Vers une neutralité épaisse ? Libéralisme politique et

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Vers une neutralité épaisse ?
Libéralisme politique et libéralisme compréhensif
Alain Policar
Chez Rawls, on le sait, les doctrines compréhensives sont caractérisées par la
prétention à la vérité universelle et/ou une conception de la nature essentielle de
l’homme.
Le
libéralisme
politique
rawlsien,
s’appliquant
exclusivement
aux
questions politiques et sociales, se veut profondément différent. Alors que les
doctrines compréhensives, autrement dit globales, sont l’œuvre de la raison
théorique et non de la raison pratique et, dès lors, cultivent « naturellement » une
prétention au vrai, la problématisation rawlsienne consacre la supériorité du
raisonnable. Dans les sociétés contemporaines caractérisées par le pluralisme
éthique, le fait du pluralisme raisonnable est « le résultat inévitable des facultés de la
raison humaine à l’œuvre dans le cadre d’institutions à la fois libres et durables »1.
Le libéralisme politique met ainsi l’accent sur « la capacité de chacun à raisonner de
façon autonome plutôt que sur la valeur de l’autonomie »2, tandis que le libéralisme
compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour
tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie
de chacun3. Il s’agit fondamentalement pour le premier d’éviter d’avoir recours à
une conception profonde de la nature humaine, ainsi que le font Kant et Mill, pour
justifier le libéralisme4.
Rawls, Libéralisme politique, trad. fr., Paris, PUF, 1995, p. 75.
Munoz-Dardé, « Le partage des raisons », Revue de philosophie économique, no 7,
premier semestre 2003, p. 98.
3
Celle-ci n’est donc pas présumée. L’Etat est fondé à intervenir, non seulement
pour la protéger, mais également pour la développer. Ce paternalisme est, à notre
sens, parfaitement compatible avec le libéralisme. On consultera, avec profit,
Magni-Berton, « Care, pzternalisme et vertu dans une perspective libérale », Raisons
politiques, 44, nov. 2011, pp. 139-162.
4 Sur ce point important, voir Larmore, Modernité et morale, trad. fr., Paris, PUF,
1993, p. 161-191.
1
2
1
Ce refus de fonder une théorie politique sur une conception essentielle de
l’homme est extrêmement (excessivement ?) prudent. Ne conduit-il pas à sacrifier
l’universalisme
moral,
ce
dernier
constituant
à
l’évidence
une
doctrine
compréhensive ? Or la négation d’un lien consubstantiel entre libéralisme et
universalisme soulève d’importantes difficultés. Est-on contraint d’en payer le prix ?
L’exigence d’une universalité consistante, c’est-à-dire pleine (par opposition à
l’universalité vide, telle que la défend Alain Renaut), implique-t-elle de renoncer au
pluralisme ?
Il existe donc une rupture conséquente entre le libéralisme politique de Rawls et
le libéralisme classique. Elle tient à la neutralité des fondements (et non seulement
des procédures) dans le premier nommé. Est-il réellement inenvisageable de fonder
les institutions publiques sur une conception plus substantielle, une conception du
bien capable d’inclure des valeurs libérales essentielles ? Est-il réellement
chimérique de concevoir un État dont le rôle serait de garantir les conditions visant
à augmenter les possibilités d’accéder à une vie meilleure ? Peut-on exclure a priori
une conception téléologique des fondements des politiques publiques ? L’argument
essentiel de Rawls pour établir la priorité du juste sur le bien tient à l’idée que les
controverses sur celui-ci sont plus prégnantes que les débats sur celui-là. Mais estce certain ? L’idée de construire une théorie politique exclusivement sur une base
déontologique ne s’impose pas comme la seule voie possible. Peut-être est-il au fond
plus réaliste (et plus modeste) de se fonder sur l’expérience humaine et, tout
particulièrement, sur les biens qui, à nos yeux, rendent notre vie meilleure ? Le
libéralisme politique, en se détachant de toute conception « métaphysique », nous
semble impuissant face à la critique communautarienne. Privé de toute profondeur
morale, se refusant, de peur d’affaiblir sa prétention à la neutralité, à affirmer sa
préférence pour des valeurs fondées sur l’autonomie, il s’expose au risque de la
2
contingence, voire de l’insignifiance5. L’évolution de Rawls de 1971 à 1993 me
paraît renoncer à une part importante de ce qui fait le prix du libéralisme
philosophique.
Le point nodal est certainement la « méthode d’évitement », stratégie visant à
éviter d’avoir à affronter la question de la vérité. L’« abstinence épistémique » de
Rawls, qui implique, pour les citoyens, la recommandation de n’avoir recours qu’à
des « vérités simples », s’accorde avec la vision d’une société composée d’individus
incapables de réviser leurs conceptions du bien. Comme le remarque Speranta
Dumitru, « ce n’est pas respecter la liberté de quelqu’un que de lui offrir
uniquement des raisons compatibles avec sa conception du bien »6, « la recherche
de bonnes raisons, nécessaires et suffisantes, et non pas de raisons que les autres
peuvent accepter, semble plus respectueuse des autres »7. Bref, le sacrifice des
normes épistémiques est loin d’apporter le résultat escompté.
Limites du neutralisme strict
On peut, en outre, difficilement nier que les conceptions strictement neutralistes
constituent un infléchissement majeur par rapport au libéralisme du XIXe siècle et
du début du XXe. Le neutralisme occupe en effet, dans les approches de Rawls,
Larmore et Dworkin (du moins, le Dworkin de 1978), la position première que
détenaient des valeurs telles que la souveraineté individuelle et l’autonomie. Dans
un article de 20038, Arneson, après avoir longtemps appartenu au courant
strictement neutraliste, n’hésite pas à proposer une ferme critique de cette
primauté.
Voir Hampton, « Should Political Philosophy be Done without Metaphysics ? »,
Ethics, 99 (4), 1989, pp. 791-814.
6
Dumitru, « La raison publique : une conception politique et non épistémologique »,
Archives de philosophie du droit, 49, 2005, p. 168.
7
Ibid., p. 169.
8 Arneson, « Liberal Neutrality on the Good : An Autopsy », in Perfectionism and
Neutrality, S. Wall and G. Klosko (eds.), Lanham, MD, Rowman & Littlefield, 2003,
pp. 191-208.
5
3
Une approche comparable, bien que distincte, est développée par Thomas Pogge.
Ce dernier présente un ensemble de distinctions visant à déterminer la signification
du flourishing, terme que l’on peut traduire par épanouissement et qui tend à
préciser ce qu’il convient d’entendre lorsque l’on évoque la réalisation d’une vie
bonne. Il est incontestable que donner du crédit à ce type d’analyses implique de
considérer le bonheur et l’épanouissement comme l’un des buts de l’action
humaine. Et, plus encore, de concevoir ces buts comme dérivés de la nature
humaine. Or il est difficile de nier que, pour Rawls et de nombreux libéraux
contemporains, la référence à une nature de l’homme est sans pertinence.
L’une des importantes questions posées par ces tentatives est celle de savoir s’il
est possible de défendre une neutralité de l’État qui ne tiendrait aucunement
compte d’un éventuel consensus sur des valeurs substantielles. Il est incontestable
qu’une société n’est libérale que si ses membres sont libres de pratiquer des modes
de vie différents. Le libéralisme est certes contraint de reconnaître la subjectivité
des valeurs et de noter la persistance du conflit moral. Cette réalité n’implique
cependant pas de renoncer à la défense de nos convictions. Il est donc non
seulement acceptable mais nécessaire de donner une épaisseur à la neutralité. Il
s’agit, dans cette optique, de préserver les valeurs libérales fondamentales, la
souveraineté individuelle, le pluralisme, la tolérance, pour éviter le reproche,
généralement, et à bon escient, adressé au perfectionnisme, de vouloir imposer un
mode de vie spécifique.
Il nous faut donc montrer qu’il existe une forte complémentarité entre le juste et
le bien qui fragilise l’opposition canonique entre déontologie et téléologie. Cette
complémentarité n’est d’ailleurs pas niée par Rawls lui-même : « On pourrait penser
qu’une conception libérale de la justice ne peut pas faire appel à une idée du bien,
sauf peut-être à celles qui sont purement instrumentales ou qui résultent de
préférences ou de choix individuels. Il s’agit d’une interprétation erronée car le juste
4
et le bien sont complémentaires ; aucune conception de la justice ne peut s’inspirer
uniquement de l’un ou de l’autre »9. Le philosophe américain ne se réfère-t-il pas, à
cinq idées du bien, que l’on trouve, dit-il, dans la théorie de la justice comme
équité : « 1/ L’idée du bien comme rationalité, 2/ l’idée de biens premiers, 3/l’idée
de conceptions compréhensives et acceptables du bien (associées à des doctrines
compréhensives), 4/ l’idée de vertus politiques, 5/ l’idée du bien représenté par une
société (politique) bien ordonnée »10. Cette énumération se retrouve, à peu près dans
les mêmes termes, dans un article de 198811. Doit-on en conclure qu’une théorie
déontologique, telle que la théorie kantienne, ne peut éviter le recours à une idée du
bien ? Il faudrait, pour l’éviter, être en mesure d’établir des principes éthicopolitiques sans se préoccuper des fins et des motivations des hommes. Est-ce
réellement envisageable ? Il semble dès lors possible, et souhaitable, de poser la
compatibilité entre poursuivre des fins et respecter des principes de justice. On ne
peut donc être insensible à la volonté de certains auteurs de fonder les politiques
publiques, dans le respect des valeurs libérales fondamentales, sur une conception
du bien humain12.
Le libéralisme peut-il constituer un langage normatif neutre ?
9
Rawls, op. cit., 1995, p. 215.
Ibid., p. 218.
11 Rawls, « The Priority of the Right and Ideas of the Good », Philosophy & Public
Affairs, 17 (4), 1988, pp. 251-276. Cet important article reprend, en le révisant et
l’élargissant, le propos d’une conférence donnée à Paris le 21 mars 1987.
12 Tel Arneson qui fournit une liste de biens de nature à favoriser une vie bonne :
« Pleasurable experience and especially enjoyment of the excellent
Satisfaction of reasonable life aims
Relationships of friendship and love
Intellectual and cultural achievement
Meaningful work
Athletic excellence
Living one’s life according to autonomously embraced values and norms
Systematic understanding of the causal structure of world », Arneson, 2003, art.
cit., pp. 207-208.
10
5
Nous l’avons noté, le passage à ce que Rawls nomme libéralisme politique conduit
à l’abandon de toute conception anthropologique. Cette posture théorique trouve
une justification dans le fait que le libéralisme, tel que le concevaient des auteurs
aussi différents que Kant, Mill ou encore Green13, serait incapable de fournir des
principes susceptibles d’être acceptés par des personnes en désaccord substantiel
sur la nature du bien14. Seul le libéralisme politique qui s’abstient de prendre parti
dans le débat sur les mérites respectifs de l’individualisme et de la tradition, serait
véritablement neutre et donc capable de remplir le rôle d’un méta-langage
autorisant
la
communication
entre
tenants
de
doctrines
morales
incommensurables. Mais peut-on réellement éviter de recourir à des considérations
morales controversées ? Ou, dit autrement, le libéralisme peut-il constituer un
langage normatif neutre ?
C’est dans cet esprit que l’on s’intéressera aux théorisations de Macedo et
Galston15 sur lesquelles Janie Pélabay a récemment porté un regard informé16.
Dans les deux cas, il s’agit de faire de l’éducation civique un moyen de donner au
libéralisme une substance morale que lui refuse la neutralité, laquelle est, pour
Galston, une « promesse » intenable qui priverait l’Etat libéral de sa meilleure ligne
de défense. Ce dernier doit, au contraire, « orienter entièrement son action publique
vers la réalisation de “biens libéraux” qui sont, tout à la fois, suffisamment partagés
pour lui assurer une solide base motivationnelle, mais également suffisamment
restreints pour ne pas
attenter à la diversité des conceptions individuelles et
13
T. H Green (1836-1882) appartient au « nouveau libéralisme ». Tout comme Mill, il
souligne que les libertés individuelles doivent s’accompagner de la garantie de
pouvoir les exercer. Voir Audard, op. cit., 2009, tout particulièrement les pages 270273.
14 Larmore, The Morals of Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, pp.
122 et 131.
15 Notamment, Macedo, Liberal Virtues, Oxford, Oxford University Press, 1990 et
« The Politics of Justification », Political Theory, vol. 18, no 2, 1990, pp. 280-304
ainsi que Galston, Liberal Purposes, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
16 Pélabay, « Former le « bon citoyen » libéral », Raisons politiques, 44, novembre
2011, pp. 117-138.
6
collectives de la vie bonne »17. Galston considère que, dans ces conditions, l’Etat
respecte et fait respecter la « liberté expressive » du citoyen, c’est-à-dire « la liberté
de mener son existence d’une manière qui exprime ses convictions les plus
profondes sur ce qui donne sens et valeur à la vie »18. Quant à Macedo, il juge, à
l’identique, que la neutralité est un « mirage », le libéralisme incarnant « un
ensemble de valeurs morales substantielles »19.
Cependant, ces critiques de la neutralité se séparent sur des points importants.
Alors que Macedo prône un « libéralisme civique » (dont il est permis de se
demander s’il reste réellement dans l’optique libérale puisqu’il préconise de prendre
« l’idéal ancien de liberté publique davantage au sérieux »20), Galston souscrit à une
approche
dite
« libérale-pluraliste »
en
matière
d’éducation,
« robuste
mais
soigneusement restreinte à l’essentiel »21. Mais il est peu contestable, comme le note
J. Pélabay, dans une perspective critique, que cette « robustesse » a une dimension
perfectionniste que Galston paraît étrangement ne pas assumer totalement, de
crainte, semble-t-il, d’avoir à accepter une limitation de la diversité. Ce risque est
écarté, selon le philosophe américain, par son choix en faveur d’un « libéralisme de
la tolérance » qui, pourtant, entre en forte tension avec son perfectionnisme modéré,
à tel point que l’on « peine à voir en quoi la robustesse initialement affichée en
matière d’éducation civique n’en vient pas tout bonnement à se diluer dans
l’instauration d’un libre marché des conceptions du bien »22. Dès lors, le libéralisme
de la tolérance, présenté comme une alternative à un libéralisme de l’autonomie, se
voit privé de l’épaisseur que lui aurait conférée une référence assumée à
l’autonomie comme valeur fondamentale. Il est, en outre, aporétique : s’il souhaite
17
18
19
20
21
22
Ibid., p. 120.
Ibid.
Macedo, op. cit., p. 265.
Cité par Pélabay, art. cit., p. 125.
Galston, op. cit., p. 126.
Pélabay, art. cit., p. 131.
7
conserver un droit de sortie, exigence libérale minimale, comment peut-il le faire
sans une conception forte de l’autonomie ?23
Une possibilité théorique de conciliation entre préservation de la diversité, en
tant qu’exigence centrale du pluralisme libéral, et priorité à l’autonomie, non
seulement comme présomption mais comme vertu à promouvoir, est développée, de
façon convaincante, par George Crowder. Ce dernier, en effet, place non seulement
l’autonomie au centre de son pluralisme libéral24, mais considère le régime libéral
comme le plus apte à permettre l’expression de la diversité des valeurs. Il ne remet
pas en cause, de surcroît, la volonté de certains de vivre des vies dominées par la
tradition. Il se contente, et c’est déjà beaucoup, de promouvoir les conditions
institutionnelles
permettant
d’exercer
notre
capacité
de
choix25.
Dès
lors,
l’autonomie est valorisée comme le moyen le plus apte à promouvoir la pluralité des
biens à l’intérieur d’une culture26. On peut donc se demander, à la lumière de ces
remises en cause de la neutralité, si le libéralisme ne devrait pas plutôt assumer
ses conceptions morales et montrer leurs vertus.
Concilier les idéaux de neutralité et de perfection
On peut, selon de nombreux auteurs, défendre simultanément la neutralité de
l’État
et
le
perfectionnisme.
Pablo
da
Silveira
propose
une
conciliation
« perfectionniste dans le sens où elle accorde une certaine place aux jugements de
valeur dans la discussion publique, mais elle reste modeste dans le sens où elle ne
23
Voir les remarques de R. Merrill, « Tolérance ou autonomie ? Le pluralisme libéral
et l’affaire du voile islamique », Congrès AFSP, Toulouse, 2007.
24 Notamment dans Liberalism and Value Pluralism, Londres et New York,
Continuum, 2002.
25
Voir l’article suggestif de Daniel Weinstock, « Fausse route : le chemin vers le
pluralisme politique passe-t-il par le pluralisme axiologique ? », Archives de
philosophie du droit, 49, 2005, pp. 185-197.
26
Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », Political Theory, vol. 35, 2, pp.
121-146.
8
défend aucun standard de valeur indépendant du jugement des individus »27. Si
cette conception perfectionniste modeste est plus faible que la conception antiperfectionniste, elle reste toujours une conception de la neutralité. En effet, elle se
distingue
radicalement
du
perfectionnisme
pour
trois
raisons
principales :
« D’abord, elle rejette la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certains
individus par rapport aux autres. Ensuite elle rejette la thèse affirmant la
supériorité intrinsèque de certaines conceptions du bien (et des formes de vie qui
leur sont associées) par rapport aux autres. Enfin, elle rejette la thèse affirmant
qu'il y a un bien commun (ou un ensemble de biens) partagé par tous les membres
de la société »28. En affirmant qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus
comme partagés par les membres d'une société pluraliste, et que ces biens peuvent
être protégés par l’État, la conception perfectionniste modeste reste donc toujours
une conception de la neutralité de l'État, ce dernier n’étant autorisé à agir de façon
différente envers les membres de deux groupes A et B, « que s'il peut faire appel à
des considérations de justice ou à la protection des biens ou des pratiques reconnus
comme partagés »29.
Le perfectionnisme modeste, selon l’expression (à laquelle je propose de substituer
celle de « neutralité épaisse ») de da Silveira, assume donc le recours à des valeurs
liées au bien, à condition que celles-ci soient généralisables ou, du moins, à
condition qu’elles ne puissent être raisonnablement rejetées.
Dans une perspective proche, R. Merrill défend avec conviction la compatibilité
de la neutralité et du paternalisme30. L’un des intérêts de son analyse est qu’elle
montre le lien (sur lequel je reviendrai) entre perfectionnisme politique et
27
da Silveira, « Deux conceptions de la neutralité de l’État », Philosophiques, vol. 23,
n° 2, automne 1996, p. 244.
28
Ibid., p. 249.
29
Ibid., p. 250.
30 Merrill, « Comment un Etat libéral peut-il être à la fois neutre et paternaliste ? »,
Raisons politiques, 44, 2011, pp. 15-40 ainsi que « Du conservatisme en politique »,
La Vie des idées, 8 juillet 2011.
9
perfectionnisme éthique. Ce dernier défend deux thèses principales, l’une métaéthique qui considère que les « jugements éthiques sont réductibles en dernière
instance à des croyances qui peuvent être vraies ou fausses »31 (ce qui constitue un
des traits caractéristiques du réalisme moral), l’autre normative qui admet que
certains idéaux de la vie bonne peuvent être objectivement meilleurs que d’autres. Il
est dès lors légitime que l’Etat les promeuve, c’est-à-dire pratique une politique
perfectionniste. Doit-il le faire en adoptant une attitude paternaliste (selon la
définition classique qui, dans la poursuite du bien d’autrui, autorise une limitation
de sa liberté) et risquer alors de rompre avec le libéralisme ? Si l’on admet cette
définition, le perfectionnisme politique ne peut être que modéré (et non « radical »).
Mais
le
refus
de
méthodes
coercitives
conduit-il
inéluctablement
à
cette
conclusion ? Ce n’est pas le point de vue de Merrill. Pour le comprendre, il importe
de montrer que la définition classique du paternalisme n’est pas la seule qui vaille.
Celle de Sunstein et Thaler32 comme celle de Quong33 ne retiennent pas l’idée que le
paternalisme implique nécessairement limitation de la liberté. Dès lors, le
perfectionnisme politique n’a pas à se défier du paternalisme. Mieux, les deux
termes peuvent être considérés comme équivalents si toutefois on admet que le
paternalisme peut être, sans contradiction, seulement incitatif. Reste à savoir
comment rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection alors
que la possibilité d’un accord sur des biens non controversés est, ainsi que le
remarque Merrill, « empiriquement très improbable »34.
Il existe plusieurs façons de procéder. Celle de Rawls (dans Libéralisme politique)
qui, en limitant la neutralité à la « structure de base », admet que l’Etat puisse, sur
Ibid., p. 22.
Sunstein et Thaler, « Libertarian Paternalism is not an Oxymoron », University of
Chicago Law Review, 70, 2003, pp. 1159-1202. Leur paternalisme est fondé sur
l’idée que les citoyens n’est pas nécessairement en mesure de prendre les decisions
susceptibles de promouvoir leur bien, notamment en raison de notre rationalité
limitée ou de la dimension émotionnelle de nos jugements.
33 Quong, Liberalism without Perfection, Cambridge, Oxford University Press, 2010.
34
Merrill, art. cit., p. 33.
31
32
10
des questions politiques non essentielles, exprimer des préférences et les
encourager. Nous ne pouvons, pour de multiples raisons (largement exprimées
supra), nous en contenter. Merrill est plus ambitieux. Il cherche à montrer la
compatibilité entre paternalisme et neutralité des conséquences (entendue comme
égalité des chances, ce qui « implique que l’Etat est neutre dans les conséquences
de ses politiques si celles-ci ne donnent pas plus d’opportunités à certains individus
par rapport à d’autres en fonction de leur conception du bien »35. Dès lors, le fait,
d’une part, que le paternalisme ne soit pas nécessairement coercitif et, d’autre part,
la compatibilité entre paternalisme et neutralité des conséquences montrent la
difficulté à séparer clairement paternalisme et neutralité. Mais, malgré le caractère
stimulant de cette approche, nous privilégierons, dans ses développements récents,
celle de R. Dworkin.
Nous avons vu que pour Rawls, le libéralisme politique doit s’abstenir
rigoureusement de faire appel à quelque doctrine compréhensive que ce soit. Il s’agit
donc de tenir le débat public éloigné de tout principe éthique. Cet idéal, aussi
louable soit-il, nous semble priver le libéralisme de fondements moraux conformes à
sa philosophie. Il n’est pas, sur ce point, partagé par Dworkin qui, après avoir été
un partisan inconditionnel d’une stricte neutralité de l’État, n’hésite plus à
considérer la responsabilité individuelle comme un idéal éthique, introduisant ainsi
une dose de perfectionnisme dans son libéralisme36. La volonté rawlsienne de
séparer radicalement l’éthique et la politique est donc vouée à l’échec car l’une et
l’autre sont « à ce point mêlées que certaines des questions les plus profondes
touchant le caractère de la vie bonne sont aussi des questions politiques »37. La
morale publique libérale devra donc être suffisamment épaisse pour proposer des
35
Ibid., p. 37.
Dworkin, Is Democracy Possible Here ? Principles for a New Political Debate,
Princeton, Princeton University Press, 2006.
37
Dworkin, « Foundations of Liberal Equality » in Darwall (dir.), Equal Freedom,
Selected Tanner Lectures on Human Values, Ann Arbor, University of Michigan
Press, 1995, p. 207.
36
11
raisons morales d’adhérer à la politique libérale et, corrélativement, « permettre de
rejeter toutes les conceptions non-libérales de la politique, c’est-à-dire toutes les
conceptions qui prétendent nier la validité des deux exigences jumelles de la justice
libérale : égalité des ressources ou des contextes, responsabilité de nos choix ou de
notre personne »38.
La position de Dworkin dessine ainsi une voie précieuse de conciliation entre le
juste et le bien : si nous voulons le juste c‘est parce que nous voulons le bien et
parce que nous ne pouvons mener une vie bonne sans justice. Dans cette
perspective, les principes de justice sont les moyens de parvenir à une vie bonne et
leur validité est soumise à ce telos. Une conception libérale du bien doit donc être
articulée à une doctrine de la justice sociale. Par conséquent, ce sont bien nos
convictions éthiques qui nous fournissent les raisons consistantes d’adopter les
principes centraux de la philosophie libérale, à condition de dégager des normes par
la délibération publique. Dans ces conditions, l’adoption d’une conception du bien
se fera selon une procédure et non, comme le souligne Jean-Cassien Billier, par
l’affiliation à une tradition39.
En d’autres termes, les principes du libéralisme doivent être justifiés et ils ne
peuvent l’être qu’en recherchant leur fondement dans une théorie morale. Ainsi
Dworkin nomme modèle éthique du défi40 la conception du bien qu’il défend. Ce
modèle s’oppose à une éthique de l’impact et renvoie à la distinction entre intérêts
critiques et intérêts volitionnels. Selon le bien-être volitif, le bien-être d’un individu
est amélioré lorsqu’il atteint ce qu’il veut alors que selon le bien-être critique, il l’est
lorsqu’il atteint ce qu’il devrait vouloir, c’est-à-dire lorsqu’il atteint des buts dont le
38
Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin,
2008, p. 89.
39 Billier, « Le politique peut-il se passer d’une conception du bien ? », Raisons
Publiques, no 6, avril 2007, pp. 11-27.
40 Voir Dworkin, Sovereign Virtue. The Theory and Practice of Equality, Cambridge
MA, Harvard University Press, 2000, en particulier le chapitre 6.
12
non achèvement rendrait objectivement sa vie moins bonne. Les exemples fournis
par Dworkin lui-même permettent de mieux saisir la portée de cette distinction.
Si nous avons de l’intérêt pour la pratique de la voile, la pratiquer permet
d’atteindre le bien-être : ainsi cette activité est une bonne chose parce que nous la
désirons, mais notre vie n’aurait pas été moins réussie si nous avions préféré la
marche en montagne. En revanche, si nous désirons entretenir de bonnes relations
avec nos proches, c’est parce que nous sommes convaincus que notre vie serait
moins bonne si nous ne le désirions pas. Alors que, dans le premier cas, les choses
sont bonnes parce que nous les désirons, dans le second nous les désirons parce
qu’elles sont bonnes. Le fait de prendre les intérêts critiques au sérieux (de se
demander ce que nous devons vouloir) « est en soi un motif moral d’adhérer aux
principes politiques de l’égalité libérale et d’avoir l’obligation d’y conformer sa
conduite »41.
Cette dichotomie permet, de surcroît, de comprendre pourquoi, contrairement à
la majorité des libéraux qui adhèrent à une théorie de la neutralité de l’État fondée
sur la neutralité des justifications (selon laquelle la justification des principes
politiques ou des politiques de l’État ne doit pas reposer sur la supériorité d’une
conception du bien controversée), Dworkin considère que la neutralité de l’État est
fondamentalement préservée si ce dernier ne fait rien dans le but de favoriser une
conception du bien controversée au détriment des autres42. Cette dernière forme de
neutralité est, selon lui, de nature à favoriser des conditions sociales permettant à
chacun de mieux vivre.
Il existe un rapport étroit entre ce type de promotion du bien et l’éthique
redistributive que la position de Dworkin43 illustre parfaitement. On peut
Spitz, op. cit., 2008, p. 92.
Sur cette distinction, on se reportera à la très précieuse mise au point de Merrill,
« Neutralité politique », in Bourdeau et Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie
politique. http://www.dicopo.fr/spip.php ?article25, 2007.
43 Notamment dans Dworkin, op. cit., 2000.
41
42
13
rapprocher cette dernière de celles de Joseph Raz44 et de Peter de Marneffe45 et
l’analyser comme un perfectionnisme fondationnel, faisant par ce dernier terme
référence à l’idée que l’État doit agir en se fondant sur « des principes promouvant
les conditions qui permettent à chacun de vivre la meilleure vie selon sa propre
conception de la vie bonne »46. En d’autres termes, « l’État doit se charger de donner
la possibilité aux gens de choisir les valeurs qui sont les leurs »47 et, de ce point de
vue, il est permis de considérer que ce type de libéralisme accorde un privilège au
bien par rapport au juste. Insistons sur le fait que le citoyen n’est ici soumis à
aucune contrainte, l’État se limitant à lui fournir les moyens de réaliser une vie
bonne sans pour autant lui indiquer comment devenir meilleurs. Nous restons donc
bien dans l’orbite libérale. Cette priorité du bien, qui fait de la réussite des citoyens,
l’objectif principal d’un État libéral, exige une éthique de la redistribution. C’est,
notons-le en passant, cette exigence qui distingue le libéralisme égalitariste de
Dworkin du libertarisme de gauche.
Le libéralisme politique serait certainement mieux armé face aux critiques
républicaines ou communautariennes s’il assumait, dans les termes ainsi définis,
une dose modérée de perfectionnisme. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de
se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des
injustices politiques résultant de l’inaction publique, il se donnerait les outils
idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation. La
pensée de Mill peut être mobilisée dans cette perspective.
John Stuart Mill et le développement de soi
Raz, Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986.
De Marneffe, « Liberalism and Perfectionnism », American Journal of
Jurisprudence, vol. 43, 1998, pp. 99-116.
46 Magni Berton, « J’ai raté ma vie, à qui la faute ? », Raisons Politiques, no 23, août
2006, p. 75.
47
Ibid., p. 79.
44
45
14
Pour Mill, si l’État n’est nullement fondé à utiliser des moyens coercitifs, il peut
légitiment inciter les individus, par l’information, des aides diverses, à se détourner
d’activités présumées sans valeur. On peut, dans une veine millienne, évoquer des
mesures sociales, « telles que, par exemple, des conditions de travail et des salaires
corrects, une politique de prévention et un contrôle de la vente d’alcool par
l’État »48, afin de contenir une épidémie d’alcoolisme comme celle décrite par Zola
dans L’assommoir. Dans le même esprit, Mill admet certaines restrictions de liberté
si l’exercice de celle-ci conduit à aliéner définitivement une part de son autonomie.
Nous faisons ici référence au problème de la validité de contrats par lesquels on
s’engagerait à devenir esclave au bénéfice de tiers : « En se vendant comme esclave,
un homme abdique sa liberté ; […] Il détruit donc dans son propre cas le but même
qui justifie la permission de disposer de lui-même. […] Le principe de liberté ne peut
exiger qu’il soit libre de n’être pas libre. Ce n’est pas la liberté que d’avoir la
permission d’aliéner sa liberté »49. L’important ici est le caractère irrévocable du
choix. Dans de telles conditions, le développement de soi, on en conviendra, est
fortement compromis. Or il est, pour Mill, la valeur fondamentale.
On sait que dans On Liberty, le philosophe britannique, s’il refuse une action
contraignante de l’État pour interdire ou limiter des activités jugées immorales (il
parle
de
l’alcoolisme
et
de
la
fornication),
n’écarte
pas
la
possibilité
d’encouragements à se détourner de celles-ci (ce qui peut passer par une politique
de subventions aux « activités nobles », activités de nature à élargir la liberté
d’action). D’ailleurs Mill, et c’est pourquoi il peut apparaître comme ayant cherché à
concilier libéralisme et socialisme, considérait que le principe de liberté devait être
Boyer, Quels fondements éthiques pour quel libéralisme ? Critique et justification
(malgré tout) du libéralisme moderne, thèse de doctorat (Faculté des lettres de
Fribourg), 2007, p. 166. L’auteur de cette thèse se prénomme Alain, d’où, afin de ne
pas le confondre avec son homonyme français, spécialiste renommé de Popper
(entre autres), la précision sur la page de garde de son manuscrit : « Originaire de
Romont ».
49
Mill, De la liberté, trad. fr., Paris, Gallimard, 1990, pp. 221-222.
48
15
complété par d’autres principes politiques, en particulier des principes de justice
distributive. La raison en est relativement simple : le plus important pour lui est le
développement de soi, ce qui signifie la primauté de l’ « individualité » (individualityas-autonomy, cette dernière ne se réalisant que si la vie d’une personne est orientée
par ses choix personnels et non ceux d’autrui) sur la liberté formelle. On ne sera
donc
pas
surpris
de
trouver
chez
Mill
une
reformulation
des
principes
fondamentaux du libéralisme, individu, rationalité, liberté. De surcroît, ceux-ci sont
complétés « par ceux d’individualité, de développement et de conscience sociale qui
étaient étrangers à la pensée classique »50. Plus que tout autre, il réfute le reproche
récurrent d’atomisme adressé au libéralisme en insistant sur le caractère
relationnel de l’individualité.
Nous l’avons souligné, pour des auteurs comme Rawls ou Larmore, les normes
de discussion rationnelle et d’égal respect représentent les fondements neutres dont
le libéralisme a besoin, s’il souhaite échapper au reproche de partialité. Ils
s’opposent ainsi à la perspective de Mill et, tout particulièrement, à la critique
millienne du despotisme de la coutume. Pour saisir la portée de cette critique, il
faut comprendre que, chez le philosophe britannique, dans la filiation de
Humboldt51, la liberté et le pluralisme sont les conditions nécessaires de
préservation de l’individualité et du développement de soi (« Seul l’entretien de
l’individualité produit et peut produire des êtres humains bien développés »52). Le
concept d’individualité chez Mill doit être compris relativement à celui d’autonomie,
ce qui signifie que, conformément à la perspective d’Arneson (voir supra), « une
Audard, op. cit., 2009, p. 86.
Mill cite Humboldt en exergue de On Liberty : « Le grand principe directeur vers
lequel convergent tous les arguments développés dans ces pages, est l’importance
absolue et essentielle du développement humain dans sa plus riche diversité », Mill,
op. cit., 1990, p. 11.
52
Ibid., p. 158.
50
51
16
personne réalise son individualité si ce sont ses choix personnels qui orientent sa
vie et non ceux d’autrui »53.
Dans une optique anti-atomiste, Mill ne fait pas de l’individualité une création ex
nihilo. Mais si les circonstances socio-économiques ou culturelles déterminent notre
personnalité, la faculté de faire des choix ne disparaît pas. Elle implique la
possibilité de déterminer la valeur des traditions dominantes. Cependant la
distance critique par rapport à celles-ci ne suppose pas nier leur influence. La
critique de Sandel à l’égard du moi « désencombré » de Rawls et des libéraux en
général ne peut donc être légitimement adressée à Mill54.
Celui-ci ne s’oppose fondamentalement qu’au pouvoir tyrannique de la coutume,
« obstacle qui défie le progrès humain »55 et qui contrarie la marche de l’histoire. Si
les nations européennes continuent, elles, de progresser, « ce n’est certes pas grâce
à leurs prétendues qualités supérieures […], mais c’est plutôt grâce à leur
remarquable diversité de caractère et de culture »56. Et il poursuit : « En Europe, les
individus, les classes, les nations sont extrêmement dissemblables : ils se sont frayé
une grande variété de chemins, chacun conduisant à quelque chose de précieux »57.
Ce qui peut, et doit, être recherché, dans une société ouverte à la diversité, c’est
l’impartialité.
Ainsi,
malgré
l’importance
accordée
au
développement
de
l’individualité, celui-ci n’est jamais présenté comme une obligation. Nulle contrainte
ne pèse, au sein de l’État libéral, contrairement à ce que suggère Larmore, sur ceux
qui chercheraient à préserver un mode de vie fondé sur la coutume. Nous l’avons
vu, si Mill ne valorise guère les traditions, il ne néglige nullement la valeur de
l’expérience passée. Il souhaite seulement s’assurer que ceux qui le désirent
puissent trouver les moyens de s’émanciper du poids de la coutume. Il n’est, dès
Boyer, thèse citée, 2007, p. 176.
A ce sujet, on se reportera à Riley, « Individuality, Custom and Progress », Utilitas,
3/2, 1991, pp. 217-244.
55
Mill, op. cit., 1990, p. 169.
56
Ibid., p. 172.
57
Ibid., pp. 172-173.
53
54
17
lors, pas fondé de lui reprocher un quelconque manque d’impartialité. Comme le
résume clairement Boyer, « Mill fait plutôt la conjecture qu’une société libre, c’est-àdire reconnaissant à la fois la liberté d’expression et la liberté d’action tant
qu’aucun tort à autrui n’a été commis, tendra à favoriser une attitude de réflexion
critique plutôt que de révérence servile envers les traditions »58. Dès lors, renoncer à
ces dernières, c’est tirer parti de la liberté dont nous disposons.
Nous retrouvons ici l’idée selon laquelle la philosophie a d’abord une fonction
critique : les théories et les critères qu’elle met à notre disposition doivent nous
aider à déterminer si nos préceptes moraux sont ou non pourvus de justification
rationnelle. Par conséquent, pour Mill, les choix de la majorité ne sauraient, en euxmêmes, constituer des arguments. La démocratie n’implique pas, en effet, de céder
au « populisme moral », c’est-à-dire au droit pour la majorité de dicter les bonnes
façons de vivre. L’attention, au nom du principe de liberté, pour les minorités, y
compris
celles
dont
les
comportements
seraient
impopulaires,
est
donc
puissamment affirmée. Le pluralisme est à ce prix. Mais, bien entendu, il est
légitime de confronter les choix éthiques divergents, voire d’exhorter autrui à
changer de comportement : « Si l’on doit permettre aux gens, dans ce qui les
concerne seuls, d’agir comme bon leur semble à leurs risques et périls, c’est qu’ils
doivent également être libres de se consulter l’un l’autre sur ce qu’il convient de
faire, d’échanger des opinions ainsi que de donner et recevoir des suggestions »59.
De surcroît, l’État est fondé à diffuser des informations auprès des citoyens pour
leur permettre d’opérer des choix éclairés, et, plus encore, il peut s’efforcer
« d’éliminer
58
59
l’influence
de
sollicitations
qui
ne
sont
pas
désintéressées,
Boyer, thèse citée, 2007, p. 228.
Mill, op. cit., 1990, p. 215.
18
d’instigateurs qui ne sauraient être impartiaux »60. Face à un mal réel, « l’imposition
de restrictions par l’État, ainsi que l’exigence de garanties »61 est donc légitimée.
On le voit, Mill représente un modèle attractif pour un libéralisme attaché à
proposer des idéaux consistants. En s’engageant sur cette voie, le libéralisme serait
mieux armé que les visions strictement neutralistes pour résister aux critiques,
qu’elles émanent des communautariens ou des humanistes civiques.
Arguments en faveur d’une épistémologie réaliste des valeurs
L’une des principales objections que l’on peut adresser au libéralisme politique
est de ne pas suffisamment prendre au sérieux les exigences de vérité et
d’objectivité. La méthode rawlsienne de l’« équilibre réfléchi » (une théorie morale ou
politique est le produit d’un équilibre entre nos jugements « bien pesés » et les
principes normatifs que nous cherchons à élaborer) indique une adhésion à une
épistémologie cohérentiste62 des croyances axiologiques. Il est incontestable que le
cohérentisme
s’accorde
parfaitement
avec
le
libéralisme
neutraliste.
Cette
conception faillibiliste ne permet « d’accorder un statut certain et irrévisable à
aucun jugement »63. Aussi l’idéal guidant la conception rawlsienne de la justice
comme équité ne peut pas se présenter comme vrai mais seulement comme
raisonnable. Dès lors, la vérité n’a pas sa place dans l’idéal politique de la raison
publique et c’est la cohérence rationnelle qui servira de « critère de correction ».
Cette « abstinence épistémique » autorise à rapprocher Rawls de ceux, tels Rorty,
Foucault ou Schmitt, que l’on peut, avec Bernard Williams, nommer les
« négateurs » en matière de vérité. La version du libéralisme que nous défendons
exige plus.
60
Ibid., p. 216.
Ibid., p. 217.
62
Selon cette épistémologie, une croyance axiologique est justifiée si et seulement si
elle fait parie d’un ensemble de croyances cohérent.
63
Virvidakis, « Stratégies de modération du réalisme moral », in Ogien, Le réalisme
moral, Paris, PUF, 1999, p. 441.
61
19
Il existe une raison fondamentale de pratiquer le culte de la vérité et elle tient à
la survie de la démocratie. A notre sens, il est absolument nécessaire pour une
démocratie libérale de reposer sur une conception substantielle de la vérité (soit,
grosso modo, une théorie de la vérité comme correspondance aux faits). Celle-ci,
contrairement à ce que prônent les philosophes du soupçon, n’est pas un « masque
ou
une
abstraction
vide
au
service
de
la
classe
dominante »64.
Il
s’agit
fondamentalement de refuser ce que Bouveresse nomme le « cynisme épistémique »,
attitude consistant à réduire les valeurs intellectuelles à l’intérêt pratique en
déclarant « que chercher la vérité n’est pas en soi une entreprise plus digne d’intérêt
et plus respectable que chercher n’importe quoi d’autre, et notamment le prestige,
la célébrité, le succès, l’influence, ou même tout simplement l’argent »65. La
démocratie ne saurait prendre prétexte de la nécessaire liberté d’opinion et de
parole pour la confondre avec l’égale vérité des opinions. Cette « tyrannie de la
majorité », selon l’expression célèbre de Tocqueville, se méprend gravement en
assimilant la vérité au consensus. Ce choix est donc très différent de celui du
pragmatisme vulgaire qui ne voit dans les normes que régularités naturelles ou
conventions. Le pragmatiste vulgaire considère, par exemple, qu’il est bénéfique
pour l’espèce d’avoir des croyances vraies, qu’il n’existe donc aucune ontologie
normative substantielle : la vérité n’est une norme qu’en apparence. Nous
n’acceptons pas, à l’inverse, le sacrifice des idéaux théoriques aux idéaux politiques
au nom du « mobilisme » de la raison et/ou du relativisme aléthique. Le clerc
moderne, pour parler comme Benda, célèbre « la religion du particulier et le mépris
de l’universel ». C’est confondre les produits de l’esprit, par nature changeants, avec
la faculté de l’esprit qui les engendre, laquelle ne change pas. Si l’expérience varie,
ce n’est donc nullement le cas de la raison et de ses principes.
64
65
Engel, Les lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Ithaque, 2012, p. 328.
Bouveresse, Essais IV, Paris, Agone, 2004, pp. 18-19
20
Cette confusion provient d’une absence de distinction entre la vérité et l’idée de
vérité. Comme le souligne, avec force, Benda, « mon attachement à la probité
intellectuelle fera sourire maints séculiers au nom de leur “scepticisme”. Qu’est-ce,
diront-ils avec pitié, que cette croyance aux “lois de l’esprit”, alors qu’on peut tout
démontrer, que la vérité n’existe pas, et que toutes les théories de la science
croulent les unes sur les autres, que la récente physique ruine les “principes de la
raison”, etc. Cette position (qui me semble entièrement fausse : on ne peut tout
démontrer qu’à celui qui ne sait pas raisonner ; de nombreuses vérités me
paraissent fort bien établies ; la nouvelle physique n’ébranle en rien les principes
rationnels) me répugne en ce qu’elle affirme chez ceux qui l’adoptent la volonté
d’uniquement s’amuser du spectacle des choses et des idées qu’on leur offre et le
refus de toute tenue morale »66. Chez Benda, on le voit, les convictions
épistémologiques sont liées à son exigence morale, illustration de l’idée centrale
selon laquelle les valeurs morales sont tout aussi objectives que les valeurs
cognitives.
Notre position quant à la vérité entre ainsi en congruence avec la défense du
réalisme moral67, tant sur le plan ontologique (les normes sont réelles et
indépendantes de nos jugements et de nos attitudes et non de simples projections
de
nos
états
psychologiques
ou
des
produits
des
pratiques
sociales)
qu’épistémologique (nous pouvons accéder à la connaissance de ces normes). Le
réalisme implique au niveau sémantique que les assertions morales peuvent être
vraies ou fausses selon qu’elles correspondent ou non à la réalité morale. Notons
que la thèse ontologique et la thèse épistémologique sont généralement défendues
conjointement : il paraîtrait absurde d’affirmer l’existence de propriétés auxquelles
nous ne pourrions avoir accès. Comme le note David Brink, l’éthique traite de faits
Benda (1944), Exercice d’un enterré vif, Paris, Gallimard, 1969, p. 368.
Le réalisme moral représente une grande diversité théorique (voir Ogien, Le
réalisme moral, Paris, PUF, 1999). Il conviendra donc de préciser quelle occurrence
a notre préférence.
66
67
21
qui existent indépendamment des croyances des gens sur ce qui est bon ou
mauvais68.
Objectivité et prescriptivité des valeurs morales
Comment passer de l’affirmation de l’objectivité des entités morales à celle de
leur caractère prescriptif ? Pour John McDowell, « il paraît impossible [...] de
prendre au sérieux l’idée qu’une chose ayant l’allure d’une qualité première serait
simplement là, indépendamment de la sensibilité humaine, et n’en serait pas moins
intrinsèquement (et non pas relativement aux contingences de la sensibilité
humaine) susceptible de produire une certaine “attitude” ou état de volonté
quelconque chez un individu qui en aurait conscience »69. Il défend ainsi une
conception dispositionaliste, de nature à concilier objectivité et prescriptivité en
alignant les valeurs morales, non sur les qualités premières, mais sur les qualités
secondes (définies comme des dispositions à entretenir des relations avec des
réactions subjectives : la propriété « être effrayant » pourrait, ainsi que le note
Ogien70, appeler une certaine action ou réaction). Mais a-t-on, en l’absence de traits
observables associés, une conscience immédiate d’une disposition ? Nous pouvons
certes avoir conscience de la fragilité (par exemple, celle d’un verre), qui est une
disposition. Mais, remarque Christine Tappolet, « cela est dû au fait que la fragilité
est régulièrement associée à des traits observables particuliers, comme la minceur
du verre [...]. Par conséquent, il est douteux que la conception dispositionaliste
puisse vraiment surmonter la difficulté qui consiste à concilier objectivité et
prescriptivité »71.
« It [Ethics] concerns facts that hold independently of anyone’s beliefs about what
is right or wrong ». Brink, Moral Realism and The Foundations of Ethics, Cambridge,
New York, Cambridge University Press, p. 20.
69 McDowell (1985), « Valeurs et qualités secondes », in Ogien, op. cit., 1999, p. 249.
70 Ogien, op. cit., 1999, p. 200.
71 Tappolet, « A la rescousse du platonisme moral », Dialogue, XXXIX, 2000, p. 540.
68
22
On pourrait évidemment renoncer à la proposition selon laquelle les convictions
morales sont motivantes. C’est la voie « externaliste » choisie par Brink et Peter
Railton, qui se réfèrent au rôle des désirs (dont la présence serait contingente) pour
expliquer l’aspect motivant de nos jugements. Mais si l’on souhaite ne pas renoncer
à l’idée du caractère motivant des valeurs morales, il existe une autre façon plus
convaincante de réaliser la conciliation recherchée entre objectivité et prescriptivité.
Il s’agit d’adopter « une épistémologie des valeurs qui fait appel à l’émotion »72. Dans
une telle conception, « les émotions auraient à l’égard des valeurs la même fonction
que celle des expériences visuelles par rapport aux couleurs et aux formes ». Elles
nous permettraient donc, « dans les cas favorables », d’avoir conscience des valeurs,
c’est-à-dire d’avoir un accès cognitif à la réalité morale. Et cette conscience des
valeurs serait « sinon motivante, au moins liée à des états motivationnels, certaines
des émotions que nous éprouvons entretenant un lien interne avec certains
désirs»73.
Reste évidemment la délicate question de savoir si nos émotions sont ou non
adéquates (ou appropriées). Ce problème, notons-le, se pose également dans
d’autres domaines, comme celui de la perception des couleurs. D’ailleurs, le
parallèle entre expériences émotionnelles et expériences perceptives n’est pas
fortuit puisque
au
bout
de
la
chaîne
des
justifications,
c’est
l’expérience
émotionnelle qui nous permet de connaître les valeurs alors que l’expérience
perceptive
nous
permet
de
connaître
les
propriétés
des
objets
physiques
ordinaires74. Quelles seraient donc les raisons pour penser qu’une réponse n’est pas
Ibid., p. 544. Nos émotions seraient ainsi des critères par rapport aux valeurs.
Ibid., p. 545. C. Tappolet cite, comme émotions intrinsèquement motivantes, la
peur, l’indignation, la pitié ou la compassion.
74 « Quand à un moment je dis du ciel qu’il est bleu et à un autre moment qu’il est
beau, il ne semble pas moins que j’attribue à ce dernier une propriété dans le
premier cas que dans le deuxième. Et si notre saisie de ces propriétés est basée
dans le premier cas sur une représentation et dans le deuxième cas sur une
émotion, alors il est naturel d’attribuer la présentation que tous attribuent aux
72
73
23
appropriée ? Il existe nombre de facteurs, par exemple la faiblesse de la volonté ou
la dépression, qui peuvent empêcher un individu d’agir en fonction de ses
croyances axiologiques. Dans ces cas de figure, ces dernières ne sont pas
motivantes puisque le sujet n’a pas une conscience émotionnelle de ses valeurs. Le
plus souvent, c’est l’avis d’autrui qui permet de penser qu’une émotion est
inappropriée. S’il est « en conflit avec le mien, j’ai une raison prima facie pour douter
de mon jugement »75. D’une façon générale, « la raison principale pour laquelle il est
plausible d’affirmer que les émotions ont une fonction justificatrice est due aux
analogies entre les émotions et les expériences perceptuelles. Ces états possèdent
tous des propriétés phénoménales caractéristiques. Ils sont souvent causés par ce
qui fait partie de notre environnement. Aucun de ces types d’états n’est directement
sujet à la volonté. De plus, […] les émotions comme les expériences perceptuelles
semblent admettre une évaluation de type cognitif. […] Ainsi, il semble raisonnable
de conclure que les états de ces deux types ont des fonctions épistémiques
semblables »76. On peut, et C. Tappolet affronte l’objection, faire valoir que les
expériences perceptuelles sont plus universellement partagées que les émotions. Le
fait « que les émotions sont plus sujettes aux influences sociales ou culturelles
rendra plus ardue la tâche de celui qui cherche à avoir des croyances justifiées »77,
mais cela n’implique pas l’impossibilité de la justification.
Bref, cette approche expérientialiste a le grand mérite de faire des propriétés
morales des propriétés de l’environnement naturel et social auquel nous sommes
adaptés et, dans le même mouvement, des propriétés de l’individu lui-même. Elle
entre dans le cadre général de la théorie de la response-dependency, théorie qui
affirme que certains états de fait possèdent des propriétés déclenchant des
représentations aussi aux émotions », Meinong (1917), cité par Tappolet, « Une
épistémologie pour le réalisme axiologique » in Ogien, op. cit., 1999, pp. 289-290.
75 Tappolet, art. cit., 1999, p. 292.
76 Ibid., pp. 298-299.
77 Ibid., p. 299.
24
réactions typiques chez certaines espèces en vertu de la manière dont elles sont
constituées, c’est-à-dire de leur nature78.
Dans cette perspective, les propriétés morales surviennent sur des propriétés
naturelles. Si elles surviennent sur des états du monde, c’est parce qu’elles
entretiennent une certaine relation avec notre évaluation du monde. Cependant la
survenance étant un concept purement descriptif, elle ne fournit aucune explication
causale du lien entre les deux types de propriétés. Ces propriétés morales sont-elles
ou non réductibles à des propriétés naturelles ? De nombreux auteurs considèrent
qu’il est nécessaire, pour sauvegarder l’autonomie de la morale, d’affirmer la nonréductibilité
des
antiréductionniste
premières
serait
aux
certainement
secondes.
fortement
Mais
le
lézardé
quasi-consensus
si
la
distinction
fondamentale entre éliminativisme et réductionnisme (celui-ci pouvant évidemment
être éliminativiste) était clairement posée. Je ne peux développer cette importante
question. Ce que nous retiendrons, c’est que la position ici défendue
permet de
concilier l’idée de la réalité indépendante des propriétés morales et celle du
caractère contingent de leur mode de connaissance. Plus généralement, elle ne
remet pas en cause le pluralisme, à condition toutefois de ne pas confondre
dispositions à la moralité (universelles et fondées sur la nature humaine) et règles
morales qui, elles, dépendent des conditions spécifiques de l’acculturation.
Jesse Prinz, notamment, est un représentant de cette approche : « Je défends
l’idée que les faits moraux sont response-dependent : le mal est simplement ce qui
cause de la désapprobation dans une communauté d’êtres moraux » (Prinz, « The
Emotional Basis of Moral Judgments », Philosophical Exploration, 9/1, 2006, p. 29).
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