Mais c’est aussi la notion de l’inconditionné qui permet à Tillich d’aller au-delà du criticisme kantien, car à ses yeux l’approche critique à elle seule ne parvient pas à saisir l’être même. L’inconditionné, qui représente l’aboutissement du criticisme, est en même temps le berceau d’une approche intuitive qui formera le deuxième volet de la méthode critiqueintuitive que Tillich préconise. Conçue très tôt dans la carrière de Tillich, cette méthode paradoxale se maintiendra ainsi, malgré des éclipses et au travers de métamorphoses multiples, jusque dans la période tardive du Tillich américain, où elle continuera à jouer un rôle de principe actif pour la saisie de l’élément religieux. Né à Genève, Suisse, en 1948 et détenteur d’un doctorat en théologie de l’Université Laval, Claude Perrottet enseigne la philosophie de la religion et des disciplines voisines en tant que professeur adjoint à l’Université de Bridgeport (CT) aux États-Unis. Il y est également chargé de la formation du corps professoral dans l’application de pratiques pédagogiques appropriées pour l’enseignement à distance contemporain. Claude Perrottet AU-DELÀ DU CRITICISME KANTIEN La découverte récente du premier cours de Paul Tillich sur la philosophie de la religion (Berlin, 1920) permet de jeter un regard neuf sur la pensée religieuse du Tillich allemand. Le but du présent ouvrage est d’explorer l’originalité de ce nouveau document par rapport aux textes publiés sur le même sujet dans les années qui suivirent. L’auteur suit Tillich dans sa déduction systématique de la fonction religieuse définie comme une orientation vers l’inconditionné. Il relève en particulier l’importance insoupçonnée de la philosophie critique de Kant dans l’élaboration de la méthode critique-intuitive (ou métalogique) de Tillich. Ce rôle largement méconnu ressort clairement des premières heures du cours de 1920 : Tillich y montre notamment que sa notion de l’inconditionné est directement reprise de Kant. Il décèle ainsi l’élément religieux dans la partie apparemment la moins religieuse de la philosophie kantienne, la déduction transcendantale de la première Critique. Claude Perrottet AU-DELÀ DU CRITICISME KANTIEN La méthode critique-intuitive dans la première philosophie de la religion de Paul Tillich Sciences religieuses Tillich Perrottet.indd 1 12-07-19 10:11 AU-DELÀ DU CRITICISME KANTIEN Claude Perrottet AU-DELÀ DU CRITICISME KANTIEN la méthode critique-intuitive dans la première philosophie de la religion de paul tillich Presses de l’Université Laval 2012 Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. La publication de cet ouvrage a bénéficié d’une subvention du Fonds GérardDion. © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2012 ISBN: 978-2-7637-9926-1 ISBN PDF : 9782763799278 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. À Rachel, ma fille bien-aimée, dont la présence, désormais intangible, remplit ces pages AVANT-PROPOS Je l’admets d’emblée : en rédigeant le texte qui suit, mon but premier ne fut pas d’offrir un commentaire du cours de 1920 sur la philosophie de la religion que nous a laissé Paul Tillich. On serait même justifié de dire que ce manuscrit de 1920 me servit de « prétexte » pour cerner les composantes essentielles de questions fondamentales sur la nature et le rôle de la religion. Pourtant, s’il fut possible de mener à bien ce projet, c’est incontestablement parce que le document choisi comme point de départ contenait les qualités et la substance qui permettaient de le faire. Le mérite revient donc à Tillich. Son premier cours de Berlin sur le sujet est même à tel point rempli de substance philosophique et théologique qu’il me fut possible, sans artifices, de creuser les questions universelles posées par la philosophie de la religion tout en m’en tenant, la plupart du temps, à une analyse quasi chirurgicale du texte et de ses implications directes. Je l’ai fait dans l’espoir de présenter le dialogue entre Tillich et ses prédécesseurs et contemporains d’une façon qui interpelle ceux et celles, au-delà du cercle restreint des spécialistes, qui se trouvent confrontés aux mêmes questions existentielles que lui. Pour commencer, donc, quelques mots sur l’entreprise que représente la philosophie de la religion. Faut-il le préciser, celle-ci est bien une discipline philosophique et non un hybride entre philosophie et religion1. Elle est philosophie par sa méthode, et la religion est 1. Tillich le dit très bien lui-même en 1962 : « Systématiquement parlant, la philosophie de la religion fait partie d’une vision philosophique générale de la réalité. La philosophie de la religion est avant tout philosophie ; il faut avoir une philosophie pour avoir une philosophie de la religion. » Paul 10 au-delà du criticisme kantien son objet, voire son objectif, comme nous allons le voir en étudiant ce qu’il est convenu d’appeler le premier Tillich des années 1920. Si, en fin de compte, c’est bien la substance religieuse, le Gehalt dont Tillich parle tant, qui forme le centre d’attention de l’entreprise, c’est indiscutablement la méthode philosophique qui en détermine l’approche. C’est par là que Tillich débute, comme il se doit, et c’est donc par quelques commentaires sur la situation philosophique en rapport avec son projet qu’il nous faut entrer en matière. Certitude apodictique Une grande partie de la philosophie occidentale peut se décrire comme un hymne à l’idéal (même inaccessible) de la certitude apodictique, cette notion aristotélicienne affectionnée par Kant et par Husserl. Mais, au cours du 20e siècle, la notion même d’une telle certitude se désintégra rapidement. Par ailleurs, un gouffre de plus en plus profond sépara les deux branches de cette philosophie occidentale – la tradition analytique anglo-saxonne, liée au positivisme, et la tradition continentale de l’existentialisme puis, notamment, du déconstructionisme. Pourtant, comme le note très justement Huston Smith2, les deux côtés se ressemblent à s’y méprendre dans leur rejet de toute certitude métaphysique. Ce n’est pas seulement le dogmatisme, mais l’attitude même de vouloir prétendre à la découverte de critères objectifs universels qui est passée de mode, et cela fait déjà un bon bout de temps. Huston Smith analyse d’ailleurs très bien les causes multiples de cette dérive – ou de cette nouvelle ouverture d’esprit, selon de quel point de vue on se place. Tillich, Philosophy of Religion. Cours présenté à Harvard University au semestre de printemps de 1962, enregistré par Peter H. John, 1re heure. Voir aussi Systematic Theology, I, p. 30, où Tillich affirme que la philosophie de la religion « fait partie intégrante d’un tout philosophique et n’est en aucune façon une discipline théologique. » 2. Huston Smith, Beyond the Post-Modern Mind, New York, Crossroad, 1982. avant-propos 11 Pourtant, une série de questionnaires créés et mis à disposition du grand public par l’Université de San Diego3 montre à quel point nos contemporains (vous et moi) restent divisés sur cette question et à quel point, malgré ce qui précède, il est difficile à l’esprit humain de se défaire de l’idée d’une vérité ultime sur les grandes questions. Aux deux dernières questions portant sur le relativisme, les participants répondent avec une majorité quasi identique et très prononcée qu’il n’y a aucun espoir d’aboutir à une réponse définitive, mais d’autre part qu’il n’y a, en fin de compte, qu’un seul critère correct d’évaluation4. La quête de la certitude apodictique n’est donc pas aussi morte qu’elle paraît l’être, même si elle semble échapper à l’emprise de la réflexion philosophique. Pour cette raison précisément, le sens obscur d’une certitude nécessaire est accompagné d’un profond sentiment de désorientation. Même situation au niveau des convictions personnelles, notamment religieuses. Pour trouver un équivalent à cette ambivalence théorique, il suffit de soumettre à un étudiant les trois positions classiques face à la foi – la sienne propre et celle des autres – pour se rendre compte du désarroi que suscite ce questionnement : N’y a-t-il qu’une seule croyance correcte (la mienne, inévitablement) ? Ou y a-t-il plusieurs voies acceptables, dont l’une (la mienne) est pourtant préférable ? Ou toutes les croyances se valent-elles ?5 L’esprit a peine à supporter le déchirement interne ainsi crée. De quel droit puis-je prétendre au bien3. University of San Diego, CA, USA. http://ethics.sandiego.edu (Rubrique Resources). Le site souffre malheureusement de problèmes techniques incessants (dernier accès : 28 juillet 2011). 4. Il est vrai que cette étude particulière s’applique aux questions relevant de l’éthique, mais elle fait bien ressortir l’ambivalence de la population face au « grandes questions » de tout ordre. L’environnement culturel pousse dans un sens et une certaine intuition indéracinable pousse dans l’autre. 5. Cf. Raimundo Panikkar, « Four Attitudes », in Gary Kessler, Philosophy of Religion. Toward a Global Perspective, Belmont, CA, Wadsworth, 1999, p. 532-535. Une quatrième attitude, selon l’auteur, est celle de « l’interpénétration ». 12 au-delà du criticisme kantien fondé d’une croyance, simplement parce qu’elle se trouve être mienne6 – et pourtant, comment accepter le relativisme absolu qu’implique la dernière réponse ? Dans une salle de cours, peu après la fin de la Grande Guerre, Tillich confronte directement son auditoire au danger qu’il y aurait à vouloir trouver une solution illusoire au dilemme par une réflexion spéculative7. Mais quelle approche préconise-t-il alors ? Double mise au défi Tillich parle du double défi auquel doit faire face toute tentative de créer une philosophie de la religion. Pour la philosophie contemporaine (et cela s’applique aux deux courants indiqués ci-dessus), la philosophie de la religion n’est guère légitime, car on ne peut parler d’investigation philosophique d’un objet insaisissable et invérifiable. On ne peut parler que d’opinions qui sont, à strictement parler, gratuites. La théologie, de son côté – et Tillich nomme expressément la théologie néo-orthodoxe – ne peut facilement accepter que la philosophie de la religion soumette la foi et le dogme basé sur la révélation à son investigation, comme si la vérité chrétienne pouvait être objet de discussion. Tillich observe encore que, sur ce point, il y a accord stratégique entre ces deux vues du monde pourtant si étrangères l’une à l’autre et marquées par une profonde antipathie réciproque. Cela, dit-il, n’est possible que par un « double aveuglement ». La philosophie réductionniste ne se rend pas compte de la fragilité de sa propre position. Son préjugé anti-métaphysique revient à une présupposition non déclarée, donc non justifiée, sur la nature de la réalité. Quant au théologien barthien, il aime à parler de l’histoire biblique, sans se rendre compte que la notion même d’histoire est une création culturelle de la Grèce ancienne qu’il reprend cavalièrement sans se poser de 6. La deuxième réponse n’est en fait qu’une version atténuée, évasive, ambivalente et ambiguë de la première. 7.Paul Tillich, « Religionsphilosophie » (1920), in Berliner Vorlesungen I (1919-1920), EGW XII, p. 338. avant-propos 13 questions. En résumé, conclut Tillich, on peut rejeter l’entreprise que représente la philosophie de la religion, mais cela reviendra toujours à une échappatoire. De plus, cela se fera toujours implicitement à partir d’une philosophie de la religion qui ne se montre pas. Ces dernières remarques, Tillich ne les fait pas en 1920, mais dans un cours donné à Harvard, après un hiatus de 42 ans8. Tillich y parle du déclin de la philosophie de la religion depuis « au moins trente à cinquante ans », donc à peu près la période qui sépare les deux cours. Devenu célèbre en tant que théologien existentialiste engagé, il ne renie nullement ses efforts antérieurs mais nous revoie au contraire à sa philosophie de la religion des années 1920 qu’il reprend sous une forme presque inchangée. Une cinquantaine d’années a encore passé depuis le constat lucide de 1962. Nous en sommes arrivés à la constatation que nous avions faite en début de texte : nous nous trouvons dans une situation de malaise héritée d’un siècle de confrontation. Et si, de par son rôle charnière, la philosophie de la religion a encore de la peine à s’imposer en tant que discipline autonome, elle est sans doute devenue encore plus nécessaire – en raison même de son rôle de médiateur. En effet, malgré des éclaircies occasionnelles, les deux camps opposés se sont fortement radicalisés et ils sont bien davantage que de simples positions théoriques. Il est inutile d’expliquer en quoi la radicalisation s’est aussi accentuée à l’intérieur des deux camps, notamment le camp religieux. Quant à Tillich, il n’est plus là pour nous rappeler, une fois de plus, son point de vue initial mais il vaut la peine de le faire en quelque sorte à sa place. En 1920 et dans les années qui suivirent immédiatement, Tillich avait le sens du Kairos, le sentiment que le temps était venu au niveau social, mais tout autant au niveau de la réflexion religieuse et philosophique, de faire une percée historique sur la base d’éléments qu’il était persuadé d’avoir saisis. Un demi-siècle plus tard, Tillich se montre quelque peu désabusé par le manque de progrès qu’il attribue à 8. Philosophy of Religion, Harvard, 1962, 1re heure. 14 au-delà du criticisme kantien l’obstination et à la fermeture d’esprit des parties en cause9. Il maintient par contre fermement sa position initiale et se fait un plaisir de la répéter à son nouvel auditoire, sans pour autant s’attendre à un changement immédiat. Près d’un siècle après la période berlinoise, se pourrait-il que le temps soit venu aujourd’hui pour une meilleure compréhension des vues révolutionnaires que Tillich préconisait alors ? La découverte d’un document inédit d’ampleur considérable en serait l’occasion idéale. Et ce ne serait pas la première fois qu’un tel décalage dans le temps se serait produit. Au lecteur de se faire son opinion sur l’impact contemporain des idées que nous allons examiner. Le choix du texte En exergue du cours sur la philosophie de la religion que j’enseigne à l’Université de Bridgeport10, j’avais placé, il y a plusieurs années déjà, la citation suivante : « Dans la religion, la philosophie rencontre un objet qui résiste à toute objectivation par la philosophie11. » Cette phrase, que j’avais trouvée dans un recueil d’écrits de la période allemande de Paul Tillich intitulé What is Religion ? m’avait frappé comme une de ces expressions que l’on n’oublie pas, parce qu’elles expriment une vérité évidente que l’on ne peut davantage oublier. Dans mes notes, je continuais en indiquant que cette affirmation semblait mettre en cause l’existence même de mon cours. Tillich ne nie pas la légitimité du concept de religion, comme le fera Wilfred Cantwell Smith et comme le faisait, sur des bases entière­ment différentes, Karl Barth à l’époque. Mais il met en cause la possibilité d’en faire un objet d’investigation philosophique. 9. On pourrait ajouter un facteur que Tillich ne mentionne pas : dans les années 1960 et 1970, la tendance était forte de voir en la religion un phénomène avant tout politique et social, donc de rejeter une philosophie de la religion se préoccupant essentiel­lement de « superstructure ». ��.University of Bridgeport, CT, USA. ��.Paul Tillich, Philosophie de la religion (1925), trad. Fernand Ouellet, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 7. avant-propos 15 Les choses s’arrêteraient là si Tillich n’affirmait de façon tout aussi forte que cette résis­tance n’est pas un point final. En fait, elle appelle une réponse, qui sera celle de son approche paradoxale du problème. Pas question de se livrer à une spéculation grandiose comme le fait Hegel, le fondateur de la philosophie de la religion en tant que discipline contemporaine. Par l’approche nouvelle de Tillich, la philosophie de la religion se trouve à la fois restreinte et fortifiée. Si, pour Tillich, il n’est pas possible de saisir la religion comme on saisit une chose ou de l’englober dans sa pensée comme si on était aux com­mandes, son interrogation sur la validité d’une démarche philosophique approfondit toute la question. Il fait de la philosophie de la religion une entreprise proprement philosophique non dépourvue, par ailleurs, d’implications théologiques. Lorsque j’eus la bonne fortune d’être mis en contact avec Jean Richard et l’Université Laval vers la fin de 2004 et qu’il me fut proposé de m’occuper du texte, récemment publié, du cours que Tillich donna à Berlin en 1920 sur ce sujet précis12, j’eus néanmoins une légère hésitation initiale. Comparé aux autres auteurs qui m’étaient familiers, et malgré l’intuition très juste dont je viens de parler, Tillich était un peu trop chrétien engagé à mon goût (même si c’était d’une manière non-conformiste) et, j’ose à peine le dire, trop théologique sous toute l’abondance de ses références philosophiques. D’autres, au contraire, trouveront sans doute le langage philosophique théorique de Tillich par trop rébarbatif. Pour eux, parler de religion en ces termes revient à tuer ce qui en fait ce qu’elle est. Le cœur de la religion est quelque chose qui touche directement notre âme et ne saurait faire l’objet d’un raisonnement discursif. Quelles que soient les différences de sensibilité, le texte remarquable de 1920 s’avère pourtant porteur de réponses fascinantes et souvent inattendues – pour ceux qui sont familiers avec les textes tillichiens de l’époque et même pour ceux et celles que les discussions académiques en général intéressent moins. ��.Paul Tillich, « Religionsphilosophie » (1920), in Berliner Vorlesungen I (1919-1920), EGW XII, p. 333-565. 16 au-delà du criticisme kantien * * * Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me reste à remercier tous ceux et celles qui ont généreusement contribué à la réalisation de mon projet. En tout premier lieu Jean Richard, dont le soutien tout à fait central et l’amitié ont dépassé de loin ce que j’étais en droit d’espérer. Et puis, il y a tous ceux qui m’ont aidé dans mon travail par leurs suggestions, notamment lors des séminaires d’été sur Tillich à l’Université Laval, qui ont été l’occasion de fructueux échanges. Je pense en particulier à Marc Dumas, Roland Galibois, Marc Boss et Anne Fortin. Ma reconnaissance s’adresse de manière plus générale à l’Université Laval, qui m’a offert un environnement particulièrement propice à ma recherche. Je voudrais ensuite remercier tout spécialement le Fonds Gérard-Dion, qui a généreusement contribué au financement de la publication du présent ouvrage. Enfin, je suis très reconnaissant à Françoise Cordeau, qui n’a pas hésité à fournir un effort considérable pour réviser le texte jusque dans ses moindres détails. J’ai par ailleurs aussi une grande dette envers mon frère Luc Perrottet, qui a pris le temps de corriger le style souvent incorrect du francophone expatrié en terre anglo-saxonne que je suis. Je remercie aussi ma mère Liselotte pour son constant soutien. Enfin, last but not least, j’éprouve une profonde gratitude envers mon épouse Hitoko, qui ne soupçonne pas à quel point elle a contribué à ce travail. ABRÉVIATIONS ET TRADUCTIONS Références aux œuvres d’Immanuel Kant Les références à la Critique de la raison pure ont été faites par l’indication de la pagination des éditions originales. Ainsi, A705 / B733 se réfère à la page 705 de la première édition de 1781 et à la page 733 de la deuxième édition de 1787. Ce système de pagination est repris par toutes les éditions sérieuses du texte, y compris les traductions, ce qui permet au lecteur de retrouver facilement un passage donné. Pour les autres œuvres de Kant, les références renvoient à l’Akademie-Ausgabe (AA) des œuvres complètes de l’auteur. Abréviations des œuvres de Paul Tillich GW EGW Gesammelte Werke Ergänzungs- und Nachlaßbände zu den Gesammelten Werken MW/HW Main Works/Hauptwerke Traductions des œuvres de Paul Tillich Œuvres de Paul Tillich — Nous utilisons les traductions françaises parues dans la collection des « Œuvres de Paul Tillich » qui se poursuit en coédition au Cerf (Paris), chez Labor et Fides (Genève), ainsi qu’aux Presses de l’Université Laval (Québec). 18 au-delà du criticisme kantien Les volumes suivants sont déjà parus : La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926) (1990) ; Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919‑1931) (1992) ; Écrits contre les nazis (1932-1935) (1993) ; Substance catholique et principe protestant (1996) ; Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925 (1997) ; Le courage d’être (1999) ; Documents biographiques (2002) ; Écrits théologiques allemands (1919-1931) (1911) ; Dynamique de la foi (2012). Le cours de 1920 — La traduction complète du cours en français a été achevée pendant la rédaction de la présente étude. Une fois révisée, cette traduction sera publiée dans la collection des « Œuvres de Paul Tillich ». Cette traduction a été utilisée pour toutes les citations du cours dans le corps de mon texte. Philosophie de la religion (1925) — Une traduction entièrement nouvelle de ce texte sera publiée en même temps que celle du cours de 1920. Dans le présent texte, les références se feront à la pagination de la traduction existante, mais les citations se feront sur la base du nouveau texte lorsque celui-ci diffère de la traduction existante. Autres auteurs Pour tous les documents originellement écrits dans une langue autre que le français, la traduction des citations a été faite par mes soins, sauf indication contraire. INTRODUCTION 1. La philosophie de la religion hier et aujourd’hui Un simple coup d’œil sur les textes de Tillich montre à l’évidence que ce qu’il entend par Religionsphilosophie n’a pas grand-chose en commun avec ce que cette discipline représente de nos jours, particulièrement aux États-Unis. La philosophie de la religion y est essentiellement une discussion philosophique des principaux éléments constitutifs de toute religion (le dogme, mais aussi le culte, les mythes, la mystique, etc.), ou encore une discussion des positions philosophiques et doctrinales des différentes traditions religieuses sur les points essentiels (Dieu, la question du mal, l’au-delà, la morale). Les deux variantes ont en commun une approche précautionneuse et courtoise des différents éléments étudiés, le professeur et ses étudiants étant censés faire abstraction le plus possible de leurs propres convictions. Il s’agit de voir comment les choses se présentent de cas en cas, il s’agit d’analyser la cohésion interne (ou l’incohérence) de chaque position – en un mot, de découvrir et d’essayer de comprendre. « Empathie » s’écrit en caractères gras. L’empirisme pragmatique anglo-saxon (et plus généralement l’atmosphère multiculturelle et le pluralisme religieux de notre époque) exige cette approche où l’on cherche tout au plus, en partant de l’observation, à exprimer certaines préférences ou à suggérer de manière douce une certaine vision d’ensemble. Ninian Smart, qui nous a quittés il y a quelques années, représente l’exemple parfait de ce genre de philosophie de la religion et de son rapport avec la théologie1. 1. Cf. Ninian Smart & Steven Konstantine, Christian Systematic Theology in a World Context, Minneapolis, Fortress Press, 1991. En introduisant 20 au-delà du criticisme kantien Paul Tillich – en particulier le Tillich allemand dont nous nous occupons ici – procède de manière exactement inverse. Et il ne s’agit pas simplement d’une autre manière de procéder. Il s’agit d’une manière de vivre le problème et d’y faire face. D’une part, suivant la tradition continentale et tout particulièrement kantienne, Tillich cherche à isoler ce qui fait la fonction religieuse selon les critères a priori de notre conscience. Le raisonnement est incisif et les données existantes ne servent qu’à illustrer le cheminement de sa pensée. Ce qui frappe encore davantage, c’est que pour Tillich il ne s’agit pas simplement de tenter une analyse philosophique du phénomène religieux. Il s’agit de dégager la place propre de la religion (et celle de la philosophie de la religion) comme fonction de l’esprit irréductible à toute autre. Il n’y a aucun recul dans son attitude. Tillich, prédicateur né, défend une cause, en se servant bien entendu de toutes les subtilités que lui permettent son érudition et son brillant intellect. Tillich cherche et donne une réponse systématique. Pour lui, la philosophie de la religion n’est pas un domaine de recherche. C’est la pièce essentielle d’un édifice, même si par définition cet édifice est en état de mouvement dialectique permanent. son néotranscendentalisme comme vision théologique, Smart prend grand soin de préciser qu’il ne s’agit, à ses yeux, que d’une proposition. Sur ce point, il est peut-être bon d’ajouter un commentaire qui atténuera quelque peu ma remarque sur la radicalisation croissante de la situation. Smart n’est qu’un parmi beaucoup d’autres théologiens philosophes libéraux, avant tout anglo-saxons, qui ont su créer ces dernières années une atmosphère de recherche passionnée et passionnante, mais sans agressivité, sur les questions religieuses qui touchent chaque être humain. On peut citer John Hick, mais également Alvin Plantinga, Richard Swinburne et William Alston, pour ne parler que du camp chrétien. J’ai observé que, malgré ses limites (ou peut-être à cause d’elles), cette approche douce et non dogmatique trouve un écho extrêmement favorable auprès des étudiants de toutes les facultés. Cela a permis à Brian Hebblethwaite de parler d’un certain renouveau de la philosophie de la religion dans le contexte analytique de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Cf. Brian Hebblethwaite, Philosophical Theology and Christian Doctrine, WileyBlackwell, 2005.