Mauduit Pierre Taiariol Luca Robert Simon 05/11/2014 Différenciation : la sociologie comme théorie des systèmes auto-référentiels Niklas Luhmann Niklas Luhmann est considéré comme un des sociologues allemands les plus influents de la seconde moitié du XXème siècle. Malgré l’étendue et la diversité de son œuvre, celle-ci reste peu connue en France. Juriste de formation, Luhmann débute une carrière dans l’administration jusqu’à l’âge de 35 ans avant de s’engager dans la recherche. Il devient en effet docteur en 1966 puis enseigne la sociologie à l’université de Bielefeld entre 1968 et 1993. Ses premiers travaux portent essentiellement sur la sociologie du droit. Durant les années 1970, il diversifie ses domaines de recherche tels que la religion ou l’éducation, tout en développant son approche systémiste de la sociologie. En 1984, paraît Systèmes sociaux, œuvre majeure dans laquelle il tente une synthèse théorique de ses méthodes d’analyse de la société. Le concept de système utilisé par Luhmann afin d’appréhender la complexité de la réalité sociale est inspiré de Talcott Parsons. Là où Parsons insiste sur la fonction que doivent remplir les systèmes afin de se stabiliser et de se différencier, Luhmann cherche davantage à comprendre la manière dont ces systèmes fonctionnent. Le texte étudié, écrit par le sociologue canadien Dany Boisvert, se présente comme une synthèse de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann. Dans une première partie, Boisvert cherche à définir ce qu’est un système et comment il se distingue de son environnement, en conjuguant autoréférence et observation du monde extérieur. En découlent un processus d’autoreproduction et de hiérarchisation entre les systèmes. Dans une seconde partie, il identifie la manière dont les systèmes communiquent entre eux et en leur sein, notamment par l’usage de codes spécifiques, conditions nécessaires à leur reproduction. Dans une troisième partie, il aborde l’impact du temps dans les choix des systèmes, la manière dont ceux-ci interprètent le passé et comment cette interprétation guide leurs opérations. Ce texte laisse ainsi entrevoir la complexité de la pensée de Luhmann, complexité qu’il considère comme nécessaire à la compréhension des sociétés modernes complexes. Nous pouvons alors nous demander en quoi la complexité des sociétés modernes peut être expliquée par le processus de différenciation. Dans un premier temps, nous verrons comment Luhmann analyse les structures des sociétés modernes à partir des systèmes sociaux. Dans un deuxième temps, nous verrons comment le fonctionnement communicationnel de ces derniers leur permet de se différencier, de se reproduire, aboutissant à une société complexe, faite d’une multitude de systèmes. I- L’organisation des sociétés en systèmes A- Principes généraux d’un système B- L’évolution historique des systèmes sociaux : des sociétés archaïques et stratifiées aux sociétés modernes C- Hiérarchie des systèmes sociaux dans les sociétés modernes II- La communication au service de la différenciation et de l’autoreproduction des systèmes A- Le processus de communication B- La différenciation par le code binaire C- L’autopoïèse des systèmes sociaux En conclusion, le développement des sociétés a entrainé selon Luhmann une augmentation de la complexité, qui s’est traduite par une multiplication des problèmes à gérer. Pour réduire cette complexité, les sociétés se sont elles aussi complexifiées par la prolifération des systèmes et soussystèmes, chargés de traiter un problème particulier. Cette prolifération passe par des communications dans et entre les systèmes, leur permettant de se différencier et donc de se reproduire. I- B) L’évolution historique des systèmes sociaux : des sociétés archaïques et stratifiées aux sociétés modernes. Luhmann a cherché à mettre en évidence une évolution historique des systèmes sociaux qui composent la société. Selon lui, les sociétés archaïques ou les sociétés antiques et médiévales sont caractérisées par l’existence d’une instance supra systémique dans laquelle tous les sous-systèmes sont inclus et à laquelle ces systèmes font en permanence référence. Dans les sociétés archaïques, cette instance supra-systémique réside dans le mythe, le sacré. Luhmann parle ici de sociétés segmentaires car les systèmes qui lui sont propre obéissent à un processus de différenciation segmentaire. En effet, ces sous-systèmes (la famille, les guerriers, les prêtres, etc…) sont égaux, parallèles, non hiérarchisés et reposent sur leur appartenance à la tribu. Dans ce cadre, ils se différencient en fonction et vers l’instance supra-systémique afin de contribuer à sa reproduction. Nous pouvons mettre en parallèle cette conception avec le principe de solidarité mécanique mis en évidence par Durkheim pour décrire les sociétés traditionnelles. En effet, Durkheim soutient que l’intégration sociale propre à ces sociétés repose sur le fait que les individus sont semblables. Puisque la division du travail est peu ou pas développée, les individus occupent des positions sociales proches et sont donc peu différenciés, tout comme les systèmes de Luhmann sont peu différenciés. De même, la domination d’une conscience collective sur les esprits limitant les aspirations individuelles fait penser à l’instance supra-systémique de Luhmann vers laquelle se réfèrent les systèmes traditionnels. Luhmann montre alors que l’augmentation de la population mondiale conduit à un changement de différenciation. On passe alors à une différenciation stratifiée, propre aux sociétés antiques et médiévales. Dans ce contexte, les sous-systèmes deviennent inégaux et surtout cloisonnés : il y a peu ou pas de communication entre systèmes situés en bas de l’échelle et ceux d’en haut. Néanmoins, à l’intérieur même de chaque sous-système, les individus ont de manière égale la chance de voir leurs communications acceptées par le destinataire. Cela explique par exemple les mécanismes de solidarité propres à chaque ordre dans l’Ancien Régime. Par contre, il est inconcevable qu’un noble puisse se préoccuper du sort d’un membre du Tiers-Etat. A l’image des systèmes sociaux segmentaires, les systèmes sociaux stratifiés agissent par et pour l’instance supra-systémique (royauté/tradition) en place, contribuant ainsi à la reproduire. Ensuite, l’entrée dans la modernité est caractérisée selon Luhmann par l’émergence d’une différenciation fonctionnelle, c’est-à-dire que les systèmes sociaux se différencient par la fonction qu’ils tiennent à remplir dans la société. Ces systèmes fonctionnellement différenciés sont autonomes dans la mesure où ils sont autoréférentiels : ils identifient leurs actions comme leur étant propres et distinguées de leur environnement. Et même s’ils observent aussi l’environnement pour se différencier, ils n’y voient plus d’instance supra-systémique à reproduire. C’est là toute la différence entre systèmes segmentaires ou stratifiés d’un côté et systèmes fonctionnels : les sociétés modernes sont dénuées d’instance supra-systémique mais d’une multiplicité de systèmes qui assurent leur fonction et se différencient en ne comptant que sur eux-mêmes. I- C) Classification et hiérarchie des systèmes sociaux dans les sociétés modernes La théorie de Luhmann se concentre donc sur les systèmes sociaux [qui ont en commun la caractéristique de communiquer, c’est l’essence du social). Luhmann établit une hiérarchie de l’environnement social (la société) composée de trois types de systèmes, situés à des échelles différente : les systèmes d’échelle sociétale, les systèmes d’échelle organisationnelle et les systèmes d’échelle interactionnelle. Les systèmes d’échelle sociétale (ou systèmes sociétaux) se différencient par leur fonction qui est de répondre à un problème que rencontre la société. On trouve par exemple le système économique (chargé de l’allocation des ressources par la production et la répartition de biens et de services), le système politique (chargé de prendre des décisions) ou encore le système scientifique (chargé de produire des savoirs). Chaque système sociétal est donc un sous-système de la société. Ensuite, les systèmes sociétaux sont eux-mêmes subdivisés en une multiplicité de sous-systèmes organisationnels. Par exemple, dans le système économique capitaliste, ces organisations sont les entreprises. Ces organisations sont selon Luhmann éphémères (ex : le capitalisme existe depuis des siècles alors que les entreprises apparaissent et disparaissent) et peu différenciées (la répartition de la valeur ajoutée fonctionne de la même manière pour toutes les entreprises capitalistes). Les organisations garantissent le fonctionnement des systèmes sociétaux (support de leur reproduction) mais ont réciproquement besoin des systèmes sociétaux pour fonctionner. Ainsi, une entreprise se finance par le système économique (banque, marché financier) et est régulée par le système juridique. De plus, ces organisations réunissent des membres, à ne pas confondre avec des individus comme le précise Luhmann dans la mesure où les conditions d’appartenance à une organisation ne prennent pas en compte des éléments comme la personnalité. Par ailleurs, les organisations agissent comme des acteurs : elles sont clairement identifiables et localisables (adresse, siège social) contrairement aux systèmes sociétaux, plus abstraits. Enfin, les organisations sont elles-mêmes composées de systèmes interactionnels. Il s’agit précisément de l’action produite par la rencontre entre deux ou plusieurs personnes (systèmes psychique). Par exemple, on peut penser au travail d’une équipe autour d’un projet dans une entreprise. Ces systèmes interactionnels sont donc encore plus nombreux, encore plus éphémères et encore moins complexes que les organisations. Nous voyons donc que la hiérarchie entre les systèmes sociaux produite par Luhmann n’est pas réellement une hiérarchie de commande où l’échelle supérieure donne ses ordres à l’échelle inférieure. Il s’agit d’une hiérarchie d’abstractions, de complexité et de durée. Elle naît du processus de différenciation des systèmes sociétaux qui pour assurer leur fonction se déploient en soussystèmes eux-mêmes se déployant en d’autres sous-systèmes.