La Croisade albigeoise - Histoire et Cultures en Languedoc

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La Croisade albigeoise
Entre légalité et légitimité
18 juin 1209 – Devant le triple portail de l’abbaye bénédictine de Saint-Gilles, où pour la
première fois dans la Chrétienté la pierre raconte, en une immense frise sculptée, toute la
Passion du Christ, un homme gravit nu-pieds les marches du parvis. Il est en braies, et sans
chemise. Trois légats pontificaux, trois archevêques et dix-neuf évêques en vêtements
d’apparat l’attendent, les bras chargés de livres saints, de ciboires et de reliquaires. L’un des
légats lève alors un faisceau de verges, et l’abat mollement sur le dos de l’homme, qu’il
conduit ensuite, par la porte centrale, à l’intérieur de l’église. Quelques instants plus tard,
Raymond, sixième du nom, âgé de 54 ans, depuis 15 ans comte de Toulouse, duc de
Narbonne et marquis de Provence, jure solennellement obéissance et fidélité à la Sainte Eglise
catholique romaine. Il s’engage, notamment, à chasser de ses terres les hérétiques…
Jeudi saint 12 avril 1229 – Devant le triple portail éclatant de blancheur de la cathédrale
Notre-Dame de Paris, dont le décor sculpté vient tout juste d’être achevé, un homme de 32
ans, nu-pieds, en chemise et en braies, se tient agenouillé devant un enfant-roi, Louis IX, sa
mère la régente Blanche de Castille, le cardinal-légat Romain Frangipani, et une innombrable
assemblée de prélats, abbés, moines, grands seigneurs, chevaliers et notables. Cet homme,
c’est Raymond VII, qu’on avait longtemps appelé Raymond le Jeune ou Raymondet, jusqu’à
ce qu’il succède à son père en 1222. Comme ce dernier vingt ans plus tôt, il s’engage
solennellement envers l’Eglise, mais aussi, cette fois, envers le roi. Alors il entre dans la
cathédrale et, devant le maître-autel, reçoit l’absolution des mains du cardinal-légat. Car il
vient de signer la paix, en promettant, notamment, de combattre les hérétiques de son comté…
*
Les deux humiliantes cérémonies de pénitence auxquelles ont dû se plier à vingt années
d’écart deux comtes successifs de Toulouse, – le père puis le fils – encadrent rigoureusement
la guerre connue sous le nom de « croisade albigeoise » – en fait, croisade contre les
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albigeois, ce terme désignant alors, on le sait, les hérétiques qu’on appelle aujourd’hui
couramment les cathares.
Pourquoi « croisade » ? Parce qu’il ne s’agit pas d’une guerre ordinaire, mais d’une guerre
sainte. Parce qu’il ne s’agit pas de la ruée sauvage et incontrôlée de chevaliers du Nord qui
auraient pris prétexte de l’hérésie cathare pour se ruer sur le futur Languedoc et s’y tailler des
domaines au soleil méridional. C’est une croisade, parce qu’il s’agit d’une institution, fondée,
définie et codifiée par la Sainte Eglise catholique romaine : cette institution impose des
devoirs, mais en retour donne des droits et distribue des récompenses.
Le devoir, c’est de s’engager à combattre, donc à risquer sa vie, au service du Christ, au
moins pour quarante jours – non compris, évidemment, le temps du voyage.
Le droit, c’est de voir ses biens et sa famille placés sous la protection du Saint-Siège durant
toute la durée de l’engagement ; ce qui signifie l’excommunication de quiconque porterait
atteinte ou ferait tort aux biens ou à la famille du croisé.
La récompense, c’est l’indulgence, c’est-à-dire la rémission totale ou partielle des péchés,
ce qui permet à l’âme du croisé de faire dans l’au-delà, le moment venu, l’économie d’un
temps de Purgatoire, voire de toute la durée de celui-ci. Mais on va vite voir que la croisade
albigeoise n’était pas riche seulement de récompenses spirituelles.
*
Comment la mise en œuvre d’une telle institution fut-elle possible, non pas, cette fois,
pour la délivrance de la Terre sainte ni pour la Reconquista de l’Espagne sur les Maures qui
l’occupaient depuis cinq cents ans, mais sur le sol même de l’Europe chrétienne, contre des
gens qui se réclamaient eux-mêmes du Christ ?
En fait, il y avait beau temps, au XIIIe siècle, que le pacifique message des Evangiles avait
été très sérieusement amendé. Dès le Ve siècle, saint Augustin avait jugé trop débilitant le
« Tu ne tueras point » des Ecritures, si on le prenait au pied de la lettre. Il estima qu’il pouvait
y avoir un juste usage de la violence, notamment pour convertir les païens. Cette notion de
guerre juste fut naturellement étendue aux Infidèles quand l’Islam conquérant fit irruption sur
la scène de l’Histoire et, dès lors qu’il fallut combattre les Musulmans pour préserver la
sécurité du pèlerinage de Jérusalem, on passa de la « guerre juste » à la « guerre sainte » : tout
chrétien qui mourrait au combat contre les Infidèles était assuré de son salut. Saint Bernard,
au XIIe siècle, théorisa définitivement le légitime emploi de la violence : un chevalier du
Christ n’a pas à craindre de mourir au cours d’une guerre sainte, car il va droit au Paradis ; il
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n’a pas plus à craindre de tuer, « car s’il tue, c’est pour le Seigneur », écrit saint Bernard dans
la Règle qu’il délivra en 1128 aux Templiers.
Il suffisait d’étendre aux hérétiques l’opprobre jeté sur les Infidèles pour rendre possible
une croisade en terre chrétienne. « Prendre la croix » contre les cathares était une garantie de
salut. « Ils sont pires que les Infidèles », avait d’ailleurs écrit d’eux le pape Innocent III…
*
Promesse de salut liée à l’engagement dans une guerre sainte au service de la « vraie foi »
– celle définie par l’Eglise romaine ; haine farouche de ceux qui se dressaient contre celle-ci,
et qu’une habile campagne de prédication, pour ne pas dire de propagande, avait suscitée et
entretenue auprès des foules ; tels furent certainement les deux plus puissants ressorts qui
poussèrent tant de gens, des plus humbles barons aux plus grands vassaux du roi de France, à
« prendre la croix », c’est-à-dire à s’engager dans la militia Christi, la Chevalerie du Christ,
pour s’en aller pourfendre l’hérétique. Ne glosons donc pas inconsidérément sur les ambitions
temporelles. Elles ont eu leur part, c’est certain, dans plus d’un vœu de croisade. Mais ce ne
fut qu’une très petite minorité de croisés qui se fixa en Languedoc à la faveur de la guerre, s’y
tailla des domaines et tenta d’y faire souche. La plupart d’entre eux ne s’engageaient que pour
quarante jours – la « quarantaine » suffisant à leur procurer les « indulgences de croisade ».
Curieusement ce fut la guerre sainte telle que le pape Innocent III en développa les
fondements institutionnels, qui porta en elle le germe de la conquête française.
Dès son avènement, en 1198, il comprit que s’il voulait lutter efficacement contre l’hérésie,
il lui fallait durcir le droit répressif.
Quel arsenal juridique trouva-t-il en effet à sa disposition ?
On peut dire, en
schématisant un peu, que l’Eglise distingue alors très nettement
l’hérétique avéré, celui ou celle qui, ayant reçu le sacrement de l’imposition des mains, est
membre de ce qu’on appelle évidemment « la secte », et le protecteur, fauteur ou complice
d’hérésie : celui qui tolère des hérétiques sur ses domaines et entretient des relations avec
eux. Le premier doit être capturé et, s’il n’abjure pas, remis au bras séculier qui appliquera
une peine corporelle – le plus souvent le bûcher. A défaut de pouvoir être capturé, l’hérétique
doit au moins être chassé. Dans les deux cas, la sanction s’accompagne de la confiscation de
ses biens. Quant au simple protecteur ou complice d’hérésie, il ne tombe que sous le coup de
peines spirituelles : excommunication, anathème, interdit.
Un grand pas avait été franchi en 1179 avec le canon 27 du troisième concile œcuménique
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du Latran. Le concile s’en était tenu à la traditionnelle distinction entre les hérétiques avérés
et les simples protecteurs, recéleurs et complices d’hérésie. Contre ces derniers, il avait
renouvelé les peines spirituelles. Mais contre les hérétiques avérés, il avait durci le ton : il
avait rappelé que l’emploi de la violence était légitime pour les chasser et confisquer leurs
biens. Mais il avait ajouté que quiconque prendrait les armes à cette fin bénéficierait d’une
remise de deux ans de pénitence, assortie de la mise sous la protection du Saint-Siège « à
l’instar des pèlerins du Saint-Sépulcre ». On tient là, à l’état embryonnaire, une définition de
ce que sera la croisade albigeoise.
*
La grande idée d’Innocent III, ce fut d’étendre des hérétiques avérés à leurs simples
complices le principe de la confiscation des biens. Son application, naturellement, ne pourrait
se faire que par la force. Trois mois après son évènement, il chargea l’archevêque d’Auch de
« mobiliser les princes et les peuples » du comté de Toulouse et des principautés voisines,
pour qu’ils prennent les armes contre les hérétiques et les fauteurs d’hérésie, afin de
confisquer les biens des uns et des autres.
Hélas, les seules forces armées qui auraient pu remplir cette tâche – chevalerie de la grande
et petite noblesse rurale, et milices urbaines – étaient elles-mêmes immergées dans une
société trop largement acquise à l’hérésie. Ni les hobereaux de la campagne ni les consulats
urbains n’allaient quand même se confisquer à eux-mêmes leurs propres biens !… Personne,
évidemment, ne bougea.
Alors, faute de trouver sur place, malgré ses appels réitérés, les armes qui eussent été
nécessaires, Innocent III se vit contraint d’aller chercher ailleurs l’armée dont il avait besoin.
Il s’adressa au roi de France. Pendant des années, il n’eut aucune réponse. Finalement, en
1204, il signifia à Philippe Auguste qu’il « exposait en proie » les domaines du comte de
Toulouse, c’est-à-dire qu’il les offrait au premier occupant catholique qui voudrait s’en
emparer, à charge pour lui, naturellement, d’y sévir contre les hérétiques. Demandant même
au roi de prendre la tête de l’expédition, il lui fit cette extraordinaire suggestion :
« Confisquez les biens des comtes, des barons et des citoyens qui ne voudraient pas éliminer
l’hérésie de leurs terres. Ne tardez pas à rattacher le pays tout entier au domaine royal… »
Et pourtant le roi refusa…
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Quand on connaît la suite des événements, ce refus laisse perplexe. On sait en effet que la
croisade albigeoise n’aura aucun effet sur le plan religieux : en 1229, c’est-à-dire au bout de
20 ans de guerre, le catharisme se retrouvera aussi fort, sinon plus, qu’en 1209 ; au point que
l’Eglise, renvoyant la chevalerie française dans ses foyers, devra inventer un nouveau système
de répression de l’hérésie, et ce sera l’Inquisition – laquelle mettra certes un siècle à venir à
bout du catharisme, mais elle y parviendra. En revanche, la croisade aura, au plan
géopolitique, et non plus religieux, des conséquences majeures : en annexant au domaine
royal capétien les vicomtés de Béziers, Carcassonne et Albi ainsi que la moitié des Etats du
comte de Toulouse, et en préparant à moyen terme l’annexion du reste, le traité qui sera signé
à Paris en 1229 arrachera définitivement le Languedoc aux ambitions de la Maison de
Barcelone. Dans le même temps, il ouvrira au royaume de France une large fenêtre sur la
Méditerranée
Cette croisade dont la Couronne capétienne allait tirer tous les bénéfices que l’on sait, le
roi de France, dès le départ, ne la voulait donc pas ! De silences indifférents en réponses
dilatoires, Philippe Auguste réduisit le Saint-Siège à l’impuissance, le contraignant à envoyer
en Languedoc, à défaut des soldats qu’il ne trouvait nulle part, des moines prédicateurs, en
majorité des cisterciens, afin d’essayer de convaincre les habitants, des plus humbles foules
jusqu’aux plus puissants seigneurs, de ne pas abandonner le pays à l’hérésie.
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Ce que les historiens ont donc appelé la « croisade spirituelle », – mais qui n’avait été, en
fait, qu’un pis-aller – finit quand même par faire place à la croisade des armes, lorsque, en
janvier 1208, fut assassiné, non loin de Saint-Gilles-du-Gard, le légat pontifical Pierre de
Castelnau. Innocent III lança aussitôt à toute la Chrétienté un cri d’alarme indigné, dénonçant
le comte de Toulouse comme l’instigateur du crime et renouvelant l’« exposition en proie » :
« En avant, chevaliers du Christ !... Qu’il soit permis à tout catholique, non seulement de
combattre le comte en personne, mais encore d’occuper et de conserver ses biens. Chassez-le,
lui et ses complices, dépouillez-les de leurs terres… ».
Philippe Auguste tenta bien, une dernière fois, d’empêcher la croisade. Brandissant le droit
féodal, il répondit au pape que son intervention dans le sud du royaume était parfaitement
illégale : « Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi, lui répondit-il vertement. Car le comte de
Toulouse est mon vassal, et c’est moi, le roi, qui ai seul le pouvoir de destitution et
d’investiture… ».
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Le pape avait bel et bien prévu cette réaction. Aussi, dans l’espoir d’apaiser les craintes
du roi, il avait inséré dans ce droit canonique de la croisade une clause particulière, propre,
pensait-il, à ne pas heurter la légalité féodale. C’est la clause salvo jure domini principalis,
c’est-à-dire « de la sauvegarde des droits du seigneur supérieur » ; elle impliquait que pour ne
pas léser les droits du suzerain, autrement dit pour sauvegarder la légalité féodale, celui qui
aurait, aux yeux de l’Eglise, légalement conquis une terre hérétique, devrait faire hommage de
sa conquête au suzerain légitime de celle-ci.
Eh ! bien, malgré cette clause de sauvegarde, le roi s’obstina dans son refus.
Las ! Sitôt connu l’assassinat du légat, la pression du haut clergé de France et des grands
barons du royaume fut telle que Philippe Auguste finit par consentir à autoriser ces derniers à
prendre la croix, notamment le duc de Bourgogne et le comte de Nevers. Mais il resta
intransigeant sur deux points : non seulement il ne prendrait pas la tête de l’expédition, mais il
interdisait formellement à son fils le prince Louis de s’y engager. L’assassinat de Pierre de
Castelnau ne fut donc pas la cause d’une guerre que le pape voulait en fait depuis dix ans, et
que Philippe Auguste s’était obstiné à empêcher. Mais, à coup sûr, il débloqua la situation…
La croisade put donc se mettre en marche à la fin du printemps 1209. En fondant la guerre
sainte sur le principe de la légitime et nécessaire dépossession, par la force, des complices et
fauteurs d’hérésie, c’est-à-dire de la noblesse rurale et des consulats urbains du comté de
Toulouse et des principautés voisines, Innocent III avait fatalement ouvert la voie à la
conquête française. Mais il l’avait fait en opposant de front à la légalité féodale, cette autre
légalité qu’était le droit de la croisade. D’entrée de jeu, la croisade albigeoise se présenta donc
comme un conflit ouvert entre le droit féodal, évidemment traditionnel, et le droit canonique
élaboré par Innocent III pour les besoins de sa cause.
Mais cela n’empêcha pas le solennel appel aux armes lancé par le Souverain Pontife d’être
entendu dans le royaume de Philippe Auguste, et même bien au-delà. A la chevalerie d'Ile-deFrance, de Normandie, de Picardie, de Flandre, de Champagne, de Lorraine et de Bourgogne,
se joignirent des Rhénans, des Frisons, des Bavarois, même des Autrichiens, et quelques
Anglais... Ce fut une armée internationale qui déferla par la vallée du Rhône, sous la conduite
d’un légat pontifical, l'abbé de Cîteaux lui-même, Arnaud-Amaury.
Sans compter qu’arriva aussi, par le Quercy, une autre troupe, assurément bien moins
importante, mais rassemblant des seigneurs d’Auvergne, du Limousin et de Gascogne –
autrement dit des Occitans ! – qui avaient certainement des comptes personnels à régler avec
Toulouse…
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*
Pris de peur, Raymond VI, qui est tout sauf un chef de guerre, tente de gagner du temps en
se précipitant au devant des croisés et en faisant amende honorable, à Saint-Gilles, devant
leurs chefs religieux. C’est l’humiliante cérémonie, la première, que nous avons évoquée au
début de notre propos. Le neveu de Raymond VI,
Trencavel, vicomte de Béziers,
Carcassonne et Albi, essaie de faire de même, mais les légats refusent de l’admettre à
pénitence, parce qu’il faut quand même faire une démonstration de force en pays hérétique.
C’est alors, le 22 juillet, le sac de Béziers. Trois semaines plus tard, l'armée catholique
s'empare de Carcassonne et capture Trencavel, qui est destitué, et d’ailleurs assassiné peu
après. Alors, au nom de l’Eglise, Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux, légat d’Innocent III et
chef spirituel de la croisade, donne la terre conquise à un seigneur d'Ile-de-France, valeureux
vétéran des croisades d'Orient, qui sera désormais le chef militaire de l'armée d'invasion,
Simon de Montfort.
Et voici qu’à la guerre s’ajoute immédiatement, mais à l’intérieur, pourrait-on dire, de la
croisade elle-même, le conflit interne qui était inévitable. On a vu que le droit de la croisade
exigeait que le conquérant fît hommage de la terre conquise au suzerain légitime de celle-ci.
Or le suzerain de Carcassonne, c’est Pierre II, comte de Barcelone et roi d'Aragon – et par
ailleurs beau-frère de Raymond VI. Et Pierre II a la même réaction que Philippe Auguste :
quand Simon de Montfort lui présente son hommage, autrement dit déclare le reconnaître
pour son suzerain et lui demande de le reconnaître en retour pour vassal au titre de la vicomté
de Béziers-Carcassonne, Pierre II refuse. De quel droit en effet l’Eglise lui impose-t-elle un
vassal qu’il ne connaît pas, – et de surcroît un seigneur français, vassal direct du roi de
France ! – à la place du vassal légitime qu’il n’a nullement destitué ? Mais voilà ! Pierre II est
lui-même vassal du Saint-Siège, c’est Innocent III en personne qui, en 1204, l’a couronné à
Rome. Il ne peut éternellement refuser un vassal que lui impose son propre suzerain. Au bout
de dix-huit mois de difficiles tractations, il finit donc par accepter le fait accompli, il
reconnaît Simon de Montfort pour nouveau vicomte de Carcassonne et Béziers, mais à une
condition expresse : c’est qu’il se contente de la vicomté conquise, et qu’il laisse en paix ses
voisins. La légalité féodale, en effet, impose au suzerain un devoir de police sur tous les
domaines qui relèvent de lui. Pierre II veut donc la paix sur ses États, et entend bien mettre à
l’abri de la guerre ses vassaux les comtes de Comminges et de Foix, mais aussi son beau-frère
le comte de Toulouse, avec qui il a signé secrètement à Millau, en 1204, un traité d’alliance
défensive « contre tout homme au monde »…
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Simon de Montfort, lui, ne l’entend pas tout à fait de cette oreille…
A dire vrai, en effet, sa position est très inconfortable, parce que qu’elle est très ambiguë.
Vassal fidèle du roi, il entend bien l’être, mais dans le cadre strict des obligations féodales.
C’est ainsi que quand Pierre II s’en va, en 1212, combattre les Almohades au fin fond de
l’Espagne, Simon lui envoie un contingent de ses propres chevaliers.
En revanche, pour tout ce qui touche à la cause de l’Eglise et à la lutte contre l’hérésie, le
droit de la croisade a à ses yeux la primauté sur le droit féodal. Du fait même de son « vœu de
croisade », de son engagement personnel dans la militia Christi, Simon estime que c’est non
seulement son droit, mais son devoir, de combattre partout les complices de l’hérésie, et
même les complices des complices, y compris, éventuellement, son suzerain le roi d’Aragon,
si par malheur celui-ci venait à apporter quelque soutien que ce soit à Raymond VI de
Toulouse et à Raymond-Roger de Foix, complices avérés d’hérésie…
Or c’est ce qui se passe dès le printemps 1211. Sitôt, en effet, qu’il a achevé la conquête de
l’ancienne vicomté de Trencavel, qui lui revient maintenant de droit, Simon se jette sur les
domaines de Raymond VI, car celui-ci, après la pénitence de Saint-Gilles, est tranquillement
rentré chez lui et a fait la sourde-oreille à toutes les injonctions de l’Eglise. Il est redevenu
l’ennemi public n° 1 de l’Eglise…
Toulouse soutient certes victorieusement le siège que Simon met devant la ville en juin
1211, mais la croisade agit comme un rouleau compresseur : en moins de dix-huit mois,
Simon conquiert la totalité du comté de Toulouse, moins Toulouse et Montauban, il effectue
des raids dévastateurs sur le comté de Foix, dont il occupe une partie, ainsi que sur le comté
de Comminges, et, en décembre 1212, comme s’il était déjà comte de Toulouse en titre, il
proclame à Pamiers les Statuts de la terre conquise…
Raymond VI et les Toulousains n’avaient pas attendu cette fatale échéance : dès le courant
de 1212, ils avaient appelé Pierre II au secours. Ce n’est hélas qu’au début de 1213 que celuici, grâce à sa victoire sur les Almohades à Las Navas de Tolosa, a enfin les mains libres pour
s’occuper de ce qui se passe au nord des Pyrénées. Il élabore alors un vaste plan de règlement,
qu’il soumet à Innocent III, mais qu’il met imprudemment en œuvre avant même de recevoir
la réponse du Souverain Pontife. Il arrive à Toulouse en janvier 1213. Il se fait solennellement
prêter serment de fidélité par Raymond VI, son fils le futur Raymond VII, les consuls de
Toulouse et ceux de Montauban, devenant ainsi leur suzerain en lieu et place du roi de France.
Les comtes de Foix, de Comminges, et le vicomte de Béarn, lui renouvellent leurs propres
serments de fidélité. Tous ces serments impliquent qu’en tant que leur suzerain, il prend
désormais sous sa protection tous les Occitans déjà spoliés par la croisade ou menacés de
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l’être, ce qui signifie qu’il les défendra désormais les armes à la main contre tout nouvel
assaut de la militia Christi.
Le roi a beau promettre à l’Eglise, du même coup, de se porter personnellement garant de
l’orthodoxie de ses protégés, dont il s’engage à mettre les domaines sous séquestre s’ils
viennent à faillir, c’est le scandale dans les rangs de la croisade ! Estimant que son suzerain
Pierre II, en s’engageant à prendre la défense des complices d’hérésie, a forfait à ses devoirs
de souverain catholique, Simon de Montfort lui envoie en bonne et due forme son défi…
L’affrontement a lieu le 12 septembre 1213 dans la plaine de Muret, aux portes de
Toulouse. Contre toute attente, la cavalerie lourde des croisés met en déroute la coalition
occitano-catalane, pourtant infiniment supérieure en nombre. Pierre II lui-même est tué dans
la bataille. Raymond VI, vaincu, s'exile en Angleterre. Deux ans plus tard, le concile
œcuménique du Latran le destitue officiellement et donne le comté de Toulouse à Simon de
Montfort.
En vertu de la clause de sauvegarde des droits du seigneur supérieur inscrite dans le droit
de la croisade, Simon est alors dans l’obligation de s’en aller en France faire hommage de sa
conquête à Philippe Auguste. Trop heureux, lui qui ne voulait pas de cette guerre, de voir
Toulouse arrachée à la mouvance aragonaise et renouer avec la Couronne de France un lien de
vassalité qui n’était devenu depuis longtemps qu’une fiction
juridique, le roi accepte
l’hommage du conquérant : comment refuser ce Languedoc que l’Eglise, dont il avait pourtant
tenté de contrecarrer le projet, lui apporte maintenant sur un plateau ?
De la mise en œuvre de la croisade et des principes canoniques qui la fondaient, une
légalité nouvelle était donc née en Languedoc, substituant à la fois à Trencavel et à Raymond
VI de Toulouse un seigneur venu du nord. En acceptant l’hommage de ce dernier, le roi de
France doublait cette légalité canonique de la plus solide légalité féodale.
*
C’était sans compter sur les Toulousains, et, d’une façon générale, sur les peuples
indigènes. Il suffit de lire la Chanson de la croisade albigeoise, écrite par un fidèle de
Raymond VI et de Raymond VII, et qui vécut toutes ces années dramatiques dans le camp
occitan, pour voir combien les populations refusèrent le nouvel ordre qui leur était imposé, et
en tout premier lieu le seigneur français désigné par le concile du Latran et confirmé par le
roi. Le vocabulaire est sans ambigüité : Simon de Montfort n’est que le senher apostitz, le
seigneur postiche, le comte fantoche, auquel le poète oppose le « comte naturel », c’est-à-dire
le prince légitime. Mieux : c’est tout un ensemble de valeurs de civilisations, exprimées par le
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maître-mot de Paratge, qu’aux yeux des Occitans l’ordre né de la croisade a bafoué et détruit.
Dès lors, le chemin est tout tracé : la guerre de libération qui s’engage en 1216 a un double
objectif ; l’un est de l’ordre des idéaux collectifs et de leur symbolique : restaurer Paratge ;
l’autre est très concret : chasser les Français et rendre le pays à sa dynastie légitime.
*
Cette guerre va durer huit années, marquées par des épisodes fameux : l’échec de Montfort
devant Beaucaire pour tenter de le reprendre à Raymond le Jeune, l'insurrection de Toulouse
contre la garnison croisée, sa réoccupation par Raymond VI et son fils, la restauration des
institutions consulaires abolies par Simon de Montfort, enfin la mort de ce dernier en 1218, la
tête fracassée par un boulet de catapulte alors qu'il assiège la ville rebellée. Son fils Amaury
lui succède dans ses titres de comte de Toulouse et de vicomte Carcassonne et Béziers, et par
conséquent dans le commandement de la croisade. Vaillant, mais inexpérimenté, il perd peu à
peu toutes les conquêtes de son père. En 1224, assiégé à son tour dans Carcassonne par les
comtes de Toulouse et de Foix, il capitule, et rentre en Île-de-France avec le dernier carré de
ses fidèles. Inutile de dire qu'au fur et à mesure que les princes occitans avaient libéré des
croisés leur pays, les communautés cathares qui avaient échappé aux grands bûchers collectifs
de la croisade s'étaient tranquillement réinstallées chez elles...
Bref, après quinze ans de guerre, la croisade s'est soldée par un échec complet.
Cela ne signifie pas du tout, cependant, qu’on en est revenu à la situation d’avant 1209.
Certes, Raymond VI, puis Raymond VII, ont récupéré de fait leurs titres et leurs domaines. Le
jeune Trencavel, le fils du vaincu de 1209, a récupéré de son côté Carcassonne. Cependant,
aux yeux de l’Eglise comme à ceux de la Couronne, ce ne sont là que des usurpateurs… Le
comte légal de Toulouse, qui est aussi le vicomte légal de Carcassonne, c’est Amaury de
Montfort, fidèle serviteur de l’Eglise romaine, et vassal direct du roi de France.
La Couronne et le Saint-Siège sont donc contraints de repartir à zéro, autrement dit de se
lancer dans une nouvelle croisade ; le pape, pour amener à résipiscence les complices
d’hérésie qui ont relevé la tête dans tout le pays qu’ils ont reconquis sur les croisés ; le roi
pour restaurer sur ce même pays la légalité féodale qui était né de l’hommage de 1216,
autrement pour rétablir par la force Amaury de Montfort sur les trônes de Toulouse et de
Carcassonne.
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En 1226, une seconde croisade se met donc en marche, avec à sa tête, cette fois, le roi de
France en personne, Louis VIII. Saigné à blanc par une trop longue lutte et une victoire trop
chèrement acquise, le pays s'effondre en peu de temps et, à Pâques 1229, Raymond VII est
contraint de signer à Paris, sur le parvis de Notre-Dame, le traité qui sanctionne sa défaite et
par là même la fin de la croisade.
Louis VIII étant mort au cours de celle-ci, le roi est maintenant Louis IX. Mais il n’a que
15 ans. Le pouvoir est aux mains de sa mère la Régente, Blanche de Castille. Est-ce parce
qu’elle est la cousine germaine de Raymond VII – ils sont tous deux en effet petits-enfants de
la grande Aliénor d’Aquitaine – que le traité n’est pas tout à fait celui qu’on aurait pu
attendre ? Il est certes très dur – on va vite le voir. Mais loin d’entériner la légalité née de la
victoire commune de l’Eglise et de la Couronne, loin donc de rétablir Amaury de Montfort à
la tête des pays jadis concédés à son père par le Saint-Siège et par le roi, elle écarte Amaury
en lui donnant la charge de connétable du royaume, et reconnaît la légitimité de Raymond
VII : elle lui restitue sa couronne comtale, et non point certes tout son comté, mais au moins
Toulouse et ses domaines du haut Languedoc : le Toulousain, l’Agenais, le Quercy et le
Rouergue. Tout le reste, c’est-à-dire les domaines du bas Languedoc qui, jusqu’au Rhône,
bordaient la Méditerranée, avec les vicomtés d’Agde et de Nîmes, et Beaucaire et la Terre
d’Argence, tout cela est purement et simplement annexé au Domaine royal et sera gouverné
par des sénéchaux. L’ancienne vicomté de Béziers-Carcassonne tombe elle aussi, du même
coup, dans l’escarcelle capétienne.
Comme Raymond VII, sur le parvis de Notre-Dame, a juré fidélité à la fois à l’Eglise
catholique romaine et au roi Louis IX, la légalité canonique et la légalité féodale sont toutes
deux sauves. Du même coup, la légitimité de la dynastie des Raymond l’est aussi.
Pas pour longtemps, hélas ! On connaît les draconiennes clauses successorales du Traité de
Paris : Jeanne de Toulouse, la fille unique de Raymond VII, et donc son héritière, est mariée
d’autorité à un frère du roi. Si Jeanne et son mari meurent sans enfants, le comté de Toulouse
reviendra au roi lui-même. Ce fut ce qui se produisit, on ne peut plus légalement, en 1271,
sous Philippe le Hardi.
Bien que reconnue en 1229, la légitimité de la dynastie occitane s’est donc en quelque
sorte dissoute d’elle-même, par la force des choses, absorbée par la légalité élaborée et
imposée par les vainqueurs.
Michel ROQUEBERT
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