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B I B L J O T W È Q U EDE L A S C I E N C E POLITIQUE
dirigée par B. M I R K I N E - G U E T Z É V I T C H
et MARCELP R É L O T
I
DEUXIÈME
SÉRIE
LES GRANDES DOCTRINES POLITIQUES
DU MÉME AUTEUR
Lus degrés du savoir (Desclée D e Brouwer).
Quatre essais sur l'esprit dans sa condition charnelle (Desclée De Brouwer).
Court traité de i'existence et de l'existant (Paul Hartniann).
Troir reyormateurs (Plon).
l'rimauté du spirituel (Pion).
Hz/manisme itrtigral (Fernand Aubier).
A travers l e désastre (r940, New York, Maison Française ; 1 ~ 4 6 Paris,
,
Éd. des
Deux- Rives).
Principer d'une politique humaniste (Paul Hartmann).
Raison et raisons (Luf).
Neuf lefons sur les notiotis premidres de la philosophie morale (Téqui).
A r t et scolastique (Louis Rouart).
Frontières de la poésie (Louis Rouart).
Sl/tirilionde lapoésie, en collaboration avec Raissa hiaritain (Desclée De Brouwer)
Cr~atitlrIntuit~onin A r t and Poetv (New York, Pantheon Books).
L'HOMME
ET L'ÉTAT
Jacques MARITAIN
Traduit de la version originale
en langue anglaise
Par
Robert et France DAVRIL
Préface de B. MIRKINE-GUETZÉVITCH
et Marcel PRÉLOT
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, Boulevard Saint-Germain, PARIS ( 6 9
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195 3
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L'HOMME ET L'ÉTAT
ténèbres et de bouleversement général, est de renoncer à la
Raison morale. La Raison ne doit jamais abdiquer. L'éthique
accomplit une tâche humble, mais magnanime, en portant l'application muable d'immuables principes moraux jusqu'au sein
des angoisses d'un monde malheureux, aussi longtemps qu'il
garde en lui une lueur d'humanité.
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LES DROITS DE L'HOMME
- DES HOMMES M U T U E L L E M E N T OPPOSÉS
D A N S L E U R S CONCEPTIONS THÉORIQUES
PEUVENT ARRIVER
A U N ACCORD PUREMENT PRATIQUE
SUR U N E ÉNUMÉRATION DES DROITS H U M A I N S
1.
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Par suite du développement historique de l'humanité, des
crises de plus en plus étendues auxquelles le monde moderne
a été exposé, et du progrès, si précaire soit-il, de la conscience
et de la réflexion morales, les hommes ont acquis aujourd'hui
une connaissance plus complète qu'autrefois, encore qu'imparfaite, d'un certain nombre de vérités pratiques touchant leur
vie en commun sur lesquelles ils peuvent se mettre d'accord,
mais qui découlent, dans l'esprit de chacun d'entre eux (selon
leurs allégeances idéologiques, leurs traditions philosophiques
et religieuses, leurs arrière-plans culturels et leurs expériences
historiques), de conceptions théoriques extrêmement différentes,
voire fondamentalement opposées. Comme l'a clairement
montré la Déclaration internationale des Droits publiée par les
Nations Unies en 1948, il n'est sans doute pas aisé, mais il est
possible d'établir une formulation commune de telles conclusions
pratiques ou, en d'autres termes, des divers droits que l'homme
possède dans son existence individuelle et sociale. Mais il serdit
très futile de chercher une commune justifiation rationnelle dz
ces conclusions pratiques et de ces droits. Si nous le faisions,
nous courrions le risque d'imposer un dogmatisme arbitraire
ou d'être arrêtés net par d'irréconciliables différences. La ques-
70
L'HOMME E T L'ÉTAT
tion soulevée ici est celle de l'accord pratique entre des hommes
qui sont opposés les uns aux autres sur le plan théorique.
Nous nous trouvons en présence du paradoxe suivant : les
justifications rationnelles sont indispensables, et elles sont en
même temps imptlissantes à créer un accord entre les hommes.
Elles sont indispensables, parce que chacun de nous croit
instinctivement à la vérité et ne veut donner son consentement
qu'à ce qu'il a reconnu comme vrai et rationnellement valide.
Mais les justifications rationnelles sont impuissantes à créer un
accord entre les hommes, parce qu'elles sont fondamentalement
différentes, ou même opposées; et faut-il en être surpris ? Les
problèmes soulevés par les justifications rationnelles sont ardus,
et les traditions philosophiques dont dérivent ces justifications
sont depuis longtemps en conflit.
Pendant l'une des réunions de la Commission national?
française de l'U.N.E.S.C.O., où l'on discutait des droits de
l'Homme, quelqu'un manifesta son étonnement de voir que
certains défenseurs d'idéologies violemment opposées s'étaient
mis d'accord pour rédiger une liste de droits. « Mais oui, répliquèrent-ils, nous sommes d'accord sur ces droits, à condition
qti'on ne nous demande pas pourquoi. » C'est avec le « pourquoi »
que la dispute commence.
La question des Droits de l'Homme nous fournit un
exemple éminent de la situation que j'ai essayé de dépeindre
dans une adresse à la seconde Conférence internationale del'U.N.E.S.C.O., et dont je prends la liberté de citer quelques
passages. « Comment », demandais-je, « un accord de pensée
est-il concevable entre des hommes rassemblés pour une tâche
d'ordre intellectuel à accomplir en commun et qui viennent
des quatre coins de l'horizon, et qui n'appartiennent pas seulement à des cultures et des civilisations différentes, mais à des
familles spirituelles et à des écoles de pensée antagonistes ?...
Parce que la finalité de 1'U.N.E.S.C.O. est une finalité pratique, l'accord des esprits peut s'y faire spontanément, non pas
sur une commune pensée spéculative, mais sur une commune
pensée pratique, non pas sur l'affirmation d'une même ccnception du monde, de l'homme et de la connaissance, mais sur
l'affirmation d'un même ensemble de convictions dirigeant
L E S DROITS D E L'HOMME
71
l'action. Cela est peu sans doute, c'est le dernier réduit de
l'accord des esprits. C'est assez cependant pour entreprendre
une grande œuvre, et ce serait beaucoup de prendre conscience
de cet ensemble de communes convictions pratiques.
« Je voudrais remarquer ici que le mot idéologie et le mot
principe peuvent être entendus en deux sens très différents. Je
viens de constater que l'état actuel de division des esprits ne
permet pas de s'accorder sur une commune idéologie spéculative,
ni sur de communs principes d'explication. h4ais s'il s'agit, au
contraire, de l'idéologie pratique fondamentale et des pri~cipes
d'action fondamentaux implicitement reconnus aujourd'hui,
à l'état vital, sinon à l'état formulé, par la conscience des peuples
libres, il se trouve qu'ils constituent grosso modo une sorte de
résidu commun, une sorte de commune loi non-écrite, au point
de convergence pratique des idéologies théoriques et des traditions spirituelles les plus différentes. Il suffit, pour comprendre
cela, de distinguer convenablement les justifications rationnelles
engagées dans le dynamisme spirituel d'une doctrine philosophique OLT d'une foi religieuse et les conclusions pratiques
qui, diversement justifiées pour chacun, sont pour les uns et les
autres des principes d'action analogiquement communs. J e suis
bien persuadé que ma manière de justifier la croyance en les
droits de l'homme et l'idéal de liberté, d'égalité, de fraternité,
est la seule qui soit solidement fondée en vérité. Cela ne m'empêche pas d'être d'accord sur ces convictions pratiques avec
ceux qui sont persuadés que leur manière à eux de les justifier,
toute différente de la mienne ou opposée à la mienne dans son
dynamisme théorique, est pareillement la seule qui soit fondée
en vérité. S'ils croient tous deux en la charte démocratique, un
chrétien et un rationaliste en donneront cependant des justifications incompatibles entre elles, où leur âme et leur esprit
et leur sang seront engagés; et là-dessus ils se combattront.
Et Dieu me garde de dire qu'il n'importe pas de savoir
lequel des deux a raison ! Cela importe essentiellement. Il reste
que sur l'affirmation pratique de cette charte ils se trouvent
d'accord, et peuvent formuler ensemble de communs principes
d'action » (1).
( 1 ) Mexico, 6 novembre 1947 ( N o u a et V e t e r a , Fribourg, no
1,
1948).
72
L E S DROITS DE L'HOMME
L'HOMME E T L'ÉTAT
73
1
Sur le plan des interprétations et des j~istifications rationnelles, sur le plan spéculatif et théorique, la question des droits
de l'homme met en jeu le système tout entier dcs certitudes
morales et métaphysiques (ou antj-métaphysiques) auxquelles
adhère chacun. Aussi longtemps qu'il n'y aura pas d'unité de foi
et d'unité de philosophie dans l'esprit des hommes, les interprétations et les justifications seront en conflit mutuel.
Dans le domaine de l'affirmation pratique, au contraire, un
accord sur une déclaration commune est possible grâce à une
approche plus pragmatique que théorique, et par un effort
collectif de comparaison, refonte et perfectionnement des
projets de rédaction afin de les rendre acceptables à tous comme
points de convergence pratique, sans égard à la divergence des
perspectives théoriques. Ainsi rien n'empêche de parvenir à des
fcrmulations qui marqueraient un certain progrès dans le
mouvement vers l'unification du monde. Il n'est pas raisonnablement possible d'espérer plus que cette convergence pratique
sur une série d'articles rédigés en commun. Demande-t-on
davantage - une réconciliation sur le plan théorique, une
synthèse vraiment philosophique ? Cela ne pourrait résulter
que d'un vaste travail de vérification, d'approfondissement et
de purification, qui réclamerait des intuitions supérieures, une
nouvelle systématisation, et la critique radicale d'un certain
nombre d'erreurs et d'idées confuses - et qui pour ces raisons
précisément, même s'il réussissait à exercer une influence importante sur la culture demeurerait une doctrine parmi les autres,
acceptée par ceux-ci et rejetée par ceux-là, et ne pourrait
prétendre à s'assurer de fait un ascendant universel sur les
esprits.
Faut-il nous étonner de voir des systèmes théoriques en
conflit converger dans leurs conclusions pratiques ? L'histoire
de la philosophie morale présente en général un pareil tableau.
Ce fait prouve simplement que les systèmes de philosophie
morale sont le produit de la réflexion intellectuelle sur des
données éthiques qui les précèdent et les contrôlent, et qui
laissent voir un type très compliqué de géologie de la conscience,
où le travail naturel de la raison spontanée, pré-scientifique et
pré-philosophique, est à chaque instant conditionné par les
a~q~lisitions,
les servitudes, la structure et l'évolution du groupe
!
social. Il y a aiclsi une sorte de croissance végétative de la connaissance morale et du sentiment moral, une sorte de développement
vital, en lui-même indépendant des systèmes philosophiques,
bien que, secondairement, ceux-ci à leur tour entrent en action
réciproque avec ce procès spontané. Il résulte de là que ces
systèmes divers, tout en se querellant sur le « pourquoi », prescrivent dans leurs conclusions pratiques des règles de conduite
qui, dans l'ensemble, apparaissent comme presque les mêmes
pour une période et une culture données. Ainsi, d'un point de
vue sociologique, le facteur le plus important dans le progrès
moral de l'humanité semble-t-il la prise de conscience expérientielle qui se produit en dehors des systèmes et sur une autre base
logique - tantôt facilitée par les systèmes quand ils éveillent
la conscience à elle-même, tantôt contrariée par eux lorsqu'ils
obscurcissent les perceptions de la raison spontanée, ou qu'ils
mettent en péril une authentique acquisition de l'expérience
morale en la liant à quelque erreur théorique ou à quelque
fausse philosophie.
11. - L E PROBLÈME PHILOSOPHIQUE
C O N C E R N E L E FOhJDEMENT R A T I O N N E L
DES DROITS H U M A I N S
Pourtant, du point de vue de l'intelligence, ce qui est essentiel
c'est d'avoir une justification véritable des valeurs morales et
des normes morales. En ce qui concerne les Droits humains, ce
qui importe le plus au philosophe est la question de leurs fonde.ments rationnels.
Le fondement philosophique des Droits de l'homme est
la Loi naturelle. Je regrette de ne pas trouver d'autre mot.
Pendant l'ère rationaliste les juristes et les philosophes, soit
pour des fins conservatrices, soit pour des fins révolutionnaires,
ont abusé à un tel point de la notion de loi naturelle, ils l'ont
invoquée de façon si simpliste et si arbitraire, qu'il est difficile
de l'employer maintenant sans éveiller la méfiance et le soupçon
de beaucoup de nos contemporains. Ils devraient pourtant se
rendre compte que l'histoire des droits de l'homme est liée à
L E S DROITS DE L'HOMME
l'histoire de la loi naturelle (1), et que le discrédit où pour un
certain temps le positivisme a jeté l'idée de loi naturelle a
entraîné pour l'idée des droits de l'homme un semblable
discrédit.
Comme M. Laserson l'a dit à juste raison, « les théories de
la loi naturelle ne doivent pas être confondues avec la loi
naturelle elle-même. Les théories de la loi naturelle, comme
n'importe quelles autres théories politiques et juridiques, peuvent proposer des arguments ou des spéculations variées afin
d'établir ou justifier la loi naturelle, mais la faillite de ces théories
ne peut pas signifier la faillite de la loi naturelle elle-même, pas
plus que la faillite d'une théorie ou d'une philosophie de la loi
positive ne conduit a l'abolition de la loi elle-même. La victoire,
au X I X ~siècle, du positivisme juridique sur la doctrine de la
loi naturelle n'a pas signifié la mort de la loi naturelle elle-même,
mais seulement la victoire de l'école historique conservatrice
sur l'école rationaliste révolutionnaire, victoire appelée par les
conditions historiques générales de la première moitié du
X I X ~siècle. La meilleure preuve en est qu'à la fin de ce même
siècle a été proclamée ce qu'on a appelé la renaissance de la
loi naturelle » ( 2 ) .
A partir du X V I I ~siècle, on s'était mis à concevoir la Nature,
avec un N majuscule, et à la Raison, avec un R majuscule,
comme des divinités abstraites siégeant dans un ciel platonicien.
Par voie de conséquence, la consonance d'un acte humain avec
la raison devait signifier que cet acte était calqué sur un modèle
tout fait et pré-existant que l'infaillible Raison avait appris à
tracer de l'infaillible Nature, et qui, par suite, devait être immuablement et universellement reconnu dans tous les lieux de la
terre et à tous les moments du temps. Ainsi Pascal croyait que
la justice parmi les hommes devait d'elle-même avoir la même
application universelle que les propositions d'Euclide. Si la
(1) Cf. Heinrich A. ROMMEN,D i f elvige Wied~rkehrdes IXaturrechts (Leipzig,
Hegner, 1936). Voir aussi Charles G. HAINES,The Rtr,zual o f h T a t u r a l L a wConcepts
(Cambridge, Harvard University Press, 1930).
(2) Max M. LASERSON,
((Positive and Natural Law and Their Correlation », in
Interpretations of Afodern Legal Philosophies : Essays in Hotror of Roscoe Pound (New
York, Oxford University Press, 1947).
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race humaine connaissait la justice, « l'éclat de la véritable
équité », écrivait-il, « aurait assujetti tous les peuples, et les
législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette
justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et
des Allemands. O n la verrait plantée par tous les États du monde
et dans tous les temps ... » (1). Ce qui est, je n'ai nul besoin de le
dire, une conception de la justice entièrement abstraite et
irréelle. Attendez un peu plus d'un siècle et vous entendrez
Condorcet promulguer ce dogme, qui, au premier coup d'aeil,
paraît évident, et qui pourtant ne signifie rien : « Une bonne loi
doit être bonne pour tous » - disons pour l'homme de l'âge des
cavernes comme pour l'homme de l'âge de la vapeur, pour les
tribus nomades comme pour les populations agricoles - « une
bonne loi doit être bonne pour tous, comme une proposition
vraie est vraie pour tous ».
Ainsi la conception des droits de l'homme que s'est faite
le xvrrre siècle présupposait, sans nul doute, la longue histoire
de l'idée de loi naturelle au cours de l'Antiquité et du moyen
âge; mais elle avait ses origines immédiates dans la systématisation artificielle et la refonte rationaliste à laquelle cette idée a
été soumise depuis Grotius et, de façon plus générale, depuis
l'avènement d'une raison géométrisante. Par une fatale méprise,
la loi naturelle - qui est intérieure à l'être des choses comme l'est
leur essence même, et qui précède toute formulation, et même
est connue de la raison humaine par un procès qui n'est pas
celui de la connaissance conceptuelle et rationnelle - la loi
naturelle a été ainsi conçue sur le modèle d'un code écrit
applicable à tous, dont toute juste loi devrait être une transcription, et qui déterminerait a priari et dans tous ses aspects les
normes de la conduite humaine par des décrets soi-disant
prescrits par la Nature et la Raison, mais en réalité, arbitrairement et artificiellement formulés. « Comme l'a montré Warnkaenig, huit nouveaux systèmes au moins de loi naturelle ont fait
leur apparition à la foire aux livres de Leipzig depuis 1780.
Aussi la remarque ironique de Jean-Paul Richter ne contientelle aucune exagération : Chaque foire et chaque guerre mettent au
(1) I'ensées (« Grands écrivains de France)), Paris, Hachette, 1921, vol. XIII,
no 294). 211.
76
L'HOMME E T L'ÉTAT
jour une nouvelle loi naturelle » (1). Cette philosophie des droits
aboutit au surplus, après Rousseau et Kant, à traiter l'individu
comme un dieu et à faire de tous les droits qui lui sont attribués les droits absolus et illimités d'un dieu.
Quant à Dieu lui-même, il n'avait été depuis le X V I I ~ siècle
qu'un suprême garant de ce triple absolu subsistant de soi : la
Nature, la Raison, la Loi naturelle - laquelle, même si Dieu
n'existait pas, garderait toujours son empire sur les hommes.
Si bien qu'à la fin la Volonté humaine ou la Liberté humaine,
également élevées à une subsistance en soi platonicienne dans
ce monde intelligible bien qu'inaccessible que Kant a hérité de
Leibniz, devait de fait remplacer Dieu en tant que source et
origine suprême de la loi naturelle. La loi naturelle devait
être déduite de la soi-disant autonomie de la Volonté (il y a une
notion authentique de l'autonomie, celle de saint Paul; par
malheur le X V I I I ~ siècle l'avait oubliée). Les droits de la personne
humaine devaient trouver leur fondement dans l'affirmation
que l'homme n'est soumis à aucune autre loi que celie de sa
propre volonté et de sa propre liberté. « Une personne, écrivait
I<ant, n'est pas sujette à d'autres lois que celles qu'elle se donne
à elle-même (soit seule, soit en conjonction avec d'autres) » (2).
En d'autres termes, l'homme ne doit « obéir qu'à lui-même »,
comme l'a dit Jean-Jacques Rousseau, parce que toute mesure
ou régulation émanant du monde de la nature (et finalement de
la sagesse créatrice) détruirait du même coup son autonomie et
sa suprême dignité.
Cette philosophie n'a établi aucun fondement solide pour
les droits de la personne humaine, parce que rien ne peut être
fondé sur l'illusion : elle a compromis et gaspillé ces droits
parce qu'elle a conduit les hommes à les concevoir comme des
droits divins en eux-mêmes, et par suite infinis, échappant à
toute mesure objective, refusant toute limitation imposée aux
revendications du moi, et en définitive, exprimant l'indépendance absolue du sujet humain, et un soi-disant droit absolu
- appartenant par hypothèse à tout ce qui est dans le sujet
humain, du seul fait que cela est en lui - à déployer ses possi(1)
(2)
ROMMEN,op. tit., p. 106.
Introduction à la mitapbysiq~tedi lu morale, IV, 24.
L E S DROITS D E L'HOMME
77
bilités chéries aux dépens de tous les autres êtres. Quand les
hommes ainsi instruits se sont heurtés de tous côtés à l'impossible, ils en sont venus à croire à la banqueroute des droits de la
personne humaine. Certains se sont tournés contre ces droits
avec une fureur d'esclavagistes; d'autres ont continué à les
invoquer, tandis qu'au fond de leur conscience ils se sentaient
en proie à une tentation de scepticisme qui est l'un des
tômes les plus alarmants de la crise que traverse notre
III.
-
L A LOI NATURELLE
/
Essaierons-nous de rétablir notre foi dans les droits de
l'être humain sur la base d'une vraie philosophie ? Cette vraie
philosophie des droits de la personne humaine est fondée sur
l'idée vraie de loi naturelle considérée dans une perspective
ontologique, et comme transmettant par les structures et les
exigences essentielles de la nature créée la sagesse de l'Auteur
de l'Être.
L'idée authentique de loi naturelle est un héritage de la
pensée grecque et de la pensée chrétienne. Elle remonte non
seulement à Grotius qui, à la vérité, a commencé de la déformer,
mais, avant lui, à Suarez et à François de Vitoria; et plus loin
encore à saint Thomas d'Aquin (lui seul a donné du sujet une
doctrine entièrement cohérente, malheureusement exprimée
dans un vocabulaire insuffisamment clarifié (1), en sorte que ses
traits les plus profonds devaient se trouver rapidement négligés
et méconnus); et plus loin encore à saint Augustin et aux Pères
de l'Église, et à saint Paul (nous nous rappelons la phrase de
saint Paul : « Quand les Gentils qui n'ont pas la Loi, font par
nature les choses contenues dans la Loi, n'ayant pas la Loi ils
se tiennent lieu de loi à eux-mêmes... ») (2); et plus loin encore
à Cicéron, aux Stoïciens, aux grands moralistes de l'Antiquité
et à ses grands poètes, à Sophocle en particulier. Antigone, qui
savait qu'en enfreignant la loi humaine et en se faisant écraser
(1) Par suite, en particulier, du décalage entre le vocabulaire du Commentaire
sur les Sentences et celui de la Somme théologique (1-11, 9 4 , les termes préceptes « primaires » et « secondaires » de la loi naturelle étant pris ici et là avec des dénotations diffkrentes. Le respect de saint Thomas pour les expressions consacrées des
juristes est aussi cause de quelque trouble, notamment quand on a affaire à Ulpien.
(2) Saint PAUL,Rom., 2, 14.
86
L'HOMME E T L'ÉTAT
données de l'ethnologie montrerait que les schémas 4namiques
fondamentaux de la loi naturelle - si on les comprend dans
leur sens primitif authentique, c'est-à-dire encore indéterminé
(par exemple : ôter la vie à un homme est chose plus grave
qu'ôter la vie à un animal quelconque; ou bien : le groupe
familial a à obéir à un type de structure fixe; ou bien : les relations sexuelles ont à être soumises à certaines limitations données; ou bien : nous sommes tenus de nous tourner vers la
réalité de l'Invisible; ou bien : nous sommes tenus de vivre
ensemble sous certaines règles et prohibitions) - sont l'objet
d'une connaissance beaucoup plus universelle - en tous lieux
et en tous temps - qu'il n'apparaîtrait à un regard superficiel;
et pourquoi, d'autre part, on doit s'attendre à trouver un
immense appoint de relativité et de variabilité dans les règles,
coutumes et standards particuliers en lesquels la raison humaine,
chez tous les peuples de la terre, a exprimé sa connaissance
même des aspects les plus fondamentaux de la loi naturelle;
car, ainsi que je l'ai signalé ci-dessus, cette connaissance spontanée ne porte pas sur des régulations morales conceptuellement
découvertes et rationnellement déduites, mais sur des régulations
morales connues par inclination et, au début, sur de simples
formes ou cadres tendanciels généraux, sur ce que je viens
d'appeler des schémas 4namiques de règles morales, à la mesure
de ce dont sont capables, dans leur jaillissement premier, les
notions primordiales, « primitives », de la connaissance par
inclination. E t dans de tels cadres tendanciels ou schémas
dynamiques, bien des contenus divers et encore déficients peuvent prendre place, sans parler des inclinations gauchies,
faussées, ou perverties, qui peuvent se mêler aux inclinations
fondamentales.
Nous pouvons comprendre en même temps pourquoi la
loi naturelle comporte nécessairement un développement dynamique, et pourquoi la conscience morale, et la connaissance de
la loi naturelle, ont progressé depuis l'âge des cavernes d'une
double façon : d'abord quant à la manière dont la raison
humaine a pris une conscience de moins en moins crépusculaire,
rudimentaire et confuse, des régulations primordiales de la loi
naturelle; en second lieu, quant à la manière dont elle a pris
conscience (toujours par voie de connaissance par inclination)
LES DROITS D E L'HOMME
des régulations ultérieures et plus élevées de cette même loi.
E t une telle connaissance continue de progresser; elle progressera tant que durera l'histoire humaine. Ce progrès de la
conscience morale est en vérité, l'exemple le moins discutable
de progrès dans l'humanité.
J'ai dit que la loi naturelle est une loi non écrite; c'est une
loi non écrite au sens le plus profond du mot, parce que la
connaissance que nous en avons n'est pas l'œuvre d'une libre
conceptualisation, mais résulte d'une conceptualisation liée
aux inclinations essentielles de ce qui - être, nature vivante,
raison -compose la structure ontologique de l'homme, et parce
qu'elle se développe d'une manière proportionnelle au degré
d'expérience morale et de réflexion personnelle, et aussi d'expérience sociale, dont l'homme est capable aux divers âges de son
histoire. C'est ainsi que, dans l'Antiquité et au moyen âge, on
prêtait attention, dans la loi naturelle, aux obligations de l'homme
plus qu'à ses droits. L'œuvre propre du X V I I I ~ siècle - œuvre
d'importance majeure à coup sûr - a été de mettre en pleine
lumière les droits de l'homme comme également requis par la
loi naturelle. Cette découverte a été essentiellement due au
progrès de l'expérience morale et sociale, par lequel les inclinations radicales de la nature humaine en ce qui touche les droits
de la personne ont été libérées, et s'est développée par suite
une connaissance par inclination en ce qui concerne ceux-ci. Mais,
en vertu des disgrâces de la connaissance humaine, cet incontestable progrès a été payé, dans le champ théorique, par les erreurs
idéologiques que j'ai soulignées au début. L'attention a même
passé des obligations de l'homme à ses droits seulement. Pour
atteindre à une vue authentique et compréhensive, il faudrait
porter l'attention à la fois sur les obligations et sur les droits
inclus dans les exigences de la loi naturelle.
IV. - L E S DROITS D E L'HOMME
'
/
ET LA L O I N A T U R E L L E
Je n'ai pas besoin de m'excuser de m'être si longuement
étendu sur le sujet de la loi naturelle. Comment pourrions-nous
comprendre les droits humains si nous n'avions pas une notion
suffisamment adéquate de la loi naturelle ? La même loi naturelle
88
L'HOMME E T C E T A I
qui établit nos devoirs les plus fondamentaux, et en vertu de
laquelle toute juste loi oblige, est aussi la loi qui nous assigne
nos droits fondamentaux (1). C'est parce que nous sommes
enveloppés dans l'ordre universel, dans les lois et les régulations
du cosmos et de l'immense famille des natures créées (et, en
définitive, dans l'ordre de la sagesse créatrice), et c'est parce
qu'en même temps nous avons le privilège de participer à la
nature spirituelle, que nous possédons des droits en face des
autres hommes et de toute l'assemblée des créatures. En dernière analyse, comme toute créature agit dans la vertu de son
Principe, qui est l'Acte pur; comme toute autorité digne de
ce nom, c'est-à-dire juste, oblige en conscience dans la vertu
du Principe des êtres, qui est la pure Sagesse, de même tout droit
possédé par l'homme est possédé dans la vertu du droit possédé
(1) Cf. Edward S. DORE,juge adjoint A la Cour suprême de New York, ((Human
Rights and Natural Law)), New York Law Journal, 1946; MCKINNON,
((TheHigher
Law)), American Bar Association Journal, 1947; LASERSON,
op. cit.; Lord WRIGHT,
président de la Commission des Crimes de guerre établie p z les Nations Unies,
« Natural Law and International Law », Essays in Honor of Roscoe Pound; Godfrey
P. SCHMIDT,A n Approach to hiatural Law (en préparation).
Le concept de la Loi naturelle a joué, comme on le sait, un rôle fondamental
dans la pensée des Fondateurs de la République et de la Constitution américaines.
En insistant sur le fait (cf. Cornelia LE BOUTILLIER,
American Demomcy and
Natural Law, New York, Columbia University Press, 1950, chap. III) qu'ils ont
été des hommes de gouvernement plutôt que des métaphysiciens, et qu'ils ont
employé ce concept dans un dessein plus pratique que philosophique, et dans un
sens plus ou moins vague, voire « utilitariste » (comme si tout souci pour le bien
commun et pour la réalisation des fins de l'existence humaine devait être qualifié
d'utilitariste) on ne réussit qu'à mettre davantage en valeur l'impossibilité d'arracher la loi naturelle des croyances morales sur lesquelles la nation américaine a
été fondée.
Dans son livre vigoureux et stimulant, Courts on Trial (Princeton, N. J.,
regarde aussi la loi
Princeton University Press, 1949), le juge Jérôme F R . ~ N K
naturelle dans une perspective plus pratique que métaphysique. Ce fait même
donne une valeur expérientielle particulièrement significative à son jugement,
quand il écrit : « Aucun honnête non-catholique ne peut manquer d'accepter les
quelques principes ou préceptes fondamentaux dont dépend la doctrine de la
Loi naturelle comme représentant pour notre temps, et pour tout avenir raisonnablement prévisible, des éléments essentiels du fondement de la civilisation ))
(P. 364-61).
Notons enfin que lorsqu'on en vient à l'application des exigences fondamentales de la justice dans des cas où les dispositions de la loi positive font défaut
dans une certaine mesure, un recours aux principes de la loi naturelle est inévitable,
créant ainsi un précédent et de nouvelles règles judiciaires. C'est ce qui s'est produit de façon remarquable dans le procès, qui marque une date historique, des
crimes de guerre nazis à Nuremberg.
L E S DROITS D E L'HOlVfiME
89
par Dieu, qui est la pure Justice, à voir l'ordre de sa Sagesse
dans les êtres respecté, obéi, et aimé de toute intelligence. Il
est essentiel à la loi d'être un ordre de la raison; et la loi naturelle,
ou la normalité de fonctionnement de la nature humaine, connue
par voie de connaissance par inclination, n'est loi obligeant en
conscience que parce que la nature et les inclinations de la nature
manifestent un ordre de la raison, à savoir de la Raison divine.
La loi naturelle n'est loi que parce qu'elle est une participation
de la Loi éternelle.
On voit ici qu'une philosophie positiviste reconnaissant le
Fait seul - et de même toute philosophie, soit idéaliste, soit
matérialiste, de l'Immanence absolue - est impuissante à établir
l'existence des droits naturellement possédés par l'être humain,
antérieurs et supérieurs à la législation écrite et aux accords
entre gouvernements, droits que la société civile n'a pas à
accorder mais à reconnattre et à sanctionner comme universellement valides, et qu'aucune nécessité sociale ne peut nous
autoriser même momentanément à abolir ou à méconnaître.
Logiquement, la notion de tels droits ne peut apparaître à ces
philosophies que comme une superstition. Elle n'est valide et
rationnellement soutenable que si chaque individu existant a une
nature ou une essence qui est le lieu de nécessités intelligibles
et de vérités nécessaires, c'est-à-dire si le royaume de la nature
entendu comme constellation-de faits et d'événements enveloppe et décèle un royaume de la nature entendu comme univers
d'essences, qui transcende le fait et l'événement. En d'autres
termes, il n'y a pas de droits à moins qu'un certain ordre, qui
peut être violé en fait, ne soit inviolablement requis par ce que
lez choses sont dans leur type intelligible ou leur essence, ou par
ce que la nature de l'homme est, et ce en quoi elle a son accomplissement; ordre en vertu duquel certaines choses comme la
vie, le travail, la liberté, sont dues à la personne humaine, existant
doué d'une âme spirituelle et du libre arbitre. Un tel ordre, qui
n'est pas une donnée de fait dans les choses, mais demande à
être réalisé par elles, et qui s'impose à notre esprit au point de
nous lier en conscience, existe dans les choses d'une certaine
façon, j'entends comme une exigence de leur essence. Mais ce
fait même, le fait que les choses participent à un ordre idéal qui
transcende leur existence et réclame de la gouverner, ne serait
LES DROITS D E L'HOMME
L'HOMME E T L'ÉTAT
pas possible si le fondement de cet ordre idéal, comme le fondement des essences elles-mêmes et des vérités éternelles, n'existait
pas dans un Esprit séparé, un Absolu supérieur au monde
- ce que la philosophia perennis appelle la Loi éternelle.
Pour une philosophie qui ne reconnaît que le Fait, la notion
de Valeur - j'entends de Valeur objectivement vraie en ellemême - est inconcevable. Comment alors peut-on revendiquer
des droits si on ne croit pas aux valeurs ? Si l'affirmation de la
valeur et de la dignité intrinsèques de l'homme est un non-sens,
l'affirmation des droits naturels de l'homme est un non-sens
aussi.
V, - DES DROITS HUMAINS E N GÉNÉRAL
Il convient maintenant de pousser la discussion plus loin,
en envisageant certains problèmes qui ont trait aux droits
humains en général. Mon premier point se rapportera à la
distinction entre la loi naturelle et la loi positive. Une des erreurs
principales de la philosophie rationaliste des droits humains a
été de considérer la loi positive comme un simple décalque de
la loi naturelle, qui était supposée prescrire au nom de la Nature
tout ce que la loi positive prescrit au nom de la société. O n
oubliait l'immense étendue de choses humaines qui dépendent
des conditions variables de la vie sociale et des libres initiatives
de la raison, et que la loi naturelle laisse indéterminées.
Comme je l'ai indiqué, la l o i naturelle a trait aux droits et aux
devoirs qui se rattachent d'une façon nécessaire au premier principe : « Faire le bien et éviter le mal. » C'est pourquoi les préceptes de la loi non-écrite sont en eux-mêmes ou dans la nature
des choses (je ne dis pas dans la connaissance que l'homme en a)
universels et invariables.
Le droit des gens est difficile à définir exactement, parce qu'il
est intermédiaire entre la loi naturelle et la loi positive. Disons
que, dans son sens le plus profond et le plus authentique, celui
que Thomas d'Aquin avait en vue, le droit des gens, ou pour
mieux dire la loi commune de la civilisation, diffère de la loi
naturelle parce qu'il est connu, non par inclination, mais par
l'exercice conceptuel de la raison, ou par voie de connaissance
1
-
1
1
1
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9'
rationnelle (1); en ce sens, il est dans le même cas que la loi
positive et il constitue formellement un ordre juridique (bien que
ne relevant pas nécessairement d'un code écrit). Mais pour ce
qui est de son contenu, lejusgentium indut à la fois des choses
qui appartiennent aussi à la loi naturelle (pour autant qu'elles
sont non seulement connues par inférence rationnelle, mais
aussi connues par inclination) et des choses qui, bien qu'obligatoires d'une façon universelle puisqu'elles sont inférées d'un
principe de la loi naturelle comme conclusions nécessaires,
débordent le contenu de la loi naturelle (parce qu'elles ne sont
connues que comme rationnellement inférées et sans être par
ailleurs connues par inclination). Dans les deux cas le droit des
gens, ou loi commune de la civilisation, a trait, comme la loi
naturelle, à des droits et des devoirs qui se rattachent au premier
principe d'une façon nécessaire. E t précisément parce qu'il est
connu par voie de connaissance rationnelle, et qu'il est lui-même
une œuvre de la raison (non de la raison réflexive des philosophes,
mais de la raison spontanée en travail dans la conscience com(1) Selon Saint THOMAS
(Sum. theol., 1-11, 95, 4), le droit des gens (qu'il
distingue nettement de la loi naturelle et qu'il rattache plutôt à la loi positive) a
trait à toutes les choses qui dérivent de la loi naturelle comme des conclusions de
leurs principes.
Pourtant il enseigne aussi que lespropriaprincipia de la loi naturelle sont comme
des conclusions dérivées des principia communia (1-11, 94,4, 5 et 6). E t assurément
les propria prinripia de la loi naturelle appartiennent à la loi natureiie et non pas
au droit des gens. Mais quoi, saint Thomas, dans la question 95, a. z , donne la
prohibition du meurtre comme un exemple d'une conclusion dérivée d'un principe
de la loi naturelle (ne fais de mal à personne), et appartenant à ce qui est défini
dans l'article 4 comme le droit des gens. Il est cependant évident que la prohibition
du meurtre, qui est inscrite dans le Décalogue, est un précepte de la loi naturelle.
Alors que dire ?
La seule façon de s'assurer de la cohérence interne de tout cela, et de saisir cor
rectement la distinction thomiste entre la loi naturelle et le droit des gens, c'est de
comprendre qu'un précepte qui est comme une conclusion dérivte d'un principe de
la loi naturelle mais qui, en fait, est connupar inclination, et nonpar déduction rationnelle,
fait partie de la loi r~aturelle;mais qu'un précepte qui est connu par déduction rationnelle, et conznze conclusiot~conceptuellement inférée d'un principe de la loi natureiie, fait
partie du droit des gens. Ce dernier ressortit à la loi positive plus qu'à la loi
naturelle, précisément en vertu de la façon dont il est connu et à cause de l'intervention de la raison humaine dans l'établissement de préceptes conceptuellement
inférés (tandis que la seule raison dont dépende la loi naturelle est la Raison divine).
La prohibition du meurtre en tant que ce précepte est connupar inclination, appartient
A la loi naturelle. La même prohibition du meurtre, si ce précepte est connu comme
conclusion rationnellement inférée d'un principe de la loi naturelle, appartie~fau
droit des gens,
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L'HOMME E T L'ÉTAT
94
à la poursuite du bonheur, sont de telle nature que le bien
commun serait mis en péril si le corps politique pouvait restreindre à un degré quelconque la possession que les hommes
en ont naturellement. Disons qu'ils sont absolument inaliénables. D'autres, comme le droit d'association ou le droit de
libre expression, sont de telle nature que le bien commun serait
en péril si le corps politique ne pouvait pas restreindre dans une
certaine mesure - d'autant moindre, du reste, que la société
considérée est davantage capable de la liberté commune et
davantage fondée sur elle - la possession que les hommes en
ont naturellement. Disons qu'ils ne sont que « substantiellement »
inaliénables.
Pourtant même des droits absolument inaliénables sont
susceptibles d'être limités, sinon quant à leur possession, du
moins quant à leur exercice. Ainsi mon troisième point a-t-il
trait à la distinction
--entre la possession et l'exercice d'un droit.
Même pour les droits absolument inaliénables, nous devons
distinguer entre possession et exercice, celui-ci étant sujet aux
conditions et restrictions dictées dans chaque cas par la justice.
Si un criminel peut être justement condamné à mourir, c'est que,
par son crime, il s'est privé lui-même, ne disons pas de son droit
à la vie, mais de la possibilité de revendiquer justement ce droit :
il s'est moralement retranché de la communauté humaine,
précisément en ce qui regarde l'usage de ce droit fondamental
et « inaliénable » que le châtiment qui lui est infligé l'empêche
d'exercer.
Le droit.de recevoir par l'éducation communication de l'héritage de la culture humaine est également un droit fondamental
et absolument inaliénable : l'exercice en est soumis aux possibilités concrètes d'une société donnée; et il peut être contraire
à la justice de revendiquer hic et n ~ l'usage
~ c de ce droit pour
chacun et pour tous, si cela ne peut être réalisé qu'en ruinant le
corps social, comme s'aurait été le cas pour la société esclavagiste de l'ancienne Rome ou pour la société féodale du moyen
âge - bien que naturellement cette revendication de l'éducation
pour tous demeurât légitime, comme quelque chose à réaliser
avec le temps. En pareil cas, ce qui reste est de s'efforcer de
-
LES DROITS D E L'HOMME
9J
changer l'état social en question. Nous voyons d'après cet
exemple (je note ceci par parenthèse) que la raison la plus profonde de la stimulation secrète qui entretient sans cesse la transformation des sociétés est le fait que l'hommepossède des droits
inaliénables, mais est privé de la possibilité de revendiquer
justement l'exercice de certains de ces droits à cause de l'élément
inhumain qui demeure dans la structure sociale de chaque
période.
Cette distinction entre la possession d'un droit et son exercice est, à mon avis, de grande importance. Je viens d'indiquer
comment elle nous permet d'expliquer les limitations qui peuvent être justement imposées à la revendication de certains,
droits dans certaines circonstances, soit en raison de la faute
commise par quelque délinquant ou quelque criminel, soit en
raison de structures dont le vice ou la primitivité empêche cette
revendication légitime en soi d'être satisfaite immédiatement
sans enfreindre des droits majeurs.
Je voudrais ajouter que la distinction dont nous parlons
permet aussi de comprendre qu'il convient parfois, tandis que
l'histoire avance, de renoncer à l'exercice de certains droits que
nous continuons cependant de posséder. Ces considérations
s'appliquent à bien des problèmes concernant soit les modalités
de la propriété privée dans une société en voie de transformation
économique, soit les restrictions imposées à la soi-disant
« souveraineté » des États dans une communauté internationale
en voie d'organisation.
VI.
-
L E S DROITS H U M A I N S E N P A R T I C U L I E R
Pour en venir enfin aux problèmes qui touchent à l'énumération des droits humains pris en particulier, je rappellerai
d'abord ce que j'ai exposé précédemment : à savoir le fait que,
dans la loi naturelle, il y a immutabilité pour ce qui est des choses,
ou de la loi elle-même ontologiquement considérée, mais
progrès et relativité pour ce qui est de la prise de conscience
humaine de cette loi. Nous avons notamment une tendance à
enfler et rendre absolus, illimités, incompatibles avec toute
espèce de restriction, les droits sur lesquels notre attention se
concentre, nous rendant ainsi aveugles à tout autre droit qui
,
LES DROITS DE L'HOMME
viendrait les contrebalancer. Ainsi dans l'histoire humaine,
aucun « nouveau » droit, je veux dire aucun droit nouvellement
reconnu par la conscience commune, n'a été accepté en fait
sans avoir eu à combattre et surmonter l'âpre opposition de
quelques « anciens droits ». Telle a été l'aventure du droit au
juste salaire et autres droits semblables en face du droit de
propriété privée. La lutte menée par ce dernier pour revendiquer
un privilège d'absolutisme divin et sans limite a été l'épopée
infortunée du x~xesiècle. (Une autre malheureuse épopée devait
suivre, dans laquelle, au contraire, c'est le principe de la propriété
privée qui a été pris sous le feu, et avec lui toute autre liberté
personnelle.) Quand, en I 8 5 O, la loi sur les esclaves fugitifs fut
mise en vigueur en Amérique, la conscience de bien des gens
ne tenait-elle pas toute aide apportée à un esclave fugitif pour
un attentat criminel contre le droit de propriété ?
Réciproquement, les « nouveaux » droits livrent souvent
bataille aux anciens et font qu'ils sont parfois injustement
méconnus. Au temps de la Révolution française, par exemple,
une loi promulguée en 1791 interdisait aux ouvriers, comme
une « attaque contre la liberté et la Déclaration des Droits de
l'homme », toute tentative de s'associer et de recourir à la grève
pour obtenir une élévation de salaire. Cela apparaissait comme
un retour indirect au vieux système des corporations.
Passons-nous aux problèmes du temps présent, le fait
crucial est que la raison humaine a désormais pris conscience
non seulement des droits de l'homme en tant que personne
humaine et personne civique, mais aussi de ses droits en
tant que personne sociale engagée dans le processus économique et culturel, et spécialement de ses droits comme personne ouvrière.
Généralement parlant, un nouvel âge de civilisation sera
appelé à reconnaître et définir les droits de l'être humain dans
ses fonctions sociales, économiques et culturelles - droits des
producteurs et des consommateurs, droits des techniciens et
des chefs d'entreprise, droits de ceux qui se dévouent au labeur
de l'esprit, droits de chacun à participer à l'héritage d'éducation
et de culture de la vie civilisée. Mais les problèmes les plus
urgents sont ceux qui intéressent d'une part les droits de cette
société primordiale qu'est la société familiale, et qui est anté-
97
rieure à l'état politique; d'autre part, les droits de l'être humain
dans sa fonction de travailleur (1).
Je fais allusion ici à des droits tels que le droit au travail
et celui de choisir librement son travail; le droit de former
librement des groupes ou associations professionnelles; le droit
pour l'ouvrier d'être considéré comme socialement adulte et
d'avoir, d'une manière ou d'une autre, une participation active
dans les responsabilités de la vie économique; le droit des
groupes économiques (syndicats et communautés de travail ) et
des autres groupes sociaux à la liberté et à l'autonomie; le droit
à un juste salaire, c'est-à-dire à un salaire suffisant pour assurer
la subsistance de la famille; le droit à l'assistance, à l'assurance
de chômage, aux secours de maladie et à la sécurité sociale; le
droit d'avoir gratuitement part, selon les possibilités du corps
social, aux biens élémentaires, matériels et spirituels, de la
civilisation.
Ce qui est impliqué dans tout cela, c'est avant tout la dignité
du travail, le sentiment des droits de la personne humaine chez
le travailleur, les droits au nom desquels le travailleur se tient
devant son employeur dans une relation de justice, et en personne adulte, non en enfant ou en serviteur. Il y a ici une
donnée essentielle qui dépasse de loin tous les problèmes de
technique économique et sociale, car c'est une donnée morale,
affectant l'homme dans ses profondeurs spirituelles.
Je suis persuadé que l'antagonisme entre les « anciens » et
les « nouveaux » droits de l'homme - ou les droits sociaux dont
je viens de parler, particulièrement ceux qui ont trait à la justice
sociale et visent à la fois à assurer l'efficacité du groupe social
et à libérer la personne ouvrière de la misère et du servage économique - je suis persuadé que cet antagonisme, que beaucoup
d'écrivains contemporains prennent plaisir à exagérer, n'est
nullement insurmontable. Ces deux catégories de droits ne
paraissent irréconciliables qu'à cause du conflit entre les deux
idéologies et les deux systèmes politiques opposés qui les
invoquent et dont elles sont indépendantes en réalité. On ne
(1) Cf. notre livre Les droits de l'homme et la loi naturelle (Paris, Paul Hartmann,
1945); Georges GURVITCH,
L a déclaration des droits sociaux (New York, Maison
française, 1944).
J . MARITAIN
7
98
L'I-IOMAIE E T L ' É T A T
saurait trop insister sur le fait que la reconnaissance d'une
catégorie particulière de droits n'est pas le privilège d'une école
de pensée aux dépens des autres; il n'est pas plus nécessaire
d'être disciple de Rousseau pour reconnaître les droits de
l'individu que d'être marxiste pour reconnaître les droits
économiques et sociaux. En fait, la Déclaration universelle des
Droits de l'Homme, adoptée et proclamée par les Nations
Unies le I O décembre 1948, fait place aux « anciens » comme aux
« nouveaux » droits simultanément (1).
Si chacun des droits humains était par nature absolument
inconditionnel et incompatible avec toute limitation, à la manière
d'un attribut divin, tout conflit les mettant aux prises serait
manifestement irréconciliable. Mais qui ne sait, en réalité, que
ces droits, étant humains, sont, comme tout ce qui est humain,
soumis à conditionnement et à limitation, du moins, ainsi que
nous l'avons vu, en ce qui touche à leur exercice ? Que les droits
divers assignés à l'être humain se limitent mutuellement, en
particulier que les droits économiques et sociaux, les droits de
l'homme en tant que personne engagée dans la vie de la communauté, ne puissent trouver place dans l'histoire humaine sans
restreindre en quelque mesure les libertés et les droits de
l'homme en tant qu'individu, est chose simplement normale.
Ce qui crée des différences et des antagonismes irréductibles
entre les hommes est la détermination du degré de la restriction,
et plus généralement la détermination de l'échelle des valeurs
qui gouverne l'exercice et l'organisation concrète de ces divers
droits. Nous sommes ici en présence du choc entre philosophies
politiques incompatibles : parce que nous n'avons plus affaire à
la simple reconnaissance des diverses catégories de droits
humains, mais au principe d'unification dynamique en accord
avec lequel ils sont mis en pratique. Nous avons affaire à la
tonalité, à la clé spécifique, en vertu de laquelle une musique
différente est jouée sur ce même clavier, soit en harmonie, soit
en discordance avec la dignité humaine.
(1) Mime après la première guerre mondiale, les Déclarations des Droits
attachées aux nouvelles constitutions qui apparurent alors sur la scène européenne reconnaissaient l'importance des droits sociaux. Cf. Boris MIRKINEGUETZÉVITCH,
Les nouvelles tendances du droit constitutionnel (Paris, Giard, ze éd.,
1936), chap. III ; Les Constitutions européetines (Paris, 1951). t . 1, pp. 121 sq.
I
LES DROITS D E L'HOMME
99
,
1
!.
Nous pouvons imaginer, en nous reportant aux vues avancées dans la première partie de ce chapitre, que les partisans d'un
type de société Libéral-individualiste, communiste, ou personnaliste (1), mettent sur le papier des listes semblables et peutêtre identiques des droits de l'homme. Ils ne joueront cependant
pas de cet instrument de la même façon. Tout dépend de la
valeur suprême en accord avec laquelle tous ces droits seront
ordonnés et se limiteront mutuellement. C'est en vertu de la
hiérarchie des valeurs à laquelle nous souscrivons-ainsi que nous
déterminons la façon dont les droits de l'homme, économiques
et sociaux aussi bien qu'individuels, doivent, à nos yeux, passer
dans l'existence réelle. Ceux que je viens d'appeler, à défaut d'un
meilleur mot, les partisans d'un type de société libéral-individualiste, voient la marque de la dignité humaine d'abord et avant
tout dans le pouvoir de chaque personne de s'approprier individuellement les biens de la nature afin de faire librement tout ce
qui lui plaît; les partisans d'un type communiste de société
voient la marque de la dignité humaine d'abord et avant tout
dans le pouvoir de soumettre ces mêmes biens à la maîtrise
collective du corps social afin de « Libérer » le travail humain
(en l'assujettissant à la communauté économique) et afin de
gagner le contrôle de l'histoire; les partisans d'un type de
société personnaliste voient la marque de la dignité humaine
d'abord et avant tout dans le pouvoir de faire servir ces mêmes
biens de la nature à la commune conquête des biens intrinsèquement humains, moraux et spirituels, et de la liberté d'autonomie
de l'homme. Ces trois groupes s'accuseront inévitablement les
uns les autres de méconnaître certains droits essentiels de l'être
humain. Il reste à savoir qui se fait de l'homme une image fidèle,
et qui une image défigurée. En ce qui me concerne, je sais où je
me tiens : avec la troisième des trois écoles de pensée que je
viens de mentionner.
(1) Cf. nos livres
intégral, pp. 186 sq.
et de la liberté, pp. 48 sq., et Humanisme
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