CLIVAGE CULTUREL, CITOYENNETÉ ET ÉDUCATION Cette discussion est essentiellement une invitation à la reflexion sur des choses, des concepts que nous connaissons et utilisons déjà. Citoyenneté, éducation, francophonie, ces mots nous sont familiers. Cependant, ils n’ont pas la même valeur pour chacun de nous. Et pour chacun de nous, ils n’ont pas la même portée. En fait, l’exercice que je nous propose est intimement lié à un aspect fondamental de la citoyenneté. Cet exercice est essentiellement philosophique. Il est philosophique au sens large d’une démarche de pensée critique. Une telle approche semble nécessaire étant donné la diversité (et la constante mutation) de nos communautés francophones. Elle permet de penser notre citoyenneté et, par voie de conséquence, nos cités, nos communautés... Penser à sa communauté, c’est penser à sa stabilité, à sa capacité de s’adapter aux conditions toujours changeantes. Bref, c’est penser à la viabilité et/ou vitalité de la communauté. Le mot « vitalité » fait allusion à la vie. Ainsi, on peut métaphoriquement comparer la communauté à un organisme vivant. Ceci pourrait nous permettre d’emprunter à la biologie le concept d’homéostasie pour examiner et illustrer la vitalité d’une communauté. L’homéostasie est l’ensemble des mechanismes permettant à un organisme vivant de maintenir un état d’équilibre physiologique constamment rompu par des changements tant internes qu’externes. Elle dénote la capacité d’adaptation et de survie d’un organisme vivant. L’adaptation sous-entend une forme d’apprentissage. L’organisme, à travers l’activité de ses cellules, apprend à maintenir son équilibre en dépit des fluctuations causées par les changements. On pourrait dire la même chose de la cité, la communauté. Les changements internes et externes défient constamment la relative stabilité de nos communautés. Ainsi, la vitalité d’une communauté dépend de sa capacité d’apprendre à s’adapter aux changements. Il est bien évident que cette capacité n’est pas statique. Elle est dynamique. A l’origine, le citoyen était membre d’une unité politique et économique. Comme aujourd’hui, ce statut s’accompagnait des prérogatives ainsi que des devoirs. Il est bien évident que cette définition a changé au cours des âges. Peut-on dire qu’elle n’est pas statique. Cependant, elle comporte un aspect prescriptif qui semble perdurer. George Charpak (1992) suggère une définition de la citoyenneté qui semble être très dynamique. Cette définition de la citoyenneté se résume à la capacité de « juger, raisonner, argumenter, écouter, discuter, avoir les moyens de convaincre, savoir se remettre en cause et réviser ses opinions, accepter les contraintes du réel ». Et, il ajoute que cet esprit d’objectivité et d’ouverture n’est pas si simple à acquérir et ne peut résulter que d’une éducation soutenue. Au citoyen, cette définition prescrit une attitude utile au maintien de la stabilité d’une communauté. On ne peut pas parler de citoyenneté sans parler de la cité ou, dans notre cas, la communauté. Quand on parle de communauté, implicitement on parle de communauté de quelque chose. Idéalement, il y a communauté et partage des valeurs, idéaux et/ou intérêts. Voilà un défi! La francophonie est très diverse. Et quand on parle de diversité, on parle de différence culturelle. Comme le dit E.T. Hall (1966), les « …individus appartenant à des cultures différentes habitent des mondes sensoriels différents » (in Abdallah-Pretceille;1999;p.11). Ainsi, il peut y avoir clivage entre ces diverses composantes de la francophonie. La diversité et/ou ce clivage culturel peut soulever des inquiétudes en ce qui concerne la cohésion sociale. Ainsi s’imposent les questions suivantes : la francophonie est-elle une communauté? Y a-t-il une communauté de valeurs, idéaux, intérêts? Par exemple, en Ontario, « les lieux de vie française sont de plus en plus diversifiés, à l’image des populations qui les animent. …Les ruptures culturelles en Ontario français ont fait couler beaucoup d’encre » (Gilbert;1999;p.11, 13). Il y a des différences et clivages culturels entre les francophones venant d’ailleurs et ceux qui, présume-t-on, constituent la communauté d’accueil. Cette situation se traduit souvent en conflit de valeurs. Et les valeurs d’ailleurs ne prévalent pas. Doit-on les changer ou s’y accrocher? Ces deux options s’accompagnent d’un certain risque d’aliénation. Quand on se sent aliéné quelque part, ce quelque part n’a plus de sens pour nous. Peut-on être aliéné et (bon) citoyen contribuant à la vitalité de la communauté? Ardu. La citoyenneté comme la liberté se réalise dans la communauté. En d’autres mots, la communauté permet à l’individu d’aller outre la simple existence. Elle lui permet de se réaliser, d’actualiser ses valeurs, idéaux et aspirations. Qui doit s‘adapter? L’individu ou la communauté? Si on accepte la métaphore de la communauté comme organisme vivant, l’adaptation devrait se faire tant au niveau de la communauté (organisme) qu’au niveau de l’individu (cellule). On peut se reférer la notion d’adaptation proposée par le psychologue Jean Piaget. Cette dernière comprend deux concepts fondamentaux : assimmilation et accommodation. Piaget définit l’assimilation comme une réaction un changement qui se résume à un reflexe ou une habitude existante. En l’accommodation, Piaget voit la capacité de « …transformer des schèmes existants, c’est à dire des modèles de comportement ou de façon d’organiser la connaissance dans le but d’inclure de nouveaux faits » (Rathus;1991;p.285). « La capacité de s’accommoder à une situation nouvelle se développe grace à la maturation et à l’apprentissage, autrement dit grace à l’expérience » (Rathus1991;p.285). C’est ici que l’éducation joue un rôle essentiel. Elle dote l’élève des outils nécessaires à l’accommodation. Ainsi, « … l’école est le moyen qu’a la société vivante pour se perpétuer consciemment » (Vienne;1995). Comme un organisme vivant qui, « …à travers l’activité de ses cellules, apprend à maintenir son équilibre en dépit des fluctuations causées par les changements » la communauté apprend par le biais de ses citoyens à s’adapter aux changements. L’école devient le lieu privilégié de l’éducation à la citoyenneté. En l’éducation, Platon voit le fondement le fondement de la cité. Pour Paolo Freire, l’éducation est un acte politique et le pouvoir du citoyen réside en grande partie dans les outils dont il dispose. Elle doit promouvoir la « conscience critique » qui est une arme contre la mythification (Martineau;2005;p.37). Cependant, l’école peut être, comme la communauté, un espace social conflictuel. Pour Bourdieu (1966), l’école est un instrument caché de domination. La culture n’y est pas neutre. Elle transmet un certain capital culturel. Ce dernier correspond à l’ensemble des qualifications intellectuelles qui sont les unes produites par le système scolaire et les autres transmises par la famille. En examinant le rôle de l’école et paraphrasant Abdallah-Pretceille (1999), quelques questions s’imposent : 1) les programmes reflètent-ils l’esprit et la façon d’apprendre (et d’évaluer) qui sont culturellement propres aux étudiants au sein de la communauté scolaire? 2) les programmes offrent-ils aux étudiants des occasions de développer une meilleure conscience de soi? 3) les programmes comprennent-ils une étude suivie des cultures, des expériences historiques, des réalités sociales et des conditions d’existence des groupes ethniques et culturels? Ces questions mettent en évidence la nécessité d’éviter un clivage culturel entre l’école et la famille. Selon, Vatz Laaroussi (2006), « la famille constitue un incubateur pour les identités individuelles en devenir ». Alors, une certaine communauté et/ou continuité de valeurs entre la famille, l’école et la communauté y compris les institutions sociales contribueraient à la création d’un sentiment de citoyenneté qu’à la formation à la citoyenneté. D’ailleurs, « l’action du citoyen ne peut se faire qu’au nom de valeurs communes » (Vienne;1995;p.6). L’intégration des notions clés de la citoyenneté dans les programmes scolaires peuvent, en accommodant la pluralité francophone, contribuer à la création, l’entretien ainsi qu’à la fertilité d’un espace francophone. La communauté francophone semble être encore une communauté virtuelle. Ne faut-il pas la rendre réelle et concrete? Il nous faut la penser, l’entretenir constamment. Comme l’homéostasie, elle n’est pas statique, elle est dynamique. Étant donné la dimension philosophique de l’éducation à la citoyenneté, il y a exigence d’adopter une approche critique. Un citoyen n’est pas un sujet. La citoyenneté réclame qu’on lui reserve un regard critique. « La citoyenneté reconnaît que toute valeur est discutable et c’est au nom de cette valeur, de cette possibilité de discuter qu’il y a éducation. L’acceptation de la citoyenneté est d’abord la possibilité de discuter autant des fins que des moyens. Aucune société, aucun humain n’a d’évidences sur les fins; l’éducation à la discussion et non pour discuter, …mais pour élaborer des valeurs, non pour tolérer » (Vienne;1995;p.6). La citoyenneté francophone canadienne est un peu plus que le fait de partager le français comme moyen de communication. Elle pourrait se définir par une communauté de valeurs et d’intérêts. Elle pourrait incarner une transmutation des intérêts particuliers. A notre francophonie de forger un idéal commun. Comme le dit si bien Darnace Torou, « des efforts nécessaires et du travail à faire! Les populations du Canada, celles de souche comme celles dont la ‘canadiennété’ reste encore verte doivent certainement se rendre à l’évidence : car dormant sur le même lit, elle doivent apprendre à faire les mêmes rêves. En couleurs et sans discrimination! » BIBLIOGRAPHIE Abdallah-Pretceille, M. L’éducation interculturelle, Paris, PUF, 1999 Charpak, G. Les Sciences à l’école primaire, Paris, Flammarion, 1996 Soyez savants, devenez prophètes, Paris, Odile Jacob, 2005 (avec Roland Omnès) Gérin-Lajoie, D. Parcours identitaires de jeunes francophones en milieu minoritaire, Sudbury, Prise de parole, 2005 Gilbert, Anne Espaces franco-ontariens, Ottawa, Le Nodir, 1999 La Société Charlevoix Les régionalismes de l’Ontario français, Toronto, Editions du Gref, 2005 Martineau, Robert Quelques penseurs de l’éducation sociale des jeunes et leur influence sur nos pratiques in Vie pédagogique 134, février-mars 2005 Rathus, Spencer Psychologie générale, Laval, Édition Études Vivantes, 1991 Torou, Darnace Et si l’on parlait de …discrimination! In L’Express No 11, Semaine du 21 au 27 mars 2006 Vatz Laarousi, M. Le Nous familial vecteur d’insertion pour les familles immigrantes in immigrantes in Thèmes canadiens, Printemps 2006 Vienne, J-M. Education et citoyenneté in Salon des Apprentissages individualisés et personnalisés –Novembre 1995