Vers une neutralité épaisse ? Libéralisme politique et libéralisme compréhensif Alain Policar Chez Rawls, on le sait, les doctrines compréhensives sont caractérisées par la prétention à la vérité universelle et/ou une conception de la nature essentielle de l’homme. Le libéralisme politique rawlsien, s’appliquant exclusivement aux questions politiques et sociales, se veut profondément différent. Alors que les doctrines compréhensives, autrement dit globales, sont l’œuvre de la raison théorique et non de la raison pratique et, dès lors, cultivent « naturellement » une prétention au vrai, la problématisation rawlsienne consacre la supériorité du raisonnable. Dans les sociétés contemporaines caractérisées par le pluralisme éthique, le fait du pluralisme raisonnable est « le résultat inévitable des facultés de la raison humaine à l’œuvre dans le cadre d’institutions à la fois libres et durables »1. Le libéralisme politique met ainsi l’accent sur « la capacité de chacun à raisonner de façon autonome plutôt que sur la valeur de l’autonomie »2, tandis que le libéralisme compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie de chacun3. Il s’agit fondamentalement pour le premier d’éviter d’avoir recours à une conception profonde de la nature humaine, ainsi que le font Kant et Mill, pour justifier le libéralisme4. Rawls, Libéralisme politique, trad. fr., Paris, PUF, 1995, p. 75. Munoz-Dardé, « Le partage des raisons », Revue de philosophie économique, no 7, premier semestre 2003, p. 98. 3 Celle-ci n’est donc pas présumée. L’Etat est fondé à intervenir, non seulement pour la protéger, mais également pour la développer. Ce paternalisme est, à notre sens, parfaitement compatible avec le libéralisme. On consultera, avec profit, Magni-Berton, « Care, pzternalisme et vertu dans une perspective libérale », Raisons politiques, 44, nov. 2011, pp. 139-162. 4 Sur ce point important, voir Larmore, Modernité et morale, trad. fr., Paris, PUF, 1993, p. 161-191. 1 2 1 Ce refus de fonder une théorie politique sur une conception essentielle de l’homme est extrêmement (excessivement ?) prudent. Ne conduit-il pas à sacrifier l’universalisme moral, ce dernier constituant à l’évidence une doctrine compréhensive ? Or la négation d’un lien consubstantiel entre libéralisme et universalisme soulève d’importantes difficultés. Est-on contraint d’en payer le prix ? L’exigence d’une universalité consistante, c’est-à-dire pleine (par opposition à l’universalité vide, telle que la défend Alain Renaut), implique-t-elle de renoncer au pluralisme ? Il existe donc une rupture conséquente entre le libéralisme politique de Rawls et le libéralisme classique. Elle tient à la neutralité des fondements (et non seulement des procédures) dans le premier nommé. Est-il réellement inenvisageable de fonder les institutions publiques sur une conception plus substantielle, une conception du bien capable d’inclure des valeurs libérales essentielles ? Est-il réellement chimérique de concevoir un État dont le rôle serait de garantir les conditions visant à augmenter les possibilités d’accéder à une vie meilleure ? Peut-on exclure a priori une conception téléologique des fondements des politiques publiques ? L’argument essentiel de Rawls pour établir la priorité du juste sur le bien tient à l’idée que les controverses sur celui-ci sont plus prégnantes que les débats sur celui-là. Mais estce certain ? L’idée de construire une théorie politique exclusivement sur une base déontologique ne s’impose pas comme la seule voie possible. Peut-être est-il au fond plus réaliste (et plus modeste) de se fonder sur l’expérience humaine et, tout particulièrement, sur les biens qui, à nos yeux, rendent notre vie meilleure ? Le libéralisme politique, en se détachant de toute conception « métaphysique », nous semble impuissant face à la critique communautarienne. Privé de toute profondeur morale, se refusant, de peur d’affaiblir sa prétention à la neutralité, à affirmer sa préférence pour des valeurs fondées sur l’autonomie, il s’expose au risque de la 2 contingence, voire de l’insignifiance5. L’évolution de Rawls de 1971 à 1993 me paraît renoncer à une part importante de ce qui fait le prix du libéralisme philosophique. Le point nodal est certainement la « méthode d’évitement », stratégie visant à éviter d’avoir à affronter la question de la vérité. L’« abstinence épistémique » de Rawls, qui implique, pour les citoyens, la recommandation de n’avoir recours qu’à des « vérités simples », s’accorde avec la vision d’une société composée d’individus incapables de réviser leurs conceptions du bien. Comme le remarque Speranta Dumitru, « ce n’est pas respecter la liberté de quelqu’un que de lui offrir uniquement des raisons compatibles avec sa conception du bien »6, « la recherche de bonnes raisons, nécessaires et suffisantes, et non pas de raisons que les autres peuvent accepter, semble plus respectueuse des autres »7. Bref, le sacrifice des normes épistémiques est loin d’apporter le résultat escompté. Limites du neutralisme strict On peut, en outre, difficilement nier que les conceptions strictement neutralistes constituent un infléchissement majeur par rapport au libéralisme du XIXe siècle et du début du XXe. Le neutralisme occupe en effet, dans les approches de Rawls, Larmore et Dworkin (du moins, le Dworkin de 1978), la position première que détenaient des valeurs telles que la souveraineté individuelle et l’autonomie. Dans un article de 20038, Arneson, après avoir longtemps appartenu au courant strictement neutraliste, n’hésite pas à proposer une ferme critique de cette primauté. Voir Hampton, « Should Political Philosophy be Done without Metaphysics ? », Ethics, 99 (4), 1989, pp. 791-814. 6 Dumitru, « La raison publique : une conception politique et non épistémologique », Archives de philosophie du droit, 49, 2005, p. 168. 7 Ibid., p. 169. 8 Arneson, « Liberal Neutrality on the Good : An Autopsy », in Perfectionism and Neutrality, S. Wall and G. Klosko (eds.), Lanham, MD, Rowman & Littlefield, 2003, pp. 191-208. 5 3 Une approche comparable, bien que distincte, est développée par Thomas Pogge. Ce dernier présente un ensemble de distinctions visant à déterminer la signification du flourishing, terme que l’on peut traduire par épanouissement et qui tend à préciser ce qu’il convient d’entendre lorsque l’on évoque la réalisation d’une vie bonne. Il est incontestable que donner du crédit à ce type d’analyses implique de considérer le bonheur et l’épanouissement comme l’un des buts de l’action humaine. Et, plus encore, de concevoir ces buts comme dérivés de la nature humaine. Or il est difficile de nier que, pour Rawls et de nombreux libéraux contemporains, la référence à une nature de l’homme est sans pertinence. L’une des importantes questions posées par ces tentatives est celle de savoir s’il est possible de défendre une neutralité de l’État qui ne tiendrait aucunement compte d’un éventuel consensus sur des valeurs substantielles. Il est incontestable qu’une société n’est libérale que si ses membres sont libres de pratiquer des modes de vie différents. Le libéralisme est certes contraint de reconnaître la subjectivité des valeurs et de noter la persistance du conflit moral. Cette réalité n’implique cependant pas de renoncer à la défense de nos convictions. Il est donc non seulement acceptable mais nécessaire de donner une épaisseur à la neutralité. Il s’agit, dans cette optique, de préserver les valeurs libérales fondamentales, la souveraineté individuelle, le pluralisme, la tolérance, pour éviter le reproche, généralement, et à bon escient, adressé au perfectionnisme, de vouloir imposer un mode de vie spécifique. Il nous faut donc montrer qu’il existe une forte complémentarité entre le juste et le bien qui fragilise l’opposition canonique entre déontologie et téléologie. Cette complémentarité n’est d’ailleurs pas niée par Rawls lui-même : « On pourrait penser qu’une conception libérale de la justice ne peut pas faire appel à une idée du bien, sauf peut-être à celles qui sont purement instrumentales ou qui résultent de préférences ou de choix individuels. Il s’agit d’une interprétation erronée car le juste 4 et le bien sont complémentaires ; aucune conception de la justice ne peut s’inspirer uniquement de l’un ou de l’autre »9. Le philosophe américain ne se réfère-t-il pas, à cinq idées du bien, que l’on trouve, dit-il, dans la théorie de la justice comme équité : « 1/ L’idée du bien comme rationalité, 2/ l’idée de biens premiers, 3/l’idée de conceptions compréhensives et acceptables du bien (associées à des doctrines compréhensives), 4/ l’idée de vertus politiques, 5/ l’idée du bien représenté par une société (politique) bien ordonnée »10. Cette énumération se retrouve, à peu près dans les mêmes termes, dans un article de 198811. Doit-on en conclure qu’une théorie déontologique, telle que la théorie kantienne, ne peut éviter le recours à une idée du bien ? Il faudrait, pour l’éviter, être en mesure d’établir des principes éthicopolitiques sans se préoccuper des fins et des motivations des hommes. Est-ce réellement envisageable ? Il semble dès lors possible, et souhaitable, de poser la compatibilité entre poursuivre des fins et respecter des principes de justice. On ne peut donc être insensible à la volonté de certains auteurs de fonder les politiques publiques, dans le respect des valeurs libérales fondamentales, sur une conception du bien humain12. Le libéralisme peut-il constituer un langage normatif neutre ? 9 Rawls, op. cit., 1995, p. 215. Ibid., p. 218. 11 Rawls, « The Priority of the Right and Ideas of the Good », Philosophy & Public Affairs, 17 (4), 1988, pp. 251-276. Cet important article reprend, en le révisant et l’élargissant, le propos d’une conférence donnée à Paris le 21 mars 1987. 12 Tel Arneson qui fournit une liste de biens de nature à favoriser une vie bonne : « Pleasurable experience and especially enjoyment of the excellent Satisfaction of reasonable life aims Relationships of friendship and love Intellectual and cultural achievement Meaningful work Athletic excellence Living one’s life according to autonomously embraced values and norms Systematic understanding of the causal structure of world », Arneson, 2003, art. cit., pp. 207-208. 10 5 Nous l’avons noté, le passage à ce que Rawls nomme libéralisme politique conduit à l’abandon de toute conception anthropologique. Cette posture théorique trouve une justification dans le fait que le libéralisme, tel que le concevaient des auteurs aussi différents que Kant, Mill ou encore Green13, serait incapable de fournir des principes susceptibles d’être acceptés par des personnes en désaccord substantiel sur la nature du bien14. Seul le libéralisme politique qui s’abstient de prendre parti dans le débat sur les mérites respectifs de l’individualisme et de la tradition, serait véritablement neutre et donc capable de remplir le rôle d’un méta-langage autorisant la communication entre tenants de doctrines morales incommensurables. Mais peut-on réellement éviter de recourir à des considérations morales controversées ? Ou, dit autrement, le libéralisme peut-il constituer un langage normatif neutre ? C’est dans cet esprit que l’on s’intéressera aux théorisations de Macedo et Galston15 sur lesquelles Janie Pélabay a récemment porté un regard informé16. Dans les deux cas, il s’agit de faire de l’éducation civique un moyen de donner au libéralisme une substance morale que lui refuse la neutralité, laquelle est, pour Galston, une « promesse » intenable qui priverait l’Etat libéral de sa meilleure ligne de défense. Ce dernier doit, au contraire, « orienter entièrement son action publique vers la réalisation de “biens libéraux” qui sont, tout à la fois, suffisamment partagés pour lui assurer une solide base motivationnelle, mais également suffisamment restreints pour ne pas attenter à la diversité des conceptions individuelles et 13 T. H Green (1836-1882) appartient au « nouveau libéralisme ». Tout comme Mill, il souligne que les libertés individuelles doivent s’accompagner de la garantie de pouvoir les exercer. Voir Audard, op. cit., 2009, tout particulièrement les pages 270273. 14 Larmore, The Morals of Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 122 et 131. 15 Notamment, Macedo, Liberal Virtues, Oxford, Oxford University Press, 1990 et « The Politics of Justification », Political Theory, vol. 18, no 2, 1990, pp. 280-304 ainsi que Galston, Liberal Purposes, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 16 Pélabay, « Former le « bon citoyen » libéral », Raisons politiques, 44, novembre 2011, pp. 117-138. 6 collectives de la vie bonne »17. Galston considère que, dans ces conditions, l’Etat respecte et fait respecter la « liberté expressive » du citoyen, c’est-à-dire « la liberté de mener son existence d’une manière qui exprime ses convictions les plus profondes sur ce qui donne sens et valeur à la vie »18. Quant à Macedo, il juge, à l’identique, que la neutralité est un « mirage », le libéralisme incarnant « un ensemble de valeurs morales substantielles »19. Cependant, ces critiques de la neutralité se séparent sur des points importants. Alors que Macedo prône un « libéralisme civique » (dont il est permis de se demander s’il reste réellement dans l’optique libérale puisqu’il préconise de prendre « l’idéal ancien de liberté publique davantage au sérieux »20), Galston souscrit à une approche dite « libérale-pluraliste » en matière d’éducation, « robuste mais soigneusement restreinte à l’essentiel »21. Mais il est peu contestable, comme le note J. Pélabay, dans une perspective critique, que cette « robustesse » a une dimension perfectionniste que Galston paraît étrangement ne pas assumer totalement, de crainte, semble-t-il, d’avoir à accepter une limitation de la diversité. Ce risque est écarté, selon le philosophe américain, par son choix en faveur d’un « libéralisme de la tolérance » qui, pourtant, entre en forte tension avec son perfectionnisme modéré, à tel point que l’on « peine à voir en quoi la robustesse initialement affichée en matière d’éducation civique n’en vient pas tout bonnement à se diluer dans l’instauration d’un libre marché des conceptions du bien »22. Dès lors, le libéralisme de la tolérance, présenté comme une alternative à un libéralisme de l’autonomie, se voit privé de l’épaisseur que lui aurait conférée une référence assumée à l’autonomie comme valeur fondamentale. Il est, en outre, aporétique : s’il souhaite 17 18 19 20 21 22 Ibid., p. 120. Ibid. Macedo, op. cit., p. 265. Cité par Pélabay, art. cit., p. 125. Galston, op. cit., p. 126. Pélabay, art. cit., p. 131. 7 conserver un droit de sortie, exigence libérale minimale, comment peut-il le faire sans une conception forte de l’autonomie ?23 Une possibilité théorique de conciliation entre préservation de la diversité, en tant qu’exigence centrale du pluralisme libéral, et priorité à l’autonomie, non seulement comme présomption mais comme vertu à promouvoir, est développée, de façon convaincante, par George Crowder. Ce dernier, en effet, place non seulement l’autonomie au centre de son pluralisme libéral24, mais considère le régime libéral comme le plus apte à permettre l’expression de la diversité des valeurs. Il ne remet pas en cause, de surcroît, la volonté de certains de vivre des vies dominées par la tradition. Il se contente, et c’est déjà beaucoup, de promouvoir les conditions institutionnelles permettant d’exercer notre capacité de choix25. Dès lors, l’autonomie est valorisée comme le moyen le plus apte à promouvoir la pluralité des biens à l’intérieur d’une culture26. On peut donc se demander, à la lumière de ces remises en cause de la neutralité, si le libéralisme ne devrait pas plutôt assumer ses conceptions morales et montrer leurs vertus. Concilier les idéaux de neutralité et de perfection On peut, selon de nombreux auteurs, défendre simultanément la neutralité de l’État et le perfectionnisme. Pablo da Silveira propose une conciliation « perfectionniste dans le sens où elle accorde une certaine place aux jugements de valeur dans la discussion publique, mais elle reste modeste dans le sens où elle ne 23 Voir les remarques de R. Merrill, « Tolérance ou autonomie ? Le pluralisme libéral et l’affaire du voile islamique », Congrès AFSP, Toulouse, 2007. 24 Notamment dans Liberalism and Value Pluralism, Londres et New York, Continuum, 2002. 25 Voir l’article suggestif de Daniel Weinstock, « Fausse route : le chemin vers le pluralisme politique passe-t-il par le pluralisme axiologique ? », Archives de philosophie du droit, 49, 2005, pp. 185-197. 26 Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », Political Theory, vol. 35, 2, pp. 121-146. 8 défend aucun standard de valeur indépendant du jugement des individus »27. Si cette conception perfectionniste modeste est plus faible que la conception antiperfectionniste, elle reste toujours une conception de la neutralité. En effet, elle se distingue radicalement du perfectionnisme pour trois raisons principales : « D’abord, elle rejette la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certains individus par rapport aux autres. Ensuite elle rejette la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certaines conceptions du bien (et des formes de vie qui leur sont associées) par rapport aux autres. Enfin, elle rejette la thèse affirmant qu'il y a un bien commun (ou un ensemble de biens) partagé par tous les membres de la société »28. En affirmant qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus comme partagés par les membres d'une société pluraliste, et que ces biens peuvent être protégés par l’État, la conception perfectionniste modeste reste donc toujours une conception de la neutralité de l'État, ce dernier n’étant autorisé à agir de façon différente envers les membres de deux groupes A et B, « que s'il peut faire appel à des considérations de justice ou à la protection des biens ou des pratiques reconnus comme partagés »29. Le perfectionnisme modeste, selon l’expression (à laquelle je propose de substituer celle de « neutralité épaisse ») de da Silveira, assume donc le recours à des valeurs liées au bien, à condition que celles-ci soient généralisables ou, du moins, à condition qu’elles ne puissent être raisonnablement rejetées. Dans une perspective proche, R. Merrill défend avec conviction la compatibilité de la neutralité et du paternalisme30. L’un des intérêts de son analyse est qu’elle montre le lien (sur lequel je reviendrai) entre perfectionnisme politique et 27 da Silveira, « Deux conceptions de la neutralité de l’État », Philosophiques, vol. 23, n° 2, automne 1996, p. 244. 28 Ibid., p. 249. 29 Ibid., p. 250. 30 Merrill, « Comment un Etat libéral peut-il être à la fois neutre et paternaliste ? », Raisons politiques, 44, 2011, pp. 15-40 ainsi que « Du conservatisme en politique », La Vie des idées, 8 juillet 2011. 9 perfectionnisme éthique. Ce dernier défend deux thèses principales, l’une métaéthique qui considère que les « jugements éthiques sont réductibles en dernière instance à des croyances qui peuvent être vraies ou fausses »31 (ce qui constitue un des traits caractéristiques du réalisme moral), l’autre normative qui admet que certains idéaux de la vie bonne peuvent être objectivement meilleurs que d’autres. Il est dès lors légitime que l’Etat les promeuve, c’est-à-dire pratique une politique perfectionniste. Doit-il le faire en adoptant une attitude paternaliste (selon la définition classique qui, dans la poursuite du bien d’autrui, autorise une limitation de sa liberté) et risquer alors de rompre avec le libéralisme ? Si l’on admet cette définition, le perfectionnisme politique ne peut être que modéré (et non « radical »). Mais le refus de méthodes coercitives conduit-il inéluctablement à cette conclusion ? Ce n’est pas le point de vue de Merrill. Pour le comprendre, il importe de montrer que la définition classique du paternalisme n’est pas la seule qui vaille. Celle de Sunstein et Thaler32 comme celle de Quong33 ne retiennent pas l’idée que le paternalisme implique nécessairement limitation de la liberté. Dès lors, le perfectionnisme politique n’a pas à se défier du paternalisme. Mieux, les deux termes peuvent être considérés comme équivalents si toutefois on admet que le paternalisme peut être, sans contradiction, seulement incitatif. Reste à savoir comment rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection alors que la possibilité d’un accord sur des biens non controversés est, ainsi que le remarque Merrill, « empiriquement très improbable »34. Il existe plusieurs façons de procéder. Celle de Rawls (dans Libéralisme politique) qui, en limitant la neutralité à la « structure de base », admet que l’Etat puisse, sur Ibid., p. 22. Sunstein et Thaler, « Libertarian Paternalism is not an Oxymoron », University of Chicago Law Review, 70, 2003, pp. 1159-1202. Leur paternalisme est fondé sur l’idée que les citoyens n’est pas nécessairement en mesure de prendre les decisions susceptibles de promouvoir leur bien, notamment en raison de notre rationalité limitée ou de la dimension émotionnelle de nos jugements. 33 Quong, Liberalism without Perfection, Cambridge, Oxford University Press, 2010. 34 Merrill, art. cit., p. 33. 31 32 10 des questions politiques non essentielles, exprimer des préférences et les encourager. Nous ne pouvons, pour de multiples raisons (largement exprimées supra), nous en contenter. Merrill est plus ambitieux. Il cherche à montrer la compatibilité entre paternalisme et neutralité des conséquences (entendue comme égalité des chances, ce qui « implique que l’Etat est neutre dans les conséquences de ses politiques si celles-ci ne donnent pas plus d’opportunités à certains individus par rapport à d’autres en fonction de leur conception du bien »35. Dès lors, le fait, d’une part, que le paternalisme ne soit pas nécessairement coercitif et, d’autre part, la compatibilité entre paternalisme et neutralité des conséquences montrent la difficulté à séparer clairement paternalisme et neutralité. Mais, malgré le caractère stimulant de cette approche, nous privilégierons, dans ses développements récents, celle de R. Dworkin. Nous avons vu que pour Rawls, le libéralisme politique doit s’abstenir rigoureusement de faire appel à quelque doctrine compréhensive que ce soit. Il s’agit donc de tenir le débat public éloigné de tout principe éthique. Cet idéal, aussi louable soit-il, nous semble priver le libéralisme de fondements moraux conformes à sa philosophie. Il n’est pas, sur ce point, partagé par Dworkin qui, après avoir été un partisan inconditionnel d’une stricte neutralité de l’État, n’hésite plus à considérer la responsabilité individuelle comme un idéal éthique, introduisant ainsi une dose de perfectionnisme dans son libéralisme36. La volonté rawlsienne de séparer radicalement l’éthique et la politique est donc vouée à l’échec car l’une et l’autre sont « à ce point mêlées que certaines des questions les plus profondes touchant le caractère de la vie bonne sont aussi des questions politiques »37. La morale publique libérale devra donc être suffisamment épaisse pour proposer des 35 Ibid., p. 37. Dworkin, Is Democracy Possible Here ? Principles for a New Political Debate, Princeton, Princeton University Press, 2006. 37 Dworkin, « Foundations of Liberal Equality » in Darwall (dir.), Equal Freedom, Selected Tanner Lectures on Human Values, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995, p. 207. 36 11 raisons morales d’adhérer à la politique libérale et, corrélativement, « permettre de rejeter toutes les conceptions non-libérales de la politique, c’est-à-dire toutes les conceptions qui prétendent nier la validité des deux exigences jumelles de la justice libérale : égalité des ressources ou des contextes, responsabilité de nos choix ou de notre personne »38. La position de Dworkin dessine ainsi une voie précieuse de conciliation entre le juste et le bien : si nous voulons le juste c‘est parce que nous voulons le bien et parce que nous ne pouvons mener une vie bonne sans justice. Dans cette perspective, les principes de justice sont les moyens de parvenir à une vie bonne et leur validité est soumise à ce telos. Une conception libérale du bien doit donc être articulée à une doctrine de la justice sociale. Par conséquent, ce sont bien nos convictions éthiques qui nous fournissent les raisons consistantes d’adopter les principes centraux de la philosophie libérale, à condition de dégager des normes par la délibération publique. Dans ces conditions, l’adoption d’une conception du bien se fera selon une procédure et non, comme le souligne Jean-Cassien Billier, par l’affiliation à une tradition39. En d’autres termes, les principes du libéralisme doivent être justifiés et ils ne peuvent l’être qu’en recherchant leur fondement dans une théorie morale. Ainsi Dworkin nomme modèle éthique du défi40 la conception du bien qu’il défend. Ce modèle s’oppose à une éthique de l’impact et renvoie à la distinction entre intérêts critiques et intérêts volitionnels. Selon le bien-être volitif, le bien-être d’un individu est amélioré lorsqu’il atteint ce qu’il veut alors que selon le bien-être critique, il l’est lorsqu’il atteint ce qu’il devrait vouloir, c’est-à-dire lorsqu’il atteint des buts dont le 38 Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin, 2008, p. 89. 39 Billier, « Le politique peut-il se passer d’une conception du bien ? », Raisons Publiques, no 6, avril 2007, pp. 11-27. 40 Voir Dworkin, Sovereign Virtue. The Theory and Practice of Equality, Cambridge MA, Harvard University Press, 2000, en particulier le chapitre 6. 12 non achèvement rendrait objectivement sa vie moins bonne. Les exemples fournis par Dworkin lui-même permettent de mieux saisir la portée de cette distinction. Si nous avons de l’intérêt pour la pratique de la voile, la pratiquer permet d’atteindre le bien-être : ainsi cette activité est une bonne chose parce que nous la désirons, mais notre vie n’aurait pas été moins réussie si nous avions préféré la marche en montagne. En revanche, si nous désirons entretenir de bonnes relations avec nos proches, c’est parce que nous sommes convaincus que notre vie serait moins bonne si nous ne le désirions pas. Alors que, dans le premier cas, les choses sont bonnes parce que nous les désirons, dans le second nous les désirons parce qu’elles sont bonnes. Le fait de prendre les intérêts critiques au sérieux (de se demander ce que nous devons vouloir) « est en soi un motif moral d’adhérer aux principes politiques de l’égalité libérale et d’avoir l’obligation d’y conformer sa conduite »41. Cette dichotomie permet, de surcroît, de comprendre pourquoi, contrairement à la majorité des libéraux qui adhèrent à une théorie de la neutralité de l’État fondée sur la neutralité des justifications (selon laquelle la justification des principes politiques ou des politiques de l’État ne doit pas reposer sur la supériorité d’une conception du bien controversée), Dworkin considère que la neutralité de l’État est fondamentalement préservée si ce dernier ne fait rien dans le but de favoriser une conception du bien controversée au détriment des autres42. Cette dernière forme de neutralité est, selon lui, de nature à favoriser des conditions sociales permettant à chacun de mieux vivre. Il existe un rapport étroit entre ce type de promotion du bien et l’éthique redistributive que la position de Dworkin43 illustre parfaitement. On peut Spitz, op. cit., 2008, p. 92. Sur cette distinction, on se reportera à la très précieuse mise au point de Merrill, « Neutralité politique », in Bourdeau et Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.fr/spip.php ?article25, 2007. 43 Notamment dans Dworkin, op. cit., 2000. 41 42 13 rapprocher cette dernière de celles de Joseph Raz44 et de Peter de Marneffe45 et l’analyser comme un perfectionnisme fondationnel, faisant par ce dernier terme référence à l’idée que l’État doit agir en se fondant sur « des principes promouvant les conditions qui permettent à chacun de vivre la meilleure vie selon sa propre conception de la vie bonne »46. En d’autres termes, « l’État doit se charger de donner la possibilité aux gens de choisir les valeurs qui sont les leurs »47 et, de ce point de vue, il est permis de considérer que ce type de libéralisme accorde un privilège au bien par rapport au juste. Insistons sur le fait que le citoyen n’est ici soumis à aucune contrainte, l’État se limitant à lui fournir les moyens de réaliser une vie bonne sans pour autant lui indiquer comment devenir meilleurs. Nous restons donc bien dans l’orbite libérale. Cette priorité du bien, qui fait de la réussite des citoyens, l’objectif principal d’un État libéral, exige une éthique de la redistribution. C’est, notons-le en passant, cette exigence qui distingue le libéralisme égalitariste de Dworkin du libertarisme de gauche. Le libéralisme politique serait certainement mieux armé face aux critiques républicaines ou communautariennes s’il assumait, dans les termes ainsi définis, une dose modérée de perfectionnisme. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, il se donnerait les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation. La pensée de Mill peut être mobilisée dans cette perspective. John Stuart Mill et le développement de soi Raz, Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986. De Marneffe, « Liberalism and Perfectionnism », American Journal of Jurisprudence, vol. 43, 1998, pp. 99-116. 46 Magni Berton, « J’ai raté ma vie, à qui la faute ? », Raisons Politiques, no 23, août 2006, p. 75. 47 Ibid., p. 79. 44 45 14 Pour Mill, si l’État n’est nullement fondé à utiliser des moyens coercitifs, il peut légitiment inciter les individus, par l’information, des aides diverses, à se détourner d’activités présumées sans valeur. On peut, dans une veine millienne, évoquer des mesures sociales, « telles que, par exemple, des conditions de travail et des salaires corrects, une politique de prévention et un contrôle de la vente d’alcool par l’État »48, afin de contenir une épidémie d’alcoolisme comme celle décrite par Zola dans L’assommoir. Dans le même esprit, Mill admet certaines restrictions de liberté si l’exercice de celle-ci conduit à aliéner définitivement une part de son autonomie. Nous faisons ici référence au problème de la validité de contrats par lesquels on s’engagerait à devenir esclave au bénéfice de tiers : « En se vendant comme esclave, un homme abdique sa liberté ; […] Il détruit donc dans son propre cas le but même qui justifie la permission de disposer de lui-même. […] Le principe de liberté ne peut exiger qu’il soit libre de n’être pas libre. Ce n’est pas la liberté que d’avoir la permission d’aliéner sa liberté »49. L’important ici est le caractère irrévocable du choix. Dans de telles conditions, le développement de soi, on en conviendra, est fortement compromis. Or il est, pour Mill, la valeur fondamentale. On sait que dans On Liberty, le philosophe britannique, s’il refuse une action contraignante de l’État pour interdire ou limiter des activités jugées immorales (il parle de l’alcoolisme et de la fornication), n’écarte pas la possibilité d’encouragements à se détourner de celles-ci (ce qui peut passer par une politique de subventions aux « activités nobles », activités de nature à élargir la liberté d’action). D’ailleurs Mill, et c’est pourquoi il peut apparaître comme ayant cherché à concilier libéralisme et socialisme, considérait que le principe de liberté devait être Boyer, Quels fondements éthiques pour quel libéralisme ? Critique et justification (malgré tout) du libéralisme moderne, thèse de doctorat (Faculté des lettres de Fribourg), 2007, p. 166. L’auteur de cette thèse se prénomme Alain, d’où, afin de ne pas le confondre avec son homonyme français, spécialiste renommé de Popper (entre autres), la précision sur la page de garde de son manuscrit : « Originaire de Romont ». 49 Mill, De la liberté, trad. fr., Paris, Gallimard, 1990, pp. 221-222. 48 15 complété par d’autres principes politiques, en particulier des principes de justice distributive. La raison en est relativement simple : le plus important pour lui est le développement de soi, ce qui signifie la primauté de l’ « individualité » (individualityas-autonomy, cette dernière ne se réalisant que si la vie d’une personne est orientée par ses choix personnels et non ceux d’autrui) sur la liberté formelle. On ne sera donc pas surpris de trouver chez Mill une reformulation des principes fondamentaux du libéralisme, individu, rationalité, liberté. De surcroît, ceux-ci sont complétés « par ceux d’individualité, de développement et de conscience sociale qui étaient étrangers à la pensée classique »50. Plus que tout autre, il réfute le reproche récurrent d’atomisme adressé au libéralisme en insistant sur le caractère relationnel de l’individualité. Nous l’avons souligné, pour des auteurs comme Rawls ou Larmore, les normes de discussion rationnelle et d’égal respect représentent les fondements neutres dont le libéralisme a besoin, s’il souhaite échapper au reproche de partialité. Ils s’opposent ainsi à la perspective de Mill et, tout particulièrement, à la critique millienne du despotisme de la coutume. Pour saisir la portée de cette critique, il faut comprendre que, chez le philosophe britannique, dans la filiation de Humboldt51, la liberté et le pluralisme sont les conditions nécessaires de préservation de l’individualité et du développement de soi (« Seul l’entretien de l’individualité produit et peut produire des êtres humains bien développés »52). Le concept d’individualité chez Mill doit être compris relativement à celui d’autonomie, ce qui signifie que, conformément à la perspective d’Arneson (voir supra), « une Audard, op. cit., 2009, p. 86. Mill cite Humboldt en exergue de On Liberty : « Le grand principe directeur vers lequel convergent tous les arguments développés dans ces pages, est l’importance absolue et essentielle du développement humain dans sa plus riche diversité », Mill, op. cit., 1990, p. 11. 52 Ibid., p. 158. 50 51 16 personne réalise son individualité si ce sont ses choix personnels qui orientent sa vie et non ceux d’autrui »53. Dans une optique anti-atomiste, Mill ne fait pas de l’individualité une création ex nihilo. Mais si les circonstances socio-économiques ou culturelles déterminent notre personnalité, la faculté de faire des choix ne disparaît pas. Elle implique la possibilité de déterminer la valeur des traditions dominantes. Cependant la distance critique par rapport à celles-ci ne suppose pas nier leur influence. La critique de Sandel à l’égard du moi « désencombré » de Rawls et des libéraux en général ne peut donc être légitimement adressée à Mill54. Celui-ci ne s’oppose fondamentalement qu’au pouvoir tyrannique de la coutume, « obstacle qui défie le progrès humain »55 et qui contrarie la marche de l’histoire. Si les nations européennes continuent, elles, de progresser, « ce n’est certes pas grâce à leurs prétendues qualités supérieures […], mais c’est plutôt grâce à leur remarquable diversité de caractère et de culture »56. Et il poursuit : « En Europe, les individus, les classes, les nations sont extrêmement dissemblables : ils se sont frayé une grande variété de chemins, chacun conduisant à quelque chose de précieux »57. Ce qui peut, et doit, être recherché, dans une société ouverte à la diversité, c’est l’impartialité. Ainsi, malgré l’importance accordée au développement de l’individualité, celui-ci n’est jamais présenté comme une obligation. Nulle contrainte ne pèse, au sein de l’État libéral, contrairement à ce que suggère Larmore, sur ceux qui chercheraient à préserver un mode de vie fondé sur la coutume. Nous l’avons vu, si Mill ne valorise guère les traditions, il ne néglige nullement la valeur de l’expérience passée. Il souhaite seulement s’assurer que ceux qui le désirent puissent trouver les moyens de s’émanciper du poids de la coutume. Il n’est, dès Boyer, thèse citée, 2007, p. 176. A ce sujet, on se reportera à Riley, « Individuality, Custom and Progress », Utilitas, 3/2, 1991, pp. 217-244. 55 Mill, op. cit., 1990, p. 169. 56 Ibid., p. 172. 57 Ibid., pp. 172-173. 53 54 17 lors, pas fondé de lui reprocher un quelconque manque d’impartialité. Comme le résume clairement Boyer, « Mill fait plutôt la conjecture qu’une société libre, c’est-àdire reconnaissant à la fois la liberté d’expression et la liberté d’action tant qu’aucun tort à autrui n’a été commis, tendra à favoriser une attitude de réflexion critique plutôt que de révérence servile envers les traditions »58. Dès lors, renoncer à ces dernières, c’est tirer parti de la liberté dont nous disposons. Nous retrouvons ici l’idée selon laquelle la philosophie a d’abord une fonction critique : les théories et les critères qu’elle met à notre disposition doivent nous aider à déterminer si nos préceptes moraux sont ou non pourvus de justification rationnelle. Par conséquent, pour Mill, les choix de la majorité ne sauraient, en euxmêmes, constituer des arguments. La démocratie n’implique pas, en effet, de céder au « populisme moral », c’est-à-dire au droit pour la majorité de dicter les bonnes façons de vivre. L’attention, au nom du principe de liberté, pour les minorités, y compris celles dont les comportements seraient impopulaires, est donc puissamment affirmée. Le pluralisme est à ce prix. Mais, bien entendu, il est légitime de confronter les choix éthiques divergents, voire d’exhorter autrui à changer de comportement : « Si l’on doit permettre aux gens, dans ce qui les concerne seuls, d’agir comme bon leur semble à leurs risques et périls, c’est qu’ils doivent également être libres de se consulter l’un l’autre sur ce qu’il convient de faire, d’échanger des opinions ainsi que de donner et recevoir des suggestions »59. De surcroît, l’État est fondé à diffuser des informations auprès des citoyens pour leur permettre d’opérer des choix éclairés, et, plus encore, il peut s’efforcer « d’éliminer 58 59 l’influence de sollicitations qui ne sont pas désintéressées, Boyer, thèse citée, 2007, p. 228. Mill, op. cit., 1990, p. 215. 18 d’instigateurs qui ne sauraient être impartiaux »60. Face à un mal réel, « l’imposition de restrictions par l’État, ainsi que l’exigence de garanties »61 est donc légitimée. On le voit, Mill représente un modèle attractif pour un libéralisme attaché à proposer des idéaux consistants. En s’engageant sur cette voie, le libéralisme serait mieux armé que les visions strictement neutralistes pour résister aux critiques, qu’elles émanent des communautariens ou des humanistes civiques. Arguments en faveur d’une épistémologie réaliste des valeurs L’une des principales objections que l’on peut adresser au libéralisme politique est de ne pas suffisamment prendre au sérieux les exigences de vérité et d’objectivité. La méthode rawlsienne de l’« équilibre réfléchi » (une théorie morale ou politique est le produit d’un équilibre entre nos jugements « bien pesés » et les principes normatifs que nous cherchons à élaborer) indique une adhésion à une épistémologie cohérentiste62 des croyances axiologiques. Il est incontestable que le cohérentisme s’accorde parfaitement avec le libéralisme neutraliste. Cette conception faillibiliste ne permet « d’accorder un statut certain et irrévisable à aucun jugement »63. Aussi l’idéal guidant la conception rawlsienne de la justice comme équité ne peut pas se présenter comme vrai mais seulement comme raisonnable. Dès lors, la vérité n’a pas sa place dans l’idéal politique de la raison publique et c’est la cohérence rationnelle qui servira de « critère de correction ». Cette « abstinence épistémique » autorise à rapprocher Rawls de ceux, tels Rorty, Foucault ou Schmitt, que l’on peut, avec Bernard Williams, nommer les « négateurs » en matière de vérité. La version du libéralisme que nous défendons exige plus. 60 Ibid., p. 216. Ibid., p. 217. 62 Selon cette épistémologie, une croyance axiologique est justifiée si et seulement si elle fait parie d’un ensemble de croyances cohérent. 63 Virvidakis, « Stratégies de modération du réalisme moral », in Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 441. 61 19 Il existe une raison fondamentale de pratiquer le culte de la vérité et elle tient à la survie de la démocratie. A notre sens, il est absolument nécessaire pour une démocratie libérale de reposer sur une conception substantielle de la vérité (soit, grosso modo, une théorie de la vérité comme correspondance aux faits). Celle-ci, contrairement à ce que prônent les philosophes du soupçon, n’est pas un « masque ou une abstraction vide au service de la classe dominante »64. Il s’agit fondamentalement de refuser ce que Bouveresse nomme le « cynisme épistémique », attitude consistant à réduire les valeurs intellectuelles à l’intérêt pratique en déclarant « que chercher la vérité n’est pas en soi une entreprise plus digne d’intérêt et plus respectable que chercher n’importe quoi d’autre, et notamment le prestige, la célébrité, le succès, l’influence, ou même tout simplement l’argent »65. La démocratie ne saurait prendre prétexte de la nécessaire liberté d’opinion et de parole pour la confondre avec l’égale vérité des opinions. Cette « tyrannie de la majorité », selon l’expression célèbre de Tocqueville, se méprend gravement en assimilant la vérité au consensus. Ce choix est donc très différent de celui du pragmatisme vulgaire qui ne voit dans les normes que régularités naturelles ou conventions. Le pragmatiste vulgaire considère, par exemple, qu’il est bénéfique pour l’espèce d’avoir des croyances vraies, qu’il n’existe donc aucune ontologie normative substantielle : la vérité n’est une norme qu’en apparence. Nous n’acceptons pas, à l’inverse, le sacrifice des idéaux théoriques aux idéaux politiques au nom du « mobilisme » de la raison et/ou du relativisme aléthique. Le clerc moderne, pour parler comme Benda, célèbre « la religion du particulier et le mépris de l’universel ». C’est confondre les produits de l’esprit, par nature changeants, avec la faculté de l’esprit qui les engendre, laquelle ne change pas. Si l’expérience varie, ce n’est donc nullement le cas de la raison et de ses principes. 64 65 Engel, Les lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Ithaque, 2012, p. 328. Bouveresse, Essais IV, Paris, Agone, 2004, pp. 18-19 20 Cette confusion provient d’une absence de distinction entre la vérité et l’idée de vérité. Comme le souligne, avec force, Benda, « mon attachement à la probité intellectuelle fera sourire maints séculiers au nom de leur “scepticisme”. Qu’est-ce, diront-ils avec pitié, que cette croyance aux “lois de l’esprit”, alors qu’on peut tout démontrer, que la vérité n’existe pas, et que toutes les théories de la science croulent les unes sur les autres, que la récente physique ruine les “principes de la raison”, etc. Cette position (qui me semble entièrement fausse : on ne peut tout démontrer qu’à celui qui ne sait pas raisonner ; de nombreuses vérités me paraissent fort bien établies ; la nouvelle physique n’ébranle en rien les principes rationnels) me répugne en ce qu’elle affirme chez ceux qui l’adoptent la volonté d’uniquement s’amuser du spectacle des choses et des idées qu’on leur offre et le refus de toute tenue morale »66. Chez Benda, on le voit, les convictions épistémologiques sont liées à son exigence morale, illustration de l’idée centrale selon laquelle les valeurs morales sont tout aussi objectives que les valeurs cognitives. Notre position quant à la vérité entre ainsi en congruence avec la défense du réalisme moral67, tant sur le plan ontologique (les normes sont réelles et indépendantes de nos jugements et de nos attitudes et non de simples projections de nos états psychologiques ou des produits des pratiques sociales) qu’épistémologique (nous pouvons accéder à la connaissance de ces normes). Le réalisme implique au niveau sémantique que les assertions morales peuvent être vraies ou fausses selon qu’elles correspondent ou non à la réalité morale. Notons que la thèse ontologique et la thèse épistémologique sont généralement défendues conjointement : il paraîtrait absurde d’affirmer l’existence de propriétés auxquelles nous ne pourrions avoir accès. Comme le note David Brink, l’éthique traite de faits Benda (1944), Exercice d’un enterré vif, Paris, Gallimard, 1969, p. 368. Le réalisme moral représente une grande diversité théorique (voir Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999). Il conviendra donc de préciser quelle occurrence a notre préférence. 66 67 21 qui existent indépendamment des croyances des gens sur ce qui est bon ou mauvais68. Objectivité et prescriptivité des valeurs morales Comment passer de l’affirmation de l’objectivité des entités morales à celle de leur caractère prescriptif ? Pour John McDowell, « il paraît impossible [...] de prendre au sérieux l’idée qu’une chose ayant l’allure d’une qualité première serait simplement là, indépendamment de la sensibilité humaine, et n’en serait pas moins intrinsèquement (et non pas relativement aux contingences de la sensibilité humaine) susceptible de produire une certaine “attitude” ou état de volonté quelconque chez un individu qui en aurait conscience »69. Il défend ainsi une conception dispositionaliste, de nature à concilier objectivité et prescriptivité en alignant les valeurs morales, non sur les qualités premières, mais sur les qualités secondes (définies comme des dispositions à entretenir des relations avec des réactions subjectives : la propriété « être effrayant » pourrait, ainsi que le note Ogien70, appeler une certaine action ou réaction). Mais a-t-on, en l’absence de traits observables associés, une conscience immédiate d’une disposition ? Nous pouvons certes avoir conscience de la fragilité (par exemple, celle d’un verre), qui est une disposition. Mais, remarque Christine Tappolet, « cela est dû au fait que la fragilité est régulièrement associée à des traits observables particuliers, comme la minceur du verre [...]. Par conséquent, il est douteux que la conception dispositionaliste puisse vraiment surmonter la difficulté qui consiste à concilier objectivité et prescriptivité »71. « It [Ethics] concerns facts that hold independently of anyone’s beliefs about what is right or wrong ». Brink, Moral Realism and The Foundations of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, p. 20. 69 McDowell (1985), « Valeurs et qualités secondes », in Ogien, op. cit., 1999, p. 249. 70 Ogien, op. cit., 1999, p. 200. 71 Tappolet, « A la rescousse du platonisme moral », Dialogue, XXXIX, 2000, p. 540. 68 22 On pourrait évidemment renoncer à la proposition selon laquelle les convictions morales sont motivantes. C’est la voie « externaliste » choisie par Brink et Peter Railton, qui se réfèrent au rôle des désirs (dont la présence serait contingente) pour expliquer l’aspect motivant de nos jugements. Mais si l’on souhaite ne pas renoncer à l’idée du caractère motivant des valeurs morales, il existe une autre façon plus convaincante de réaliser la conciliation recherchée entre objectivité et prescriptivité. Il s’agit d’adopter « une épistémologie des valeurs qui fait appel à l’émotion »72. Dans une telle conception, « les émotions auraient à l’égard des valeurs la même fonction que celle des expériences visuelles par rapport aux couleurs et aux formes ». Elles nous permettraient donc, « dans les cas favorables », d’avoir conscience des valeurs, c’est-à-dire d’avoir un accès cognitif à la réalité morale. Et cette conscience des valeurs serait « sinon motivante, au moins liée à des états motivationnels, certaines des émotions que nous éprouvons entretenant un lien interne avec certains désirs»73. Reste évidemment la délicate question de savoir si nos émotions sont ou non adéquates (ou appropriées). Ce problème, notons-le, se pose également dans d’autres domaines, comme celui de la perception des couleurs. D’ailleurs, le parallèle entre expériences émotionnelles et expériences perceptives n’est pas fortuit puisque au bout de la chaîne des justifications, c’est l’expérience émotionnelle qui nous permet de connaître les valeurs alors que l’expérience perceptive nous permet de connaître les propriétés des objets physiques ordinaires74. Quelles seraient donc les raisons pour penser qu’une réponse n’est pas Ibid., p. 544. Nos émotions seraient ainsi des critères par rapport aux valeurs. Ibid., p. 545. C. Tappolet cite, comme émotions intrinsèquement motivantes, la peur, l’indignation, la pitié ou la compassion. 74 « Quand à un moment je dis du ciel qu’il est bleu et à un autre moment qu’il est beau, il ne semble pas moins que j’attribue à ce dernier une propriété dans le premier cas que dans le deuxième. Et si notre saisie de ces propriétés est basée dans le premier cas sur une représentation et dans le deuxième cas sur une émotion, alors il est naturel d’attribuer la présentation que tous attribuent aux 72 73 23 appropriée ? Il existe nombre de facteurs, par exemple la faiblesse de la volonté ou la dépression, qui peuvent empêcher un individu d’agir en fonction de ses croyances axiologiques. Dans ces cas de figure, ces dernières ne sont pas motivantes puisque le sujet n’a pas une conscience émotionnelle de ses valeurs. Le plus souvent, c’est l’avis d’autrui qui permet de penser qu’une émotion est inappropriée. S’il est « en conflit avec le mien, j’ai une raison prima facie pour douter de mon jugement »75. D’une façon générale, « la raison principale pour laquelle il est plausible d’affirmer que les émotions ont une fonction justificatrice est due aux analogies entre les émotions et les expériences perceptuelles. Ces états possèdent tous des propriétés phénoménales caractéristiques. Ils sont souvent causés par ce qui fait partie de notre environnement. Aucun de ces types d’états n’est directement sujet à la volonté. De plus, […] les émotions comme les expériences perceptuelles semblent admettre une évaluation de type cognitif. […] Ainsi, il semble raisonnable de conclure que les états de ces deux types ont des fonctions épistémiques semblables »76. On peut, et C. Tappolet affronte l’objection, faire valoir que les expériences perceptuelles sont plus universellement partagées que les émotions. Le fait « que les émotions sont plus sujettes aux influences sociales ou culturelles rendra plus ardue la tâche de celui qui cherche à avoir des croyances justifiées »77, mais cela n’implique pas l’impossibilité de la justification. Bref, cette approche expérientialiste a le grand mérite de faire des propriétés morales des propriétés de l’environnement naturel et social auquel nous sommes adaptés et, dans le même mouvement, des propriétés de l’individu lui-même. Elle entre dans le cadre général de la théorie de la response-dependency, théorie qui affirme que certains états de fait possèdent des propriétés déclenchant des représentations aussi aux émotions », Meinong (1917), cité par Tappolet, « Une épistémologie pour le réalisme axiologique » in Ogien, op. cit., 1999, pp. 289-290. 75 Tappolet, art. cit., 1999, p. 292. 76 Ibid., pp. 298-299. 77 Ibid., p. 299. 24 réactions typiques chez certaines espèces en vertu de la manière dont elles sont constituées, c’est-à-dire de leur nature78. Dans cette perspective, les propriétés morales surviennent sur des propriétés naturelles. Si elles surviennent sur des états du monde, c’est parce qu’elles entretiennent une certaine relation avec notre évaluation du monde. Cependant la survenance étant un concept purement descriptif, elle ne fournit aucune explication causale du lien entre les deux types de propriétés. Ces propriétés morales sont-elles ou non réductibles à des propriétés naturelles ? De nombreux auteurs considèrent qu’il est nécessaire, pour sauvegarder l’autonomie de la morale, d’affirmer la nonréductibilité des antiréductionniste premières serait aux certainement secondes. fortement Mais le lézardé quasi-consensus si la distinction fondamentale entre éliminativisme et réductionnisme (celui-ci pouvant évidemment être éliminativiste) était clairement posée. Je ne peux développer cette importante question. Ce que nous retiendrons, c’est que la position ici défendue permet de concilier l’idée de la réalité indépendante des propriétés morales et celle du caractère contingent de leur mode de connaissance. Plus généralement, elle ne remet pas en cause le pluralisme, à condition toutefois de ne pas confondre dispositions à la moralité (universelles et fondées sur la nature humaine) et règles morales qui, elles, dépendent des conditions spécifiques de l’acculturation. Jesse Prinz, notamment, est un représentant de cette approche : « Je défends l’idée que les faits moraux sont response-dependent : le mal est simplement ce qui cause de la désapprobation dans une communauté d’êtres moraux » (Prinz, « The Emotional Basis of Moral Judgments », Philosophical Exploration, 9/1, 2006, p. 29). 78 25