tradition en
n’entrant jamais en contradiction avec la science, cet
ouvrage présente une philosophie spirituelle pouvant répondre au
désir profond de transcendance, toujours très présent en Occident. Le
propos interpelle tous ceux qui, insatisfaits de la seule quotidienneté,
espèrent en un sens de la vie et, tout en étant conscients des limites du
savoir, éprouvent une soif d’infini. Cette philosophie possède certains
traits communs avec le spiritualisme français, mais elle s’en distingue
par son rejet plus catégorique d’une vérité se limitant aux possibilités du jugement humain et par son lien explicite avec la spiritualité
de l’Orient chrétien, qui est pour ainsi dire l’Orient de l’Occident.
L’expression « philosophie spirituelle » ayant été utilisée surtout pour
désigner des philosophies d’inspiration bouddhiste, nous parlerons
alors d’une « philosophie spirituelle occidentale ».
Tant qu’il y a un sujet qui observe et une chose qui est observée, il y a
dualité, donc ignorance, au sens spirituel du terme. Aussi, la connaissance spirituelle vise non pas l’accumulation de savoirs objectivés et
extérieurs au sujet, mais l’accroissement du sujet même qui connaît,
dans un processus d’unification intérieure. Il s’agit de reprendre
l’expérience spirituelle de penseurs ayant choisi librement, par amour,
de reconquérir leur vraie nature.
Robert Clavet est docteur en philosophie. Il a enseigné aux cégeps de
Matane et de Shawinigan et il a aussi travaillé à l’Université de Montréal ainsi
qu’à l’Université du Québec à Trois-Rivières comme organisateur de congrès
internationaux. Il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas
Berdiaeff ainsi que deux ouvrages didactiques.
Illustration de la couverture : iStockphoto
Robert Clavet.indd 1
Robert Clavet
À
philosophie
spirituelle
Pour une philosophie spirituelle occidentale
Pour une
Pour une
philosophie
spirituelle
occidentale
Robert Clavet
12-09-07 10:59
Pour une philosophie
spirituelle occidentale
Du même auteur
Conceptions philosophiques de l’être humain, Montréal, Guérin,
2010, 118 pages.
Nicolas Berdiaeff. L’équilibre du divin et de l’humain, Montréal
et Paris, Éditions Paulines et Médiaspaul, 1990, 307 pages.
Philosophie et rationalité, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 2009, 210 pages.
Robert Clavet
Pour une philosophie
spirituelle occidentale
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil
des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de
leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada
par l’entremise de son Programme d’aide au développement de
l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Chantal Santerre
Maquette de couverture : Laurie Patry
ISBN 978-2-7637-1509-4
PDF 9782763715100
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 4e trimestre 2012.
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par
quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des
Presses de l’Université Laval.
Table des matières
Introduction........................................................................1
Premier chapitre
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale...................5
Deuxième chapitre
L’héritage patristique...........................................................29
Troisième chapitre
Une philosophie de la troisième époque spirituelle..............61
Quatrième chapitre
Le temps et l’espérance........................................................91
Cinquième chapitre
La beauté salvatrice..............................................................113
Conclusion..........................................................................135
Bibliographie.......................................................................141
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération
canadienne des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs
pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de
recherches en sciences humaines du Canada.
Introduction
En contexte de liberté et de laïcité, la philosophie spirituelle
que ce livre présente est une réponse au désir profond de transcendance qui demeure très présent même après la désaffection de
plusieurs pour les religions. Elle s’adresse à tous ceux qui, insatisfaits de la seule quotidienneté, espèrent en un sens de la vie et
qui, conscients des limites du savoir, n’en éprouvent pas moins
une soif d’infini. Pour elle, plus qu’un libre arbitre, la liberté est
un pouvoir positif de création. Cette philosophie possède certains traits communs avec le spiritualisme français en ceci qu’elle
fait appel à l’intériorité et s’intéresse à la métaphysique, mais elle
s’en distingue par son rejet plus catégorique d’une vérité assujettie aux limitations du jugement humain et par son lien explicite
et fondamental avec la spiritualité de l’Orient chrétien qui est
pour ainsi dire l’Orient de l’Occident. Nous parlons de philosophie spirituelle occidentale (qui a incidemment peu à voir
avec les philosophies de l’esprit de la tradition allemande) parce
que l’expression « philosophie spirituelle » a été jusqu’à maintenant réservée aux philosophies inspirées en particulier du boud­
dhisme. Cette nouvelle philosophie spirituelle occidentale est
l’expression d’une communauté d’expérience. Elle s’intéresse à
la réalité en elle-même, mais en ne contredisant jamais la science
sur son plan. Au défi des idéologies réductionnistes et des utopies antihumanistes, elle considère les grandes traditions spirituelles comme des expressions symboliques et des témoignages
d’événements intérieurs ouverts sur l’infini. Toute connaissance
spirituelle authentique découle d’expériences intérieures et transcende l’histoire objective.
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
Dans son livre Physique et microphysique, Louis de Broglie
écrit : « La Vie nous apparaît sous des aspects opposés : tantôt
elle semble se réduire à un ensemble de processus physico-chimiques, tantôt elle paraît s’affirmer comme caractérisée par un
dynamisme évolutif qui transcende la physico-chimie. » L’idée
que le monde spatio-temporel (caractérisé par le mouvement et
la multiplicité) se situe à l’intérieur d’une Totalité ne peut pas
être prouvée scientifiquement ; mais cette idée ne contredit pas
les plus récentes avancées de la science. Comme unitotalité, la
réalité ne peut pas être objectivée. Autrement dit, tant qu’il y a
un sujet qui observe et une chose qui est observée, il y a dualité,
donc ignorance, au sens spirituel du terme, puisque le propre
de la connaissance spirituelle est d’être tendu vers l’infini où
toutes les lignes convergent. Bien que les grandes questions
métaphysiques soient de plus en plus sous-jacentes, le discours
scientifique ne cherche pas à outrepasser dans ses conclusions
ce que les observations permettent d’induire, et évacue toute
trace du sujet connaissant dans ses résultats. Au contraire, la
connaissance spirituelle vise non pas l’accumulation de savoirs
objectivés et extérieurs au sujet mais l’accroissement du sujet
même qui connaît dans un processus d’unification intérieure
dont l’expression philosophique est une symbolique de l’expérience spirituelle.
Nous pouvons facilement avoir l’illusion de savoir qui nous
sommes. Pourtant, chaque jour, nous construisons et reconstruisons mentalement une identité d’emprunt afin de nous
donner une impression de stabilité. Pour y arriver, nous colmatons les brèches par la construction d’images mentales et de
faux savoirs qui engendrent des conflits à l’intérieur comme à
l’extérieur de nous. Le premier pas vers la connaissance spirituelle consiste à prendre conscience des limites du savoir et à
se mettre à l’écoute de notre vie intérieure. La période entre
notre naissance et notre mort n’épuise pas ce que nous sommes vraiment. On ne soulignera jamais assez l’importance de
l’enfance, cette réalité mystérieuse, clairvoyante, et qui, avant
la tempête de l’adolescence, laisse parfois à demeure un goût
d’éternité. Dès la naissance, nous avons vécu une cassure qui
Introduction
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est revécue avec intensité à l’occasion des épreuves de la vie.
Aussi longtemps que nous vivons dans l’illusion que nous sommes des entités séparées jetées dans une réalité spatio-temporelle sans unité, notre discours à propos du sens de la vie, aussi
logique soit-il, est comme une maison sans fondations. Même
si la reconquête de notre vraie nature s’accompagne de paroles
si englobantes que notre mental a du mal à construire ses habituels systèmes représentatifs, il n’en demeure pas moins que
chaque être humain peut participer à plus grand que son ego.
Les questions fondamentales et la vie spirituelle ne peuvent être
abordées que librement ; c’est-à-dire en faisant des choix libres,
par amour. Le philosophe spirituel, femme ou homme, n’est
jamais seul, car il appartient à une communauté selon l’esprit,
à un œcuménisme spirituel libre.
Premier chapitre
L’expérience spirituelle
et la pensée occidentale
B
ien qu’elle soit la source profonde de toutes les religions,
l’expérience spirituelle peut être vécue par toute personne
indépendamment de son adhésion ou non à une croyance religieuse. Pour bien comprendre ce que nous voulons dire par
« expérience spirituelle », il faut prendre le mot « expérience »
en son sens ancien d’épreuve, de rupture avec le quotidien,
s’accompagnant d’un élargissement de la conscience. Avoir
une expérience spirituelle, c’est donc faire l’épreuve de quelque chose qui dépasse la connaissance ordinaire et routinière
dont parlent les empiristes1. Tout comme le soleil reste le même
quelles que soient les rayons qui sont perçus par les uns ou par
les autres, les expériences spirituelles sont des ouvertures sur
une même Totalité, bien que ces expériences soient très variées
dans leurs expressions. Par exemple, Héraclite insiste sur le
mouvement mais il dit aussi que le mouvement s’effectue en le
Logos qui est Un ; et Parménide défend l’immobilité des choses
mais, en opposant l’être et la pensée, la diversité est en quelque
sorte indirectement présente dans sa pensée. Tous les grands
spirituels sont en présence d’une seule et même Vérité qu’ils
expriment de façons différentes. Contrairement aux expéri1.Pour les empiristes, le mot « expérience » (du grec empeiria : routine)
désigne le fait de saisir la réalité présente à nos sens. En science, nous
parlons surtout d’expérimentation.
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
mentations scientifiques, il s’agit d’expériences uniques et non
répétables laissant une empreinte indélébile sur la conscience et
la vision du monde de ceux qui la vivent. Vivre une expérience
spirituelle, c’est vivre une sorte d’épreuve initiatique. Celle-ci
est toujours immédiate et inattendue bien qu’elle ait pu être
favorisée par un cheminement plus ou moins long. La connaissance spirituelle ne conduit pas à des données objectivées ou
à l’accumulation de savoirs froidement transmissibles. Tout
discours de nature spirituelle exige une activité créatrice ainsi
qu’une certaine communauté d’expérience de la part de ceux
qui le reçoivent. La spiritualité suppose une sorte d’intuition de
l’Un à l’intérieur duquel se meut la multiplicité. L’expérience
spirituelle est englobante en ce sens qu’elle implique tout l’être
et son rapport à la réalité. Elle transfigure celui qui la fait en
même temps qu’elle transfigure le monde à ses yeux.
La vie est un stupéfiant et terrible mystère. L’expérience
spirituelle ne s’effectue pas que dans la lumière et ne révèle
pas que l’infini et le parfait. Au contraire, la lumière se révèle
sur un fond de ténèbres, l’infini et le parfait est intuitionnée
comme préalable à des expériences du fini et de l’imparfait.
L’éveil spirituel peut passer par une révolte contre la religiosité
de convenance qui nous avait été présentée comme allant de soi
durant notre enfance. Il peut passer par une révolte contre le
Dieu objectivé que l’on croyait connaître et que l’on imaginait
à la manière d’un être humain élevé à la énième puissance. Il
passe souvent par une chute spirituelle préalable jusqu’au jour
où, dans la nuit noire, la voûte étoilée apparaisse enfin. Les
langages les plus adéquats pour rendre compte de l’expérience
spirituelle sont les discours analogiques et symboliques. Les
symboles permettent en effet de parler de l’invisible à l’aide
du visible. Aussi, les rêves reflètent de puissantes forces psychiques en action dans notre être profond quoi que puisse vivre
ou penser notre conscience extérieure ou notre mental et ses
représentations. Bien davantage que la réalité extérieure quotidienne, les rêves s’inscrivent la plupart du temps dans des
dimensions échappant à la seule dimension spatio-temporelle
qui trame notre conscience ordinaire. Certains de nos rêves
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
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peuvent avoir une portée collective et parler de notre relation
à un tout plus vaste sans grand rapport avec notre sens individuel du moi avec ses valeurs et ses habitudes. Le matériau des
rêves prend une signification encore plus profonde et plus riche
lorsque nous atteignons un état de conscience imprégné par le
mystère et la grâce ultime du fait même d’exister. En atteignant
ce niveau de conscience, nos valeurs, nos préoccupations et nos
priorités changent immédiatement et se réorganisent profondément. Soudain nos concepts sur le monde ne sont plus que
des concepts vus à distance, car nous reconnaissons que ce qui
est réel est quelque chose d’inconnu, quelque chose de bien
plus grand que tout ce que nos concepts pourraient circonscrire. Autrement dit, l’expérience de la vie sentie comme un tout
ayant commencé, toutes les choses familières deviennent un
aspect d’une réalité insondable à la fois belle et épouvantable,
lumineuse et obscure. Si les symboles constituent le langage
des rêves, la réalité apparente peut aussi servir de symbole pour
tenter de traduire l’expérience spirituelle.
Ainsi, les premiers philosophes grecs comme Thalès,
Anaximène et Héraclite se servent respectivement de l’eau, de
l’air et du feu pour exprimer leur intuition du rapport entre l’un
et le multiple. Héraclite, par exemple, exprime la réalité comme
une lutte entre les contraires ; chez lui, le feu symbolise le « Logos »
d’où tout vient et tout retourne. Anaximandre, quant à lui, se risque à un discours plus abstrait en disant que toute chose vient
de l’infini et y retourne. Il aurait tenu ces propos extraordinaires :
« Ce d’où tous les étants tirent leur existence est aussi ce à quoi
ils retournent au moment de leur destruction selon la nécessité. Et ces étants se rendent justice et réparation les uns aux
autres de leur manquement, selon l’ordre du temps ». Chez
Parménide, nous trouvons l’affirmation que ce qu’il y a de
vrai est une sphère unique, omniprésente, qui n’a ni commencement ni fin. Ainsi s’exprime fondamentalement l’expérience spirituelle de Parménide. Mais celui-ci savait que prendre
conscience de l’unité des choses exige une prise de distance
par rapport à cette unité. C’est pourquoi il a aussi composé
un chant au sujet de l’erreur, car l’être humain doit traverser
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
en les éprouvant toutes les choses relatives et changeantes.
L’intuition de l’Un est sentie comme une tension entre des
contraires. Les visions du repos et de la mobilité sont en tension vers une inaccessible et inexprimable unité. Ce lien entre
l’un et le multiple, entre l’immobile et le mobile, Pythagore
l’a génialement exprimé par sa mystique des nombres. Socrate
fit le lien entre le nombre et les idées, et Platon développa une
philosophie spirituelle dont le centre et le sommet sont l’Idée
du Bien. Incidemment la philosophie scolaire a tendance à
insister sur une soi-disant séparation entre le monde intelligible et le monde sensible chez Platon. Mais Platon a fini
par reconnaître un mouvement qualitatif de la multiplicité
vers l’unité et, dans le Timée, c’est le démiurge qui façonne
le monde sensible en regardant les idées, mais celui-ci ne créé
pas les Idées. Il faudra attendre l’influence chrétienne pour
trouver l’idée de création comme expression centrale de l’expérience spirituelle ainsi que, incidemment, l’affirmation de
la réalité du Mal. Pour Socrate et la pensée morale antique en
général, le mal est en effet toujours ignorance : il n’y aurait
pas de volonté du mal, les intentions profondes des êtres
humains se situant tout simplement à la hauteur du niveau de
conscience qu’ils auraient atteint.
Au XVIIe siècle2, l’intuition fondamentale d’un Descartes
traduit une expérience spirituelle fondamentale. Elle s’exprime comme une conscience de soi en tant que mélange d’une
substance pensante et d’une substance étendue surmontées
par Dieu comme source d’intelligence et de volonté. Elle
s’exprime aussi comme intuition dans son célèbre « je pense
donc je suis », c’est-à-dire que c’est dans la conscience de sa
conscience qu’il saisit son être. Descartes inclut dans ce « je
pense » tout ce qui se trouve en lui : les sentiments, les tendances aussi bien que les idées proprement dites. Son expérience spirituelle lui a révélé que son âme est telle qu’à tout
moment il peut avoir des pensées mais que celles-ci peuvent
être distinctes ou indistinctes. Son système ­philosophique
2. Nous aborderons le Moyen Âge dans le deuxième chapitre.
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
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unit l’étendue (la dimension spatio-temporelle), le corps et
la pensée. L’expérience de l’étendue donnée par la mathématique rend compte par excellence de ce qui est clair et
distinct. Mais Descartes admet que, bien qu’il ait une idée
distincte de son corps et de son âme (ou substance pensante), il n’a pas une idée distincte de leur union et que l’être
humain ne peut pas en avoir. Il va défendre enfin cette idée
(peu cartésienne en son sens étroit) qu’il faille abandonner
la pure pensée et que nous nous laissions aller au monde et
aux entretiens pour arriver à pouvoir sentir et à pouvoir dire
quelque chose de l’union entre le corps et l’âme. En réaction
à Descartes qui semble établir une suprématie de la pensée
sur la réalité spatio-temporelle et ramener le Cogito à une
expérience individuelle ou hétérogène, Spinoza, à partir de
sa propre expérience spirituelle axée vers l’Idée de l’Un, rapproche les deux aspects. Il fait valoir en effet que de même
que l’étendue est indéfinie et homogène, la pensée, au fur et
à mesure qu’elle s’élève, devient elle aussi homogène ou unie.
Autrement dit, en son sommet elle pointerait vers l’unitotalité. Alors que Descartes dit qu’il y a une substance étendue et une substance pensante, Spinoza préfère réserver le
mot « substance » à Dieu3. C’est pourquoi Spinoza propose
d’appeler attributs ce que Descartes appelait substances, celles-ci étant des attributs d’une seule et même substance qui
est l’Infini, qui est Dieu. En faisant écho à la grande tradition spirituelle, nous pourrions dire que la pensée et l’étendue sont deux langages par lesquels s’exprime l’infinité de
Dieu ; c’est pourquoi il y aurait correspondance ou analogie
entre ceux-ci. Fondamentalement, l’expérience spirituelle
de Spinoza est associée à l’intuition que l’amour que Dieu
nous porte et l’amour que nous portons à Dieu sont un seul
et unique amour. La sortie de l’Un vers la multiplicité et la
remontée de la multiplicité vers l’Un sont au fond une réalité
3.Descartes avait toutefois reconnu que le mot « substance » ne peut être
appliqué dans le même sens à l’étendue et à la pensée, et à Dieu ; les deux
premières étant des substances créées alors que Dieu est une substance
incréée.
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
unique faisant partie d’un éternel présent, ce qui fait ressortir le caractère illusoire du temps. L’emprise de la spatio-­
temporalité serait donc relative à l’acuité de la conscience.
Kant distingue le monde phénoménal et la réalité nouménale en introduisant une sorte de dualité entre les deux plutôt
qu’une compénétration de ceux-ci ou une correspondance entre
ceux-ci. Il nie aussi la possibilité de l’intuition intellectuelle du
fait qu’il nie la possibilité créatrice de l’être humain. Selon lui,
l’intuition intellectuelle ne peut être appliquée qu’à Dieu à supposer qu’il existe. Kant distingue la raison pure ou théorique
de la raison pratique ou la croyance. Et seule cette dernière
permettrait selon lui de poser l’existence de Dieu, car la raison
pure peut faire valoir autant de raisons en faveur que contre la
possibilité de cette existence. Hegel surmonte le dualisme kantien par sa dialectique historique, mais en ramenant dans l’accomplissement temporel ou historique ce qui, chez Spinoza, est
possible dans un éternel présent. Pour ce dernier, l’esprit doit
naître du monde des phénomènes par les expériences multiples
que fait ce monde lui-même. Il voit l’histoire de la philosophie
comme une sorte de grande argumentation de l’esprit avec luimême. Et il en arrive à croire que sa philosophie puisse faire
la synthèse de toute chose du fait qu’il croyait que tout ce qui
était historiquement important était déjà accompli, diminuant
ainsi en importance la liberté et la nouveauté. Schelling insiste
sur l’importance de dépasser la dualité du sujet connaissant
et de l’objet connu telle qu’elle se présente chez Kant. Après
que Fichte aie mis l’accent sur le sujet du fait qu’il voyait partout l’effort d’un être pour se dépasser lui-même, Schelling a
d’abord défendu l’idée de l’identité du subjectif et de l’objectif puis en arrive à parler d’un au-delà de l’identité du sujet
et de l’objet. Encore une fois, la spiritualité s’exprime comme
un effort pour aller au-delà des séparations. À la médiation
présente dans la dialectique historique de Hegel, Kierkegaard
oppose l’idée chrétienne du médiateur qui est un aspect de
la Trinité chrétienne sur laquelle nous allons revenir dans les
prochains chapitres. Comme pour Spinoza, la spiritualité chez
Kierkegaard est essentiellement recherche de l’immédiat, car
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
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l’Absolu, l’Un, ne peut se situer dans la mouvance du monde
phénoménal. Pour lui, l’« ’ici », le « maintenant » et le « mien »
sont des réalités irréductibles. Bergson ira dans le même sens
en s’opposant à Hegel au nom des données immédiates et aussi
au nom de la liberté et de la nouveauté. À l’idéalisme de Hegel
s’oppose le néo-réalisme qui insiste sur l’homogénéité de ce qui
est dans le réel et de ce qui est dans notre esprit (la conscience
n’étant pas de ce fait considérée comme une entité séparée). S’y
oppose aussi le réalisme qui insiste, au contraire, sur le caractère
distinct de l’esprit humain et de la nature. Ce débat conduira
au positivisme logique et à l’analyse linguistique, deux options
qui auront des fréquentations inattendues avec le matérialisme
dialectique.
Berkeley distingue entre l’être des choses et la perception
que nous en avons, celle-ci ne changeant pas l’être de la chose.
En considérant la pensée de Berkeley, Bergson met l’accent sur
l’intuition spirituelle. Il est convaincu que, derrière ses thèses
audacieuses (son idéalisme, son nominalisme et son affirmation
de Dieu), il y a chez Berkeley une sorte d’expérience spirituelle
préexistante. Il croit voir dans la pensée de ce philosophe une
sorte d’image de la matière comme étant une mince pellicule
transparente située entre l’homme et Dieu, comme une sorte
de langue que Dieu parle. La matière resterait transparente (en
ce sens que Dieu se montre au travers) aussi longtemps qu’il n’y
a pas objectivation ou séparation, qu’elle soit d’origine savante
ou même de celle du sens commun. Il y a quelque chose de
berkeleyen chez Bergson. Pour lui, en effet, la matière et la vie
qui remplissent le monde sont aussi en nous : les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous, quelle que
soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait. L’intuition
spirituelle est une sorte de contact résultant pour ainsi dire
d’une descente à l’intérieur de nous-mêmes : plus profond sera
le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui
nous renverra à la surface. Et nous pourrions dire que le discours de la philosophie spirituelle est l’expression de cette expérience venant du fond de nous-mêmes. Et au fur et à mesure
que la pensée ainsi exprimée va en s’éparpillant, elle glisse dans
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
l’objectivation devenant éventuellement plus scientifique mais
s’éloignant d’autant de l’expérience spirituelle qui en est la
source. Tout effort d’expression de la spiritualité consiste au
fond à rendre compte au mieux d’une expérience fondamentale
puis à corriger sa formule, puis à corriger sa correction. En fait,
les premiers développements nous viennent pour dire qu’il ne
s’agit pas de ceci ou de cela.
Heidegger disait que tous les grands philosophes de toutes les époques ne disent qu’une seule et même chose mais de
façons différentes ; et que cette même chose qui sous-tend tous
leurs discours, nous pouvons la découvrir intuitivement en nous
laissant imprégner par l’ensemble de leur œuvre. L’histoire de
la philosophie, en tant que science, s’exprime dans une sphère
secondaire et instrumentale par rapport à la vision intuitive du
monde que les grands philosophes spirituels tentent d’exprimer.
Cette idée n’exclut pas la possibilité qu’il y ait errance et révolution intérieure comme chez un Berkeley qui est parti d’une
sorte d’empirisme radical pour arriver à une sorte de platonisme. Mais, que nous en soyons conscients ou pas, sans l’idée de
l’infini, nous ne pouvons pas penser le fini. Par exemple, dans
le Cogito de Descartes, l’idée de l’infini est présente, elle est la
marque de Dieu dans la créature. Au fond l’idée de Dieu ou
l’idée du parfait qui me rend capable de penser l’imparfait, est
le parfait lui-même, Dieu lui-même présent en nous. Même
La critique de la raison pure de Kant se construit tout entière
au cœur de la certitude que le monde objectif n’est pas l’être
et qu’on doit s’élever vers l’être. À des moments privilégiés, le
contact avec l’immédiat contient lui-même sa clarté, et celle-ci
est toujours la même, qu’on la cherche dans les rencontres du
hasard, dans la poésie, ou dans l’amour. La conscience spirituelle cherche à surmonter l’empire des faits à partir de l’intuition d’un au-delà, d’une présence, d’une vraie vie qui peut
être signifiée mais non objectivée. Nous ne sommes pas dans
le monde comme un objet est dans une boîte. Le monde n’est
pas une addition d’êtres ou d’étants, le monde phénoménal est
pour ainsi dire pénétré par la réalité nouménale et l’être dans le
monde est toujours relationnel. Un André Breton, par exem-
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
13
ple, pensait que tout porte à croire qu’il existe un certain point
de l’esprit où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé
et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le
bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Il y a toujours
présence de nous-mêmes à ce que nous regardons, sentons et
entendons ; et l’Un habite cette présence. Il n’y a pas de science
de l’être : la philosophie ne peut aborder l’être que par la voie de
la négation, de l’antinomie et de l’analogie. L’être est une façon
de désigner l’absolu qui veut dire à la fois « séparé de tout »
et « englobant tout ». Ainsi l’englobant de Jaspers désigne une
réalité que présuppose chaque chose qui est, mais qui dépasse
chaque chose qui est.
L’expérience de l’absolu est d’abord une expérience intérieure, mais l’intérieur est inséparable de l’extérieur : il s’agit
d’une expérience existentielle. Elle est une intuition où le sujet
et l’objet de la connaissance ne font qu’un. L’intuition spirituelle est une expérience intérieure unitive et non une opération
mentale qui suppose un processus d’objectivation. L’expérience
intérieure est une unité sentie ou intuitionnée qui, pour ainsi
dire, précède en profondeur les expériences extérieures objectivées ou la conceptualisation. La spiritualité est ouverture
à un inconnu à l’origine de l’élan de la vie et s’accompagne
d’un questionnement qui dépasse notre expérience ordinaire.
Comme expression, la philosophie spirituelle se rapproche plus
de la poésie et de la musique que de la science, bien que, de nos
jours, même la science abandonne souvent l’idée de causalité
pour celles de fonction et de relation, ce qui la rapproche un
peu de la philosophie existentielle. En philosophie spirituelle,
les mots sont toujours une image médiatrice traduisant partiellement une expérience différente de l’expérience ordinaire. Il
n’existe pas de grande philosophie purement conceptuelle ou
réductible à un jeu de concepts. En ne reconnaissant que le
monde phénoménal, même un Leibniz se trouve à dépasser le
sens commun et à fonder de ce fait sa théorie sur quelque chose
qui dépasse le simple concept. Mais nous accordons une plus
grande profondeur de vue à un Jaspers qui nous montre comment toutes les vues scientifiques de la réalité ne sont que des
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Pour une philosophie spirituelle occidentale
vues partielles, et que nous avons besoin d’autre chose. Comme
le Bien de Platon, l’englobant de Jaspers ne peut pas être défini.
Selon ce dernier, il y a une activité de transcendance dans la
pensée humaine qui fait qu’elle ne peut pas se limiter au cercle
de ce qui est connaissable scientifiquement. La pensée spirituelle tend à dépasser la séparation entre le sujet et l’objet. Tout
ce qui est présent à l’esprit est réel par sa participation à l’Un et
illusoire par son éloignement de l’Un. Et l’ignorance consciente
peut ainsi être une nuit lumineuse.
D’une façon générale, l’Occident est tourné vers l’action alors que l’Orient traditionnel valorise la passivité. Mais
Hegel nous situe au-delà de ces deux idées. Avec Schelling et
Hölderlin, il a réfléchi à partir du mystère du christianisme tout
en étant imprégné d’une nostalgie de l’Antiquité classique. Sa
pensée se développe à partir d’une sorte d’intuition nocturne
et romantique : il s’agit de l’expérience d’une éternité infinie
et sans formes où s’introduisent des formes mentales. Après
s’être transporté hors du temps et de l’espace, Hegel revient
à la conscience antique de ce qui est dans le temps et l’espace.
Dans la tradition du romantisme allemand, il est conscient de
l’incommensurabilité de la réalité par rapport au langage et par
rapport à la pensée elle-même. La grande poésie est caractérisée
par la présence de quelque chose qui est sacré et qui est rapetissé par notre pensée, que les mots ne peuvent que travestir.
Associant la pensée et l’être (qu’il appelle l’Esprit), Hegel cherche à penser le sacré richement et pleinement à partir de l’histoire humaine, passant de ses formes les plus pauvres aux plus
riches, jusqu’à l’Esprit. C’est de cette manière qu’il expose au
jour ce qui était réservé à la nuit. À la fois classique et romantique, il dépasse ainsi l’opposition de l’activité et de la passivité.
Chez Jaspers, il y a des colères de Dieu, même dans un dieu
qui est primairement amour. Cette idée de la colère divine est
une façon, par une sorte d’expérience, de tenter de résoudre le
problème du Mal. Jaspers écrit : « La dernière façon de réaliser
en images transcendantes nos idées, c’est de déposer le nocturne au sein de la divinité même. » Selon lui, il faut renoncer à donner un sens à la colère de Dieu. Selon Blake, nous
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
15
sommes des suites d’états ; cela veut dire que nous franchissons
telle demeure, puis telle autre demeure, dans ce qu’il nomme la
divine éternité. Il s’agit pour ce philosophe de se baigner dans
les eaux de la vie, de nous débarrasser de ce qui est non humain.
La négation inhérente à la ratiocination doit être surmontée
par l’intuition. Il ne faut pas tirer son inspiration de la nature
et du souvenir que l’on a des choses de la nature, mais aller plus
profondément en opposant à toute imitation les créations de
l’imagination créatrice. Les gens ordinaires divisent la réalité en
Bien et en Mal, créant ainsi des abstractions de la divine réalité
qui est une. Le pouvoir raisonnant sépare le bien et le mal mais
la conscience spirituelle unifie. Selon Blake, il faut laisser de
côté les déterminations du Bien et du Mal et nous engager sur
la voie de la connaissance et de la réalisation de soi.
De quoi avons-nous l’expérience quand nous avons une
expérience spirituelle ? S’agit-il d’une expérience de la transparence de la réalité nous faisant pressentir la présence de l’Absolu ? L’expérience spirituelle n’a pas d’objet comme tel : il s’agit
certes d’une expérience du sujet mais comme le mot sujet ne
prend son sens que par rapport à celui d’objet, il est préférable
de parler d’un mode d’existence que nous avons déjà qualifié
d’expérience existentielle. Il s’agit d’une expérience impliquant
un sentir qui n’est plus seulement notre sentir propre. Cette
expérience implique en effet cette sorte de passivité dont a parlé
Novalis grâce à laquelle nous pouvons être ouverts à l’autre que
nous, qui n’est pas tellement différent de nous. En spiritualité,
il faut savoir laisser faire. Nous sommes au-delà de l’activité
et de la passivité, comme au-delà de l’interne et de l’externe,
mais d’une façon bien différente de Hegel qui croyait pouvoir
tout englober par la raison objectivante. L’existence, c’est peutêtre, d’abord, sous la forme de la résistance de l’objet qu’elle
nous apparaît, mais elle suppose aussi l’effort du sujet. Les
deux termes « existent » l’un par l’autre. Le caractère existentiel
de l’expérience spirituelle dépend de l’intensité de ce rapport
qui se trouve à ouvrir sur une réalité autre. Exister, c’est à la
fois se détacher (ex-sistere) et en même temps s’unir, participer
à un autre plan de la réalité. L’expérience spirituelle est une
16
Pour une philosophie spirituelle occidentale
expérience existentielle en ceci qu’elle suppose de vivre avec
intensité les deux intuitions de la distance et de la présence. Les
avancées de la science actuelle nous placent devant l’impossibilité d’avoir une image certaine de l’univers. Non seulement
en avons-nous une image floue mais nous savons maintenant
que l’observateur peut même déranger ce qui est observé,
comme c’est le cas, par exemple, lorsque l’on dirige un rayon
de lumière sur un électron dont la marche est alors altérée. En
réalité, il n’y a pas de fixité des productions du mental et il
n’existe pas d’idées qui sont fixes sur le plan de l’existence. Rien
n’est stable : il n’y a que des relations mobiles. Il n’y a pas de
substance pour l’esprit, il y a seulement des relations. La seule
permanence est une relativité essentielle se présentant comme
destruction et construction infinies. La réalité est perçue par un
jeu de différences. L’existence est un ensemble de rencontres et
de relations pouvant, dépendamment de l’intensité, ouvrir sur
un au-delà. Au plan phénoménal, il y a bien sûr des lois qui
donnent l’aspect d’un ordre à des ensembles d’incohérences,
mais la science évolue. Par ailleurs, l’artiste et le penseur, dans
un processus créateur, peuvent aussi laisser se former un petit
monde plus ou moins absolu en harmonisant les écarts4 dans
leurs œuvres ou leurs idées. Appliqué habituellement au musicien, nous pourrions dire que le créateur est un compositeur.
Une œuvre est en partie représentation et en partie autre chose
que représentation. C’est pourquoi certaines œuvres résistent
au temps. En elles se trouvent simultanément la diversité et
l’infinité. Mais les grandes œuvres ne dépendent pas de l’artiste
seul. Le monde n’a plus d’images assurées, mais les créateurs
sont encore là pour produire des images du monde.
Nous nous heurtons au problème des apparences et de l’absolu, sans pouvoir le résoudre. Mais dans cette nuit, le philosophe spirituel choisit la vie, il choisit de vivre en reconnaissant
une certaine réalité du hasard, mais en niant un hasard d’où
ne pourrait pas sortir l’infini ou l’absolu. Si Dieu est, c’est un
Créateur par qui nous pouvons devenir créateurs ; c’est-à-dire
4. Le mot est de Valéry.
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
17
devenir un absolu par participation dans un monde où le hasard
semble régner en maître. Le philosophe spirituel s’oppose donc
au « rien n’est » par l’activité créatrice. L’être humain est au milieu
d’une totalité, mais il pense, il soupire, il regarde l’heure. « Le
présent, dit Kierkegaard, est l’intersection du temps et de l’éternité. » Platon avait dit : « Le temps est l’image mobile de l’éternité. » C’est dans le présent qu’il peut y avoir une incursion de
l’éternité dans le temps. Claudel envisage l’univers comme une
universelle présence au milieu de laquelle nous sommes ; mais
nous ne sommes que parce qu’il y a cette présence. Évidemment
ici, la science ne peut pas donner de réponse : la recherche fondamentale entrevoit des lois et du hasard et continue patiemment
à observer en vue de former des théories vérifiables sous certains
points de vue. Pour Platon, l’idée de connaissance est liée à celles de différence et de ressemblance, et Platon unissait ainsi une
thèse d’Anaxagore et une thèse d’Empédocle. Il avait établi, dans
Le Sophiste, qu’il n’y avait de connaissance que grâce à la différence, mais en même temps il y a une profonde ressemblance.
La connaissance est une sorte de « comprésence », de présence
avec. Bien plus, il y a une ressemblance entre ce qui est vu et ce
qui voit. Ceci rejoint l’idée plotinienne que s’il n’y avait pas un
principe lumineux dans l’œil, celui-ci ne pourrait voir la lumière.
Ainsi, la connaissance est formation et information. La science
est la production d’une forme, autrement dit elle « informe ». La
connaissance est constatation de rapports réels existant entre les
choses ; mais il faut en même temps que les choses soient conçues
comme connaissables. Et nous ne pouvons connaître l’univers
que parce qu’il y a une communauté de mouvement, une unité
simultanée. Le mouvement et le repos sont indissociables. Il y
a un certain repos qui doit compléter tout mouvement en vue
d’un certain état d’équilibre. C’est l’idée très primitive de nature.
C’est dans une sorte d’énergie vibratoire que se lieront le repos
et le mouvement pour constituer les formes et ce que nous appelons des matériaux ou la matière. Par ailleurs, chaque chose se
révèle par son absence possible. C’est la puissance évocatrice de la
contradiction. L’univers se traduit dans la quantité, mais il suppose autre chose. L’existence nous place devant des antinomies.
Ainsi Goethe disait que tout intérieur est extérieur et que tout
18
Pour une philosophie spirituelle occidentale
extérieur est intérieur. Pour Hegel le « purement intérieur » (qualifié de conscience malheureuse) est néant à la fois de sentiment
et de pensée, et toute idée doit prendre place dans l’extériorité.
Ainsi en est-il, selon lui, des grandes étapes de l’histoire universelle. Pour lui, donc, tout doit être explicité dans l’extérieur, rien
n’est purement intérieur.
Kierkegaard oppose au « je pense, donc je suis » ce qu’on
pourrait appeler le « moins je pense, plus je suis et plus je suis,
moins je pense ». Ce que Kierkegaard veut dire, c’est que c’est
la passion qui est l’important dans l’homme et, particulièrement, la passion de l’intériorité, la passion de la subjectivité.
Kierkegaard ne se préoccupe pas de l’idée claire et distincte,
ni de la considération du déroulement de tous les événements
humains, mais il veut et voit autre chose : notre tension vers
ce qui est devant notre pensée. Et ce qui est devant notre
pensée, c’est Dieu. Avant d’aller jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu, il affirme que la vérité est pour nous quand
il y a une relation intense avec quelque chose : si cette relation est extrêmement intense, ce quelque chose est Dieu. La
phénoménologie de l’esprit de Hegel montre comment, de
la perception, nous devons aller au raisonnement, du raisonnement aux différentes façons historiques dont ont vécu les
hommes et à certaines doctrines philosophiques. Il examine
le christianisme afin d’y voir et ce qu’il y a de vivant et ce qu’il
y a de vide. Il veut aller vers un véritable christianisme qui
s’identifie, selon lui, à l’histoire de la pensée humaine, en tant
qu’apparaît dans cette histoire l’incarnation de Dieu. Pour
Hegel, Dieu n’est pas quelque chose de différent de l’ensemble de l’humanité en tant qu’elle se dépasse elle-même. C’est
l’humanité elle-même, dans l’ensemble de ses développements et de ses déroulements, qui est le Dieu qu’atteint Hegel
par son système. On peut envisager toute la philosophie de
Kierkegaard comme la revanche et la réponse de l’intériorité à
sa suppression par Hegel. Nous pouvons dire qu’elle se fonde
sur l’opposition entre la négation du secret, chez Hegel, et
l’affirmation du secret, chez Kierkegaard. L’idée d’infini chez
Kierkegaard se présente comme l’objet de notre angoisse,
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
19
comme ce à quoi s’ouvre notre existence, dans ce qu’il appelle
l’instant. Chez Descartes, l’instant manifeste la volonté de saisir les choses dans une unité intellectuelle, grâce à l’intuition
qui est la vision des natures simples dans l’instant. Tout autre
est l’instant kierkegaardien : c’est la rencontre du temps et de
l’éternité. Mais il ne faudrait pas trop restreindre la pensée de
Descartes ; car celle-ci prend son origine dans une intuition
de la divinité ; c’est ce qui explique qu’au-delà des preuves
qu’il donne, et même au-delà de la preuve ontologique, il y a
comme une expérience spirituelle de la divinité qui l’amène à
attacher une très grande importance à ce qu’il appelle l’union
de l’âme et du corps. Pour Hegel, l’extériorité la plus absolue
coïncide avec l’intériorité la plus absolue lorsqu’il s’agit de
Dieu ; mais, pour lui, l’important se trouve à l’extérieur. Pour
Goethe, il faut dépasser les deux idées d’intériorité et d’extériorité de telle façon que nous puissions soit les fondre l’une
dans l’autre, soit réellement les laisser de côté pour aller vers
quelque chose de plus large.
Il faut garder à l’esprit que les concepts ne sont jamais
suffisants pour saisir l’expérience spirituelle dans son intégralité. Intériorité, extériorité, ce ne sont que des signes que nous
trouvons le long d’un sentier. Contrairement à Hegel qui voit
les choses pour ainsi dire de l’extérieur, même lorsque sa pensée atteint une grande profondeur, la philosophie spirituelle
considère que ces signes nous indiquent qu’il y a autre chose
que la pensée et que sans cette autre chose que la pensée, la
pensée n’existerait pas. Dans Le Sophiste, Platon a introduit
l’idée d’altérité. Il introduit celle-ci d’une façon très semblable
à celle dont Husserl introduira l’idée d’intentionnalité : il n’y
a de pensée que s’il y a pensée de quelque chose. Mais c’est ce
quelque chose qui est à déterminer. Et cela peut se faire dans
un processus d’objectivation ou par analogie d’un mystère non
objectivable. Cet autre peut être le monde du sens commun,
le monde décoloré des existences mathématiques ou encore la
divinité. Chaque fois, la pensée se tourne vers l’autre, et c’est
probablement cela qui est le propre de la pensée, sauf pour
ces philosophies qui posent une pensée pouvant vivre dans un
20
Pour une philosophie spirituelle occidentale
monde réductible à la pensée. Pour la philosophie spirituelle,
la pensée s’ouvre sur quelque chose d’autre, sur le mystère.
L’idée de vérité peut être conçue soit comme la vision d’idées
éternelles, suivant une interprétation superficielle de certains
aspects de la pensée de Platon ; soit comme la vue des idées
claires et distinctes suivant Descartes ; soit comme la tentative
pour restaurer l’histoire universelle à la façon de Hegel ; soit
enfin, contrairement en un sens à tous ces philosophes, comme
le rapport intense avec ce quelque chose d’autre, l’accent étant
mis sur « l’intense », comme chez Kierkegaard. Incidemment,
les philosophies de l’impersonnalité de la raison et celles de
l’extériorité empirique présentent peu d’intérêt pour nous,
car nous rejetons l’idée que la vérité pourrait se trouver dans
l’énoncé des faits. Il y a une incontournable tension entre la
conscience et le monde que celle-ci découvre. Pour Parménide,
c’est la même chose de penser et d’être. Il n’accorde aucune
place à l’altérité dans son système, d’autant plus que l’autre ne
peut être que le non-être, et que le non-être ne peut avoir aucune place dans sa pensée. Pour Démocrite, au contraire, l’altérité
est présente sous la forme du néant, qui lui-même, le néant, est
présent sous la forme du vide, et c’est parce qu’il y a le néant, le
non-être, qu’il y a des atomes, qu’il y a une multiplicité, qu’il y
a mouvement. Pour sa part, Platon affirme le néant et l’autre ;
d’une certaine façon, le néant est. Mais ce n’est pas le néant
absolu, car Platon accorde que bien que le néant absolu ne soit
pas, il y a un néant, ou des néants relatifs qui apparaissent sous
la forme de l’altérité, sous la forme de l’autre, car s’il n’y avait
pas d’autre, nous n’aurions que cette sphère de Parménide qui
paraît insuffisante à Platon pour caractériser toute la mobilité
et toute la richesse du réel.
La théorie des quanta est une théorie de la discontinuité.
Mais la théorie de la continuité est aussi essentielle pour rendre compte des phénomènes physiques : le phénomène physique élémentaire, nous disent les physiciens, est à la fois onde,
c’est-à-dire quelque chose de continu, et particule ou molécule, c’est-à-dire quelque chose de discontinu. Finalement, ce
quelque chose ne sera pas facilement localisable, car nous ne
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
21
pouvons à la fois déterminer sa vitesse et son emplacement.
Ainsi, nous sommes devant ce fait étrange que le monde, pour
le physicien contemporain, est caractérisé par des phénomènes dont nous ne pouvons déterminer que soit la vitesse ou
soit la position, et pour lesquels sont vraies deux théories qui
paraissent d’abord contradictoires : la théorie de l’ondulation
et la théorie de l’émission. Pour ce qui est de l’identité du moi
à travers le temps, nous ne pouvons trouver aucune identité
conceptuelle, seulement une identité sentie. En effet, malgré
toutes les démonstrations rationnelles, nous savons que nous
sommes le même, bien que nous soyons amenés, au contact
de l’expérience, à reconnaître que nous ne sommes qu’approximativement le même. Selon Bradley, nous ne pouvons porter
un jugement comme « la table est verte » que si, par une abstraction qui est forcément fausse, nous mettons d’un côté la
table comme si elle n’était pas verte en en faisant le sujet, et
si nous mettons de l’autre côté le vert qui viendrait s’ajouter
à la table, alors que ce qui nous est donné réellement est une
sorte de chaos, de fouillis où les termes et les relations sont
donnés en même temps. L’esprit humain est devant cette chose
en soi, pour reprendre le terme de Kant, devant ce sentiment,
pour se servir du mot de Bradley, où termes et relations sont
mêlés, et l’esprit humain éprouve le besoin de les distinguer.
Mais Bradley pense qu’il y a un absolu, un infini dans lequel
tous les phénomènes sont transmués. Toutes nos difficultés
sont résolues dans l’absolu parce que, dans l’absolu, tous ces
termes et toutes ces relations si complexes sont supprimés, sont
à la fois supprimés et conservés. Dans sa critique de l’argument ontologique, Kant reconnaît que les phénomènes à
l’intérieur du monde sont nécessaires les uns par rapport aux
autres, mais que le monde lui-même n’est pas nécessaire. L’idée
de nécessité s’applique à l’intérieur du monde, mais ne peut
s’appliquer au monde contrairement aux dires de la théologie
rationnelle qui prétend que le monde est suspendu à quelque
chose de nécessaire qui est Dieu. Le divin ne se découvre pas
par une contrainte nécessaire mais par un acte de liberté créatrice, par un acte d’amour électif. Selon Kant, ce que la pensée
peut nous donner n’est toujours que de la pensée. Sur ce point,
22
Pour une philosophie spirituelle occidentale
Kierkegaard reprendra certains enseignements de Kant : l’existence que l’on affirme de Dieu, c’est seulement l’existence que
nous pensons : nous disons « du moment que je pense l’infini,
l’infini existe » ; mais il faut ajouter, dit Kant, « existe dans ma
pensée ». Nous voyons ici s’écrouler l’une des preuves les plus
importantes de l’existence de Dieu, preuve qui devient plutôt le
témoignage d’une expérience spirituelle en la prenant comme
signe et comme symbole.
Si nous n’avons plus de nécessaire en tant qu’exprimant le
passage de l’essence à l’existence, nous ne pouvons plus avoir
de contingence. Tout ce que nous pouvons dire est que cet
univers est là. Sur le plan mental, dire « cela est » (c’est-à-dire
associer la particule « cela » au verbe « est ») ne nous avance
pas à grand-chose. Il est frappant de constater que dans les
acquisitions de la physique récente, les faits élémentaires
microscopiques échappent aux lois. Le vieil empirisme ne
tient plus la route. Mais l’étonnement devant la réalité est une
expérience intérieure fondamentale qui ouvre sur le mystère.
L’expérience spirituelle pose la mystérieuse idée d’infini. Au
fond, il y a un lien indissoluble entre le fini, ou le monde phénoménal, et l’infini, ou la réalité nouménale. Selon Platon, il
faut subordonner la pluralité à l’unité, et la façon dont Platon
le fait, c’est la théorie même des idées et de la participation du
monde sensible aux Idées. Pour Platon, la pluralité participe à
l’unité, elle n’est donc pas complètement différente de l’unité.
L’unité se laisse en quelque sorte participer par la dualité. Le
dualisme manichéen manifeste le déchirement insurmonté
entre le bien et le mal dans la manifestation. William James
pense que le mal est une chose contre laquelle on doit lutter mais qu’au fond on ne peut penser. On ne peut en effet
parler du mal que d’une façon mythique. Pour Kierkegaard,
la pluralité est très proche du mal : la foule est le mensonge,
et là où est la foule, dit-il, là est l’erreur. D’après ce philosophe, les explications sont impuissantes et le système de Hegel
est faux par là même qu’il est un effort vers l’objectif qui
appartient au domaine de l’approximation. Comme la synthèse n’est pas possible sur le plan mental, nous restons en
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
23
présence de la thèse et de l’antithèse en tension vers quelque
chose d’autre. Kierkegaard pense que l’existence finie peut se
rapporter à Dieu infini dans une rencontre du temporel et
de l’éternel. Pour lui, l’instant est cet ambigu où le temps
interrompt constamment l’éternité, où l’éternité pénètre sans
cesse le temps. En tournant le dos à Hegel, il insiste sur le
thème de l’individu en tant qu’il est plus que l’espèce, et nous
ne pouvons pas définir ni expliquer l’individu. On pourrait
dire que nous retrouvons ici la multiplicité, mais si nous nous
rendons compte que l’individu n’existe réellement que parce
qu’il est en relation intense avec un autre (pour Kierkegaard,
il s’agit de Dieu), alors nous voyons que ce n’est pas devant
une multiplicité que nous sommes, mais devant des uniques
qui ne sont uniques que par leur rapport intense avec l’Un.
Chez lui, la dualité peut être surmontée grâce à la passion de
la croyance : nous nous unifions, nous uniques, avec l’unique
absolu qui est Dieu.
L’antique idée de l’opposition de la forme et de la matière
prend un aspect nouveau à partir de Kant. Chez celui-ci, toute
l’activité vient de l’esprit et la multiplicité sensible apparaît
comme un élément passif qu’il s’agit seulement d’ « informer ».
À partir de là, nous comprenons la doctrine de Fichte qui est
peut-être celle qui a le plus nettement exalté l’activité ; et tout
l’idéalisme post fichtéen est redevable à ce philosophe pour son
insistance sur l’action. Kant avait séparé le domaine de la raison
pratique et de la raison théorique ; au fond, chez Fichte, les
deux domaines viennent coïncider dans un domaine d’activité
absolue et absolument créatrice, projetant devant soi sans cesse
des fins nouvelles et des buts nouveaux. C’est précisément cette
idée de l’indéfini contenue dans le système de Fichte qui irritera Schelling et Hegel. Pour sa part, Schelling essaye d’unir ce
qui apparaissait désuni par Fichte. Il pense qu’il faut, au-delà
des distinctions cartésiennes et kantiennes, retrouver une unité
profonde entre l’esprit et la nature. Ils sont au fond identiques,
nous dit-il ; c’est ainsi que, dans une première phase, il conçoit
sa philosophie de l’identité. Nietzsche veut nous montrer la
force qui est à l’intérieur de la nature ; mais chez lui l’esprit n’est
24
Pour une philosophie spirituelle occidentale
plus identique à la nature : il n’est qu’une sorte d’excroissance
de la nature. Ce qui domine maintenant la nature et l’esprit,
c’est la volonté de puissance qui est la substance de tous les
« étants » à la source des représentations mentales. Kant nous
donne à choisir entre un monde sans commencement et un
monde qui commence. À partir d’une expérience spirituelle,
Renouvier et Lequier nous disent qu’il faut choisir hardiment
l’affirmation du commencement : un acte de liberté est un acte
qui ne se rattache à aucune des séries précédentes, c’est un
acte qui inaugure une série ; et c’est seulement si cet acte est
conçu ainsi que je puis concevoir la responsabilité. Ainsi, dans
Lequier puis dans Nietzsche, nous voyons l’apothéose de l’idée
de l’action, de l’idée de l’agir. Celle-ci connaîtra d’importants
développements chez Bergson et chez Blondel. En contrepartie, Novalis fait valoir l’idée du non-effort mystique. En successeur de Kant, Husserl insiste beaucoup sur l’ego transcendantal mais, dans la dernière phase de sa philosophie, il insiste
sur ce qu’il a appelé le sol antéprédicatif, sur tout ce qui vient
avant nos jugements et à partir de quoi nos jugements s’élaborent. Le jugement ne prend sa valeur que par un élément de
non-jugement antérieur au jugement, qu’il n’y a, d’une façon
plus générale, de conscience que parce que la conscience a son
origine dans le non-conscient, ce qui met encore l’accent sur
l’importance des mythes.
Le monde est en nous comme nous sommes dans le
monde. Le monde n’est pas une chose à côté des autres : il
est une sorte de climat dans lequel sont les choses. À l’origine
de l’idée de monde, il y avait celle de Cosmos. Dans la Grèce
antique, il s’agissait de l’ordonnance du monde qui était alors
mise au premier plan. Mais, à partir de la fin de la Renaissance,
l’idée de monde est mise au second plan ; Descartes ne voit
plus que l’étendue infinie dont Spinoza dira qu’elle correspond
en nous à la pensée infinie. Les derniers qui aient eu l’idée de
monde, à la fin de la Renaissance, furent Nicolas de Cues et
Giordano Bruno. C’est le projet physico-mathématique du réel
qui a fait en quelque sorte disparaître l’idée de monde ; elle
ne peut réapparaître qu’à partir d’une critique de la séparation
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
25
cartésienne du sujet et de l’objet, ce que nous appelons l’objectivation. Nous nous souvenons que Descartes a toutefois dit
que nous sommes union non distincte de l’âme et du corps
et que, selon Heidegger, le monde apparaît comme le fond
obscur avec lequel nous sommes unis, en même temps que
nous contrastons avec lui. L’idée de Vérité doit remplacer celle
d’Être. Lorsque nous considérons le pré-prédicatif, nous dépassons le vrai considéré comme étant la vérité des propositions,
pour aller vers une vérité unitive liée à l’expérience spirituelle.
Sur le plan phénoménal, la vérité est synonyme de discours
scientifique. Mais la réalité est irréductible aux phénomènes
observables. Entre Le Parménide et Kierkegaard se dresse toute
l’histoire de la philosophie occidentale, dominée d’une certaine
façon par le mythe de l’instant comme actualisation de l’éternité. L’idée aristotélico-thomiste de la vérité selon laquelle il s’agit
du rapport adéquat entre l’idée du sujet et la chose représentée
n’a plus cours depuis Kant. La philosophie spirituelle est plus
près de celle de Kierkegaard pour qui la vérité est liée à l’intensité d’une expérience intérieure. Mais, jusqu’à maintenant, la
philosophie occidentale a été déchirée entre deux théories de la
vérité : l’une qui met l’accent sur le sujet, et l’autre sur « l’objet
exprimé » qu’elle tend à identifier avec l’être. Pour la philosophie spirituelle, il y a au-dessus des propositions quelque chose
qui les dépasse, des expériences mystérieuses qui nous font aller
au-delà de la possibilité du langage. Ainsi, au-delà des vérités
relatives formulables dans des propositions, au delà de la vérité
purement intellectuelle, il y a des vérités senties reliées à l’Un
ou à Dieu. De ces vérités senties et sensées nous ne voyons que
les bords, les franges, et nous les exprimons d’une façon analogique, comme une symbolique de l’expérience spirituelle. Par
la connaissance de ce que nous sommes vraiment et en osant
être authentique, l’être humain, grâce à son activité créatrice
s’adressant à la liberté, devient lui-même la garantie de la vérité
non objectivable. C’est en effet la valeur du témoignage d’une
authentique expérience spirituelle et d’une sorte de connaissance où le sujet concret de la connaissance s’illumine et s’accroît,
dépassant ainsi le problème de l’opposition sujet/objet dans
26
Pour une philosophie spirituelle occidentale
la connaissance, qui garantissent la profondeur du discours
spirituel.
Depuis Kant, l’expérience est venue jouer un plus grand
rôle qu’elle ne pouvait en avoir auparavant. C’est pourquoi
nous pouvons parler de philosophies pré-kantiennes et postkantiennes. Jaspers surmonte le dilemme « image ou concept »
en considérant que toute chose peut être prise comme un chiffre de la transcendance. L’expérience spirituelle suppose l’Autre
mais un Autre qui n’est pas objectivable et qui ne peut s’exprimer qu’à l’aide de symbole5, de mythe ou encore sous forme
de dilemmes et d’antinomies. C’est dans les tours et retours
de notre moi, dans cet abîme, que nous devons prendre notre
point de départ. Chez Pascal, il y a une identité dans la diversité
même des choses. Nous-mêmes sommes un milieu, un néant à
l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre
rien et tout. Mais les premiers principes qui naissent du néant
se dérobent à notre connaissance. En réponse à Descartes,
Pascal dit : nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de
Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni borne. Comme Kant, Pascal
pense que l’être universel ne peut pas être saisi par l’intelligence
mais être pour ainsi dire senti par le cœur. Les extrémités, dit
Pascal, se trouvent et se réunissent à force d’être éloignées, se
réunissent en Dieu, et en Dieu seulement. Traditionnellement,
l’homme est parti d’un état de connaissance universelle parce
qu’il participait à la divinité et était élevé au-dessus de la nature.
Par instants, nous pouvons encore avoir communication avec
Dieu par participation à ses énergies ; mais nous ne pouvons
pas en juger. Pour Nietzsche, « l’être dans le monde » n’a de
valeur que parce qu’il conçoit, affirme la transcendance ; il est
donc aussi un être au-delà de lui-même. Mais ce « au-delà de
soi-même » doit avoir aussi conscience que c’est lui-même qui
pense cet au-delà, et ainsi la transcendance se recourbe vers
l’immanence. Aujourd’hui, les physiciens, en particulier, se
5. Nous pouvons aussi définir les symboles comme étant des choses concrètes servant à désigner des réalités existentiellement expérimentables mais
non conceptualisables.
L’expérience spirituelle et la pensée occidentale
27
heurtent à des questions qui les dépassent lorsqu’ils s’efforcent
de replacer la science dans un plus vaste ensemble qui est l’activité de l’homme pensant. Ils s’appuient sur l’idée de complémentarité selon laquelle deux théories contradictoires ne sont
pas de trop pour expliquer le réel, parce qu’il y a un réel qui est
en face de l’être humain avec ses préoccupations et ses expériences diverses.
Les relations d’incertitude viennent du fait qu’il y a l’intervention forcée de l’observateur, qu’il n’y a pas d’une part un
tableau et, d’autre part, celui qui le regarde. Ce tableau est le
monde, celui qui le regarde fait partie de ce monde et fait partie des objets qu’il étudie. Pour les physiciens d’aujourd’hui,
l’explication ne doit pas faire tort à l’essentiel, qui est l’essence
de la chose en tant qu’elle peut ou, plus exactement, ne peut
pas être décrite. On avait pensé pouvoir résoudre la matière en
un très petit nombre d’éléments, peut-être à un seul ; mais les
physiciens découvrent sans cesse des éléments nouveaux, des
formes nouvelles du neutron et de l’électron. Nous voyons par
exemple que les mêmes vérités ne tiennent pas dans le domaine
microscopique et dans le domaine macroscopique ; par analogie, nous voilà ramenés à l’idée de différents niveaux d’être.
L’expérience spirituelle dépend dans son expression de celui qui
éprouve cette expérience encore beaucoup plus que ne le fait
l’expérience scientifique. De même que la philosophie occidentale a commencé par l’opposition entre Parménide et Héraclite,
entre la philosophie du repos absolu et celle du mouvement
absolu, il est probable qu’elle se continuera par de continuelles
oppositions, ce qui ne veut pas dire que les deux partis qui se
forment chaque fois sont faux, mais bien plutôt que chacun
met l’accent sur un aspect de la réalité. La grandeur de Platon
est d’avoir vu que la théorie de Parménide est vraie sous certains aspects, comme l’est celle d’Héraclite sous d’autres. Il a
vu que pour affirmer chacune de ces deux thèses, il fallait distinguer des niveaux de réalité ; il a choisi ces deux niveaux : le
niveau sensible et le niveau intelligible. Mais pour Platon luimême, il n’y a pas d’un côté un monde immuable et de l’autre
un monde du mouvement ; mais l’esprit humain ne peut jamais
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