compte rendu paru dans les Archives de philosophie (D

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compte rendu paru dans les Archives de philosophie (D. Thouard)
Wilhelm von Humboldt. Journal parisien (1797-1799), traduit par Elisabeth Beyer, préface d’Alberto Manguel,
Arles, Solin / Actes Sud, 2001, 352 p.
Wilhelm von Humboldt, Essais esthétiques sur Hermann et Dorothée de Goethe suivis d'un article adressé à
Madame de Staël, traduit et présenté par Christophe Losfeld, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, « Opucules phi », 1999, 264 p.
Antonio Carrano, Un eccelente dilettante. Saggio su Wilhelm von Humboldt, con una nota di Fulvio Tessitore,
Naples, Liguori, 2001, 212 p.
Silvia Caianiello, La ‘’duplice natura’’ dell’uomo. La polarità come matrice del mondo storico in Humboldt e
Droysen, Presentazione di Fulvio Tessitore, Catanzaro, Rubbetino, 1999, 135 p.
Johann Gustav Droysen, Précis de théorie de l’histoire, traduit et présenté par Alexandre Escudier, Paris,
Editions du Cerf, coll. « Humanités », 2002, 113 p.
Le Journal parisien 1797-99 de Wilhelm von Humboldt concerne son deuxième séjour, le plus long et le plus
intense à Paris, qu’il avait découvert en août 1789. C’est au cours de ce long séjour qu’il découvrit le pays
basque, d’abord à l’occasion d’un voyage en Espagne, d’août 1799 au printemps 1800, puis de nouveau au
printemps 1801. Et au pays basque, comme on sait, Humboldt se découvrait lui-même en découvrant son
véritable objet : le langage, dans son étrangeté la plus grande. Les années parisiennes de Humboldt (qui
retournera à Paris en 1814-15 et en 1828) sont donc les années de cristallisation. Il travaille à un projet
d’anthropologie comparée (voir G. de Humboldt, Le dix-huitième siècle.. Plan d'une anthropologie comparée,
introduction de J. Quillien, Traduction de Chr. Losfeld, Lille, Presses Universitaires de Lille, "Opuscules phi",
1995), observant à ce titre vivre les Français, suivant la vie savante et politique, rendant visite aux uns et aux
autres, fréquentant les théâtres comme les fêtes nationales, lisant énormément aussi. Alors que la Révolution fête
son dixième anniversaire, elle devient peu à peu de l’histoire et Humboldt glane les anecdotes et les mots des
acteurs. Il décrit les séances au Conseil des Anciens, au Conseil des Cinq-cent, comme à l’Institut. Il esquisse
des portraits des personnalités rencontrées, ou propose, comme le fera Hugo, des « choses vues ». Tout est
matière à analyse pour qui se donne encore l’homme pour objet. Les pièces de théâtre comme les lectures sont
l’occasion de longues recensions. Humboldt est systématique dans sa lecture de Condillac, de Molière, de
Diderot, de Rousseau, de Madame de Staël. Il s’agit de comprendre en profondeur la façon de voir des Français,
pourquoi ils restent imperméables à Kant, malgré les vues fortes de Sieyès. Le lien entre une pratique des idées
et une histoire politique est suggéré dans la méthode, qui inclut toujours un point de vue comparatif. Le jeu des
tragédiens est distingué des pièces qu’ils jouent, les comédies sont matière à des interrogations sur les
conditionnements historiques et géographiques de ce qui fait rire. Mais ce qui retient est la barrière
philosophique, que Humboldt ressent d’autant plus qu’il se pose en véritable ambassadeur des idées de son pays.
Or la « spontanéité du moi » est inintelligible à ses interlocuteurs idéologues. Ses efforts de traduction et
d’explication demeurent vains. Il revient à la charge avec Destutt de Tracy, abordant « tous les points sur
lesquels les deux philosophes se séparent et sur lesquels il faut commencer par s’entendre si l’on souhaite rendre
possible leur rencontre » (p. 109). Mais le moment « où paroles et raisonnements rencontrent leur limite » est
bientôt atteint. Tant pour entrer dans la recherche de Humboldt que pour le panorama passionnante qu’il livre de
la vie intellectuelle et savante sous le Directoire, le Journal de Humboldt est un document essentiel dont il faut
saluer la traduction en français.
De la fin 1797 à avril 1798, une mention revient fréquemment sous la plume de Humboldt : « travaillé à
Hermann et Dorothée ». C’est largement à Paris qu’il rédige en effet ses essais esthétiques, dans le prolongement
de la réflexion de Schiller et à l’occasion de la parution de l’épopée moderne de Goethe, le poème Hermann et
Dorothée narrant la rencontre et les amours d’un garçon de village et d’une émigré fuyant sur la route –fuyant la
France révolutionnaire précisément. L’ouvrage vaut surtout pour l’accent mis sur l’imagination productive dans
la création autant que dans la réception de l’œuvre. Par le contact avec celle-ci, l’imagination de l’artiste peut
« spontanément enflammer » celle de l’auditeur (p. 122 ; p. 65). La théorie générale qui précède la réflexion sur
le genre épique entend réunir l’idéal et l’individuel dans l’art. Mais si le langage est bien évoqué comme le
milieu de l’œuvre poétique par différence d’avec la peinture et la sculpture en particulier, il est encore considéré
comme étant « un moyen destiné initialement à l’entendement » (§ 12, p. 79 ; cf. § 19, p. 93). Humboldt est
encore assez loin des vues qui feront son originalité. Sur le plan de l’interprétation de l’épopée, on peut
considérer aussi que lui, connaisseur de Heyne et de Wolf, reste très timide en posant que « tout tend à l’unité »
chez Homère (§ 22, p. 99), que l’épopée présente l’unité d’une diversité en une totalité. Les avancées de Wolf
dans ses Prolegomena ad Homerum (1795) sur la fabrication des anciennes épopées et la longue histoire de leur
transmission autorisaient plus d’audace – Friedrich Schlegel en tira quant à lui des intuitions en direction d’une
théorie de la littérature infinie. Enfin, le cadre même de la comparaison des Anciens et des Modernes, s’appuyant
sur l’opposition schillerienne entre naïf et sentimental, paraît rester en deçà de la dialectisation des deux termes
opérée par Schiller : Humboldt oppose sommairement à l’Ancien Homère un prototype du Moderne avec
L’Arioste (§ 25) pour faire valoir, par contraste, comment l’épopée de Goethe, quoique moderne dans sa matière,
reste « naïve » dans son traitement, parvenant à être en somme moderne et antique à la fois (§ 45). Ajoutons que
l’enthousiasme de Humboldt pour le poème de Goethe, qui venait de paraître et devait servir de référence à la
Bildung bourgeoise du XIXe siècle allemand, ne paraît plus aussi motivé aujourd’hui (l’édition française en
présuppose la connaissance avec un optimisme qu’on peut juger excessif). L’article rédigé pour Madame de
Staël, qui résume en une trentaine de pages les Essais, plus nerveux et plus pertinent, fait paraître par contraste
ceux-ci comme l’œuvre d’un esprit qui se cherche mais ne s’est pas trouvé (la correspondance avec Chr. G.
Körner fournit une entrée bien plus stimulante dans l’esthétique de Humboldt que ces laborieux essais – la
préface de Chr. Losfeld évoque d’ailleurs directement les limites du livre). Ces deux traductions rendent
Humboldt plus familier au lecteur français tout en rappelant utilement combien il s’efforça lui même de faire le
pont entre la France et l’Allemagne.
Après l’évocation des occupations parisiennes de Humboldt, on comprendra mieux pourquoi, de façon
légèrement provocante, Antonio Carrano a choisi de le qualifier d’ « excellent dilettante ». On peut accorder
cette caractérisation à la condition de préciser que le livre ne porte que sur l’auteur en quête de lui-même, avant
même ses années parisiennes. S’agissant du connaisseur des langues, personne, avec la parution progressive de
ses écrits linguistiques chez Walter de Gruyter, ne se hasarderait à parler d’un « dilettante », fût-il excellent. Le
livre d’A. Carrano réunit donc quatre études sur la formation de Humboldt. La première porte sur son
appropriation de la philosophie kantienne, avec la distance que lui permet de marquer l’empreinte de Jacobi, et
porte la juste définition de « pensée en dialogue ». La seconde expose la formation de sa pensée esthétique dans
le contexte kantien et schillerien, soulignant le rôle de Körner, et confirmant l’intérêt très grand des réflexions
humboldtiennes en ce domaine. La troisième étude qui est aussi la plus étendue aborde la question difficile de
l’éthique, dans un rapport à Jacobi, Kant, Schiller, Aristote. De Jacobi, il retiendra la nécessité de penser une
morale de l’individu, contre le formalisme, mais en corrigeant la passivité existentielle par le travail sur la vertu
comme force. C’est par un équilibre entre les impulsions que l’action peut devenir morale. Vertu et bonheur,
raison et sensibilité doivent être réconciliées dans une morale de l’accomplissement individuel qui doit autant à
Aristote qu’à la pensée moderne de l’individualité.. La médiation entre Anciens et Modernes doit faire une place
autant à l’homme qu’au citoyen dans la construction politique. Carrano insiste en particulier sur l’importance de
la pensée de Georg Forster et de sa conception de la force pour Humboldt (p. 153 sq.). La formation de
l’individu comme Bildung, harmonie des différentes forces, reste la « suprême morale » que Humboldt à en vue.
Enfin, la dernière étude évoque « un programme inachevé » - cette pensée de la Bildung débuchant sur
l’anthropologie comparée à laquelle Jean Quillien n’avait pas hésité, pour sa part, à reconnaître un statut
philosophique. L’inachèvement est inévitable, en un sens, puisque Humboldt entend préserver dans tous les cas
la part de la résistance du réel aux idéaux, s’interdisant de construire une image abstraite pour l’imposer aux
faits. Ni l’idéal de la Grèce, jamais abandonné, ni les idéaux de la Révolution française, ne suffisent à penser la
réalité et à orienter l’action, tant que la diversité fondamentale des situations et des individus n’est pas prise en
compte. A. Carrano dresse un bilan de la pensée humboldtienne quant aux rapports entre individu et société,
l’anthropologie comparée s’inscrivant manifestement dans une réflexion historique sur la différence des époques
et se présentant donc comme une réponse à l’analyse de la modernité conduite dans les années 1790. En
maintenant la part du hasard et de la contingence, en préférant le « Studium » et la compréhension au système et
au « savoir », Humboldt, comme le souligne F. Tessitore dans sa préface, apparaît bien comme « l’anti-Hegel »
du XIXe siècle, pour lequel la reconnaissance de l’histoire n’impliquait pas son absolutisation comme dans
l’historicisme post-hégélien.
C’est aussi la question de l’histoire que traite le bref mais dense livre de Silvia Caianiello sur Humboldt et
Droysen, qui reprend le motif central de la « double nature de l’homme » évoqué par Carrano au centre de son
étude sur la morale (p. 116). Ici, la polarité morale et anthropologique, objet de longues réflexions chez
Humboldt tant à partir de la différence sexuelle qu’à partir de sa lecture de Goethe, est interprétée dans la
perspective de la pensée du monde historique. Droysen s’est en effet référé à Humboldt comme au « Bacon des
sciences historiques ». Ce livre tente d’expliquer que c’est en faisant passer cette « duplicité » anthropologique
du côté de la « seconde nature » du monde historique que Droysen peut à la fois reprendre, poursuivre et
dépasser Humboldt, tout en prolongeant une historicisation propre à la pensée de Humboldt :
« Le
développement de l’idée de la reconstitution continue de la polarité à l’intérieur de la seconde nature est massif
dans la Diversité des langues [introduction au Kavi] et est central pour la conception du dynamisme historique
chez Droysen. » (p. 61). L’homme humboldtien s’appuie sur un monde naturel dont il fait partie et ne peut que
relativement s’en éloigner en tant qu’il participe justement à une culture et une histoire. Avec Droysen, l’homme
appartient à l’histoire comme son élément. La tension entre la nature et l’esprit se rejoue au sein même du monde
spirituel de l’histoire, mais le modèle épigénétique, emprunté par Humboldt à l’histoire naturelle de son temps,
prend chez Droysen la signification d’une autogenèse continue de l’histoire. Contrairement à la métamorphose
goethéenne en effet, qui ne produit pas du nouveau, le modèle épigénétique permet de penser l’engendrement, à
partir d’une polarité, de nouvelles structures inédites (non « préformées »). Cette idée, d’abord appliquée
au « symbole », servira à penser le langage comme energeia et, selon S. Caianiello, devient également le vecteur
d’une « tempolarisation radicale » (p. 76). En s’appuyant en particulier sur des écrits philologiques de Droysen
consacrés à la littérature grecque, l’A. montre comment Droysen abandonne toute référence au cadre naturel
pour penser le monde historique à partir de lui-même dans la culturelle universelle (allgemeine Weltbildung), en
s’inspirant du concept aristotélicien de l’epidosis eis auto (ou progression vers soi, croissance par
intensification). Les deux décrochages entre Humboldt et Droysen concernent le lien au cadre naturel, toujours
évoqué par l’un qui n’avait pas collaboré en vain avec son frère Alexander et négligé par l’autre au profit de la
« seconde nature » produite par l’agir et la pensée humaine, et le rapport au langage qui n’est qu’un medium
parmi d’autres pour l’historien de Droysen. Les herméneutiques qui en dérivent sont bien distinctes, malgré toute
la proximité de leur point de départ. Ne se limitant pas au langage ni aux documents, Droysen conçoit la tâche de
l’histoire comme une « compréhension en recherche » (forschend Verstehen) sans espoir de totalisation
définitive, conformément à la continuité infinie du temps historique. L’historien construit rétrospectivement et
provisoirement le passé à partir des fragments, ce qui garantit, conclut S. Caianiello, l’ouverture herméneutique
aux nouvelles interprétations conférant un surcroît de sens au passé. C’est ce qui fait de l’Historik une
« herméneutique historique ». Cette étude conduit ainsi à une meilleure connaissance et compréhension des
enjeux de l’élaboration d’un « monde historique » au XIXe siècle. Nous signalons pour terminer cette revue la
très utile traduction par Alexandre Escudier du Précis de théorie de l’histoire (Grundriss der Historik), le
manuel de Droysen. Ce texte, composé de paragraphes ciselés, très suggestif sur la tâche de l’histoire, sa
méthode et sa « systématique », avait été traduit au XIXe siècle (1887) sans rencontrer alors beaucoup d’échos,
dans une version dont la présente « s’écarte presque sur chaque point ». Ce texte remarquable méritait une
renaissance que lui fournit cette très soigneuse traduction, rassemblant dans l’introduction toutes les
informations requises pour la lecture. La force de la pensée, la pertinence des positions de Droysen, sur bien des
points, étonnera. Quoique pleinement dans son siècle philosophiquement et politiquement, Droysen a livré dans
son Précis la quintessence d’une réflexion qui, comme celle de Humboldt, est loin d’avoir perdu de sa
pertinence.
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