Débat n°1 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE I L’HOMME EST-IL PREDESTINE ? Erigène (mort en 877) contre Godescalc (mort en 869). ____________ DE L’HERITAGE CAROLINGIEN. A quoi sert la philosophie au IXème et Xème siècle ? Tout d’abord, il faut oublier nos représentations modernes des philosophes et de la philosophie. Au début du IXème siècle, un livre est comparable à un objet précieux, de la valeur d’un domaine agricole. Il était rare et fastueusement orné. C’est Alcuin d’York (mort en 804) qui aida Charlemagne à développer le rayonnement culturel de son empire. Dans ses ouvrages, il déploie toutes ses facultés intellectuelles pour donner à l’empire une assise théorique, une justification légitimatrice. Cela passe par le souci de se démarquer du voisin byzantin, héritier de Rome, à l’importance culturelle dominante (même devant la brillante civilisation arabe, qui n’avait pu récupérer tout l’héritage de l’Antiquité pour obtenir une véritable suprématie intellectuelle et spirituelle).Ce sont surtout les Libri Carolini qui marqueront cet affrontement. Ces ouvrages dénoncent le culte des images de Dieu (les icônes) par les byzantins, et pointe les erreurs logiques et les incohérences de cette idolâtrie. C’est à dire, en somme, qu’ils utilisent une démarche philosophique. Le royaume des francs pouvait désormais se permettre de juger universellement en matière de théologie et de philosophie. Ainsi, la philosophie n’est pas réduite au silence méditatif d’une cellule de couvent, elle est au cœur même du pouvoir. Elle ne se contente pas de clarifier des traités théologiques, mais permet de parler et de penser correctement, avec cohérence. Elle marque la frontière entre superstition et raison. Deux générations plus tard, vers 850, l’empire est en prise à des difficultés sociales et politiques (conflits avec les Normands, les Vikings, les Arabes et les Hongrois). Cependant, l’héritage carolingien du système scolaire reste en place : dans les couvents, on trouve maintenant des manuscrits lisibles, des textes théologiques correctement présentés et unifiés, des textes latins et romains. Aristote (mort en 322 av. J.C.)n’est pas encore traduit. Seuls quelques textes de saint Augustin (mort en 430) sont à disposition -et seulement dans les meilleures bibliothèques- et peu de gens, si ce n’est quelques moines érudits de Lyon, sont au courant que certains textes considérés comme des œuvres d’Augustin sont en fait des commentaires qui corrigent Augustin. Mais globalement, la culture est largement plus diffusée dans les monastères occidentaux. Il est donc tout naturel que de nombreuses querelles doctrinales commencent à se faire jour. On ne se contente plus de polémiques contre Byzance : les problèmes peuvent être internes à l’occident. Evidemment, ces débats ne concernent qu’un cercle restreint : ils se limitent presque toujours à la cour du Roi des Francs. Bien qu’ils aient lieu à l’extérieur, on ne peut vraiment parler de débats « publics ». Débat n°1 - 2 - Un de ces débats opposa Godescalc à Jean Scot Erigène dans de vives querelles verbales. DE GODESCALC ET DE LA PREDESTINATION DIVINE. Le moine saxon Godescalc fut trouvé dans un couvent. Adulte, il réclama à son abbé, Raban Maur, de disposer librement de lui-même, mais celui-ci refusa catégoriquement. Plus tard, en 829, il fut autorisé par le synode de Mayence (Mainz) à quitter le couvent (le synode est l’assemblée ecclésiastique qui se réunit pour traiter des affaires du diocèse ou de la paroisse). Dans ces recherches personnelles, il découvrit la théorie de la prédestination qu’Augustin avait soutenue à la fin de sa vie. La volonté de Dieu a décidé depuis toujours si tel homme ira au royaume de Dieu ou à celui de Satan. L’homme ne peut rien faire pour infléchir sa destinée, certains sont voués au mal et au péché. Le Christ ne serait donc pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour quelques élus. Voilà qui ruine les efforts des successeurs d’Alcuin : à quoi servent alors les missionnaires et le prosélytisme, propres à l’empire de Charlemagne ? C’est toute l’organisation de l’église qui est menacée. Un synode réuni à Mayence en 848, présidé par son ancien abbé Raban Maur devenu archevêque, condamna Godescalc à être fouetté devant l’assemblée des évêques, et à être emprisonné au couvent d’Orbais, où il passa le reste de ces jours. Mais, dans cet empire occidental où la vie intellectuelle était devenue plus active, la querelle s’envenima. Autour de Lyon de fins connaisseurs d’Augustin, sans pour autant approuver Godescalc, critiquèrent son emprisonnement. L’évêque Hincmar de Reims, à qui Godescalc avait été livré, demanda à Jean Scot Erigène un rapport sur toute cette affaire. Or ce moine érudit irlandais provenait d’une troisième tradition intellectuelle. Faisons le point à ce propos. Vers 850, on se trouve en présence 1) de l’école d’Alcuin, en Allemagne et dans le centre et le Nord de la France (zone anglo-saxonne). 2) A Lyon et à Troyes, la tendance dominante est plus proche d’Augustin. 3) La zone d’influence irlandaise, celle d’Erigène. DU RAPPORT D’ERIGENE ET DE LA LIBERTE INDIVIDUELLE. La thèse d’Erigène est simple : Dieu est unique, atemporel, infiniment bon. Il ne saurait prédestiner les hommes au mal. Le mal, d’ailleurs, n’existe pas vraiment, il n’est qu’un manque d’être, l’incomplétude d’un être qui n’est pas parfait. L’enfer doit être compris au sens figuré, il signifie le remords du pécheur, il n’existe qu’en imagination. Erigène s’appuie, tout comme Godescalc,, sur Augustin, mais dans des textes plus anciens, où l’influence de Platon est plus forte. Son rapport fit scandale, et son livre fut condamné. Erigène adopte, comme Godescalc, une démarche rationnelle. Son interprétation d’Augustin lui fait refuser l’idée d’un homme prédestiné. Dieu ne peut logiquement pas créer un homme sans liberté, l’homme doit être pensé comme volonté libre, qui a la possibilité de se diriger vers le bien. Protégé par le Roi, Erigène ne fut pas inquiété. Beaucoup plus tard, cependant (1210), son œuvre sera condamnée. Détenir ou lire son livre De la division de la réalité sera punit de mort. Débat n°2 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE II L’HOSTIE EST-ELLE VRAIMENT LE CORPS DU CHRIST ? Béranger de Tours (mort en 1088) contre Lanfranc (mort en1089) DE L’IMPORTANCE D’UNE TELLE QUESTION Celle-ci peut paraître terriblement ennuyeuse à l’homme du XXème siècle. Elle le sera peutêtre moins si l’on se figure que, à travers elle, c’est le devenir des puissances mondiales qui est en jeu. Les discussions sur l’Eucharistie (sacrement qui entretient le sacrifice du christ et sa présence, sous les espèces du pain et du vin) pouvaient en effet faire vaciller des trônes. Ce débat a lieu au XIème siècle, pendant la montée en puissance de l’Empire allemand, fondé à partir de l’ancien Empire carolingien. C’est vers l’an 1000, sous Otton III, que se perpétue toute une série d’écoles cathédrales, dont celle de Chartres, d’où sont issus Béranger de Tours et Lanfranc, les protagonistes d’un débat qui tint en haleine la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie pendant près d’un demi-siècle. La querelle, qui allait impliquer hommes politiques, papes, moines et laïcs, montre bien que dans cette civilisation toute imprégnée de religion, la philosophie n’avait qu’une existence précaire. Les forces en présence sont bien différentes de celles du IXème siècle. La science et les arts ne se pratiquent plus seulement dans les cours impériales, mais s’appuient sur de puissants monastères et des cités florissantes. L’église romaine se renforce et s’oppose à L’empire : c’est l’époque de la querelle pour le privilège de l’investiture des évêques. Le développement des villes, de la monnaie, de l’agriculture et la centralisation changent les rapports de la raison à la société. Il faut dorénavant fonder clairement ce qu’on avance. Si l’église pouvait condamner grammairiens et dialecticiens, elle ne pouvait plus se passer de dialectique, de logique. DES ARGUMENTS DE BERANGER « Ceci est mon corps », telle est la fameuse phrase qui pose problème. Le corps du Christ est-il physiquement présent dans le pain, au moment où le prêtre prononce cette phrase ? Jusqu’où appliquer les règles de la logique pour expliquer cette contradiction ? Béranger prétendait qu’il fallait maintenir sans compromis les règles de la grammaire et de la dialectique. 1) Pour Béranger, « ceci » se rapporte évidemment au mot « pain » ; si le Christ était aussi le sujet de la préposition, la phrase perdrait sa cohérence logique. 2) La doctrine de l’Eucharistie est la suivante. Lors de la messe, le pain ne change pas d’apparence. Les aspects extérieurs, les « accidents » en termes dialectiques, ne changent pas. Mais dès que l’évêque prononce la phrase, c’est la « substance » du pain qui changent et devient corps du Christ, alors que l’on croit voir du pain. Mais pour Béranger, un accident Débat n°2 - 2 - n’est défini que par rapport à la substance à laquelle il est rattaché. Il y a donc une contradiction dans cette doctrine. 3) Néanmoins, le Christ est présent lors de l’eucharistie, mais sa présence n’est que spirituelle, et non matérielle. L’Eucharistie est un signe, non une chose ; il faut interpréter les textes au sens figuré, il faut résoudre le problème à l’aide de la raison seule. On retrouve le même souci que chez Alcuin et Erigène. DES REFUTATIONS DE LANFRANC ET D’AUTRES ADVERSAIRES DE BERANGER DE TOURS. Une grande partie de L’Église répondit que la puissance divine n’avait pas à se soumettre au principe de non-contradiction. Ce à quoi Béranger répliqua que ce n’était pas rendre hommage à Dieu que de mépriser l’esprit humain et de renoncer aux lois de la pensée. L’homme est fait à l’image de Dieu : le respect des lois de la pensée (grammaire, logique) a un sens religieux. Mais Lanfranc, dont les attaques s’expliquent en partie par son rejet de la dialectique et la concurrence de l’école de Tours, en appelle alors à la toute puissance divine, que le prêtre fait intervenir en brisant l’hostie ; le corps du Christ est présent par sa nature physique. Le clergé avait à cœur d’expliquer cette transfiguration (ou « transsubstantiation »). C’est pourquoi le concile de Latran (un concile est une assemblée évêques et de théologiens réglant des questions sur le dogme et la liturgie. Les conciles œcuméniques concernent le monde entier, les conciles provinciaux, seulement la province concernée.), réunit en 1059, obligea Béranger, sous la menace de la violence, à accepter sous serment la vérité selon laquelle le corps du Christ est partagé par les mains du prêtre et « mâché par les dents des fidèles ». DES CONSEQUENCES D’UN TEL JUGEMENT. Cette décision donna l’impression que la doctrine de l’Eucharistie se mettait à dos la philosophie tout entière. Elle favorisa l’introduction du célibat obligatoire des prêtres : comment des mains qui ont le pouvoir de partager le corps du christ pourraient-elles toucher une femme ? Plus généralement, les conséquences théoriques furent catastrophiques. Si on croit voir du pain et qu’il s’agit du christ, si la puissance divine peut séparer l’apparence et l’être, comment l’être humain peut-il distinguer le vrai du faux ? Comment, en voyant trois promeneurs, savoir si ce sont des humains ou des anges ? Comment étudier les sciences, si nous déformons à ce point les informations du monde extérieur ? L’affaire Béranger ouvre le long conflit de l’église avec la grammaire et la dialectique qui traversa tout le Moyen âge, sans jamais être résolu. A l’époque où les citadins commençaient à se grouper en associations laïques pour mettre en place des structures légales, qu’ils savaient organiser un commerce extérieur florissant, fallait-il leur présenter la religion comme une vérité, ou comme une participation magique, juridiquement liée à la puissance arbitraire de Dieu ? La papauté, consciente d’avoir à affirmer sa domination religieuse sur les ecclésiastes régionaux, répondit par la deuxième solution. Elle scellait ainsi pour plusieurs siècles ce que Béranger avait dénoncé : refuser une réforme morale et spirituelle, en faisant passer la doctrine de l’Eucharistie pour un mystère divin, alors qu’il n’est qu’un artifice créé par les hommes. Débat n°3 - 1 - LES DEBATS PHILOSOPHIQUES AU MOYEN-AGE III L’ATHEE EST-IL INSENSE OU REALISTE ? Anselme de Cantorbéry (mort en 1109) contre Gaunilon (contemporain d’Anselme) COMMENT ANSELME APPORTE UNE PREUVE RATIONNELLE DE L’EXISTENCE DE DIEU. Avide de connaissance et de savoir, le jeune Anselme quitta son Aoste natale (en actuelle Italie) à la recherche d’un maître. Ce fut Lanfranc, auquel il succédera en tant qu’évêque de Cantorbéry, en Angleterre. Au contraire de Lanfranc, Anselme voulu fonder son savoir sur autre chose que des arguments d’autorité (la Bible, les Pères de l’église). Il voulait établir des relations rationnelles nécessaires, des « connexions » ; et ce afin de démontrer que la foi est rationnelle (ratio fideï). Les contacts avec Byzance, les Arabes, et surtout les Juifs, installés au cœur des villes chrétiennes, obligeaient les chrétiens à utiliser des arguments autres que les références aux livres. Il fallait aussi se protéger de l’hérétique ou de l’incroyant qui sommeille en chaque chrétien. Ainsi, la preuve de l’existence de Dieu d’Anselme est construite de telle manière qu’il est possible de convaincre un incroyant : la foi n’est pas un présupposé du raisonnement. Toutefois Dieu n’est pas, comme dans la notion populaire de Dieu, un empereur céleste, un maître arbitraire. Dieu est la raison dernière de l’unité du monde. Anselme l’explique en prenant appui sur le langage humain. Plusieurs pommes sont regroupées sous le mot « pomme », mais elles ont une unité réelle. Le multiple (les différentes pommes réelles) n’est en fait qu’un (l’ensemble conceptuellement regroupé sous le mot « pomme »). On remonte peu à peu : « pomme » et « poire » sont regroupées par le mot « fruit ». Et ainsi de suite, l’on remonte les choses jusqu’à l’un suprême, Dieu, au-delà duquel on ne peut plus rien penser. Comment, dés lors, convaincre un incroyant ? La Bible dit : seul l’insensé dit dans son cœur : il n’y a pas de Dieu. Mais Anselme ne considère pas pour autant l’athée comme un malade mental ; il cherche constamment à le persuader, à lui faire comprendre logiquement son erreur. Définissons Dieu comme « l’être au-delà duquel on ne peut rien penser de plus parfait ». L’athée dira alors qu’il n’existe pas d’être au-delà duquel on ne puisse rien penser de plus parfait; Mais comparons alors ce dernier, en pensée, avec un être de ce type qui existerait vraiment. Il serait alors plus parfait, puisqu’il existerait, que l’être qui n’existerait pas. Cette perfection supérieure est donc possible. Elle existe nécessairement : c’est Dieu. S'il accepte la définition de départ, l’athée, le mécréant est obligé de reconnaître que l’athéisme est contradictoire. Cet argument est un coup de génie dans toute la culture scolaire de grammaire et de logique du XIème siècle : on ne lui a retrouvé à ce jour aucun modèle antérieur. Débat n°3 - 2 - DES OBJECTIONS DE GAUNILON. On ne sait pratiquement rien de ce moine, dont il ne reste aujourd’hui que quelques pages. Mais elles suffisent à nous faire connaître un des esprits les plus brillants du XIème siècle. L’échange d’arguments entre Anselme et lui, au ton aimable et amical, montre qu’il existait réellement, dans ce monde occidental des années 1070, une recherche philosophique autonome. Gaunilon fait l’apologie de l’insensé : le mécréant n’est pas fou, il préfère se porter sur le coté empirique, pragmatique, du savoir. Trois objections à Anselme sont apportées : 1) D’abord, il ne faut pas confondre « penser » et « connaître »,. Un athée peut très bien penser Dieu. Il ne le « connaît » pas pour autant comme un contenu réel de son intellect, comme quelque chose de confirmé dans la réalité. 2) Pour Anselme, prouver l’existence de Dieu est superflue, car on ne peut nier son existence. Mais alors pourquoi veut-il « apporter une preuve » ? L’objection prépondérante reste la troisième... 3) L’argument compare un être non-existant avec un être existant au-delà duquel on ne peut rien penser de plus parfait. Or, pour, comparer, on suppose déjà qu’un être de ce type existe. Anselme présuppose ce qu’il veut prouver. Gaunilon l’illustre par l’image de l’île perdue : si on me dit qu’il existe une île au milieu de l’océan, plus belles que toutes, cette île existe bel et bien dans mon intellect, mais rien ne prouve qu’elle existe en réalité. Les incroyants ne sont donc pas insensés, ils sont logiques. La « folie » de l’athéisme se défend philosophiquement. Gaunilon, tout aussi pieu qu’Anselme, exige des preuves qui soient empiriques. QUELLE FUT LA REPONSE D’ANSELME. Pour Anselme, au contraire, l’athéisme provient d’une erreur de logique. Distinguer « penser » et « connaître » est hors de propos, il faut examiner la définition de départ. Si l’on parle d’un être, que cela soit pour l’affirmer, le nier ou douter de lui, du moment que chacun comprend le mot qui le désigne, alors cet être existe dans la raison. Même s’il existe seulement dans la raison, on peut très bien le comparer, en pensée, à un même être qui existerait dans la réalité. Ce dernier serait nécessairement plus parfait, puisqu’il existerait. L’être nécessaire est forcément pensé comme plus parfait que l’être contingent. Cet être au-delà duquel on ne peut rien penser de plus parfait existe donc nécessairement dans la réalité. Tout être humain qui réfléchit à ce que veut dire le mot « Dieu », doit, par enchaînement logique, découvrir l’existence de Dieu. Replaçons cet argument dans son contexte historique : la querelle des investitures. On sait qu’à cette occasion Anselme soutînt la Papauté. Il était donc important de montrer que l’existence de Dieu ne dépend pas des hommes : ni documents, ni reliques miraculeuses, ni assemblées épiscopales ne suffisent. On ne doit pas inculquer « Dieu », par l’autorité. Il faut convaincre, par des arguments. C’est une nouvelle mentalité qu’Anselme apporte alors. Débat n°4 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE IV UN CHRETIEN PEUT-IL S’INTERESSER A LA CULTURE ET A LA POLITIQUE ? Manegold de Lautenbach (mort en 1103) contre Wolfhelm de Cologne (mort en 1091) DE L’INFLUENCE DES COSMOLOGIES DE L’ANTIQUITE, DE CELLE DE MACROBE EN PARTICULIER. De nombreux auteurs du Moyen-âge étaient des compilateurs : ils reprenaient de nombreuses œuvres de philosophie, de sciences naturelles, de politique, etc, datant de l’Antiquité. Ces compilations sont des ouvrages précieux. Une « grande » bibliothèque, au Moyen âge, ne comptait guère que 200 manuscrits. L’originalité comptait moins que la transmission des savoirs, à une époque où la culture écrite devait lutter pour sa survie. De même que les frontières entre sciences naturelles, mathématiques et philosophie n’existaient pas vraiment, ces ouvrages traitent de nombreux sujets. La philosophie elle-même n’avait pas de contours clairement établis. On la pratiquait parfois à travers la grammaire, la géométrie, l’arithmétique ou la physique. Dans un ouvrage intitulé Le songe de Scipion, Macrobe développe, aux alentours de l’an 400, sa vision cosmologique du monde. Les interprétations de rêve jouent un grand rôle dans la vie quotidienne du Moyen Age, ce qui peut paraître évident pour une civilisation toute imprégnée de religion. Macrobe s’emploie aussi à vérifier la perfection du nombre sept, l’harmonie des sphères célestes, l’Astronomie et la Géographie antique ; mais, surtout, il étudie l’immortalité de l’âme. Macrobe utilise des fables, des fictions pour illustrer son récit, sans que celles-ci ne prennent le pas sur la réflexion philosophique. Son explication de l’origine des âmes se présente donc comme un grand poëme. Les âmes viennent du ciel, plus exactement de la huitième sphère entourant le monde : la sphère des étoiles fixes (on retrouve ici la théorie aristotélicienne des sphères célestes). Poussée par la surabondance de bonté de l’Esprit Suprême, l’âme du monde se disperse en plusieurs âmes ; elles descendent dans les corps terrestres, à l’intérieur desquels elles devront se conduire avec vertu pour retourner à leur origine. Si elles se laissaient corrompre par les désirs du corps, elles se réincarneraient en humain, voire en animal. L’action intellectuelle de l’âme est donc sa part divine, sa fonction d’animation du corps appartient au monde mortel. D’UNE DISPUTE DANS LE JARDIN D’UN MONASTERE A PROPOS DE COSMOLOGIE ET DE POLITIQUE. Revenons à la première grande dispute politique de la chrétienté sur la querelle des investitures, dispute qui fait rage dans les années 1080. L’Empereur et la Papauté représentent deux grandes puissances aux traditions et aux intérêts forts divergents. Il ne s’agit plus seulement de s’imposer avec force, il faut aussi avoir raison sur le plan théorique. La dynastie ottonienne, avec son unification de l’Empire et de l’Eglise, du pouvoir et de l’enseignement, Débat n°4 - 2 - s’opposait à la Papauté et à son Eglise « sacramentaliste ». Cette dernière avait triomphé dans l’affaire Béranger (cf. débat n°2), imposant le centralisme et le célibat des prêtres. Les impériaux, adeptes des positions carolingiennes et ottoniennes, se trouvaient en difficulté : ils n’avaient pas de justification théorique hormis la théologie. Les arguments les plus convaincants venaient des partisans de la Papauté, dont le moine Manegold de Lotenbach. Ce dernier avait un argument étonnant pour montrer que le Pape pût destituer l’Empereur. Un roi qui manque à ses devoirs peut être chassé par son peuple, car il est obligé à l’égard de celui-ci. Le pouvoir du souverain procède, selon Manegold, du peuple. Sa souveraineté n’est pas sacrée, seul le Pape a une autorité sacralisée. C’est là une position originale. Wolfhelm, religieux de Cologne, était du parti de l’Empereur. Il défendait l’Anti-Pape (à l’époque, Clément III, nommé par l’Empereur), contre Grégoire VII ‘Pape de 1073 à 1085, il menaça d’excommunier l’empereur Henri IV). Re fusant le rejet de la science profane, la philosophie, que la réforme monastique mit à la mode, il n’était pas pour autant « libéral », car il prit position contre Béranger, le vieux maître de grammaire de Tours. Néanmoins, Wolfhelm et Manegold eurent une vive dispute dans le monastère de Lautenbach (comme toujours, il faut entendre par « dispute », non une série de cris, mais une discussion argumentée ,le plus souvent devant des témoins, maîtres ou disciples). Ayant des conceptions trop différentes de la philosophie et du christianisme, ils se séparèrent tout de même fous de rage, et Manegold écrivit le récit de la dispute. On ne connaît donc pas les arguments de Wolfhelm (l’impérial) ; on sait seulement qu’il défendait un ouvrage, que Manegold (le papiste) désapprouvait au plus haut point : Le songe de Scipion, de Macrobe. Manegold ne s’oppose pas a priori à la philosophie. Néanmoins, il rejette plusieurs idées de Macrobe, notamment sa doctrine des âmes. L’homme, image de Dieu, ne veut se retrouver dans le corps d’un vulgaire animal. Une telle idée favorise les arguments des impérialistes : si le bonheur éternel est hors de portée, le Pape ne peut imposer son autorité. D’autre part, tous les hommes n’ont pas une seule âme en commun. Cette « âme du monde » efface la distance entre Dieu et le monde. Cela risquerait de donner trop de poids à l’étude du monde, aux sciences naturelles. Au contraire, l’homme doit choisir entre le royaume de Dieu et celui de Satan, il ne doit pas se laisser distraire par sa curiosité pour le monde terrestre, pour la nature. Selon Manegold, il y a contradiction entre christianisme et philosophie, entre l’enseignement divin et la diversité des fictions humaines. L’homme ne doit pas s’attacher à ce qui est corruptible, par exemple en étudiant la Physique, ou en se délectant de poésie, car l’une et l’autre, mêlant réalité et illusion, sont au service du Diable. Opposé à cette conception monastique du monde, le développement de la civilisation accroît l’intérêt pour la nature. La prise de conscience croissante de l’individualité revalorise la poésie. Wolfhelm venait du centre-ville de Cologne, dans une société en pleine expansion. Sa conception du monde était donc bien différente de celle du moine Manegold, pour qui il faut rester dans l’ignorance, en attendant l’Esprit Sain, qui, là-haut, nous « enseignera toute la vérité », écrit-il. Débat n°5 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE V PEUT-ON AVOIR CONFIANCE EN LA RAISON ? Pierre Abélard (mort en 1142) contre les traditionalistes. BREF PORTRAIT D’ABELARD Tout comme aujourd’hui, les penseurs du Moyen Age emploient fréquemment des sources d’autorité pour justifier ou cautionner une pensée nouvelle, originale : Aristote, Platon, les Pères de l’Eglise, Saint Augustin, et bien sûr, la Bible, sont souvent appelés en renfort. On a parfois prétendu « revenir aux sources » en érigeant des modèles tout à fait nouveaux. C’est pourquoi il faut manier avec précaution les mots en « -isme », qui simplifient parfois abusivement la réflexion d’un auteur. Pierre Abélard fut un des premiers à revendiquer ouvertement la nouveauté. Il est celui à partir duquel « nouveau » ne veut plus forcément dire « mauvais ». La vie d’Abélard est hors du commun. Il est enseignant à Paris en 1115, mais dès 1118 il doit se réfugier à l’Abbaye de Saint-Denis : son amour pour Héloïse rendit furieux l’oncle de cette dernière. Des gens à la solde de l’oncle d’Héloïse pénètrent en pleine nuit chez Abélard pour le châtrer. Plus tard, suite à la publication de ces ouvrages, deux conciles le condamnent : celui de Soisson (1121), celui de Sens (1140). Après cette deuxième condamnation, Abélard, malade et interdit d’enseignement, fut recueilli par le vénérable abbé Pierre de Cluny. De son vivant, Abélard fut un homme public. Ni au service des puissants, comme Alcuin ou Erigène, ni acteur de la scène politique, comme Anselme. Pourtant, à la Pentecôte 1140, lorsque l’on annonça une dispute entre lui et Bernard de Clairvaux, le Roi Louis VII le Jeune et ses notables s’empressèrent d’y accourir. Les chroniques d’alors firent grand bruit de l’événement. La culture tendait à devenir un secteur indépendant. Pour Abélard, les différentes sources d’autorité se contredisent les unes avec les autres. Il faut donc commencer par douter pour s’adonner à la recherche et tracer la voie de la vérité. Celleci n’est pas imposée par les textes. Abélard ne veut évidemment pas détruire l’idée de Dieu, mais donner une nouvelle conception du christianisme, à savoir une conception proprement théologique (littéralement étude de Dieu) de celui-ci, pour employer le terme qu’il inventa. Cette démarche s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une société ou les structures magiques ou archaïques sont en recul, laissant plus de place au sujet, pensant et agissant. Des individus découvrent que des associations libres peuvent faire le bien. On rejette par exemple l’ordalie, cette épreuve juridique dont l’issue, choisie par Dieu, déterminait l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. Ce « jugement de Dieu », comme on l’appelait, pouvait prendre la forme d’un duel entre l’accusateur et l’accusé , ou d’une épreuve subie par l’accusé (fer rouge, eau bouillante,…). Ce rejet ne pouvait avoir lieu que dans des sociétés urbanisées, révolutionnaires au sens d’opposées à la civilisation rurale, plus statique. Abélard n’est toutefois pas le meneur de citadins en révolte, il ne fait qu’adapter philosophie et religion au Débat n°5 - 2 - développement du monde social. Il contribue à mettre en place la méthode scolastique. On appellera « scolastique » en première approximation, l’enseignement qui cherche à accorder raison et civilisation. Elle est incarnée, outre Abélard, par Erigène et Anselme, et comme nous le verrons dans les débats suivant, par Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Duns Scot, Guillaume d’Ockham et Raimond Lulle. QUELLES IDEES D’ABELARD FURENT REJETEES. Bernard de Clairvaux critique principalement la confiance d’Abélard en la Raison, son « orgueil qui fait que le génie humain usurpe tout pour lui, ne réservant rien à la foi ». Il n’est toutefois pas le seul à accuser Abélard d’hérésie : sa doctrine de la Trinité expliquée philosophiquement fit grand scandale. Pour des traditionalistes, comme Guillaume de Saint Thierry, la Trinité est l’union de trois personnes distinctes (Père, Fils, Saint Esprit), en un seul et même Dieu. Pour Abélard, les trois personnes correspondent à trois moments : Dieu est puissance, sagesse, puis amour. Dieu le Père (puissance) n’a plus la supériorité du patriarche ; on lui préfère Dieu le fils (sagesse) et le Saint Esprit (amour). Quel danger cela peut-il représenter pour les traditionalistes ? Imaginons l’interprétation historique (impossible en, même pour Abélard), que pourrait faire un élève d’Abélard. Il distinguerait un « autrefois », celui du règne du Père, de l’autorité ; un « maintenant », le règne du Fils, celui où les mystères de Dieu sont révélés, le « moment de puissance » y est amoindri, c’est le temps de l’Eglise. Mais le troisième règne arrivera un jour : le règne de l’Esprit, caractérisé par l’Amour et le renoncement total à la puissance. On voit qu’il est difficile de tenir cette position face à une Eglise officielle devenue politiquement, économiquement, juridiquement toujours plus puissante. Néanmoins ce débat sera récurrent, bien après la mort d’Abélard. D’autre part, Abélard avait pris part à la « querelle des Universaux »., grande question philosophique du rapport entre les choses et les noms qui les désignent. Il constate qu’à des noms universels (par exemple « homme ») correspond une réalité universelle. Toutefois, admettre des Universaux « réels » aboutit à une contradiction. Le langage, les noms sont des constructions humaines, toutes relatives (Abélard serait en cela plutôt « nominaliste »). Au contraire, pour Guillaume Saint Thierry, l’homme ne peut prétendre décider de ce qui, dans les paroles sacrées, doit s’interpréter « littéralement » ou « au figuré ». Les articles de foi ne peuvent être dépendants de l’interprétation des hommes : l’Esprit saint n’est pas relatif au monde, il ne peut devenir un objet de recherche rationnelle. Abélard, traité de « platonicien » voulait seulement approfondir le christianisme et remédier aux absurdités que la pensée chrétienne avait elle-même engendrées. Par exemple, il s’oppose à la doctrine traditionnelle de la grâce, empruntée aux derniers écrits de Saint Augustin, selon laquelle l’homme ne peut infléchir sa destinée et est voué dès sa naissance à la grâce ou à l’enfer. Car si cela était vrai, si l’homme ne pouvait décider de faire le bien, alors il est innocent lorsqu’il commet des fautes. Puisque sa volonté l’empêche de recevoir la grâce, pourquoi serait-il puni lorsqu’il commet un péché ? Mais tel n’est pas le cas, poursuit Abélard. Dieu a donne à l’homme sa raison pour qu’il puisse s’en servir pour obtenir la grâce. Le péché n’est alors que l’acte spirituel de consentement au mal. Il ne dépend que de l’intention, il est intentionnel . Le désir, le plaisir ne sont pas en eux mêmes des péchés, celui qui agit dans l’ignorance du mal ne pèche pas. Débat n°5 - 3 - Abélard compare Dieu à un marchand (et, pour la première fois, une figure du nouveau monde bourgeois entre dans l’ordre métaphysique !). Dieu présente la grâce, la raison à tous les hommes, comme un marchand étale des pierres précieuses sur un étalage pour les attirer à lui. Dieu, étant par essence amour, a donc une toute-puissance limitée : il ne peut faire autre chose que ce qu’il a fait de toute éternité. La nouvelle conception de l’autonomie humaine entraîne une conception de la puissance divine se retirant en elle-même. On comprend mieux les accusations d’hérésie et les condamnations d’Abélard. En plus de comparer dieu à un marchand, il utilise, pour illustrer sa nouvelle éthique, un exemple provocateur : les bourreaux qui menèrent Jésus à la croix n’ont pas péché, puisqu’ils pensaient faire le bien. On voit à travers cet exemple la portée, pour la philosophie comme pour la religion, de la nouvelle échelle de valeurs fondée sur l’importance de la subjectivité que développe Abélard. L’homme peut se penser autrement. Juifs et musulmans, par exemple, ne peuvent plus être blâmés de n’être pas chrétiens : ils ne font qu’adhérer à ce qu’ils croient bon. Débat n°6 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE VI POUR DEFENDRE LA RELIGION, FAUT-IL EXPLIQUER LA FOI, OU BIEN DEMONTRER QUE LA FOI NE S’EXPLIQUE PAS ? Averroès (mort en 1198) contre Al-Ghazali (mort en 1111) _______________ D’UN PREJUGE COURANT SUR LE MOYEN AGE Les images typiques que l’on se fait en France sur le Moyen Age restent centrées pour une bonne part sur ce qui correspond actuellement à la France et l’Angleterre, à l’Allemagne et au nord de l’Italie. Mais il faut bien nous habituer, en pensant « Moyen Age », à penser à plusieurs choses. D’abord aux communautés juives, au cœur des villes, avec leur supériorité culturelle et financière, leurs relations internationales, leur « provocantes » différences. D’autre part, à l’Espagne maure, aux brillantes civilisations arabes de Cordoue Séville et Grenade. Là-bas, la connaissance des sciences grecques et les bibliothèques étaient beaucoup plus développées. Le système numérique antique est remplacé par les chiffres arabes, d’importants progrès sont faits en optique, chimie, médecine et en astronomie, laquelle est indispensable à la navigation et à la géographie. On comprend mieux la dynamique de l’occident médiéval si l’on constate qu’au XIIIème siècle, il est encore un monde sousdéveloppé par rapport au monde arabe, et que ce n’est que vers 1300 qu’il rattrape son retard, au prix d’immenses efforts. DE DEUX FACONS DE SOUTENIR LA RELIGION : SCEPTICISME ET PIETE OU METAPHYSIQUE ET SCIENCE. Un élément explique la fascination de l’occident pour la pensée arabe : en occident, la philosophie a toujours été liée à la théologie, et dans le monde arabe, la philosophie est liée à la médecine. Cela explique peut-être pourquoi le problème évoqué dans ce chapitre fut développé un siècle plus tôt dans le monde arabe. La philosophie médiévale (dans l’occident chrétien ou dans le monde arabe) avait surtout fonction de soutenir la religion (christianisme ou islam). Notons que l’utilisation de la philosophie pour défendre les principes de la foi (à savoir : 1) Dieu existe, 2) il gouverne le monde et 3) l’ âme est immortelle) constitue une toute nouvelle interprétation de la foi. Il y avait deux façons distinctes d’utiliser ce nouvel appui. La première est celle d’Averroès (et fut celle de Gaunilon et d’ Abélard), elle consiste à élaborer une science rationnelle des causes de toutes choses :une métaphysique. C’est à dire que l’on cherche à définir par la raison la cause du monde, de l’âme , de Dieu...pour mieux prouver que Dieu existe. Débat n°6 - 2 - La deuxième façon est celle d’Al-Ghazali, qui consiste au contraire à démontrer rationnellement qu’on ne peut rien connaître de Dieu, de l’âme, du monde par la raison et qu’il faut s’en remettre à la foi, à une interprétation religieuse du monde. Cela n ’en este pas moins une démarche philosophique, tout comme la première. Celle-ci est plus sceptique, plus empirique, plus critique envers la métaphysique que la première. Dans une civilisation imprégnée de théologie, la philosophie peut donc se rendre utile à la religion en confirmant rationnellement l’islam ou le christianisme, mais aussi par une argumentation rationnelle écartant la philosophie du champ de la religion. DES ARGUMENTS D’AL GHAZALI CONTRE LA RATIONALITE DES PHILOSOPHES. Aristote, reprit par deux philosophes arabes, Al Farabi (mort vers 950) et Avicenne (mort en 1036), avait une conception du monde sans commencement ni fin : le monde est éternel. Il apportait à cela trois preuves, qu’Al-ghazali réfute coup sur coup. Ce dernier cherche à justifier le discours des théologiens selon lequel un Dieu existait alors que le monde n’existait pas. Première preuve : Quelque chose d’éternel (Dieu) est à tout jamais, t depuis toujours, dans l’éternité. Il ne peut faire soudainement irruption dans le temporel, à un moment donné. Dire que Dieu a créé le monde à un moment donné est donc absurde : la création n’a pas de commencement. Sinon, cela voudrait dire que la volonté de Dieu aurait, à un moment, changé : c’est impensable. Si, tout d’un coup, il crée le monde, pourquoi ne l’a t-il pas fait avant ? Dieu étant éternel, sa volonté est toujours bonne, immuable. Le monde est donc éternel. Al ghazali reconnaît que c’est là un argument solide. Sa réfutation en est d’autant plus complexe. Il faut s’attaquer à la conception aristotélicienne de la raison et du savoir. Selon cette conception, l’homme, qui désire savoir, a besoin de causes premières pour s’expliquer le monde. Tout ce qui existe doit donc être fini, déterminé. Sans quoi une chaîne de causalité n’aurait pas de fin. L’espace, la réalité, les séries doivent être finies. On dit que l’infini « en acte », c’est à dire en action dans le monde réel, ne peut pas exister. La volonté éternelle de Dieu ne peut intervenir, être « en acte » dans le temporel. Les étoiles, que chacun a sous les yeux, représentent ce monde sans faille. Aristote développe alors toute une cosmologie expliquant le fonctionnement de l’univers, de la sphère des étoiles à notre planète. Mais Al Ghazali objecte que c’est là une vanité de la raison que de prétendre connaître ces choses-là : si on dit qu’il y a contradiction entre commencement temporel du monde et volonté éternelle de Dieu, qu’on le prouve ! En cherchant les causes, les raisons de la volonté de Dieu, on rationalise la volonté divine comme si c’était celle d’un homme. Or la volonté éternelle est de loin supérieure à celle de l’humanité . L’idée que toute cause produit un effet est déjà critiquable sur terre (car tout est devenir : chaque chose est à chaque instant différente), elle l’est encore plus pour Dieu. La volonté est un principe suprême, il ne s’explique pas. Le modèle des sphères célestes ne peut expliquer la transition entre éternel et temporel. Deuxième preuve : Débat n°6 - 3 - Une cause est avant un effet, mais pas toujours le temps. C’est en même temps qu’une personne et son ombre se déplacent ; mais le corps est avant l’ombre, il est sa cause. De même, Dieu est avant le monde, mais « avant » par la causalité, pas dans le temps. Dieu ne peut exister chronologiquement avant le monde. Là où il y a du temps, il y a une évolution, il y a de la matière qui change. Le temps est donc la mesure du changement. Ainsi, si le temps est éternel, le monde l’est aussi. Le temps n’existe pas s’il n’y a pas de la matière en changement, un monde. Al Ghazali réfute cette preuve en expliquant que l’homme a bien du mal à s’imaginer des choses hors de portée de son entendement. Ainsi il nous est difficile d’imaginer que l’espace se termine, qu’il n’y a rien après. Ou que le temps a commencé, et que Dieu avait existé alors qu’il n’y avait pas de temps. C’est tout simplement que le temps n’est qu’une représentation humaine parmi d’autres. Le temps n’existe pas dans les choses, mais seulement dans l’âme de l’observateur. Le temps est une construction humaine. Donc, là où il y a du temps, il n’y a pas forcément changement, matière réelle. La preuve ne tient pas. Al Ghazali ne se doutait sans doute pas que cette subjectivation du temps aurait une portée immense, achevée par Kant. Troisième preuve : Dieu n’a pu créer que ce qui était possible. C’est une évidence : Dieu a pu créer le monde. Mais cette possibilité n’a pu se créer d’elle-même., il lui faut bien une cause, et une cause première, sinon on retombe dans une série infinie d’explications. Il est insuffisant de dire que cette possibilité est crée par Dieu.; cela reviendrait à dire « Dieu le peut, parce qu’il le peut ». Il faut donc une cause réelle à cette possibilité : la nature. Il faut qu’il y ait la matière pour que Dieu puisse créer. Dieu, la création, le monde sont donc éternels. Mais pour Al Ghazali, « possible », « nécessaire », « impossible », ne sont que des catégories de l’esprit. Quand notre esprit ne peut accepter la non-existence d’une chose, on dit qu’elle est seulement « possible ». Il n’y a aucune raison pour que la possibilité du monde exige un substrat réel, une matière. A travers ces trois réfutations, Al Ghazali cherche à montrer la subjectivité des philosophes (il vise surtout Avicennes), pour mieux anéantir la prétention de la philosophie par rapport à la théologie. Mais plus encore, il s’attaque au fondement de toute métaphysique : le passage de l’effet à la cause. En effet, les philosophes critiquent les miracles, car ils veulent voir des liaisons de cause à effet. Par exemple, « A cause B ». Mais ils pensent cela parce qu’il constate dans la réalité que, d’ordinaire, après A, il y a B. Cela ne prouve pas que A cause B. Par exemple : si la paille brûle, c’est qu’on y a mis le feu. Mais ils disent cela parce qu’ils ont la plupart du temps, constaté que si on y boute le feu, la paille, en général, brûle. Mais on ne sait pas si B est issu de A, on constate que B apparaît après A, c’est tout? Il faut rester humble devant la connaissance. Pourquoi chercher une cause première, à partir de laquelle, on explique toute la série de cause ? Cette cause première, par définition, n’a pas de cause avant elle. Elle est causée par ellemême. Pour les philosophes, Dieu est pensée, il échappe au destin, il n’est pas affecté par le changement. Il serait alors comme un humain qui lance une pierre du haut d’une montagne, en sachant ce qu’il fait, mais qui ignorerait tout des conséquences de son geste. Dieu ignore ce Débat n°6 - 4 - qu’il a créé ? Al Ghazali conteste cela et prétend qu’on peut très bien affirmer que Dieu existe mais qu’on ne peut pas savoir ce qu’il est. DE LA CRITIQUE D’AVERROES. A la « destruction de la métaphysique » d’Al Ghazali, Averroès répond par la « destruction de la destruction ». Il propose une critique rationnelle de la critique sceptique de la métaphysique, pour rendre à la métaphysique sa fonction scientifique. Certainement meilleur commentateur d’Aristote de tout le Moyen Age, Averroès était très bien placé pour dire que l’attaque d’Al Ghazali ne concerne que quelques philosophes particuliers qui ont interprété Aristote à leur manière, et non à la philosophie tout entière. Que le monde soit éternel, cela entre peut-être en contradiction avec les constructions pseudo-philosophiques des théologiens, mais pas avec le Coran. Devant une telle affirmation, le parti de « ceux qui craignent Dieu » réussirent à forcer le calife de Cordoue à abandonner son protégé : Averroès fut banni de la ville. Dieu est pure actualité, en lui n’existe aucun changement. Pour la volonté éternelle, il n’y a aucune différence entre vouloir et agir. Alors que pour Al Ghazali, Dieu aurait comme arbitré entre deux volontés avant de décider de créer le monde, il y aurait eu au début du monde quelque chose comme un simple hasard. La science de la nature est un échec, puisque la nature vient d’un « hasard ». Tout miracle divin est tout à fait possible. Mais Averroès, ce médecin et philosophe, avait à cœur de préserver l’intelligibilité du monde. La nature ne peut provenir du hasard, sinon il n’y a plus ni ordre ni rationalité, ni science de la nature. C’est pourquoi il faut bien distinguer, comme Aristote, l’essentiel, le substantiel, d’une part, et l’accidentel, le contingent, d’autre part. La philosophie étudie la substance, elle a besoin de fondements stables et non hasardeux ou arbitraires comme ceux que critique Al Ghazali. D’où le besoin, pour une pensée qui veut revenir jusqu’au principe du monde, de la théorie du mouvement circulaire des sphères célestes. Il ne faut pas confondre imagination et savoir : certes on peut imaginer un espace infini, mais on peut le penser comme fini, pour avoir un système de pensée cohérent. Quand Al Ghazali dit que les concepts « réalité », « possibilité », « nécessité », sont des constructions subjectives de l’esprit, il n’a pas tort. Mais ces concepts sont aussi l’expression d’une nature universelle, d’une science objective qui n’est pas une simple représentation. Si l’on transposait ce débat dans la querelle des Universaux du XIème siècle latin, Averroès serait plus « réaliste » que nominaliste. Les choses désignées par les noms existent réellement, sinon toute la science est anéantie. Pour Averroès, la philosophie est en parfaite harmonie avec la religion. Elle est utile à guider moralement les masses populaires. Mais Averroès n’a pas levé les objections d’Al Ghazali : il les a seulement repoussées. Il fallait s’attendre à les voir resurgir. Débat n°7 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE VII APRES LA SEPARATION DE L’AME ET DU CORPS, RESTE-IL DES DIFFERENCES ENTRE INDIVIDUS, OU EXISTE-IL UN UNIQUE ETRE SPIRITUEL ? Albert Le Grand (mort en 1280) contre Averroès (mort en 1198). DE LA RICHESSE DE L’EGLISE ET DE LA PAUVRETE DES ORDRES MENDIANTS AU XIIIème SIECLE. La condamnation d’Averroès, la victoire des théologiens ennemis de la philosophie marque la fin de la culture scientifique du monde arabe. Pourquoi ne fût-ce pas le cas en Occident, avec par exemple Béranger, Anselme, Abélard et l’école de Chartres ? Tout d’abord, à Paris et à Chartres se croisaient une multitude de courants, d’opinions, dans la prospérité des XIIème et XIIIème siècle. La population s’accroît, les villes grandissent, commerçants et artisans s’organisent, c’est le début d’un commerce lointain actif (songer à Marco Polo, qui atteint la Chine en 1275), et des expéditions missionnaires. Même au sein de l’Eglise, les adversaires des nouvelletés était imprégnés de dialectique, car il n’était plus possible de conserver une domination, fussent-elle intellectuelle, sans utiliser le progrès scientifique que les nouvelles traductions du grec et de l’arabe rendaient possible. L’Eglise, en ce temps là, n’est pas sur la défensive : elle réussit à intégrer les nouvelles sciences et l’Université, certes parfois avec violence, mais sans vouloir les détruire. Un nouveau problème se pose : la richesse des villes entraîne la pauvreté. Par ailleurs, en opposition avec l’ascétisme du haut Moyen Age, le XIIème siècle voit l’émergence d’une certaine joie de vivre, de vagabonds et de troubadours qui chantent la joie de l’existence et l’oubli de l’au-delà, l’intérêt pour l’individu et la nature. D’un autre côté, la pauvreté contraste avec les nouvelles richesses et heurte les consciences. L’Eglise, assise sur le pouvoir et la richesse, n’est plus incontestable ; les hérétiques, et les bûchers, sont plus nombreux. Les débuts de l’Inquisition (1231) furent suivit de la croisade contre les albigeois, qui rêvaient d’une église pauvre. Voir l’Eglise écraser, parfois dans le sang, les réformes peut amener à se demander si le monde réel est bien celui de Dieu, d’où l’émergence de doctrines concevant un monde séparé par des principes contradictoires (dualisme, manichéisme). L’Eglise devait donc prouver que le monde sensible et le monde des valeurs religieuses avaient une même origine. Contre le dualisme, il fallait une représentation d’un monde unifié : on la trouve dans les textes grecs et arabes. C’est au tournant des années 1250 que l’on passe d’une interdiction de l’étude d’Aristote à l’encouragement de sa lecture. Les ordres mendiants (franciscains, carmélites, dominicains, augustiniens), prônant la pauvreté, étaient très écoutés des miséreux des villes. Ces ordres ne relevaient pas de la juridiction des évêques (eux-mêmes restés proches de la noblesse féodale), ils constituaient une arme efficace que la Papauté ne tarda pas à s’approprier. Pour réaliser le « compromis historique » entre les idées aristotéliciennes et l’Eglise, il fallait un effort intellectuel immense. Deux dominicains relevèrent le défi : Albert Débat n°7 - 2 - de Cologne, dit Albert le Grand, et Thomas d’Aquin. Mais d’où vient la polémique qu’ils lancent contre Averroès ? COMMENT AVERROES CONCOIT UN INTELLECT UNIFIE. A polémique, lancée vers 1255, atteint son apogée entre 1265 et 1280, mais persista pendant plusieurs siècles. Une polémique scientifique est comme une discussion verbale entre individus : si on la prend au milieu, on n'y entend rien ; il nous faut donc revoir l’origine de ce débat à travers un texte d’Albert le Grand, De l’unité de l’intellect (écrit vers 1257). Si, lors d’une conversation, nous nous comprenons, avons-nous vraiment la même idée ? A la fin d’un livre, pensons-nous comme l’auteur ? Si ce n’est pas une même pensée qui relie deux participants à une discussion, alors notre compréhension n’est peut-être qu’illusion. Mais on ne lit pas dans les pensées : comment être sûr d’être compris ? Tout cela provient du commentaire du Traité de l’âme d’Aristote par Averroès (c’est un empereur, Frédéric II, qui fit traduire ce commentaire en latin, entre 1227 et 1231). Aristote s’intéresse à cette partie de l’âme « qui pense et qui veut » : l’esprit, ou l’intellect, la faculté de pénétration et de compréhension. L’esprit n’est pas corporel, il doit être « sans mélange », libre, impassible (au sens littéral : non-passif), non soumis à la nature. La connaissance intellectuelle peut atteindre l’universel, l’éternel. Mais s’il est éternel et universel, l’intellect ne peut qu’être unique à tous les hommes : il n’y aurait donc pas de distinction individuelle. Pourtant, lorsque je connais quelque chose, l’autre ne la connaît pas forcément ; lorsque j’oublie quelque chose, l’autre ne l’oublie pas forcément. Comment résoudre cela ? En continuant d’affirmer que l’intellect n’est pas un être singulier. Averroès reprend à cette fin la distinction d’Aristote entre l’intellect en acte (ou intellect agent) et intellect en puissance (ou intellect possible). Notre intelligence n’est qu’une faculté de penser ; a priori, tout lui est potentiellement intelligible. Comment peut-elle passer à l’acte ? Certes sous l’influence des sens, mais cela ne suffit pas : il faut qu’une autre intelligence nous pousse à passer de la puissance à l’acte. Une pierre, qui est une statue en puissance, ne devient statue que sous l’influence du sculpteur. De même notre intellect doit admettre au-dessus de lui un intellect qui soit éternellement en acte, une intelligence im-passible, fixe, éternellement pensante. Le processus de connaissance de l’homme est, selon Averroès, le suivant : c’est une interaction entre la formation de l’imagination par le corps et les sens, d’une part, et la réception, par l’intellect en puissance, des formes (comprises comme idées des structures universelles, comme vérités abstraites) provenant de l’intellect en acte. Finalement, le corps, particularité individuelle, n’est que traversé par une pensée pure et éternelle. La mort n’est pas la fin de la pensée, mais seulement celle d’un homme. C’est ici que l’Eglise, désireuse d’intégrer la culture gréco-arabe, tombe sur un obstacle. L’immortalité de l’âme doit rester une immortalité individuelle. Les récompenses et les punitions dans l’au-delà (pour le Christianisme comme pour l’Islam) perdent leur sens si après la mort, la personne individuelle se dissout dans un esprit humain universel. D’où le danger que représente l’averroïsme pour les civilisations de type religieux, dans lesquelles les preuves de l’au-delà étaient à la fois conçues par le clergé et organisées sur un plan administratif, financier et politique. Débat n°7 - 3 - DE LA STRUCURE « SCOLASTIQUE » ETABLIE PAR ALBERT. Vers 1256-1257, la Curie Romaine, c’est à dire le gouvernement central de l’Eglise catholique constitué par le, pape et ses cardinaux, se réunit pour décider s’il est permis aux ordres mendiants d’atteindre un poste de pouvoir : l’enseignement. Un prieur de la province dominicaine allemande parvient à convaincre la Curie : Albert de Cologne. La Curie craignait que cette nouvelle philosophie grecque n’anéantisse l’idée de mortalité individuelle. Albert montra à la Curie qu’il n’en était rien, même si Averroès avait, par erreur, enseigné le contraire, cette philosophie lui paraissait sur le fond en accord avec la conception d’un esprit individuel. La méthode d’Albert est de n’admettre « que ce qui peut être prouvé par des conclusions rationnelles ». Cette vision découle d’une conception rationnelle du monde et d’une affirmation claire de la prédominance du spirituel, de l’universel, sur le mortel. L’assimilation de l’héritage gréco-arabe n’est possible que de cette façon. Il présenta le problème à travers une structure dite « scolastique », dont le plan est : - Introduction. Trente arguments contre la perpétuité individuelle. Trente-six arguments pour la perpétuité individuelle. Solution personnelle. Réponse aux trente arguments contre la perpétuité individuelle. Cette structure restera celle utilisée du XIIIème au XVIème siècle pour l’exposé des problèmes scientifiques. A l’époque d’Albert, la scolastique est un réel progrès par rapport au désordre des débats antérieurs. Elle n’est pas encore une machine sclérosée et dialectique, ne supportant pas des avis contraires. DE L’ECHEC D’ALBERT A RESOUDRE LE PROBLEME DE L’INTELLECT. Dans son traité sur l’unité de l’intellect, Albert reprend une trop grande partie de l’héritage d’Averroès pour pouvoir s’en détacher et attaquer ses conclusions. En effet, Albert se devait de reprendre l’idée que ce qui est connu, intelligible pour quelqu’un l’est forcément pour un autre qui découvrirait la même chose. Si mon interlocuteur comprend la même chose que moi, alors nos pensées sont forcément identiques ; le connu est partout identique à soi. Il est dès lors bien difficile de démontrer l’individualité de l’intellect. Dans sa réfutation d’Averroès, Albert va parfois jusqu’à affirmer une dépendance de l’intellect par rapport au corps, ce dernier étant localisé, curieusement, dans la main, et non dans cerveau. L’intellect est ainsi dépendant de la vie de l’homme. Or l’homme existe individuellement, l’intellect, qui lui est lié est donc tout aussi individuel. L’intellect est donc fondé dans l’organisme sensible, non immortel. Comme, d’un côté, Albert s’appuie sur Averroès, et d’un autre côté, il insiste sur l’individualité de l’intellect, de très nombreux disciples d’Albert se trouvent dans différents « camps ». Quand Thomas d’Aquin (mort en 1274) veut montrer la dépendance de l’âme à Débat n°7 - 4 - l’égard du corps, quand Maître Eckhart (mort en 1327) souligne l’individualité de la pensée, tous deux s’inspirent d’Albert le Grand. Débat n°8 - 1 - DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE VIII CITE DE DIEU OU PAIX SUR TERRE : QUI, DE L’EGLISE OU DE L’ETAT DOIT ORGANISER LA SOCIETE ? Philosophie politique contre Papauté. SI ARISTOTE A RETARDE OU FAVORISE LE DEVELOPPEMENT DE LA PHILSOPHIE ET DES SCIENCES EN OCCIDENT. Il n’est pas simple de répondre à une telle question. On se bornera ici à évoquer deux orientations de la pensée d’Aristote. La première concerne le spiritualisme, selon lequel l’homme est avant tout « esprit ». Une telle conception a plutôt tendance à freiner l’essor des sciences et de la philosophie. En effet, si l’homme est d’abord esprit, et non un corps, une individualité, alors on peut parler d’une éthique dualiste (corps d’un côté, esprit de l’autre). L’unité de l’homme est ainsi impensable. La science se concentre alors sur ce qui est à la portée de l’esprit, et seulement du pur esprit. A partir du moment où l’intellect pense, il est identique à ce qu’il pense : ce qui est connaissable est donc bien ce qui est réel. L’acte de penser et l’objet de la pensée sont identiques. Cela exclut toute considération de l’expérience d’un individu. D’autre part, la cosmologie aristotélicienne (évoquée dans nos débats n°6 et 7) indique que le monde doit être fini. Les expériences individuelles, les faits historiques, multiples, innombrables, sont donc exclus du champ de la connaissance : celle-ci n’a aucun lien avec le contexte historique, le langage. Une deuxième orientation se dessine avec la redécouverte d’Aristote, et l’introduction en Occident d’ouvrages traduits par les Arabes (Le Politique). Dans cette optique, Aristote aurait plutôt impulsé un renouveau intellectuel. Dès le XIIIème siècle, il n’est plus possible d ‘éviter des discussions sur l’économie ou l’éthique sans être déconsidéré par la communauté des chercheurs. De vastes secteurs de l’expérience humaine deviennent l’objet de débats philosophiques. On va jusqu’à remettre en cause l’origine de la connaissance humaine, on discute de la signification des concepts « réel », « essence », etc,. D’où la redécouverte d’une éthique qui n’est plus fondée sur le spiritualisme, qui reste le socle d’une conduite de vie typiquement monacale, héritée des vertus stoïques. Si, pour le moine, l’homme est d ‘abord esprit, son comportement tend à dévaloriser toute relation sociale, au profit de la prière et de la contemplation (il s’agit d’une hypothèse du sociologue allemand Max Weber, dont nous reparlerons). La réhabilitation d’une science de la politique va entraîner le renouveau de l’éthique. L’organisation sociale des hommes et des Etats n’est plus seulement une annexe aux thèses théologiques. L’interprétation théocratique du pouvoir politique, le modèle de la Cité de Dieu, change de sens. Augustin la voyait comme une communauté spirituelle d’amour fraternel. Peu à peu, cette vision se réduit au programme politique de l’Eglise romaine. On constate, encore Débat n°8 - 2 - une fois, a quel point des concepts métaphysiques fort abstraits peuvent avoir d’implications politiques. COMMENT THOMAS D’AQUIN (1225-1274) UTILISE LA DOCTRINE POLITIQUE D’ARISTOTE EN FAVEUR DE LA PAPAUTE. Aristote fut utilisé à la fois par les partisans et les adversaires de la domination de la Papauté sur le monde. Ces débats, commencés vers 1250, allèrent très loin dans la surenchère théorique, pour atteindre une sorte de point culminant avec la querelle entre le roi Philippe le Bel (règne 1285-1314) et le pape Boniface VIII (pape de 1294 à 1303), qui, dans sa « bulle » (sorte de lettre publique) intitulée Unam Sanctam (1302) pousse la doctrine de la primauté du pape à un point extrême. On se limitera ici à saint Thomas d’Aquin, qui dans son traité Du pouvoir des princes (1260) avait jeté les bases de la doctrine dite curialiste, par référence à la Curie romaine, nom du gouvernement central de l’Eglise catholique. Augustin explique l’existence d’Etats par le péché originel : suite à sa chute originelle, l’homme est tombé dans un tel état de médiocrité qu’il a besoin de l’Etat pour conduire la société. L’analyse de Thomas d’Aquin est fort différente. L’homme est par nature un être social. Il n’a ni fourrure, ni griffes suffisantes pour se défendre seul. Seul, il ne sait pas d’instinct ce qui peut lui être utile ou nuisible, il n’a pas cette sûreté qui fait que la brebis fuit le loup. Il n’a que sa raison, et ses mains pour fabriquer des outils. C’est pourquoi il est naturel à l’homme de vivre en société, pour que tous puissent s’entraider. La division du travail, l’Etat sont des nécessités « naturelles ». Si le mot avait existé au XIIIème siècle, Thomas d'Aquin aurait sûrement dit que l'homme a bio-logiquement besoin de la société, l'homme est un être de besoin. La conception d’un Etat « naturel » montre bien le chemin parcouru depuis le XIème siècle (voir débat n°4 avec Manegold), dans la vision que les hommes avaient de l’organisation leur société. Si l’on en restait là, l’Eglise n’aurait pas à intervenir, ni dans la théorie, ni dans la pratique. Mais pour Thomas d’Aquin, si le politique a bien une certaine autonomie, il ne peut que rester subordonné à l’autorité du pape. Le politique s’occupe du bonheur terrestre. Mais la vie terrestre ne sert qu’à une chose : préparer la vie dans l’au-delà ! Les moyens terrestres sont dirigés par le roi, mais celui-ci doit agir dans le sens voulu par les autorités religieuses, les seules capables de déterminer ce qui est souhaitable pour le bonheur céleste. Selon lui, la philosophie politique doit donc se mettre au service d’une monarchie pontificale universelle ; ce compromis n’est pas un statu quo mais un véritable programme théologique et politique. COMMENT DANTE (1265-1321) DEFEND L’AUTONOMIE DU POLITIQUE. Dans son traité sur la Monarchie (1316), Dante veut expliquer pourquoi la monarchie universelle est nécessaire. L’action politique est déterminée par la finalité du savoir politique. Les thèses politiques doivent répondre à la question : quel objectif le genre humain doit-il réaliser ? Il ne s’agit pas de l’objectif d’un individu, d’une famille, d’un royaume, mais du but universel de toute l’humanité. ce ne peut être la vie : les animaux la possède également. Il ne peut s’agir que de quelque chose de spécifiquement humain : l’intellect possible ; notion empruntée à Averroès. L’homme se doit de développer son intellect, sa connaissance, non Débat n°8 - 3 - seulement théorique mais aussi artistique, technique, éthique. L’humanité doit développer les richesses qui sommeillent en elle. Mais il y a une condition pour y parvenir : il faut que tous les hommes y participent, il est donc nécessaire, au préalable, que les hommes vivent en paix. La paix : tel doit être le premier souci de l’empereur… Toutefois, l’humanité poursuit un autre but : le bonheur dans l’au-delà. Ce sont deux desseins différents, conduisant à deux béatitudes différentes. Le Christ et les apôtres nous révèlent la seconde, qui relève maintenant de l’autorité spirituelle du pape. Les philosophes nous expliquent la première par la raison, et l’empereur en a la charge. Assurer la paix est l’unique valeur suprême en politique, l’empereur n’a donc pas à dépendre du pape (il en dépend spirituellement, comme tous les hommes, mais pas politiquement). Ce sont, au contraire, les prétentions politiques du pape qui déclenchent des guerres. Dante décelait donc bien une relation entre philosophie et autonomie politique de l’empire. C’est pour cette même raison que Manegold, deux siècles plus tôt, condamne la philosophie. Si philosophes et empereurs se battent pour leur autonomie, c’est aussi pour empêcher le christianisme de tomber dans la cupidité et les crises politiques. N’oublions pas qu’ au Moyen Age, et longtemps après, la Papauté est un Etat à prétention territoriale, avec ses frontières et son armée. Pour Dante, l ‘Eglise doit renoncer à instaurer la Cité de Dieu pour que l’Italie, sa patrie, connaissent enfin la paix. COMMENT MARSILE DE PADOUE (MORT VERS 1342) DEFEND L’IDEE DE SOUVERAINETE POPULAIRE, SANS TOUTEFOIS LA PRECONISER. Une petite remarque préliminaire : au XIème siècle, Wolfhelm n’avait pu affronter Manegold à armes égales sur le terrain de la philosophie politique. Plus tard, par contre, Dante et Marsile de Padoue purent tenir tête à Thomas d’Aquin : l’influence d’Aristote et d’Averroès n’est certainement pas étrangère à cela ; c’est par exemple Averroès qui émit l’idée que la théologie n’a pas à s’immiscer dans le politique. Dans son traité Le défenseur de la paix (1322-1324), Marsile s’en prend aux curialistes, plus durement encore que Dante. La différence est que, pour Marsile, l’empereur n’est pas de taille à assumer son rôle. La souveraineté populaire est la seule force qui puisse s’opposer au pape, à une époque où le pouvoir impérial s’affaibli. Les lois doivent trouver leur origine dans le peuple. Cette tradition de liberté était présente dans bien des villes du nord de l’Italie. On attribue souvent à Marsile, du fait de ce traité, une conception démocratique de l’Etat. Mais il ne va pas aussi loin : si le souverain détient, en droit son pouvoir par la volonté du peuple, il n’a pas à se soumettre à un contrôle démocratique. De plus, au fil des pages du traité, l’empereur prend de l’importance. Cela s explique, pour une large part, par le contexte des années 1320-1340 : de nouveaux monarques abolirent l’autonomie administrative des communes italiennes. La grande crise économique de ce XIVème siècle se profile à l’horizon, les combats s’intensifient. Les villes ne purent tenir leur programme de « liberté » (au sens de libertas : élection de magistrats avec des mandats très courts, de moins de six mois), car les luttes entre les classes dirigeantes devinrent trop fortes. Ainsi, pour sauver la situation, on fit souvent appel à un homme fort, sachant conserver le pouvoir durablement, quitte à ce qu’il le transmettent à ses descendants. L’idée, très critiquée quelques années auparavant, d’une monarchie héréditaire refit surface. Dans ce contexte, Marsile ne pouvait trop élargir l’idée démocratique. Il resta toutefois un Débat n°8 - 4 - élément qui ne fut plus oublié : L’Etat a pour but de maintenir la paix, le bien-être général de la population. Cette situation de conflit poussa Marsile à vouloir concilier religion et organisation politique : les clercs devaient être des citoyens comme les autres. Voilà qui pouvait choquer, dans une société ou le clergé possédait sa propre juridiction, et ne payait pas d’impôt. Il fallait, pour Marsile, intégrer politiquement l’Eglise pour lui permettre de s’épanouir. Cela passait par exemple par la présence de laïcs dans la paroisse ; Marsile développa ainsi des projets concrets, et cette volonté de conciliation a marqué la fin du Moyen Age. Marsile, défenseur de la paix, a sous les yeux les guerres papales, les luttes intestines, parfois sanglantes, dans les communes, le développement des seigneuries. Il lui paraissait important que l’Eglise abandonne l’idée de la Cité de Dieu, qu’elle se soumette aussi aux lois du « législateur humain », c’est à dire, du peuple.