Éric Méchoulan, D`où viennent nos idées

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Éric Méchoulan, D’où viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité, Montréal,
VLB Éditeur, 2010, 288 p.
Le titre de cet ouvrage évoque d’emblée la portée fort ambitieuse de la
réflexion d’Éric Méchoulan qui chemine entre deux constellations conceptuelles, la
métaphysique et l’intermédialité, pour formuler une pensée épistémologique
résolument matérialiste. Son travail fondamental d’historisation de la tradition
métaphysique est soutenu par un traitement rigoureux du matériau langagier,
notamment par d’éclairantes recherches philologiques. Il renonce ainsi à la
composition d’une savante histoire des idées pour privilégier le mouvement d’une
pensée anachronique lui permettant de concevoir les modalités d’une « certaine
fabrique de l’idée d’idée » (31). Cette pensée anachronique (ana-chronos) s’entend
dans le sens d’une réflexion qui s’effectue selon le temps non linéaire du retour, une
notion employée en écho au concept de durée de Bergson avec lequel Méchoulan
dialogue pour réinvestir la métaphysique à une époque où celle-ci n’a pas bonne
presse. Prenant explicitement une distance face à une métaphysique de la présence et
de la substance, cette collection d’essais réhabilite la pertinence des études
intermédiales pour problématiser des enjeux théoriques contemporains sans faire
abstraction de l’horizon philosophique auquel ils se rapportent. Il s’agit de la
métaphysique en tant qu’intermédialité.
En ce sens, la question « d’où viennent nos idées ? » qui l’intéresse traverse
sans s’y fixer le domaine de l’ontologique pour réinvestir, à travers des plis du temps,
l’économie de l’immatériel, la construction de sens et la présentation d’idées. Sans
prétendre poser de nouveaux fondements pour penser la science des premiers
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principes, l’auteur renoue avec la proposition avancée dans le Poème de Parménide
tout en la déclinant. Si l’on réhabilite la tension entre l’infinitif et le participe présent
en lui donnant une tournure intermédiale, l’axiome de son approche, qui se caractérise
par le « fait d’être-entre » la métaphysique et l’intermédialité, pourrait se résumer
ainsi : l’être c’est inter-essant.
En s’appuyant sur des points d’ancrage concrets, qu’il s’agisse de supports de
communication (la relation paradigmatique entre l’oral et l’écrit) de l’intelligible, de
traductions inévitables des expressions langagières (le cas exemplaire des fragments
de Parménide), d’actions contingentes (comme le rassemblement après coup des
textes aristotéliciens auxquels Andronicos de Rhodes a donné le nom de
« Métaphysique ») ou des modes de diffusion de la production intellectuelle (entre
autres, l’impression technique des Méditations cartésiennes), l’auteur trouve les
moyens d’expliciter différentes configurations historiques de l’immatériel. La
question de provenance que sous-entend le titre de son ouvrage présuppose donc une
autre question qui n’est plus tant « Qu’est-ce que l’idée ?» que « Comment l’idée se
transmet-elle? »
Pour y répondre, nous dit Méchoulan, on ne peut écarter la métaphysique ; il y
va d’une certaine métaphysique qui, contrairement à sa désignation réductrice d’un
ordre strictement suprasensible, s’élabore en relation aux matérialités contingentes du
monde sensible (supports, techniques, institutions, énoncés, formations discursives,
événements, etc.). Rien, en effet, de plus anachronique que de considérer l’idée
contemporaine d’intermédialité pour interroger le rapport de la pensée et de l’être qui
anime toute la réflexion de l’Occident (Heidegger). C’est pourtant un pari qu’il prend,
à rebours de nombreux commentateurs et interprètes, afin de penser le transit des
idées et les problèmes occasionnés, c’est-à-dire les continuités et discontinuités qui
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articulent leurs apparitions en devenir depuis Parménide, Aristote et Platon jusqu’à
Descartes et Bergson.
Dans les études proposées, il y a donc matière à litige, notamment dans le
chapitre consacré au Poème de Parménide qu’il refuse de considérer comme
« origine » de la tradition métaphysique (Pierre Aubenque). S’il reconnaît en effet le
caractère fondamental de la réflexion qui s’y manifeste, le poème fragmentaire ne
présenterait, en définitive, qu’une nouvelle manière de dire la nature (136), une
manière différente de poser des problèmes relatifs aux phénomènes naturels dont
s’occupaient les Éléates. La distinction que fait la déesse entre les deux régimes de
savoir, la voie du discours vrai (« c’est », hôs estin) et celle des opinions courantes
(impliquant le non-être du devenir) serait, selon Méchoulan, un effet de langage
inauguré par un « physicien » et non un penseur de l’être en tant que tel, un
« métaphysicien » (137). En effet, la pensée de l’étant (to on) que présente l’ouvrage
de Parménide (dont le titre invérifiable de Sur la nature a été donné par Sextus
Empiricus au 2e siècle après J.-C.) est dans cette perspective une manière de penser
l’évidence du monde naturel et sa vérité permanente. L’auteur défend la thèse qu’il
partage avec le commentateur Yvon Lafrance voulant qu’il n’y ait pas une distinction
tranchée de deux ordres de réalités (sensible et intelligible) dans le Poème. Au
demeurant, l’invention d’un discours qui rejette la catégorie du devenir pour connaître
différemment la nature se constitue d’une série d’abstractions considérables dont les
quelques fragments conservent les traces. Parménide conçoit une forme de discours
vrai solidaire de la permanence de « l’être » qu’il faut se garder de ramener, comme
nous l’indique les vers 38-41 du fragment VIII, à des entités nominales (onomata) de
la langue (glossa).
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Ceci n’est qu’un exemple parmi les nombreux déplacements des acceptations
de l’histoire des idées de la métaphysique auxquels se livre l’auteur afin de réitérer
une
posture
épistémologique
qui
reflète
une
conception
particulière
de
l’intermédialité : si l’idée « est l’effet d’un processus de médiation, [qu’] elle relève
d’un geste intellectuel, donc d’une médialité » (164), les « effets de sens sont aussi
des dispositifs sensibles » (37). Dans ce récit morcelé qu’il trace de la philosophie
occidentale, il investit cette relation dynamique qu’il observe à l’œuvre dans le passé,
non sans un amour avoué pour la polémique et la vérité agonistique.
D’ailleurs, le noyau de cet ouvrage se révèle peut-être dans cet aspect litigieux
qui informe les différentes lectures présentées, une attitude intellectuelle classique que
l’auteur fait remonter à l’Antiquité grecque et qu’il semble faire sienne. On retrouve
dans la discussion proposée du premier livre de la Métaphysique d’Aristote une
formulation éclairante de l’approche théorique développée par Méchoulan pour
concevoir une métaphysique intermédiale qui, au lieu de se définir par une coupure
radicale entre le sensible et l’intelligible, prend plutôt acte de celle-ci et des apories
que fait apparaître l’idée d’une production matérielle des idées. Il s’agit de la
diaporématique, ou la science des impasses (187). Cette manière de connaître se
constitue par l’arpentage des apories, en engageant des problèmes : les idées —
comme la « métaphysique », par exemple — ne seraient que matière à débat.
Dans cette optique, l’auteur propose également une réflexion sur la production
et l’institution du savoir qu’il présente sous la forme d’une relation entre le
« commérage transcendantal » et la « transmission de potins ». Peut-être l’émergence
de nouveaux médias ne fait-elle qu’actualiser les questions de transmission, déjà au
cœur du développement de la philosophie grecque. Cette hypothèse soutenue par
Méchoulan reconnaît à juste titre la dynamique initiale que sous-entend l’investigation
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intermédiale, soit la tension entre l’oralité et l’écriture. Selon cette formulation
paradigmatique du concept d’intermédialité, la transmission d’idées s’accomplit
concrètement (concrecere, croître ensemble) par les relais dont les conditions de
possibilité proviennent de l’habileté technique qui élève la production d’un savoir et
la vérité au-delà du régime de la doxa et des « figures sociales de la rumeur » (208).
Or, pour se concerter et apprendre à vivre ensemble, la production de
prothèses, pratiques et discours ne suffit pas. Une culture, ou une cité, nécessite autre
chose que des outils et un langage qui en assure la transmission ; elle requiert un
rythme (210), une « manière de fluer » (Benveniste), qui relève de la politique que
l’amour seul semble pouvoir constituer en s’exprimant par la justice (dikè) et le
respect (aidôs). L’auteur aurait ouï-dire de Protagoras que l’amour serait également
une technique, ou peut-être n’est-ce qu’une autre lecture polémique d’un dialogue
platonicien sur la nature de la politique ? Laissons cette question en suspens. Pour
l’instant, reconnaissons que ce livre fait bel usage du papier.
Marc-Alexandre Reinhardt
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