La technique perspective. « Item perspectiva est un mot latin signifiant vision traversante » explique Durer quand il cherche a expliquer la demarche perspective. Lessing , dans ses lettres antiques la decrit comme « la science qui consiste a representer sur une surface des objets tels qu’ils apparaissent a notre regard » Il ne faut pas oublier de signaler que la perspective centrale, celle qui a été decouverte a la Renaissance, passe pour etre « correcte », mais que si on prend en compte les donnees suivantes : notre vision est le fait d’un œil unique et que le plan d’intersection de la pyramide visuelle ne peut pas representer notre reproduction visuelle.En effet, separons l’image visuelle et l’image retinienne. La premiere etant psychologiquement conditionnee, l’autre corporellement, mecaniquement limitee. La perspective, qu’elle soit naturelle, accidentelle ou composee, ne correspond pas a l’image visuelle que nous percevons. Toutes ces techniques de representations ont leurs defaut, dont les deformations laterales, qui font que les elements sur les bords paraissent soit plus grands (dans le cas de la perspective naturalis) soit plus etroits (dans le cas de la perspective accidentelle). Les theoriciens devellopent meme des perspectives curvilignes, qui tendent de reproduire la surface courbee de notre retine, afin de proposer des meures agraeables. Cette technique, malheureusement, ne permet pas de calculer avec precision les elements en profondeur. Euclide denoncait déjà que, sous certaines conditions, un arc de cercle pouvait apparaitre comme un edroite, ou un angle droit apparaitre plus rond. De plus, Giovanni notera que : « notre conscience est tellement preparee a la divergence entre le domaine perceptif et la realite objective qu’elle procede a une surcompensation des modifications perspectives ». Cela explique notamment les rectifications apportees aux volumes des temples grecs, qui sont dirigees dans le sens contraire aux attentes des corrections qu’elles etaient sense apporter, a la lecture des textes. Comme annonce plus haut, une seule technique de representation aura du succes, c‘est la perspectiva artificialis. Mais disons tout de suite que malgre son lien profond avec la volonte d’objectiviser la nature, cette technique avait surtout pour but d’offrir aux artistes une pratique facile d’acces. Et pour cela, il fallait que les traducteurs d’Euclide oubliassent cet axiome des angles, qui rendait impossible la construction perspective. On le sait, il est impossible de derouler une surface spherique sur un plan. La perspective chez les Antiques. On le sait, les grecs maitrisaient parfaitement le dessin. On peut citer comme exemple l’histoire des raisins de Zeuxis pour rappeller l’attachement des artistes grecs a la ressemblance. Cependant, Platon denoncait la perspective . Cette mimetis était pour lui une mimetis negative. De plus, elle était un double refelet, dans le sens ou la nature n’est que le reflet du monde des idees, la peinture devenait le reflet du reflet. Platon reproche a la technique perspective de substituer l’apparence subjective et l’arbitraire a la realite et a la loi (nomos). Plus tard, avec Aristote, cette mimetis deviendra positive, car « le poete qui decrit une bataille decrit en realite toutes les batailles ». Nous pouvons aussi citer ici le concept antique de scenographia , relatif aux artistes. La methode du peintre doit representer non pas les mesures reelles, mais apparentes. La methode de l’architecte ne doit pas utiliser les proportions dont l’abstraction mathematique definit la beaute, mais , recherchant la bonne forme sur le plan de l’impression subjective doit plutôt neutraliser les illusions de l’œil (en epaississant les colonnes, en rendant les cercles par des ellipses). La methode du sculpteur monumental ne doit pas sacrifier inutilement les effets optiques de l’eutythmie aux abstractions mathemetiques de la symetrie. Ces conseils demontrent que les philosophes adressaient leurs theories optiques plus aux savants qu’aux artistes. La perspective dans l’Antiquite se passera donc de codes, et evoluera petit a petit. On passe de l’elevation (comme chez les egyptiens), puis a l’echellonnement (en enfilade), et la perspective parrallele, et les bas-reliefs. Une technique sera beaucoup utilisee, celle de l’axe de fuite : quand on prolonge les lignes de fuites, celles-ci ne rejoignent en un mouvement strictement concurrent, mais elles vont, en un mouvement de concurrence attenue se rencontere deux a deux en plusieurs points, tous situes sur un axe commun (un axe de fuite, ressemblant a une arete de poisson.) Cette differenciation des points de fuite fait remarquer que la philosophie de l’epoque ne permet pas cette unite de l’espace. Au contraire, la totalite du monde reste discontinue ; Democrite considere le monde considere le monde comme une synthese d’elements tres petits, accompagnes d’un vide, pour qu’ils puissent s’y mouvoir. Platon parle de formes corporelles et non-corporelles (upodoke). Aristote considere le monde sous six dimensions, le haut, le bas, l’avant, l’arriere. la gauche, la droite, puis, trois dimensions corporelles (x,y,z) et une dimension generale : la sphere celeste exterieure. La representation au Moyen Age. Le monde paleo-chretien apporte un soin particulier a la representation des figures sacrees. C’est pourquoi l’espace environnant ces figures ne les traversent pas. Il n’est pas rare de voir les colonnes, situees en arriere plan d’une scene, disparaitre pour mieux lire le sujet. La perspective s’adapteau sujet, et parfois meme s’inverse. Aussi, le tableau n’accepte plus d’etre seulement une breche traversee par le regard, mais veut proposer au spectateur une surface pleine de sens. On decouvre alors une nouvelle dimension a l’art, plus profonde, evocatrice, pedagogique et philosophique. Les elements vont constituer un tissu immateriel mais sans faille,ou les jeux de couleurs, de l’or, ou du clair-obscur, creera une unite qui ne souffre pas de n’etre que couleur et lumiere. Cette suffisance trouve ses racines dans la conception de l’espace que se fait la philosophie de cette periode. C'est-à-dire la metaphysique de la lumiere qui caracterise le neo-platonisme paien et chretien. « l’espace n’est rien d’autre que la plus subtile des lumieres » Proclus. On concoit alors un espace qui englobe, qui enserre l’homme. Une unite entre sujet et espace. L’espace est alors compris comme un espace homogene et homogeneisant, un continuum, mais toujours non commensurable. La surface redevient surface, elle n’est plus alors l’indice d’une spatialite immaterielle, el le est la surface imperativement bidimensionnelle du support materiel de l’œuvre ; c’est en ce sens qu’elle abolit la perspective antique, pour rechercher des traductions tectoniques. L’affirmation de ce style tectonisant refuse les representations perspectives, et propose des traitements plus symboliques et puissants. Plus proches, en un sens, des elements qu’ils designent. Par exemple, l’eau pouvait etre representee, chez les egyptiens, en elevation, mais ici, on la traite comme une montagne, qui entoure St Jean Baptiste pour signifier son immersion. L’unite du sujet et de son espace est aussi sentie a travers la statuaire, ou la figure est comme prise dans le mur. Le corps est soude dans la pierre. Entre les figures et leur arriere plan, c'est-à-dire leur environnement, leur espace, existe une unite indissociable. Le gothique La periode gothique va amener cette philosophie d’unite vers une certaine liberte. En effet, l’art gothique permettra a la figure de se detacher du mur, mais en considerant tout autour d’ele un espace qui lui est propre. Cette configuration autonome est reprise de l’antiquite, pour prouver la comprehension de cette periode, et preceder l’ouverture moderne. En sculpture, la figure est toujours accompagnee de son dais, qui signale son lieu propre. En architecture, les edifices s’ouvrent et se veulent monde, mais subsiste toujours a l’interieur des sections, des espaces secondaires, accroches entre eux. L’architecture est eminemment spatiale, mais est toujours fragmentee de travees Ici encore, la figure domine l’espace, et l’on pense la representation humaine sur un autre niveau que la representation spatiale. La Renaissance. Les artistes de la renaissance vont lier l’art a la science. La decouverte du point de fuite comme « l’image des points infiniment eloignes de toutes les lignes de fuite » est la decouverte de l’infini lui-meme. Le plan de base n’est plus ferme, il est extensible sur les cotes au gre de notre imagination. Pour faire apparaitre cet espace systematique, les artistes vont utiliser avec obstination le motif du carrelage. Ce quadrillage au sol leur servira de système de coordonnees pour representer les corps dans l’espace. Ainsi, ils presenteront un espace systematique et quantifiable, avant que les mathematiques l’ aient postule. Aussi, la primaute de la figure face a l’espace est refutee : « le lieu existant avant le corps place en ce lieu, il doit necessairement etre fixe graphiquement en premier » Pomponius Gauricus. Cependant, la conception medievale de l’espace ne disparait pas. Nicolas de Cues explique que le monde n’est pas infini, mais illimite. Il relativise ainsi le centre spatial du monde en Dieu, dans la mesure ou il explique que tout point de l’espace peut etre considere comme un centre de l’univers. De la meme manière, la perspective peut determiner en toute liberte le point de vue qui va a chaque fois centrer le monde represente sur chaque tableau. L’infini en acte, qui était inconcevable pour Aristote et que la scolastique classique ne concevait que sous la toute puissance divine (c'est-à-dire en lien hyperceleste, uperouramios topos) a pris desormais la forme de natura naturata : ainsi la vision de l’univers est detheologisee. Giordano Bruno dit de l’espace qu’il devient : « l’extension infinie du vide democritien, et la dynamique infinie de l’ame universelle du monde neoplatonicienne ». La renaissance tardive La technique perspective permet a l’art de s’elever au rang de la science, de devenir un outil de comprehension du monde. A cette epoque, on ecrit des traites sur tout, sur la reception totale du monde, par exemple les theses de Pico della Miladolla, qui ecrit « tout sur le monde, et un petit peu plus... » La perspective pousse si loin la rationalisation de l’impression vsuelle qu’elle peut desormais servir de fondement a la construction d’un monde de l’experience, solidement fonde, mais neanmoins infini. D’un point de vue philosophique, la perspective d el’epoque de la renaissance reprensente le criticisme , et l’on pourrait comparer la perspective romano-hellenistique avec le scepticisme. La perspective cree une distance entre l’homme et les choses, mais elle abolit en retour cette distance, en faisant entrer jusque dans l’œil humain les choses dont l’existence autonome existait face a l’homme. Elle est a la fois distance et integration ; elle est rationalisation du monde, mais aussi vision subjective. Elle ramene l’art a des regles stables, mais decidees par l’individu meme, car elles sont liees aux conditions psychophysiologiques et au point de vue subjectif. La perspective est double : elle est autant un triomphe du reel, de l’objectivite que comme un triomphe du desir de puissance, de l’elargissement de la sphere du Moi. Elle mathematise l’espace visuel, mais c’est precisement l’espace visuel qu’elle mathematise. La perspective joue donc avec les points de vue, et nous pouvon sen distinguer trois : l’espace en hauteur (hochraum), l’espace proche (nahraum) et l’espace oblique (schragraum). L’espace figuratif moderne, par son arbitraire dans le choix de la direction et de l’eloignement marque de son sceau l’espace theorique moderne et son indifference a l’egard de ce meme choix. Cet arbitraire correspond parfaitement a l’evolution de la perspective, qui, avec Desargues, s’est transformee en une geometrie projective generale, en faisant aussi (grace au changement du cone visuel ent faisceau geometrique de rayons multilateraux) totalement abstraction de l adirection du regard en ouvrant ainsi toutes les directions de l’espace uniformement. La perspective donne une nouvelle dimension a l’art religieux ; elle lui permet de toucher une nouvelle region, celle du visionnaire, ou le miracle devient alors l’experience vecue du spectateur, le penetrant de leur surnaturalite par cette irruption meme. Le plan centre a la renaissance Le plan basilical etant trop proche de la loi humaine, il a fallu a la renaissance trouver une forme nouvelle pour porter la spiritualite. Les architectes de la renaissance baignent dans les pensees platoniciennes et neoplatonicennes, notamment diffusees par Plotin. La perspective et l’etude de la geometrie permet d’edifier des eglises dont les rapports, la precision, la purete concourrent a evoquer la presence d’un Dieu qui a ordonne l’univers suivant d’immuables lois mathematiques, et cree un monde uniforme et proportionne, dont l’harmonie et la mesurese refletent dans le temple luimeme.,Vitruve dit, dans son troisieme livre, que les temples doivent refleter la figure humaine, et que « un homme harmonieusement bati, bras et jambes ecartees, tient dans les deux formes geometriques les plus parfaites : le cercle et le carre. Nicolas de Cues explique que les mathematiques sont le vehicule necessaire pour acceder a la connaissance de Dieu. Il represente Dieu comme a la fois la moins tangible et la plus parfaite des formes geometriques ; le centre et la circonference du cecle ; car dans le cercle infini de la sphere, le centre, le diametre et la circonference sont identiques.