Quelques procédés d`ethnographie visuelle : contre

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Ateliers Jeunes Chercheurs en Sciences Sociales de L'AJEI
8e édition, New Delhi, 28 février-5 mars 2005
La restitution des données dans la recherche en sciences sociales :
techniques et enjeux
in : Chapitre I / Techniques et supports de restitution des données
Quelques procédés d’ethnographie visuelle : contre-image, contrefilm,
croquis, storyboard, arrêt sur image et photo-montage
Emmanuel Grimaud
Docteur en anthropologie, CNRS
Si les manuels d’ethnographie abordent de plus en plus l’activité d’écriture du carnet de terrain au texte36, ils
apprennent rarement à « multimédiatiser » la prise de notes et il n’existe pas encore d’inventaire des
procédures de travail souvent polyvalentes, mêlant textes, photos, vidéos et modes de figuration graphiques,
utilisées par les anthropologues sur le terrain. Avec le temps, j’ai adopté des techniques de prise de notes et
d’exploitation de données visuelles dont je vais essayer de faire ici l’inventaire. Certaines, peuvent être
perçues comme personnelles, considérées ordinairement comme relevant d‘autres champs d’expression
comme le cinéma ou la bande-dessinée (story-boards, croquis qui flirtent avec la caricature) et pour d’autres
sont sans doute assez banales (descriptions en différé sur les rushes de film, arrêts sur image, photomontages).
Le débat sur les usages de l’image en anthropologie se concentre aujourd’hui essentiellement sur
l’hypermédia et les installations scénographiques (hier annexes mais qui deviennent de moins en moins
périphériques dans la réflexion) plus que sur la place des outils visuels dans le travail ordinaire d’élaboration
conceptuelle. Alfred Gell est l’un des rares anthropologues à avoir soulevé ce problème en confiant dans The
Art of Anthropology37 : « When I am writing papers, I generally start with an image, even in those papers
which don’t have any diagram as such. » Le diagramme fait partie des outils dont nous disposons pour
restituer au final des données mais aussi pour penser en amont du texte, se figurer un projet d’argument ou
formaliser de manière temporaire un univers de relations sociales. Et Gell commente ainsi son propre article
sur l’œuvre de l’anthropologue Marylin Strathern, exercice de formalisation où il met la pensée de Strathern
en diagrammes : « I habitually think in terms of images, and of bringing images to things, and in terms of
graphs such as ‘Strathernograms’. It seems to me that whenever strathern-type social relations are made
manifest, they are made manifest as images of some kind or another, or they often are manifest in this
way. »38. Considérant Lévi-Strauss, Leach et Fortes comme des « graphistes » en puissance, Gell invite plus
loin à relire l’histoire de l’anthropologie comme une production de diagrammes avec des phases d’excès
graphique (les schématisations structurales) et d’autres de verbalisme intense.
Il n’est pas lieu ici d’entrer dans cette histoire, mais il est probable qu’il faille penser ensemble, car elles
entrent souvent en tension, la « pulsion diagrammatique » de l’anthropologie dont parle Gell et le goût pour
la restitution d’« objets inquiétants »39 qui a caractérisé pendant longtemps le cinéma ethnographique. Quand
Jean Rouch disait aimer mettre en circulation de tels objets en parlant de ses propres films, on peut y lire une
proposition méthodologique forte et toujours d’actualité qui contrebalance la froideur du diagramme, un
encouragement à mettre à disposition des « données brutes » qui sont suffisamment puissantes pour
1
bousculer nos idées préconçues40. Vue de manière très rapide, l’anthropologie semble osciller dans son
rapport à l’image entre ces deux tendances :
La première vise à schématiser ou épurer les données en se les réappropriant « graphiquement » et la seconde
cherche à l’inverse à injecter de l’inquiétude en transmettant des données visuelles dans leur impureté ou leur
brutalité. Je traiterai essentiellement ici du « rush de film » dans sa complémentarité par rapport au texte et
au croquis, sans qu’il soit question du film ethnographique à proprement parler, c’est-à-dire d’œuvres
fabriquées dans le but d’être projetées devant un public, qui posent leurs problèmes propres. Il arrive en effet
à beaucoup d’entre nous de manipuler une caméra sur le terrain sans forcément que cela donne lieu à des
« œuvres » filmiques. Le travail d’indexation des données peut se traduire dans certains cas par une
accumulation boulimique ou un profond désir d’exhaustivité et la quête d’épaisseur descriptive se
transformer en un « culte du rendu » ethnographique. Celui-ci a largement gagné en moyens d’expression
avec la popularisation des caméras digitales, des logiciels de traitement dimages ou avec les programmes
informatiques qui permettent une indexation plus précise et fusionnelle de données visuelles, sonores et
textuelles. S’il me semble important d’esquisser une réflexion sur ces rushes de film qui ne donnent pas
naissance automatiquement à des oeuvres mais qui se révèlent souvent productifs dans l’écriture d’un texte,
il me paraît tout aussi essentiel d’interroger simultanément, dans leur rapport à l’écriture, le film, la photo et
le croquis comme trois facettes d’une même pratique.
Ce qui m’intéresse est moins le débat sur la primauté de la pensée figurative sur le texte (ou le fait que
certains trouvent plus productifs de penser en images) que de voir en quoi les graphes, les croquis et les
images (photos ou films) produits par le chercheur gagnent à être conçus comme des « réactions » à des
imageries ambiantes (c’est-à-dire aux autres productions graphiques qu’il peut rencontrer sur le terrain)
plutôt que comme des actes conceptuels originaires. Comment concevoir le travail filmique, photographique
ou encore diagrammatique sur des terrains déjà saturés d’images ? Comment confronter ses propres images à
celles des autres et quelle pertinence peut-on attendre de telles comparaisons ? Par ailleurs, si toutes les
productions visuelles constituent potentiellement des objets pour l’anthropologie, qu’est-ce qui fait la
spécificité d’une imagerie « ethnographique » par rapport à d’autres41 ? Ces questions se posent à bon
nombre d’entre nous sur des terrains variés et elles ont généré des tentatives de réponse dans le champ
anthropologique qui ne sont pas toujours convaincantes, sans doute parce que l’on cherche à définir de
manière essentialiste un « genre visuel » là où il faudrait s’intéresser à la grande variété des configurations 42
dans lesquels l’ethnographe est amené à prendre des photos, à se servir d’une caméra ou à faire des croquis.
Ces configurations génèrent souvent de façon accidentelle de nouveaux genres d’imagerie ethnographique.
La question me paraît être, décalant un peu la formule de Rouch, de savoir en quoi les images constituent un
outil privilégié pour produire des objets doués d’un potentiel d’inquiétude « épistémologique » (qu’il ne faut
pas confondre avec une quête d‘exotisme visuel)43.
Vous êtes conviés à vous référer au CDROM joint pour la présentation complète et les illustrations de cet
atelier.
Références
Becker, H., 1995, « Visual sociology, Documentary Phography and Photojournalism: It’s. (almost) a matter
of context », Visual Sociology, 10 (1-2) : 5-14.
Becker, H., 2002, Les ficelles du métier ou comment construire sa recherche en sciences sociales, Paris, La
Découverte.
2
Banks, M., et Morphy, H. (Eds), 1997, Rethinking Visual Anthropology, New Haven, Yale University.
Comolli, J.-L., et Rancière, J., 1997, Arrêt sur Histoire, Paris, Editions du Centre George Pompidou.
Depaule, J.-C., 1994, « Questions d’angle. A propos de photographies d’intérieurs », Xoana, 2 : 119-132.
Garfinkel, H., 1967, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall.
Gell, A., 1999, The Art of Anthropology - Essays and Diagrams, Londres, Londond School of Economics
Monographs Series.
Grimaud, E., 2004, Bollywood Film Studio, Paris, CNRS Editions.
Hermant, E., et Latour, B., 1998, Paris Ville Invisible, Paris, Les empêcheurs de penser en rond.
Leblanc, G., et Devismes, B., 1991, Le double scénario chez Fritz Lang, Paris, Armand Colin.
Olivier de Sardan, J.-P., 1994, « Pacte ethnographique et film documentaire », Xoana 2 : 51-64.
Piault, M.-H., 2000, Cinéma et anthropologie, Paris, Nathan.
Piette, A., 1996, Ethnographie de l’action - le mode mineur de la réalité, Paris,Métailié.
Rouch, J., 1975, « Mettre en circulation des objets inquiétants », Nouvelle Critique 82, mars.
Saint-Vincent, O., Saint-Vincent, R. et Jacquinot, R., 2002, Guide pratique du storyboard, Paris, Editions
Scope et Maison du Film Court.
3
Notes
36 L’un des plus utiles à mes yeux reste à ce jour celui de Robert M. Emerson, Rachel I. Fretz et Linda L. Shaw, 1995,
Writing Ethnographic Fieldnotes, Chicago, Chicago Guides to Writing, Editing and Publishing.
37 1999, p. 11.
38 Ibidem.
39 Rouch, 1975.
40 Le cinéma ethnographique a largement contribué au débat sur la restitution, introduisant en anthropologie des
questionnements d’autant plus intéressants qu’ils réagissaient à l’abstraction de l’argumentation anthropologique en
général et constituaient un rappel à l’ordre pour un meilleur ancrage interactionnel de l‘analyse (Piault, 2000). Pour un
élargissement de l’anthropologie visuelle, au-delà du film ou des images, à l‘ensemble des « écosystèmes de la
perception visuelle », voir Banks et Morphy, 1997.
41 Howard Becker se pose une question similaire à propos de l’usage de l’étiquette « sociologique » appliqué à la
photographie (Becker, 1995).
42Un terrain est toujours imbibé de mises en scène par rapport auxquelles le photographe, aussi ignorant soit-il de ces
pratiques, se situe même inconsciemment dès lors qu‘il choisit un angle de vue. Sur ce point, voir (Depaule, 1994).Je
reviens sur ce point plus loin dans l’analyse.
43On remarquera que le goût pour les « objets inquiétants » dont parle Rouch peut être facilement assimilé à de
l’exotisme. Or les objets inquiétants tiennent largement sans lui et se justifient plutôt par le trouble épistémologique
qu’ils procurent. Celui-ci doit être renouvelé constamment. Il est probable que les rituels de possession filmés par
Rouch n’ont plus la même capacité de trouble aujourd’hui, mais le cinéma ethnographique passe son temps à générer de
nouvelles formes d’inquiétude au coeur même de la modernité et il est tout à fait possible que des films redeviennent
troublants après plusieurs décennies d’oubli.
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