Présentation Les critères de mesure de la richesse et de l’utilité sociales produites par les entreprises collectives L’affaiblissement de la cohésion sociale, la dissolution des liens sociaux apparaissent, en ce début de siècle, comme des préoccupations lancinantes partagées par de nombreux acteurs sociaux et par les États nationaux. Toutefois, parallèlement à ces liens qui se défont, d’autres se refont et, dans leur sillage, se manifestent de nouveaux besoins, de nouvelles aspirations et demandes sociales. Ni le marché, ni l’État ne peuvent assurer, seuls, la satisfaction de ­l’ensemble de ces demandes. L’insuffisance des finances publiques, les inefficiences du mode centralisé de production et de livraison de services, la diminution globale de la capacité instrumentale des États obligent à revoir la portée et l’ampleur de l’intervention publique. Les failles du marché, les inégalités sociales qui en résultent ainsi que l’absence d’entrepreneurs capitalistes dans de nombreux créneaux de la demande sociale empêchent de laisser « tout au marché ». De nombreuses initiatives menées par les entreprises collectives (coopératives, organisations à but non lucratif, mutuelles, fonds de travailleurs) sont apparues depuis deux décennies. Ces initiatives mettent en œuvre des activités économiques visant à répondre à de nouvelles aspirations et à de multiples besoins sociaux. Carol Saucier Professeur Département des sciences humaines Université du Québec à Rimouski [email protected] Aussi, nous posons-nous les questions suivantes. Quelle est donc la contribution qu’apportent ces entreprises collectives à la création de la richesse ? Quels sont les critères ou indicateurs de mesure de cet apport ? Selon Méda (1999), nous © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M. J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pouvons distinguer deux dimensions de la richesse : les dimensions économique et sociale. Méda explique qu’une partie de cette richesse réside dans la préservation de l’environnement naturel, dans l’amélioration de la santé et l’éducation, dans l’amélioration du caractère démocratique et solidaire de nos sociétés. Voilà ce qu’elle appelle le patrimoine social ou la richesse sociale, ensemble de biens collectifs qui nous sont essentiels pour bien vivre en société. La préoccupation première des entreprises collectives n’est pas seulement de contribuer à l’accroissement du produit intérieur brut (PIB), mais aussi de répondre aux besoins non comblés ou mal satisfaits des individus et des collectivités. Par conséquent, elles visent à la fois la rentabilité économique et la rentabilité sociale de leurs activités. L’entreprise collective peut être jaugée à l’aune de la rentabilité économique ou à celui de la réalisation de surplus, mais ne doit-elle pas l’être également à l’aune de la rentabilité sociale, de l’utilité sociale ou encore de la richesse sociale que ses activités procurent ? En d’autres mots, n’avons-nous pas besoin d’indicateurs de richesse plus larges et différenciés que le seul PIB, qui lui concerne avant tout les produits et services échangeables sur le marché ? À cet égard, le débat n’est pas récent puisque Jean-Baptiste Say, dans un ouvrage d’économie politique publié en 1803, écrivait qu’il n’y a véritablement production de richesse que là où il y a création ou augmentation d’utilité. Say entendait par utilité : « cette faculté qu’ont certaines choses de pouvoir satisfaire aux divers besoins des hommes » (Méda, 1999, p. 45). En ce sens, l’utilité sociale de biens ou services produits, marchands ou non marchands, serait cette faculté qu’ils ont de répondre à des besoins exprimés par les humains. Et qui plus est, ces biens et services seraient alors producteurs de richesse. L’intérêt des entreprises collectives, de l’utilité sociale des biens qu’elles produisent ou des services qu’elles dispensent est capital. Comme l’indiquent Perret et Roustang (1993), il y a des limites à la croissance économique dans ses formes actuelles. Cette croissance tend à dissoudre le lien social (Castel, 1995), à jouer contre la cohésion sociale et nuit à la création d’un espace public ou civique. Or, n’est-ce pas précisément dans le dépassement des limites de ce type de croissance et dans leur contribution possible à l’émergence de nouveaux modèles de développement que les entreprises collectives prennent tout leur sens ? Ainsi, praticiens et chercheurs sont-ils engagés depuis quelques années dans diverses voies afin de mieux cerner les nouvelles dimensions de la richesse produite par les entreprises collectives. Notons l’approche de la rentabilité sociale des organisations d’économie sociale ; l’approche de l’utilité sociale des associations ; celle de la redéfinition ou de l’élargissement du concept de productivité ; celle de la responsabilité sociale et éthique des entreprises ; celle, enfin, du développement durable. Nous nous intéressons dans ce numéro principalement aux trois premières. Pour Gadrey (1996), la remise en question de la notion de productivité est une question de paradigme ; il faut sortir du paradigme de la production de la Économie et Solidarités, volume 36, numéro 1, 2005 © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M.J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés richesse fondé sur la croissance ou les gains de productivité. Gadrey poursuit en écrivant que l’analyse de la performance, lorsqu’il s’agit de la prestation de services, nous oblige à reconsidérer le concept conventionnel de productivité. Les méthodes de mesure de la performance mises au point dans l’industrie fordiste sont incapables de saisir les transformations des organisations postfordistes et de leurs produits. Bien que tous les produits (biens ou services) soient des constructions sociales, les services immatériels sont caractérisés par la diversité des problèmes à traiter ainsi que par une dimension relationnelle forte complexifiant les méthodes de mesure. L’élargissement de la réflexion concernant la productivité nous conduit à prendre en compte une multitude d’éléments, tant économiques que sociaux, pour qualifier la performance des organisations post-fordistes. Nombre d’entreprises collectives appartiennent à ce nouvel univers organisationnel. Pour nous conforter dans cette voie, la théorie des « économies de la grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1991) nous montre que les produits et résultats des activités post-fordistes sont susceptibles d’être définis, qualifiés et évalués à partir de critères de justification multiples : critères industriels, marchands, civiques, domestiques, de créativité ou d’inspiration, voire d’appartenance territoriale et de développement local. Bref, le présent numéro, et les articles du dossier qu’il contient, traite particulièrement des éléments suivants : – de la définition des concepts de richesse sociale et de rentabilité sociale ; – des liens entre les dimensions économique et sociale de la richesse ; – de la question de l’utilité sociale des biens ou services produits par les entreprises collectives ; – de la question de la mesure des impacts économiques et sociaux de ce type d’entreprise : sur quelles dimensions et indicateurs peut-on faire reposer cette mesure ? Le dossier thématique du présent numéro est constitué de cinq articles suivis de quatre articles hors thème. Nous présentons en premier lieu les articles thématiques. Jean Gadrey signe le premier texte portant sur l’utilité sociale des associations. L’auteur relève que cette notion d’utilité sociale est de plus en plus utilisée en France depuis plus d’une décennie, et ce, afin de caractériser l’économie sociale et solidaire et lui attribuer une identité distincte. Il souligne que l’utilité sociale, comme l’intérêt général, est une convention sociopolitique, en l’occurrence une convention encore émergente et non stabilisée. En s’appuyant sur une série de travaux récents, Gadrey propose une grille des dimensions et critères d’utilité sociale en distinguant notamment l’utilité interne et externe des associations. Enfin, il donne des indications sur les méthodes d’évaluation envisageables de ces dimensions d’utilité sociale. Économie et Solidarités, volume 36, numéro 1, 2005 © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M.J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés Le deuxième article, rédigé par Raymond Beaudry et Carol Saucier, s­ ’appuie sur les résultats d’une recherche exploratoire énoncés dans un rapport portant sur la rentabilité sociale des entreprises collectives dans la région du Bas-Saint-Laurent au Québec. Les auteurs cherchent à connaître la définition que les acteurs eux-mêmes donnent de cette rentabilité et la mettent en lien avec les concepts de richesse sociale et d’empowerment. Des entretiens réalisés, tant individuels que collectif, se dégagent divers paramètres de la richesse sociale produite par ces entreprises. Plus largement, la réflexion des auteurs débouche sur la constatation que chaque entreprise d’économie sociale est tenue dans ses pratiques de prendre en considération trois composantes : le projet individuel porté par chacun des membres de l’entreprise ; le projet collectif constituant précisément l’identité de l’entreprise ; enfin, le projet de société qui serait un idéal que l’on partage avec autrui. Un troisième texte, de Lucie Dumais et Christian Jetté, part de l’interrogation suivante : Comment mesurer la cohésion sociale, les liens sociaux, l’empowerment des personnes et des collectivités ? À partir de deux expériences d’évaluation partenariale réalisées avec des organisations du tiers secteur, les auteurs nous offrent un bilan provisoire de leurs efforts de formalisation d’indi­ cateurs d’impact social. Ces recherches ont été menées dans des quartiers de la ville de Montréal et dans un ensemble de régions du Québec. Les auteurs nous présentent la richesse de leurs données sur les impacts économiques et sociaux des organisations du tiers secteur, en prenant soin de relever les différences entre ces divers types d’impact, de même que leur pertinence respective. Enfin, ils dressent un bilan des acquis de ces recherches ainsi que des difficultés qu’ils ont eu à surmonter. Dans le quatrième article, Lynda Binhas nous entraîne sur une autre piste. Comment sortir de l’enfermement dans lequel se retrouvent certaines tentatives d’élaboration d’indicateurs d’impact social spécifiques à l’économie sociale ? En d’autres mots, comment éviter le glissement consistant en l’aboutissement trop souvent économique de recherches d’indicateurs à vocation sociale ? L’auteure met de l’avant un certain nombre de principes et en propose l’application à l’un des secteurs d’activité rattachés à l’économie sociale, soit celui des ressourceries (au Québec) et de la protection de l’environnement. Madame Binhas amorce par cet article une réflexion devant la conduire à l’établissement d’indicateurs relatifs à la rentabilité sociale et applicables aux ressourceries. Le cinquième et dernier article du dossier thématique est axé sur une réflexion théorique et conceptuelle sur la mesure de la richesse économique. Son auteur, Jacques Prades, affirme que les indicateurs de performance sont l’objet en France de réserves répétées. Ce texte vise à éclaircir les concepts de productivité et de produit intérieur brut. L’idée centrale est que le PIB est moins une mauvaise mesure de la richesse matérielle qu’une bonne mesure d’une manière particulière de la fabriquer. L’auteur ne tente pas de réviser ce concept, mais Économie et Solidarités, volume 36, numéro 1, 2005 © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M.J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés suggère plutôt d’étudier davantage les conditions nécessaires d’émergence de pratiques relevant de l’innovation sociale, voire de l’économie sociale et solidaire. En effet, à partir de quels critères mesurer ces pratiques puisque, selon Prades, leur mobile premier n’est pas économique, mais bien politique. Quelques mots maintenant sur la présentation des articles hors thème. Celui rédigé par Ann-Mari Sätre Åhlander a pour origine le constat que les acteurs de développement local, ainsi que les nouvelles coopératives, se sont multipliés en Suède depuis les années 1990. En s’appuyant sur un ensemble de théories économiques, l’auteure tente d’expliquer ce phénomène. Comme la synergie État-marché ne fonctionne plus adéquatement, n’y a-t-il pas place pour de nouveaux partenariats, de nouveaux acteurs sociaux ? Quelle est alors la contribution des entreprises d’économie sociale dans ce nouveau contexte, plus précisément, dans le cadre de nouvelles initiatives de développement local. L’auteure constate que la demande pour la mobilisation d’entrepreneurs sociaux est forte afin de redynamiser les collectivités rurales aux prises avec des problèmes de développement. L’article de Marie-Noëlle Ducharme et Yves Vaillancourt décrit l’expérience du Fonds québécois d’habitation communautaire (FQHC). Cet organisme sans but lucratif, créé par le gouvernement du Québec en 1997, est voué à la promotion et au développement de l’habitation communautaire ; son action a surtout porté jusqu’ici sur la mise en œuvre des programmes AccèsLogis et Logement abordable. L’examen de la composition du conseil d’administration de même que celui des activités du FQHC révèlent des indices de l’évolution vers une gouvernance associative. La première partie du texte présente des éléments de la problématique du logement social liés à la crise du modèle étatique et à son renouvellement. La deuxième s’attache à décrire le contexte de création du Fonds, sa structure et ses principales activités. Enfin, la troisième partie fait ressortir les différents enjeux liés à la gouvernance associative et établit le potentiel et les limites de l’expérience menée par le FQHC. L’article de Marie-Christine Bureau a pour objectif d’aborder le statut de l’entrepreneuriat associatif artistique et culturel comme une question d’économie politique. La première partie souligne l’actualité de cette question par rapport aux débats français sur la réforme du régime des intermittents du spectacle et sur la fiscalité des associations culturelles. La deuxième replace la question du statut de l’activité artistique par rapport à diverses transformations dans les domaines de l’art, notamment celle de la démocratisation culturelle. La troisième et dernière partie explore des réflexions prospectives sur le devenir des associations artistiques et culturelles, en particulier à travers l’organisation d’un tiers secteur d’économie sociale et solidaire. Quelle sera la place de ces entrepreneurs mettant en œuvre des innovations, sans être animés pour autant par une motivation lucrative ? Économie et Solidarités, volume 36, numéro 1, 2005 © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M.J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés Quant au dernier article, soit celui de Marie-Jeanne Disant, il nous apporte un éclairage sur l’utilisation de dimensions de la rentabilité sociale dans le financement d’un projet d’économie sociale en s’appuyant sur les résultats d’une recherche réalisée par l’Agence de développement de l’économie sociale et solidaire Pythagore pour le Carrefour québécois de développement local en 2001. En mettant en perspective les points de vue des bailleurs de fonds et d’entreprises d’économie sociale, l’auteure rend compte non seulement de l’importance des interactions entre les acteurs dans le processus de finan­cement mais aussi de la diversité des facteurs qui interfèrent dans les difficultés de financement. Bibliographie BOLTANSKI, Luc et Laurent THÉVENOT (1991). De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard. CASTEL, Robert (1995). Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard. GADREY, Jean (1996). Services : la productivité en question, Paris, Desclée de Brouwer. MÉDA, Dominique (1999). Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier. PERRET, Bernard et Guy ROUSTANG (1993). L’économie contre la société. Affronter la crise de l’intégration sociale et culturelle, Paris, Seuil. Économie et Solidarités, volume 36, numéro 1, 2005 © 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 36, no 1, C. Saucier et M.J. Bouchard, responsables • EES3601N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés